50 ans d'Histoire du Fonds (1970) au Centre (2020)


Les cinquante années de vie du « Fonds universitaire Maurice Chalumeau - FUMC », créé en 1971 à l'Université de Genève, ne se sont pas écoulées en marge des époques et mouvances – sociales, culturelles, scientifiques, institutionnelles et parfois spécifiquement universitaires – qui leur ont servi de cadre. Cette double histoire, à la fois particulière et générale, est riche et complexe, faite de continuités et de ruptures dont les lignes ne sont pas nettes. Quelques travaux d’histoire en ont amorcé l’analyse, qui figurent ci-dessous en une bibliographie appelée à se développer. Ils s’attachent à reconstituer et à interroger le développement des savoirs sur les sexualités en Suisse romande à partir des années 1970, et accordent leur attention au Fonds Maurice Chalumeau, qui en a été l’un des acteurs principaux. Il ne nous appartient certainement pas de nous substituer aux historien-nes qui font du FUMC leur objet. Mais la conscience historique que le « Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités », créé le 17 novembre 2020, se doit de développer pour se projeter vers l’avenir impose de comprendre les étapes qui ont conduit de la naissance du Fonds à l'avènement du Centre.

Complexe et à certains égards ambiguë, l’histoire du Fonds l’a été dès le commencement en raison des résistances que sa création a dû surmonter et que le testateur n’avait pas manqué d’anticiper, imaginant le cas où l’on « jugerait devoir refuser ce legs et ses conditions ». Car l’idée de Maurice Chalumeau et le généreux don qui l’accompagnait étaient résolument pionniers, aux limites, ou au-delà, de ce qu’une université était alors en mesure d’accepter: la « sexualité humaine », dont Maurice Chalumeau entendait promouvoir l’étude, devait encore y gagner sa place, et l’académie n’en entrevoyait assurément aucune pour l’étude des « minorités érotiques », à laquelle un codicille du testament destinait plus spécialement la fortune léguée.

Il fallut donc imaginer un plan pour accueillir ce legs dans un espace qui n’y était pas préparé et auquel Maurice Chalumeau l’adressait pourtant résolument et en connaissance de cause. Le principal artisan de ce plan fut le Prof. William Geisendorf, alors directeur de la Policlinique de gynécologie et d’obstétrique et doyen de la Faculté de médecine. Célèbre et fervent partisan de l’accouchement sans douleur, il avait aussi œuvré en faveur de la création, à Genève, du premier centre de Planning familial extrahospitalier de Suisse, dont il assumait la direction. Maurice Chalumeau connaissait William Geisendorf, et son testament cite en exemple « la régulation des naissances » comme un signe incontestable des « mœurs nouvelles », dont il invite à tirer une leçon générale: « on peut maintenant aborder objectivement un problème et le résoudre envers et contre tous et le traiter publiquement ». La manière choisie par quelques-uns, dont William Geisendorf, pour aborder le « problème » que Maurice Chalumeau leur léguait dans toute sa force et dans toute son ampleur fut alors d’emprunter une voie progressive et seulement partiellement progressiste, quoiqu’elle le fût sans doute beaucoup pour leur temps.

Adhérant intimement à son principe ou l’adoptant seulement à des fins stratégiques, William Geisendorf proposa à ses collègues réticents d’étudier d’abord la sexualité du plus grand nombre, l’instituant ainsi en norme, ce qu’elle était déjà, avant de se pencher sur celle des « minorités érotiques ». La logique de cette position dissimule mal à nos yeux son soubassement idéologique et nous paraît à l’évidence inacceptable d’un point de vue éthique aussi bien qu’épistémologique. Mais la lecture des volontés de Maurice Chalumeau donne à penser qu’il l’aurait probablement acceptée en la considérant comme une étape nécessaire en des temps sociaux encore hostiles – à Genève, en Suisse, en Europe – qu’il connaissait bien pour les avoir vécus et dont son testament porte lui aussi l’empreinte. Au demeurant, le projet de Maurice Chalumeau était large et fondamental: il demandait dans un codicille que les « minorités érotiques » – en une expression elle-même douteuse et empruntée à un psychiatre contemporain qui militait pour les faire reconnaître – soient le domaine privilégié des recherches genevoises, mais il commandait aussi, tout au long du testament, que les travaux menés grâce à son legs contribuent, sans cloisonnements ni catégorisations, à une compréhension libre et plurielle des « relations sexuelles ». Telle est du reste la lecture retenue par les amis proches de Maurice Chalumeau, constitués par lui en « Conseil de surveillance » chargé de veiller au « respect » de ses « intentions générales », qui ont formellement approuvé la voie et la méthode retenues par le grand obstétricien pour cette naissance difficile.

