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Introduction

      L'entité nosologique isolée en 1899 par Kraepelin sous le nom de démence précoce, qui allait bientôt connaître sous le terme de schizophrénie (Bleuler, 1908) un succès universel et durable, fut dès l'origine considérée comme relevant d'une étiologie organique. En effet, l'oeuvre nosographique de Kraepelin s'inscrit dans le courant organiciste, placé sous le paradigme de la paralysie générale et incarné dans la psychiatrie allemande du XIXème siècle par Griesinger. Pour Kraepelin, il appartient à la méthode anatomo-clinique d'élucider l'étiopathogénie de la démence précoce, point de vue que Bleuler, qui a surtout mis l'accent sur les mécanismes psychopathologiques dans la schizophrénie, n'a pour autant jamais renié.

      Nous nous proposons d'étudier, dans une perspective historique et critique, les rapports que la notion de schizophrénie, dans ses différentes formes conceptuelles, a entretenu avec les hypothèses et théories biologiques qui se proposaient d'en rendre compte. Les approches biologiques - qualifiées selon les époques de 'somatiques', 'organiques' ou 'médicales' - ont certes généré des procédures thérapeutiques, mais ont-elles aussi contribué à façonner le concept de schizophrénie ? Rendre compte de l'étiologie, de la pathogénie et/ou de la physiopathologie de la schizophrénie a longtemps consisté à postuler l'existence d'un processus organique ou biologique dont la nature n'a cessé de se dérober. L'histoire que nous allons parcourir est celle d'une quête intellectuelle, scientifique et médicale, de ses impasses et de ses fourvoiements autant que de ses accomplissements; on y verra se heurter des idées, s'opposer des modèles, mais aussi se constituer, laborieusement, un champ de connaissances signifiantes.

      Aujourd'hui comme hier, on s'interroge sur la validité du concept de schizophrénie. Tantôt on le considère comme un obstacle aux exigences méthodologiques de la recherche biologique (Van Praag, 1976) et on préconise de l'abandonner (Bentall et al., 1988 ; Brockington, 1992), tantôt on déplore que « les psychiatres... [n'aient pas] conjugué leurs efforts pour s'entendre sur la définition même de ce mot magique » (Ey, 1958). 1  Des contributions récentes, que nous discuterons dans la dernière partie de notre travail, témoignent de la pérennité du problème (Andreasen, 1999 ; Tsuang, 2000a ; 2000b).

      Les avatars, les transformations et les bouleversements qui n'ont cessé de modifier la compréhension et l'extension du concept de schizophrénie, depuis sa formulation par Bleuler en 1908, reflètent l'évolution générale des idées en psychiatrie au cours du siècle écoulé et sont l'expression de ses conflits idéologiques et de ses enjeux théoriques. Rappelons à ce propos la position des antipsychiatres, qui déniaient toute validité scientifique à cette notion et la considéraient comme un instrument utilisé, délibérément ou plus naïvement, à des fins idéologiques et politiques (Szasz, 1976) ; rappelons également l'embarras où s'est trouvé le mouvement psychanalytique, qui selon les époques et les auteurs a oscillé entre le rejet de ce concept et sa dissolution dans la classe plus générale des psychoses (Vincent, 1995).

      Le rôle accordé aux facteurs biologiques dans l'étiopathogénie de la schizophrénie dépend étroitement du sens que l'on donne à ce concept : entité nosologique, maladie, syndrome ou « création commode donnant l'illusion d'un fait précis ». 2 

      Demander à la biologie de découvrir l'étiologie de la schizophrénie, d'en comprendre la physiopathologie, n'a de sens que si le cadre nosologique adopté est compatible avec ses méthodes de recherche, ses techniques, ses concepts opérationnels. Toute entité clinique en psychiatrie - et la schizophrénie n'échappe pas à cet impératif épistémologique - doit être préalablement construite comme une catégorie clairement délimitée et précisément définie, s'il s'agit d'en révéler les bases biologiques. Or il y a là, bien des exemples l'illustreront, le risque d'une logique circulaire. Si la définition de la schizophrénie est fondée sur la clinique et la psychopathologie, rien n'assure que cette pertinence classificatrice rencontre celle de ses hypothétiques fondements biologiques, qui pourraient demeurer inaccessibles. Si au contraire on adopte une définition subordonnée aux impératifs de la recherche biologique, comme c'est aujourd'hui le cas dans les efforts visant à créer une nosologie génétique, c'est la fonction organisatrice de la clinique qui pourrait en souffrir. On peut suivre la trace de cette difficulté tout au long de l'histoire du concept de schizophrénie, dont il n'est pas exagéré de dire qu'il est en crise permanente. Nous en marquerons certaines étapes cruciales, sans prétendre à l'exhaustivité.

      Consacré à l'examen des relations entre le discours clinique (et/ou psychopathologique) et le discours biologique sur la schizophrénie, ce travail repose sur l'analyse d'oeuvres, théoriques aussi bien qu'empiriques, appartenant à diverses périodes historiques. Quelques repères temporels délimitent et organisent ce parcours : la construction de la démence précoce dans l'oeuvre nosologique de Kraepelin et son profond remaniement par Bleuler ; la réception du concept de schizophrénie dans la psychiatrie française ; les recherches médicales et biologiques, d'inspiration organiciste, conduites dans les années trente et dans l'immédiat après-guerre ; l'introduction, dans les années cinquante, des neuroleptiques dans le traitement des psychoses et l'adoption généralisée, à partir de 1980, de critères standardisés visant à opérationnaliser le diagnostic en psychiatrie (Classification Internationale des Troubles Mentaux et des Troubles du Comportement, CIM, OMS ; Diagnostic and Statistical Manual, DSM, APA).

      A mesure que la contribution des sciences biologiques gagnait en importance dans le champ de la schizophrénie, les modèles théoriques devenaient plus précis dans leur formulation et plus limités dans leur domaine d'application. Renonçant à rendre compte de l'ensemble de ce que la clinique psychiatrique subsumait sous le terme de schizophrénie, ils se sont appliqués à un domaine restreint du champ d'investigation : les « micro-théories » se substituaient aux vastes synthèses. L'évolution de l'hypothèse dopaminergique est de ce point de vue très significative.

