Campus n°102

L'invitée

«Le coût de la lâcheté est bien supérieur à celui du courage»

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Dans le monde du travail comme en politique, le salut des démocraties dépend de notre capacité à réapprendre le courage. Cette vertu est au centre du dernier ouvrage de la philosophe Cynthia Fleury, de passage à Genève à l’occasion du centenaire de Jeanne Hersch. Entretien

Campus: Votre livre est fondé sur l’idée qu’une démocratie sans courage est une démocratie qui court à sa perte. Qu’est-ce qui fonde le lien entre ces deux notions?

Cynthia Fleury: Mon domaine de recherche porte sur les outils de la régulation démocratique. Mon objectif est de comprendre ce qui fait que le système fonctionne ou dysfonctionne, et comment les individus peuvent prendre part à cette régulation. Les démocraties ont développé, historiquement, deux façons de la concevoir. L’une par la vertu (la tradition républicaine révolutionnaire française, par exemple), l’autre par la confrontation des intérêts particuliers (la tradition libérale américaine, par exemple). Ma conviction est que la première de ces conceptions est impraticable et que la seconde est insuffisante. La crise financière a en effet montré à quel point le caractère régulateur de l’intérêt était devenu obsolète. L’objectif de ce livre est donc de montrer qu’il existe une alternative.

Laquelle?

Mon hypothèse est que le courage permet de protéger la démocratie contre les effets pervers que le système engendre. Au niveau collectif, c’est le courage qui garantira la pérennité des institutions de la liberté. Au niveau individuel, c’est également lui qui peut permettre à chacun de préserver son intégrité personnelle.

Cela semble particulièrement vrai dans le monde du travail, que vous décrivez comme un univers en pleine déliquescence…

Le monde du travail est en effet redevenu un lieu d’aliénation et, d’une certaine manière, c’est un monde en guerre. Aujourd’hui, de plus en plus d’individus désavouent les principes de l’organisation qui les emploie. Confrontés à des phénomènes de harcèlement ou à des modes de management délirants, les travailleurs constatent quotidiennement que les choses dysfonctionnent mais ils continuent de se lever tous les matins pour se rendre à leur travail. Leur mot d’ordre: l’adaptation et pas la rupture. Ce qui peut se concevoir. Mais l’adaptation n’a de sens que pour le meilleur. Sinon c’est l’érosion. L’ensemble de ces petites lâchetés fait qu’au lieu de s’organiser collectivement pour dire que cela suffit – donc pour jouer leur rôle de régulateur – les individus se taisent et s’efforcent de s’adapter à la situation. Résultat, dans le meilleur des cas, c’est le divan. Dans le pire, c’est la rue ou la corde.

Comment en est-on arrivé là?

Cette situation repose en grande partie sur l’illusion que provoque le système, à savoir qu’il est machinal, inévitable, plus fort que les individus. Mais le «système» n’existe pas. Le système traduit la victoire momentanée d’une dynamique. Dans le monde du travail, par exemple, la folie managériale n’a pas toujours été aussi délétère. Depuis vingt ans, il existe un retour en force, en France et ailleurs, de ce système organisationnel ultralibéral. Au début, les individus ont subi la pression de plein fouet. On a vu apparaître des phénomènes de mobilité forcée, de conversion, d’adaptabilité qui, pour différentes raisons, se sont avérés très destructeurs. Croire que cela a toujours été et sera toujours ainsi sert peu les intérêts des travailleurs. Grâce au courage des individus, et à quelques structures de défense collectives encore valides, le harcèlement et la souffrance au travail ont été dénoncés et il existe désormais des outils juridiques pour lutter contre. Aujourd’hui, le harcèlement peut être dénoncé à l’encontre d’un collègue et non d’un supérieur, mais également comme mode de gestion en tant que tel, indépendamment d’une relation interpersonnelle.

Vous portez également un regard très critique sur le monde politique…

Au niveau politique, le problème n’est pas celui de la disparition du courage, mais son instrumentalisation. Tous les leaders politiques ont fait de ce mot un argument de communication politique majeur. Le courage est devenu une espèce d’idole médiatique, tout le monde s’en réclame avec des discours du type: «moi j’ose la rupture», «moi, je dis ce que les autres n’osent pas dire», etc. Malheureusement, dans les faits, la plupart des hommes politiques sont des figures contre-exemplaires. Ce sont des personnages dont le «moi» est totalement décomplexé et qui vident la notion de courage de sa substance. La politique, c’est le règne du contentement de soi, dans lequel plaire et divertir sont devenus le plus sûr moyen de ne pas partager le pouvoir.

Selon vous, rien ne serait pourtant pire que de renoncer. Pourquoi?

L’idée de ce livre était non seulement de poser un diagnostic mais également de montrer que se dessaisir du courage est un mauvais calcul puisque le coût de la lâcheté est bien supérieur à celui du courage.

Dans quelle mesure?

Plus une démocratie est moderne et adulte, plus on a l’illusion que les choses fonctionnent toutes seules. Mais rien n’est plus faux. La démocratie ne connaît pas le statu quo. Elle est le fruit d’une tension constante entre des forces progressistes et des forces rétrogrades qui s’affrontent. Le combat est permanent. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas d’acquis: dès que vous baissez la garde, vous perdez du terrain. En ce sens, il existe un caractère fortement déceptif de la démocratie qui peut créer une forme de ressentiment de la part du peuple. Et cela constitue une aubaine pour les mouvements populistes de droite, les idées xénophobes ou nationalistes.

Que faire dès lors?

Faire l’expérience du courage est une sorte d’épreuve initiatique qui implique de dépasser le découragement généralisé que nous connaissons aujourd’hui non seulement sur le plan individuel mais aussi au niveau collectif. Pour beaucoup, le courage est une vertu qui est un peu datée, qui renvoie à la guerre, à la résistance et à l’héroïsme. Pour moi, le courage est à portée de main. Il est fait de petits gestes au quotidien. A mon sens, c’est donc une vertu du temps présent. C’est une pensée de l’action, comme aurait dit la philosophe genevoise Jeanne Hersch autrefois et comme d’autres le montrent aujourd’hui.

Le courage n’est donc pas tout à fait mort?

Non, il y a toujours des individus et des actes courageux. Après, tout l’enjeu est de passer du geste isolé à l’action collective pour parvenir à imposer des sujets sur l’agenda politique. Sinon les courageux se révèlent vite sacrifiés. Construire une éthique collective du courage, voilà le défi.

Vous avez des exemples?

Il faut créer des majorités qualifiées citoyennes. En France, à l’origine de mouvements tels que l’Appel des appels, le collectif Sauvons la recherche, l’association Zéro de conduite, il y a souvent des individus qui ont eu le courage de dire non et de s’organiser. Idem pour le collectif des Enfants de Don Quichotte. Lorsque ce mouvement a commencé, personne ne pensait qu’il soulèverait un élan tel qu’il conduirait au vote d’une loi sur le droit opposable au logement. La loi reste encore inappliquée et inefficace. Mais le courage, c’est le pari du temps long.

Propos recueillis par Vincent Monnet

«La Fin du courage», par Cynthia Fleury, Fayard, 208 p.