La stratégie choisie démontra en tout cas son efficacité pratique. Le 17 novembre 1970, l’Université de Genève fut autorisée par le Conseil d’État de la République et canton de Genève à accepter le legs. Un « Fonds universitaire Maurice Chalumeau » fut créé le 5 mars 1971 sous la tutelle de l’Université de Genève, destiné à promouvoir le développement des connaissances scientifiques sur la sexualité de manière interdisciplinaire, en ayant pour perspective la création d’un centre d’études qui lui soit dédié. Le testament de Maurice Chalumeau précisait clairement, en effet, la volonté de faire exister, de manière exigeante et libre, un « Institut de sexologie ».

Un premier âge s’ouvre alors qui voit le développement exponentiel de la sexologie médicale à Genève en un mouvement qui n’aurait pas été pensable, du moins pas avec un tel élan, sans le soutien du Fonds Maurice Chalumeau. Le financement de voyages et de stages aux États-Unis rendait possible l’importation des thèses et méthodes de la sexologie américaine, brièvement mentionnée dans le testament de Maurice Chalumeau, qui suggère de réaliser des enquêtes « du type Kinsey ». Les professeurs William Geisendorf, Willy Pasini et Georges Abraham ont ainsi fréquenté les hauts-lieux américains de la sexologie (New York, auprès de Helen Kaplan; Saint-Louis, auprès du couple Masters et Johnson), en même temps qu’ils promouvaient à Genève le développement institutionnel d’une discipline naissante, dont il fallait asseoir la clinique, la thérapeutique et l’enseignement.

Leur action et leurs travaux allaient rapidement acquérir une grande notoriété et ils allaient eux-mêmes être définitivement propulsés sur la scène internationale lorsque, en 1974, la Faculté de médecine genevoise devient partie prenante dans l’organisation d’une Conférence internationale de l’OMS qui, réunissant une vingtaine d’expert-es de renom, dont les trois Genevois, parvient, deux ans après la reconnaissance du « concept de santé sexuelle », à en adopter une première définition consensuelle, appelée à évoluer: « La santé sexuelle est l’intégration des aspects somatiques, affectifs, intellectuels et sociaux de l’être sexué de façon à parvenir à un enrichissement et à un épanouissement de la personnalité humaine, de la communication et de l’amour ».

Cette rencontre internationale historique était centrée sur les « thérapies sexuelles » et sur la « formation des professionnels de santé » dans le domaine de la sexualité. Or, c’est à Genève, avec le soutien du Fonds Maurice Chalumeau, que Georges Abraham et Willy Pasini mettent en place, dans les mêmes années, le premier enseignement universitaire structuré de sexologie clinique. De nombreuses publications marquantes accompagnent cet essor scientifique et didactique, dont celle de l’ouvrage codirigé par les deux psychiatres, Introduction à la sexologie médicale (Payot, 1974), devenu une référence. Un pôle était né, autour duquel allaient graviter durablement les activités bénéficiant du soutien du Fonds Maurice Chalumeau, au point que l’on a longuement retenu, au moins tacitement, que l’« Unité de gynécologie pyschosomatique et de sexologie » des Hôpitaux universitaires de Genève, dirigée par Willy Pasini, pouvait incarner l’idée de l’ « Institut de sexologie » souhaité par Maurice Chalumeau ; rôle qui n’a reposé sur aucune décision formelle, ni du Fonds Maurice Chalumeau ni d’aucune autre instance et qui a naturellement découlé de l’importance des activités de cette Unité et des soutiens qui étaient destinés, moins à elle directement qu’à l’immense activité scientifique déployée en son sein par Willy Pasini et Georges Abraham.

Dans la continuité de ce mouvement était notamment créée à Genève, en 1988, avec le soutien du Fonds Chalumeau et sous l’impulsion de Willy Pasini, qui en deviendra le premier président, l’« European Federation of Sexology », organisme qui rassemble aujourd’hui une cinquantaine de sociétés européennes de sexologie et qui cherche à coordonner leurs activités, à encourager la recherche et à promouvoir les enseignements dans une perspective interdisciplinaire.