      Suivre le fil rouge des hypothèses, des théories, des débats sans cesse renouvelés que la schizophrénie a suscité au long d'un siècle d'existence, en dégager les enjeux souvent implicites et celés, c'est explorer les fondements épistémologiques de la psychiatrie biologique. Nous ne prétendons pas épuiser la diversité et la richesse des interrogations que suscite ce concept si difficile à saisir, si précieux et si encombrant à la fois, dont Janzarik disait qu'un livre entier pourrait lui être consacré. 3  Certains débats actuels ne seront pas abordés, en dépit de leur intérêt majeur. Ainsi en ira-t-il de la question, aujourd'hui vivement discutée, de savoir si la schizophrénie est une maladie d'apparition récente - peut-être au début du XIXème siècle ? - ou si elle a toujours existé, aussi vieille que l'humanité, dissimulée sous des descriptions obscures, des vocables aujourd'hui périmés (Hare, 1988 ; Turner, 1992).


1. Naissance et évolution du concept de schizophrénie


La nosographie psychiatrique avant Kraepelin

      Au XIXème siècle, les descriptions cliniques et les classifications nosographiques de la folie et du trouble mental foisonnent, inspirées par diverses conceptions théoriques qui se laissent réduire à une opposition entre le 'somatisme' et le 'psychisme' d'une part, l'endogène et l'exogène d'autre part. Durant la longue période - près d'un siècle - qui sépare l'oeuvre nosographique de Pinel de la nosologie de Kraepelin, de nombreuses entités cliniques sont décrites, comme la «folie circulaire» de Falret, la «folie à double forme» de Baillarger, le délire chronique systématisé de Magnan, la catatonie de Kahlbaum, l'hébéphrénie de Hecker. Elles étaient le plus souvent caractérisées par leur symptomatologie (le tableau clinique) et leur cours évolutif. Parallèlement à cet effort nosographique, marqué de l'empreinte des traditions nationales, française et allemande avant tout, qui a laissé un héritage durable et encore perceptible dans certains débats actuels, des concepts plus globaux étaient proposés, dans l'espoir de fonder la classification des maladies mentales non sur une symptomatologie incertaine et changeante, mais sur une théorie véritablement étiologique. La notion de dégénérescence, élaborée par Morel, a joué à cet égard un rôle unificateur important et maintenu son influence jusqu'au début de notre siècle (Postel et Quetel, 1994). 4 

      Condamnés pour de longues années, souvent une vie entière, à la réclusion asilaire, les malades faisaient l'objet d'observations minutieuses ; leur comportement, leurs réactions et leurs propos ont donné matière à de riches descriptions cliniques relevant du genre littéraire, à des spéculations théoriques s'inspirant des philosophies du temps. Sans relâche on s'est efforcé de classer cette matière clinique, dans l'espoir, demeuré vain, d'isoler une maladie ou une nouvelle entité nosologique, de réitérer le succès obtenu par Bayle dans la paralysie générale, en bref de confirmer le bien-fondé de la démarche anatomo-clinique appliquée à la pathologie mentale.

      Cet effort clinique et nosologique culmine avec l'oeuvre d'Emil Kraepelin, qui à la fin du XIXème siècle a proposé un système de classification des maladies mentales resté familier au psychiatre d'aujourd'hui. Kraepelin a subi deux influences majeures au cours de sa formation, celle de Griesinger, qui a toujours soutenu que l'origine des troubles mentaux réside dans un désordre cérébral, aussi bien quand il défendait la théorie de la psychose unique (Einheitspsychose) que dans ses derniers écrits où, ayant renoncé à cette conception, il séparait les troubles affectifs des pathologies du jugement et de la volonté (Berrios and Beer, 1994; Pichot, 1996; Strömgren, 1992), et celle de Wundt, le créateur de la psychologie expérimentale, chez qui il était allé se former à Leipzig après ses études de médecine.


La dementia praecox de Kraepelin

      Kraepelin a individualisé pour la première fois la dementia praecox en 1893, dans la quatrième édition de son Traité de Psychiatrie, en la rattachant, avec la catatonie et la démence paranoïde, à la classe des processus psychiques dégénératifs. Ce regroupement porte la marque de l'influence de Kahlbaum : ce sont des critères évolutifs qui donnent à cette classe son unité, et tendent à transformer en une véritable entité clinique ce qui auparavant n'était qu'une collection de tableaux syndromiques ou symptomatiques. Trois ans plus tard, dans la cinquième édition du Traité, Kraepelin précise le tableau clinique et le cours évolutif de la démence précoce, qu'il considère comme une extension de l'entité décrite en 1871 par Hecker sous le nom d'hébéphrénie. 5  Dans les formes sévères, la démence en constitue l'issue la plus commune. Sa nature réelle est certes totalement obscure, mais Kraepelin, constatant l'évolution inéluctable vers un état terminal homogène, se montre convaincu qu'un processus morbide cérébral est en cause, lié peut-être à une auto-intoxication. De fait, il inclut la démence précoce dans le groupe éphémère des maladies de la nutrition, convenant toutefois qu'il s'agit là d'une hypothèse provisoire. Il mentionne comme principaux diagnostics différentiels la folie périodique (qui deviendra la psychose maniaque-dépressive), la paranoïa et les psychoses organiques.

      Enfin, dans la sixième édition du Traité parue en 1899, la dementia praecox acquiert l'extension qu'elle conservera par la suite et représente le terme générique d'une classe regroupant la catatonie, l'hébéphrénie (correspondant maintenant à ce que Kraepelin désignait auparavant par forme sévère de la démence précoce) et la démence paranoïde. Ces formes distinctes se fondent désormais en une entité unique, dont le domaine lui paraît immense. A la même période il forgeait le concept de folie maniaco-dépressive, forme clinique héritée d'une longue tradition, et par cette synthèse il pensait avoir fixé, pour les deux grandes psychoses désormais promues au statut d'entités cliniques, les conditions préalables à l'élucidation de leur étiologie, dont il ne doutait pas qu'elle fût de nature organique : le modèle anatomo-pathologique de la paralysie générale est resté dominant dans sa conception du trouble mental.