Ce principe d’ouverture disciplinaire était inscrit dès le début dans les structures de gouvernance du Fonds, qui prévoyaient « dans la règle un représentant des facultés de médecine, des lettres et des sciences économiques et sociales », entendu qu’il « était souhaitable que des représentants de la Faculté de droit et de l’Institut des sciences de l’éducation » y participent aussi. Mais le tropisme de la sexologie médicale n’a cessé de s’exercer et le rattachement administratif du Fonds durant plusieurs décennies à la Faculté de médecine en a été à sa façon le symbole.

L’impulsion donnée et le sillage tracé par les fondateurs étaient si marqués que les activités soutenues par le Fonds allaient longuement conserver l’orientation initiale, en dépit du fait que les temps avaient changé et que la position de William Geisendorf, sans laquelle le legs n’aurait probablement pas été reçu, se révélait au fil des décennies de plus en plus idéologique et de moins en moins opportune. La sexualité du plus grand nombre ne semblait jamais assez étudiée pour qu’on puisse enfin se pencher sur les « minorités érotiques ». Les exceptions à cette loi ont été extrêmement rares et durant une longue phase de quatre décennies, les recherches et publications que le Fonds a subventionnées ont très majoritairement porté sur l’hétérosexualité ou étaient tacitement modelées par elle. La sexualité du couple hétérosexuel était un champ d’étude qui semblait s’imposer de lui-même comme s’il ne résultait pas d’un choix – alors que c’en était un – et la finalité reproductive de la sexualité a pu même être, pour nombre de travaux soutenus, un objet quasi exclusif.

Les changements de perspective et de positionnement se sont opérés au gré d’un lent renouvellement de la Commission scientifique du Fonds, dans laquelle ont longuement siégé les membres fondateurs, puis leurs disciples et seulement très progressivement de nouveaux représentants facultaires aux orientations scientifiques complémentaires ou concurrentes. Ensemble, au fil du temps, ils ont élargi la base des collaborations interdisciplinaires et lancé des projets de recherche d’envergure où médecine, psychologie, sociologie se rencontraient, ou menaient des vies parallèles. En 2012, un grand appel à projets lancé par le Fonds invitait la communauté scientifique à explorer les « désirs sexuels singuliers », après avoir proposé trois ans plus tôt le « désir sexuel » tout court, selon la logique ambiguë imprimée au Fonds dès sa naissance. Mais c’était un premier pas, dans la continuité du passé mais indiquant aussi un écart, en direction de l’étude des « minorités érotiques ».

C’est cette période d’inflexion progressive des orientations et de l’agenda scientifique du Fonds, amorcée autour des années 2010, que l’actuel site internet entend principalement illustrer. En parcourant les pages consacrées aux prix et subsides accordés durant cette dernière décennie, on voit défiler nombre de disciplines: des sciences biomédicales à la théologie, en passant par la psychologie, la sociologie, les études littéraires, l’histoire, l’histoire de l’art ou le droit.

Les temps sociaux et scientifiques ont radicalement changé. Une approche interdisciplinaire des sexualités – le pluriel s’est progressivement imposé – ne peut plus être considérée dans un simple rôle d’escorte d’un savoir dont le fondement serait médical. Elle doit être au contraire le levier d’une interrogation croisée et réflexive de tous les savoirs, considérés non comme des instruments neutres mais comme des opérateurs nécessairement idéologiques, devant être soumis à un examen critique. Maurice Chalumeau les considérait d’ailleurs ainsi, en les invitant à participer nombreux à l’« étude » qu’il appelait de ses vœux, tout en affirmant qu’ils devaient eux-mêmes être interrogés et éclairés.

Ce travail est aujourd’hui en marche dans le monde académique, en écho et en lien avec les questionnements sociétaux que les sexualités éveillent. Les savoirs biomédicaux – dont la « sexologie » participe – ont été à la fois la cible et les bénéficiaires de ce mouvement qui les a conduits à être interrogés dans leurs fondements idéologiques et épistémologiques par les sciences sociales aussi bien que par l’histoire. L’examen dont ils ont été l’objet a mis en lumière la manière dont ils ont contribué, sans en prendre la mesure, à cristalliser une vision stéréotypée et pathologisante des sexualités et des pratiques sexuelles ne correspondant pas aux normes hétérosexuelles et reproductives qu’ils adoptaient implicitement, quand ils n’allaient pas jusqu’à revendiquer ouvertement, comme dans les premières pages de l’Introduction à la sexologie médicale (1974), l’appui d’une anthropologie binariste, selon laquelle « la bi-polarité des sexes offre le modèle concret de plusieurs aspects bi-polaires de la vie collective, tels les oppositions entre l’activité et la passivité, la force ou la faiblesse, etc. ». Pareille conception conduit à faire figurer l’« homosexualité », dans le même ouvrage, parmi les « obstacles à la vie sexuelle ».

Le questionnement de cette assise doctrinale, le Fonds Maurice Chalumeau l’a fait pleinement sien, entre 2017 et 2020, promouvant une conception plurielle des sexualités combinée à une approche résolument interdisciplinaire. « Connaissances des sexualités » est ainsi devenue la bannière sous laquelle il a placé les réformes profondes qu’il a entreprises, en recomposant son agenda scientifique et en repensant son rôle au sein de l’Université et dans ses relations avec la Cité.

Mais il fallait faire plus : la réforme mise en œuvre appelait une véritable refondation qui, sans être oublieuse du passé, inscrive la recherche et l’enseignement universitaires sur les sexualités dans la richesse de leur présent et les projette vers l’avenir. C’est là précisément le rôle du « Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités », inauguré par l’Université de Genève le 17 novembre 2020, à l’occasion du cinquantenaire de l’acceptation du legs du philanthrope genevois. Sans doute n’y avait-il pas de meilleur hommage à rendre à l’esprit pionnier de cet alumnus de deux Facultés genevoises que de créer la structure académique qu’il appelait de ses vœux et de lui donner son nom.

Scientifiquement et administrativement indépendant de toute Faculté ou Centre interfacultaire, mais en relation avec chacun d’eux, le nouveau Centre entend remplir de la manière la plus étendue les missions confiées par Maurice Chalumeau à l’Université de Genève en prenant en compte les changements épistémologiques et sociétaux induits par les mouvements historiques qui ont questionné et modifié, durant ces dernières décennies, nos rapports aux sexualités et aux pratiques et identités qui en découlent.

Le « Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités » a l’ambition d’être un organe non seulement de soutien, mais aussi d’impulsion, de mise en réseau et de promotion de l’excellence dans la recherche, l’enseignement et l’information scientifiques dans le domaine des sexualités. L’esprit de compréhension et d’ouverture qui anime les dispositions testamentaires de Maurice Chalumeau – qui invitent à combattre les « traditions », les « préjugés » et les « dogmes » discriminants – conduit en particulier le Centre à bâtir des ponts entre l’académie et la Cité dans le dessein d’œuvrer en faveur d’« une évolution de l’opinion publique vers une conception plus libérale » des sexualités.

À l'occasion des 50 ans du FUMC et dans la perspective de créer le « Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités », un mandat temporaire a été confié, de février 2020 à janvier 2022, à une instance externe nommée « Think Tank », dont le but a été d’accompagner et d’enrichir un nouvel agenda scientifique. Cette instance a été composée de six membres issus de différentes Facultés de l’Université de Genève, sollicités en raison de leur expertise en matière de genre et de sexualités. Sa mission générale a été de contribuer à fédérer et à développer les compétences existantes au sein de l'Université sur les questions relatives à la diversité sexuelle.

Dre Francesca ARENA
Dre Céline BROCKMANN
Dre Djemila CARRON
Prof.e Michelle COTTIER
Prof.e Marylène LIEBER
Dr Arnaud MERGLEN

Le Centre les remercie pour leur active participation.

Articles scientifiques:

Extrait de: Cynthia Kraus, Véronique Mottier et Vincent Barras, Kinsey, Masters & Johnson, et Kaplan en Suisse: naissance d’une clinique des troubles sexuels (Lausanne, 1950-1980), Histoire, médecine et santé, 12 - hiver 2017, pp.99-129.

Extrait de: Sylvie Bugnard, Produire, diffuser et contester les savoirs sur le sexe: une sociohistoire de la sexualité dans la Genève des années 1970, thèse de doctorat: Univ. Genève, no. SES 780, 2012, pp. 41-57.

Dans la presse:

Extrait de: Vincent Monnet et  Anton Vos, Dossier: La sexologie genevoise, fruit de la passion et du hasard, Campus - le magazine scientifique de l'Université de Genève, 2013, pp. 13-26.

Extrait de: John Hunger, Claude Manzoni, L'affaire Chalumeau, L'Illustré, 51e année. N° 30, 22 juillet 1971, pp. 10-13.

Extrait de: John Hunger, Claude Manzoni, Une enquête sur la sexualité de la jeunesse, L'Illustré, 51e année. N° 31, 29 juillet 1971, pp. 12-15.

Rencontre avec le Prof. Willy Pasini au Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités, 1er novembre 2021