      Avant de discuter les hypothèses et spéculations de Kraepelin au sujet de l'étio-pathogénie de la démence précoce, voyons quelles positions philosophiques, le plus souvent implicites, ont fondé son travail clinique, car elles ont conditionné la nosologie qu'il a forgée et donné au concept nouvellement créé, dès sa naissance, une forme se prêtant à l'investigation biologique et à la recherche d'une pathogénie organique.

      En réaliste qu'il est, Kraepelin considère que les processus mentaux pathologiques identifiés par le psychiatre ont une existence réelle, au même titre que les objets du monde physique (Hoff, 1992). Les maladies sont des entités naturelles, elles existent entièrement en dehors de l'esprit du psychiatre, elles sont déjà données, « déjà là », indépendantes en quelque sorte de l'activité mentale du sujet connaissant. La tâche du médecin consiste à décrire objectivement ce que la nature lui offre à saisir. Cette conception ontologique de la maladie, considérée comme un être autonome qui s'empare du patient, est un héritage de la Naturphilosophie germanique. C'est ainsi que le concept de schizophrénie trouve certaines de ses sources dans la pensée romantique allemande (Peters, 1991).

      Dans le problème des rapports entre le cerveau et l'activité mentale, Kraepelin adopte une conception paralléliste, mais faute de s'interroger plus en profondeur sur les difficultés de cette position, il se tourne de fait, selon les termes de Hoff, vers un monisme méthodologique faible et sa conception naturaliste de la maladie n'évite pas le danger de réification. Ces difficultés se retrouvent aujourd'hui dans les tentatives de définitions opérationnelles des classifications actuelles (DSM-IV et CIM-10).

      En constituant des entités qu'il croit valides, c'est-à-dire naturellement fondées, Kraepelin se fixe pour objectif de leur trouver, comme à tout phénomène naturel, une cause matérielle identifiable. Poursuivant inlassablement son effort nosographique, il procède au fil des éditions du Traité à de nombreux et importants remaniements dont l'examen est hors de notre propos. Qu'il nous suffise de mentionner ici la réintroduction, dans la huitième édition (1911-13), de la classe des paraphrénies, qui va restreindre quelque peu l'ampleur du domaine de la démence précoce et en préciser les limites.

      Comment Kraepelin concevait-il l'étiologie de la démence précoce ? Dans ses leçons il évoque plusieurs hypothèses, et si certaines ne font l'objet que d'un bref commentaire, d'autres retiennent durablement son attention. Il rejette rapidement l'onanisme, mais accorde plus de crédit au rôle de l'activité génitale : « ... très souvent chez la femme, la démence précoce débute après une grossesse; les importantes modifications que l'organisme subit à cette époque de la vie prennent, selon toute vraisemblance, une place prépondérante dans cette étiologie ». 6  Dans le chapitre intitulé « Etat terminal de la démence précoce », il écrit que « ... les couches... représentent précisément un facteur important dans l'étiologie de la catatonie ». Plus que par des spéculations formulées au fil des leçons, c'est par l'élaboration de programmes de recherches au long cours que Kraepelin a témoigné de ses convictions profondes : il a donné une impulsion décisive à la génétique et à la neuropathologie, disciplines qui avec lui ont fait leur entrée dans la psychiatrie académique. Sous son autorité fut créé à Münich le premier Institut consacré à des recherches de neuropathologie des maladies mentales. Il consolidait ainsi une tradition déjà bien établie en Allemagne, où la quête d'un substratum anatomique cérébral à l'origine des troubles mentaux s'était poursuivie sans relâche dans la seconde moitié du XIXème siècle (Gehirnpathologie). 7 

      L'existence dans la démence précoce de lésions cérébrales, peut-être d'origine toxique, ne fait guère de doute à ses yeux. C'est que la période terminale de la démence précoce est toujours identique à elle-même, comme dans la paralysie générale. « Les distinctions les plus profondes au début n'empêchent pas la maladie d'imprimer à la démence terminale son même sceau uniforme », écrit Kraepelin, qui explique « les phases antérieures du mal par sa période terminale ». La diversité initiale des symptômes finit invariablement par se réduire à un état final à peu près homogène, les différences initiales s'estompent et s'effacent, et cette évolution inéluctable vers l'affaiblissement démentiel, au-delà du critère diagnostic qu'elle apporte, représente la preuve la plus incontestable de l'existence d'un processus pathologique organique.

      Parmi les différents domaines de la recherche biologique et médicale pris en considération, l'hérédité est aux yeux de Kraepelin le plus susceptible d'éclairer l'étiopathogénie de la démence précoce. La notion de dégénérescence, proposée par Morel, développée et transformée par Magnan, avait déjà mis l'accent sur cet aspect et orienté les cliniciens vers des spéculations sur l'importance de la transmission héréditaire. Dans ce domaine comme dans celui de l'anatomopathologie, Kraepelin va se montrer un véritable initiateur, en encourageant le développement, dans son Institut, de travaux sur l'hérédité ; conduits par Rüdin, ils ont inauguré une tradition ininterrompue de recherche génétique en psychiatrie.


La schizophrénie de Bleuler

      Dès l'avant-propos de sa monographie Dementia praecox ou groupe des schizophrénies, Bleuler reconnaît sa dette à l'égard de Kraepelin. « Toute l'idée de la démence précoce vient de Kraepelin; c'est aussi presque uniquement à lui qu'on doit la classification et la mise en relief des divers symptômes », écrit-il, avant de formuler ce qui fut son apport essentiel et son projet central, « approfondir plus avant la pathologie par l'application à la démence précoce des idées de Freud » (Bleuler, 1911, 1993). La richesse du concept créé par Bleuler se trouve déjà ici en germe, et les difficultés - peut-être insurmontables - de son intégration aux divers champs du savoir que la psychiatrie mobilise.

      Dans un bref survol historique du concept de démence précoce, Bleuler évoque l'apport de Kahlbaum qui le premier a tenté « de ranger les tableaux symptomatiques dans des tableaux de maladie », et il souligne l'importance cruciale de la contribution de Kraepelin, qui « a réussi à mettre en relief, dans les maladies de pronostic défavorable, un certain nombre de symptômes qui font défaut dans les autres groupes et a rassemblé sous le nom de démence précoce les psychoses ainsi caractérisées ». La présence de ce « groupe de symptômes » autorise souvent à émettre un pronostic sûr, admet Bleuler, qui toutefois, contrairement à Kraepelin, n'accorde pas au critère évolutif un rôle quasi pathognomonique. En réunissant « sous le nom de démence précoce ou schizophrénie tout un groupe de maladies qui peuvent être nettement distinguées de toutes les autres formes du système kraepelinien », Bleuler à la fois manifestait son accord avec cette nosologie et introduisait une révolution conceptuelle profonde. S'il n'a pu se soustraire à l'obligation de rejeter la dénomination ancienne, c'est que « démence précoce » lui paraît impropre en raison de son incommodité sémantique, mais c'est surtout que le concept nosologique tel qu'il l'envisage ne se réfère pas exclusivement à des malades déments ou précocement abêtis. Il est plus vaste que la catégorie kraepelinienne.

      La contribution de Bleuler ne se réduit pas, comme l'ont prétendu certains de ses commentateurs, français en particulier, à un changement de dénomination : « J'appelle la démence précoce schizophrénie parce que, comme j'espère le montrer, la scission des fonctions psychiques les plus diverses est l'un de ses caractères les plus importants. Pour des raisons de commodité, j'emploie ce mot au singulier, bien que ce groupe comprenne vraisemblablement plusieurs maladies ».

      Rappelons brièvement les éléments essentiels de sa conception. Bleuler divise la schizophrénie en quatre sous-formes : paranoïde, catatonique, hébéphrénique et simple, et distingue les symptômes fondamentaux de la maladie, « présents à chaque instant et dans chaque cas », d'autres « phénomènes plus accessoires comme les idées délirantes, les hallucinations ou les symptômes catatoniques », qui peuvent faire défaut pendant toute la durée de la maladie ou aussi bien être présents en permanence.

      En créant la notion de « schizophrénies latentes », il introduit une difficulté révélatrice d'une certaine ambiguïté dans sa conception, qui annonce les problèmes toujours actuels de délimitation du cadre nosologique. Si, comme il l'écrit, « tous les intermédiaires avec la normale existent », comment peut-elle constituer une véritable entité ? Cette interrogation, cette difficulté, vont traverser toute l'histoire du concept de schizophrénie.

      Le chapitre premier de Dementia praecox ou groupe des schizophrénies est consacré à l'analyse des symptômes fondamentaux. Caractéristiques de la schizophrénie, ils permettent de poser le diagnostic. C'est en premier lieu la perte de la cohérence des associations (associations par assonance, condensations, stéréotypies, etc.), qui entraîne un appauvrissement de la pensée et un trouble dans son déroulement temporel (bousculade des pensées, barrages) : elle devient bizarre, dissociée, et dans les cas graves cela aboutit à la stupeur et à la confusion.

      L'affectivité est constamment troublée, tantôt labile et superficielle, oscillante, capricieuse, tantôt inappropriée, incongrue (parathymie). Cela peut aller d'un « déficit de la capacité de modulation affective » à l'indifférence apparemment la plus complète, même si, Bleuler prend soin de le souligner, « la capacité de l'esprit de produire des affects ne disparaît pas dans la schizophrénie ».

      certains cas les anomalies du système vasomoteur, les oedèmes, certains accès catatoniques. Les symptômes secondaires, « conséquence directe du relâchement des associations », peuvent, potentiellement du moins, faire défaut ou changer sans que le processus morbide se modifie en même temps ; ils sont représentés par la scission des associations, les troubles de l'affectivité, l'autisme (conséquence directe de la scission schizophrénique de l'esprit), l'ambivalence, les altérations de la réalité (hallucinations et idées délirantes ne peuvent donc résulter directement du processus morbide), les symptômes catatoniques.

      L'influence exercée par les idées freudiennes et par certaines hypothèses psychanalytiques a joué un grand rôle dans cette élaboration théorique. Bleuler est prêt à admettre que « la symptomatologie qui saute aux yeux » est en quelque sorte de nature adaptative, une manière d'échapper à une situation devenue intolérable, de la même façon que dans la conception psychanalytique le délire est tenu pour une tentative de guérison. Il reconnaît trois mécanismes à l'oeuvre dans ce travail adaptatif: l'autisme qui tient fermement à l'écart la réalité et ses aspects menaçants ; au-delà de ce mécanisme, mais à partir de lui, il peut y avoir transformation de la réalité dans un sens conforme au désir. 8  Enfin, plus fréquemment, l'échappatoire prend la forme de ce qu'il appelle « fuite dans la maladie ».

      A partir de la théorie des symptômes, Bleuler formule « l'hypothèse d'un processus qui produit directement les symptômes primaires ; les symptômes secondaires sont en partie des fonctions psychiques dans le contexte d'une modification des conditions déterminantes, et en partie les conséquences de tentatives d'adaptation aux troubles primaires, tentatives qui ont plus ou moins échoué ou réussi ». Il ne peut néanmoins dissimuler un certain embarras, une ambiguïté même, lorsqu'il en vient à admettre que « le présupposé d'un processus pathologique organique n'est pas absolument nécessaire », lorsqu'il se demande s'il « est envisageable que l'ensemble de la symptomatologie soit déterminée psychiquement », avant de conclure qu'une interprétation tendant à attribuer à la maladie ou aux symptômes primaires une genèse psychique lui paraît forcée.

      Dans sa longue monographie, Bleuler ne consacre aux causes de la schizophrénie qu'un développement restreint, guère plus d'une dizaine de pages qui constituent la neuvième partie de l'ouvrage. Du fait que les maladies mentales sont plus fréquentes dans les familles de schizophrènes, il admet que « l'hérédité doit bien jouer un rôle dans l'étiologie de la schizophrénie », mais reconnaît ne pas pouvoir écarter les arguments adverses qui, à partir de ce même constat, invoqueraient d'autres causes. La voie statistique est à ses yeux seule en mesure de conduire à une solution. Les problèmes très actuels du spectre de la schizophrénie se trouvent déjà clairement posés, à l'appui de la notion de «schizophrénies latentes». Bleuler reconnaît aussi qu'il existe sans doute des schizophrénies sans constitution héréditaire.

      Parmi les autres causes possibles sont évoquées la grossesse et les couches, les maladies infectieuses, les troubles cérébraux organiques. « On ne saurait encore déterminer avec certitude s'il existe même des causes psychiques de la schizophrénie ; mais vraisemblablement faut-il répondre par la négative ». Si cette idée ne cesse de resurgir, c'est que « les aggravations et améliorations dépendent indubitablement d'influences psychiques », mais il est clair à ses yeux que « les événements psychiques déclenchent les symptômes, non la maladie ».

      La double dichotomie entre symptômes fondamentaux et symptômes accessoires d'une part, symptômes primaires et symptômes secondaires d'autre part, constitue l'apport théorique majeur de Bleuler et reflète la prise en compte des impératifs de la clinique autant que de l'investigation scientifique. En accordant une égale attention à la compréhension des déterminations psychiques, qui relèvent du sujet dans sa singularité, et à l'impératif d'explication causale, à la nécessité de rendre compte scientifiquement des manifestations propres d'un trouble désormais bien identifié par ses symptômes, ses mécanismes, son évolution, Bleuler donne à la schizophrénie une vaste extension clinique et une véritable dimension ontologique. L'influence de la psychanalyse, dont Bleuler se réclame ouvertement, l'a conduit à mettre l'accent sur l'importance des facteurs psychogénétiques, à admettre l'intervention d'une forme de causalité psychique dans l'expression des symptômes secondaires ; dans le même temps il restait fermement attaché à une conception organiciste, en soutenant que la genèse des symptômes primaires relève d'un processus pathologique cérébral, hypothèse certes encore non démontrée, 9  mais qu'il exprime de plus en plus nettement au fil des années. En août 1926, dans un rapport présenté à Genève au Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, il s'oppose nettement à une interprétation purement psychogène de la schizophrénie. Du point de vue du mécanisme génétique présumé, il la situe à mi-chemin entre les névroses et les psychoses organiques. « Les troubles schizophréniques des associations, écrit-il, peuvent être admis comme étant les suites immédiates d'un processus anatomo-pathologique du cerveau. ». 10 

      La conceptualisation de la schizophrénie proposée par Bleuler a eu l'immense mérite de placer la psychopathologie au coeur de la réflexion psychiatrique et de mettre l'accent sur le rôle des facteurs (intra)psychiques dans le devenir du trouble mental. Elle s'est révélée d'une grande fécondité pour la compréhension du fait psychiatrique, au prix d'un certain flou dans la délimitation nosologique. Sa richesse et ses ambiguïtés ont ouvert un débat qui a traversé le siècle, suscitant, selon les lieux et les époques, d'interminables polémiques, donnant matière à des prises de position passionnelles, qui aujourd'hui n'ont rien perdu de leur vivacité.

      Sa complexité, et l'imprécision qui lui est inévitablement liée, ont valu au concept de schizophrénie de connaître des fortunes et des évolutions diverses, voire divergentes, et à son auteur une descendance intellectuelle très variée ; le fait est que des tenants de conceptions opposées et apparemment antagonistes ont pu se réclamer de Bleuler. En simplifiant, on dira qu'en Europe, en dépit de différences parfois marquées selon les traditions nationales, la notion kraepelinienne de la démence précoce a dominé, relayée par la critérologie de Kurt Schneider, alors qu'aux Etats-Unis la conception bleulérienne s'est imposée, sous l'influence de la position longtemps dominante de la pensée psychanalytique, jusqu'à l'avènement du DSM-III et du courant «néo-kraepelinien».


Critiques et prolongements

      Avant de nous pencher plus particulièrement sur l'accueil fait en France à l'oeuvre de Bleuler, nous analyserons un article de Bumke qui, en 1924, exposait les enjeux épistémologiques du concept de schizophrénie en des termes qui ont gardé toute leur actualité. Nous évoquerons l'apport de Kurt Schneider au problème du diagnostic, et, sur cette même question, les réflexions de Rümke. Enfin, nous discuterons les thèses de Kleist, prolongées par son élève Leonhard, qui constituent une tentative radicale de fonder la schizophrénie sur des bases organiques.

      Bumke, tout en saluant l'aspect novateur de la conception de Bleuler qui met l'accent sur la personnalité et la pensée schizophréniques plus que sur les symptômes, fait observer qu'elle ne va pas sans poser problème et qu'une vue 'purement psychologique' de la schizophrénie soulève de graves objections (Bumke, 1924). Comment, se demande-t-il, concilier une théorie qui postule l'existence de transitions graduelles entre la schizophrénie (la morbidité) et la normalité avec l'hypothèse d'un processus ayant une origine organique cérébrale ? Bumke s'oppose à la notion de tempérament schizoïde, proposée par Kretschmer et adoptée plus tard par Bleuler, qu'il considère comme une construction artificielle, inconciliable avec l'existence de lésions anatomiques cérébrales dans la schizophrénie. Alors que le tempérament schizoïde peut-être considéré comme une forme particulière de psychopathie, la démence précoce est quant à elle un processus morbide ; à la recherche d'une synthèse conciliatrice, Bumke imagine que ces deux dispositions pourraient être héritées indépendamment l'une de l'autre. Les objections qu'il formule l'amènent, comme tant d'autres après lui, à se demander si la schizophrénie existe véritablement. Si on cessait de considérer la démence précoce comme une entité morbide et que l'on parlât plutôt de réactions schizophréniques, tout deviendrait plus clair. Aux facteurs héréditaires devraient, pour que se manifeste le trouble, s'ajouter des facteurs exogènes ; et l'auteur fait une comparaison avec la tuberculose, qui relève, dans les formes graves, de facteurs héréditaires et environnementaux. La démence précoce, prédit-il, disparaîtra en tant qu'entité morbide pour laisser place à la notion de réaction exogène, plutôt qu'à celle de constitution psychopathique.

      A défaut d'indiquer une solution, cet auteur, qui certes ne rend pas pleine justice aux nuances et à la complexité de la pensée de Bleuler, a le mérite de poser avec clarté un problème aujourd'hui encore non résolu, en montrant, fût-ce indirectement, que les différentes formulations théoriques sont en quelque sorte prisonnières les unes des autres, et que chacune est prisonnière aussi de ses propres postulats implicites. Aussi longtemps que manquera une véritable capacité de penser la complexité, on assistera à cette oscillation sans fin entre deux thèses contradictoires, l'une accordant aux facteurs constitutionnels, l'autre aux facteurs externes, un rôle déterminant ou exclusif dans la genèse du tableau clinique de la schizophrénie ; on verra le balancier attiré plus nettement à un pôle ou à un autre chez les différents élèves et successeurs de Bleuler. L'accueil fait au concept de schizophrénie par la psychiatrie française, les objections qu'il s'y est attiré, nous permettront de reprendre cette discussion.

      Kurt Schneider, l'un des maîtres de la prestigieuse école de Heidelberg à laquelle est attaché le nom de Karl Jaspers, a tenté d'ordonner les symptômes de la schizophrénie en fonction de leur contribution au diagnostic (Aufbau zur Diagnose), en distinguant des symptômes de premier rang (Symptome 1. Ranges) et des symptômes de deuxième rang (Schneider, 1950). Il s'agit dans sa perspective de définir les critères distinctifs de la schizophrénie et de la séparer ainsi de la cyclophrénie (cyclothymie). Cette tentative, considérée par de nombreux auteurs comme la plus convaincante, 11  a exercé une influence considérable sur les initiateurs et rédacteurs du DSM-III.

      Sont considérés par Schneider comme symptômes de premier rang, pathognomoniques de la schizophrénie, l'énonciation (ou écho) de la pensée (Gedankenlautwerden), les hallucinations auditivo-verbales sous forme de voix dialoguant entre elles (Rede und Gegenrede), de voix commentant le comportement du sujet, le vol de la pensée (Gedankenentzug), l'imposition de la pensée (andere Gedankenbeeinflussungen), la divulgation de la pensée (Gedankenausbreitung), la perception délirante (Wahnwahrnehmung), de même que l'imposition ou le contrôle des sentiments, des impulsions et de la volonté. Ces symptômes ne constituent pas, insiste Schneider, des « troubles fondamentaux » (Grundstörungen) au sens que Bleuler donne aux symptômes fondamentaux (Grundsymptome) ou aux symptômes primaires, leur valeur est exclusivement diagnostique et ils n'ont aucune signification quant à la théorie de la maladie. Qu'un seul des ces symptômes soit présent et nous sommes autorisés à parler de schizophrénie, à la condition que soit écartée une maladie physique sous-jacente susceptible de produire de telles manifestations psychotiques. Les symptômes de premier rang, dont on pourrait en première approximation dire qu'ils diffèrent qualitativement de l'expérience normale, ne sont toutefois pas indispensables au diagnostic, et souvent ce sont les symptômes de deuxième rang qui, bien que de moindre valeur, nous y conduisent. Il peut s'agir de troubles de la perception, d'intuition délirante, de perplexité, de variations de l'humeur, d'appauvrissement affectif, d'autres troubles encore.

      La position de Kurt Schneider a le mérite du pragmatisme et de la simplicité. Elle marque une rupture avec Kraepelin quant aux moyens de parvenir au diagnostic de schizophrénie : Kurt Schneider accorde un poids plus important à l'état clinique (Zustand) du patient qu'au cours évolutif (Verlauf) de la maladie. Si en cela cette position paraît plus proche de celle de Bleuler, elle s'en distingue aussi à de nombreux égards, ne serait-ce que dans la mesure où ce dernier se montrait hésitant et ambivalent au sujet de l'existence de symptômes pathognomoniques de la schizophrénie. 12 

      Henricus Rümke, professeur de psychiatrie à Utrecht, a quant à lui suivi une toute autre démarche. Dans un article devenu classique, paru en 1941, il développait la notion de praecoxfeeling, à partir d'une interrogation sur les voies empruntées par un psychiatre lorsqu'il pose le diagnostic de schizophrénie. Les symptômes peuvent certes l'évoquer, mais ils n'ont aucune valeur pathognomonique si manque ce que Rümke tient pour essentiel, le sentiment qu'un contact véritable est établi avec le patient. Il nomme praecoxfeeling l'impression, péniblement ressentie par le clinicien, qui naît de l'impossibilité d'établir avec le patient schizophrène un contact authentique, et il la considère comme le guide diagnostique le plus important. Le phénomène fondamental de la schizophrénie réside dans un affaiblissement de cet « instinct de rapprochement », qui pousse tout être humain à établir un contact avec autrui. La capacité d'empathie défaillante du schizophrène entraîne une absence de réciprocité dans la tentative d'établir une relation et induit un sentiment de « détresse » chez le clinicien. Cette impression intime constitue un instrument diagnostique sensible. Tout ce que le patient nous donne à percevoir - sa posture, son expression faciale, sa motricité, l'intonation de sa voix - peut contribuer à générer le praecoxfeeling, en suscitant l'impression que ces comportements ne sont pas orientés vers autrui, que « le schizophrène est étranger à la communauté des hommes ». Rümke met en garde contre les erreurs diagnostiques que peuvent induire les capacités d'empathie du clinicien, selon qu'elles sont riches ou réduites, mais il se montre convaincu que le diagnostic doit être basé, non sur le contenu de la pensée, mais sur des changements formels dans la dynamique psychologique du patient qui induit une expérience spécifique chez l'investigateur.

      L'approche de Rümke témoigne de l'influence de la phénoménologie et en particulier de la pensée de Jaspers (Belzen, 1995). Bien différente est l'inspiration de l'oeuvre de Kleist, à laquelle une place particulière doit être faite ici, en raison de son insistance à rattacher la schizophrénie à ses bases organiques cérébrales.

      Kleist a tenté de comprendre la schizophrénie à la lumière d'une théorie localisationniste, la considérant comme une maladie organique due à des lésions dégénératives dans des régions cérébrales bien circonscrites. Il a par exemple étudié les troubles du langage chez les schizophrènes, les comparant à ceux rencontrés chez des patients souffrant de lésions cérébrales d'origines diverses (traumatiques, vasculaires). Il constate dans les deux cas les mêmes variétés d'aphasie, qui ne diffèrent tout au plus que par leur degré de gravité. Dès lors il lui semble évident que les troubles du langage rencontrés chez des patients schizophrènes, dont il prend soin de dire qu'ils ne s'expliquent pas par d'autres troubles plus généraux, témoignent de l'existence de lésions neuronales situées dans les régions du cortex cérébral dévolues à la production et à la réception du langage.

      De même, certaines formes de troubles de la pensée sont explicables en des termes organiques. Kleist donne l'exemple des paralogies, qui lui rappellent, dans les formes sévères, l'agnosie idéationnelle de Liepmann, et de ce qu'il appelle perturbation alogique de la pensée, dont la forme qui se manifeste en cas de lésion du cerveau antérieur s'apparente étroitement à celle qu'on rencontre dans la schizophrénie. Ces différentes formes n'épuisent pas les variétés cliniques des troubles du langage et de la pensée rencontrés chez les patients schizophrènes, qui ont donc plusieurs causes et plusieurs origines, mais il est néanmoins concevable qu'ils soient tous dus à une perturbation unique et fondamentale.

      Dans la même veine, son élève Leonhard a proposé une classification complexe aboutissant à distinguer une entité clinique, la psychose cycloïde, distincte aussi bien de la schizophrénie que de la psychose maniaco-dépressive. Ce concept, sans disparaître totalement, ne s'est pas imposé. Il est remplacé actuellement par la notion de trouble schizo-affectif.


2. Réception du concept de schizophrénie dans la psychiatrie française

      Le premier commentaire de l'ouvrage de Bleuler paru en France est à notre connaissance un article publié en 1912 par Trénel dans la Revue Neurologique. Ce travail est une présentation scrupuleuse et fidèle des idées de Bleuler: l'auteur y relève le caractère principal de la schizophrénie, la dislocation (Spaltung) des diverses activités psychiques, il en décrit les symptômes fondamentaux et accessoires, les sous-groupes cliniques, l'évolution, il discute la conception générale de la maladie. Il ne manque pas d'exprimer certaines réserves, à propos de l'inclusion dans la démence précoce du syndrome de Cotard ou encore « des délires hallucinatoires qui doivent en être séparés », et surtout il reproche à Bleuler de tomber dans l'erreur « d'une généralisation simpliste à outrance », comme Magnan avec sa notion de dégénérescence. Considérant que Bleuler a « fait rentrer des maladies absolument différentes dans sa vaste synthèse », Trenel le premier formulait à l'égard du nouveau concept une critique fondamentale, que la psychiatrie française a longtemps faite sienne. Il ajoute « que l'on fait à l'heure actuelle en quelque sorte un abus de l'analyse psychologique au détriment de la vraie clinique » et trouve « un peu artificiel » de faire dériver tous les symptômes du trouble de l'association des idées. Il conclut sa présentation par une phrase révélatrice de l'incompréhension que rencontrera en France l'oeuvre de Bleuler : « ...on peut craindre qu'il n'ait fait, en fin de compte, que remplacer un mot à prétentions étiologiques par un mot à prétentions psycho-pathologiques ».

      Un article publié en 1926 dans les Annales médico-psychologiques par deux figures majeures de la psychiatrie française, Paul Guiraud et son jeune élève Henri Ey, lequel allait devenir, avec Eugène Minkowski, l'un des principaux introducteurs et interprètes de la pensée de Bleuler en France, témoigne des mêmes réserves. Dans leurs Remarques critiques sur la schizophrénie de Bleuler, les deux auteurs soulignent l'affrontement, dans la théorie des symptômes secondaires, de « deux tendances de la pathologie mentale : l'explication organo-nerveuse et l'explication psychologique. Sans aboutir aux mêmes excès, Bleuler suit la voie de Jung et de Maeder directement inspirée par la psychanalyse de Freud. Il tend à donner à l'explication psychogène une importance fort excessive à notre avis ». Guiraud et Ey estiment qu'il faut donner plus de poids et d'importance que ne le fait Bleuler aux signes primitifs 13  et soutiennent que, dans un domaine où la part de l'hypothèse reste majeure, « chaque auteur... selon son tempérament est poussé soit vers l'explication organique, soit vers l'explication psychologique ». C'est donc par tempérament qu'ils inclinent à penser que « la tendance psychologique conduit à des hypothèses invérifiables et à des explications qui se rapprochent de la littérature », alors que « le point de vue neurologique, au contraire, peut amener à des constatations qui auront au moins une valeur objective » ! La théorie de la maladie, avec son « mode dualiste d'explication », leur paraît parfaitement légitime, mais ils jugent excessive « l'importance donnée à la réaction du psychisme ». Des travaux récents de Buscaino, de Lhermitte, de Claude, de Dide et Guiraud, ainsi que l'expérience clinique de l'encéphalite léthargique, permettent d'ailleurs « l'interprétation organique et la localisation des symptômes de la D.P. ».

      Guiraud et Ey reprochent à Bleuler de n'avoir pas proposé de critères nets de définition de la maladie dans les chapitres consacrés à la description clinique ou au diagnostic, à l'exception d'une formule où il la caractérise par la perte de l'unité du Moi. « Après une description si remarquable, la meilleure et la plus fine qui ait été donnée et qui correspond parfaitement à ce que nous avions l'habitude d'appeler démence précoce avec Kraepelin, on est étonné du grand nombre de syndromes disparates que Bleuler force à entrer dans le cadre de la schizophrénie. Cela pour dire que l'extension nosographique ne correspond guère à la précision de la description clinique ».

      Les positions des deux auteurs vont par la suite diverger, Ey développant sa conception organodynamique, alors que Guiraud approfondira le modèle déjà élaboré avec Dide.


Henri Claude

      En août 1926, Henri Claude présentait au Congrès de Genève un rapport intitulé « Démence précoce et schizophrénie », fruit de ses observations et réflexions. Il y défendait « une conception dualiste des insuffisances psychiques primitives ». D'emblée il affirme son intention de s'abstenir de considérations psychologiques, de se tenir sur un terrain objectif. Il propose de conserver le terme de démence précoce, en le réservant à des formes cliniques survenant chez des individus jeunes, caractérisées par des troubles profonds de l'affectivité et de l'activité, et par un affaiblissement, souvent un véritable anéantissement, des facultés intellectuelles. L'absence de lésions spécifiques ou de la démonstration d'un mécanisme pathogénique ne permet cependant pas de leur conférer une individualité nosologique. C'est, conclut Claude, l'idiotie acquise d'Esquirol, qui « donne l'impression, à l'observateur, de se trouver en présence d'une maladie organique ». A côté des véritables démences précoces ainsi définies, Claude reconnaît l'existence de sujets caractérisés par une dysharmonie des fonctions psychiques avec conservation relative d'un « fond mental », chez qui la démence n'est pas (encore ?) réalisée. Aussi, « plutôt que d'englober toutes les variétés d'états psychopathiques relevant de la dissociation des fonctions intellectuelles sous le nom de schizophrénie », propose-t-il de les réunir sous le terme générique de schizoses. L'introduction de cette notion répond à la nécessité de réduire le domaine trop vaste de la schizophrénie, qui s'applique « aussi bien à des modifications légères de l'activité psychique qu'à des états d'aliénation mentale ».

      Claude rassemble donc dans le groupe des schizoses une série d'états caractérisés par une dissociation plus ou moins sévère des diverses fonctions psychiques. Il souligne les ressemblances, mais aussi les différences entre ces états (plus précisément la schizophrénie en ses débuts ou la schizoïdie) et la psychasthénie de Janet (le psychasthénique a perdu « la fonction du réel », alors que le schizoïde a perdu « la notion du réel ») et il insiste surtout sur les analogies avec l'hystérie, « une psychonévrose » (dans l'hystérie cependant la dissociation est transitoire, tandis que dans la schizoïdie elle est « une manière d'être »). Par ordre croissant de gravité au sein du groupe des schizoses, Claude distingue la schizoïdie, la schizomanie et enfin la schizophrénie. La première se signale par une tendance constante à la dissociation, constitutive de l'activité psychique, et par des troubles variables de l'affectivité (froideur, manque de vibration à l'ambiance). La capacité adaptative y est cependant encore préservée. La schizomanie représente un trouble psychopathique plus grave, une « tendance invétérée quasi-impulsive... de certains sujets à dissocier leur personnalité, suivant un type conforme à certains complexes affectifs », une propension à s'enfermer dans l'autisme quand ils ne parviennent pas à s'adapter aux diverses situations rencontrées dans la réalité. C'est un état morbide plus avancé que la schizoïdie, laquelle ne constitue qu'une disposition dont les manifestations peuvent être contenues, alors que la schizomanie se déroule en dehors du contrôle de la volonté. La désagrégation de la personnalité y est fonction d'une perturbation de l'affectivité, la réalité y est négligée, l'activité pragmatique très réduite. Ces états se rapprochent de ce que Bleuler avait décrit sous le nom de schizophrénie latente. Enfin, au sens que lui donne Claude, la schizophrénie se caractérise par une « dislocation profonde, irrémédiable des processus psychologiques », par une perte plus ou moins complète du contact avec la réalité. Elle se distingue de la démence précoce, de nature vraisemblablement organique, par le fait qu'elle est en rapport avec un état schizoïde antérieur, de nature peut-être constitutionnelle.

      Mais en quoi un schizophrène se distingue-t-il cliniquement d'un dément précoce ? Les critères proposés par Claude paraissent bien fragiles : on pourrait repérer, dans l'apparente incohérence des propos d'un schizophrène, « le fil conducteur d'un thème unique » révélé par l'anamnèse ou par « certains procédés comme la psychanalyse ou l'éthérisation ». En fait, cela revient à démontrer l'absence d'une démence vraie, globale, la préservation de capacités de synthèse mentale. Claude note que le facteur héréditaire semble jouer dans la schizophrénie un rôle plus important que dans la démence précoce. D'autres facteurs de nature organique interviendraient aussi, troubles endocriniens, troubles du métabolisme, mais la maladie, préparée par l'état constitutionnel, éclate « à la faveur des traumas provoqués par le déchaînement des instincts ».

      La distinction démence précoce/schizophrénie est sous-tendue par l'espoir de faciliter l'étude clinique de ces entités, et partant les travaux d'anatomie et de physiologie pathologiques. Ainsi la démence précoce se caractériserait-elle par des lésions cérébrales, alors que la schizophrénie serait en rapport avec un trouble fonctionnel de la corticalité cérébrale, des connexions cortico-striées ou de la région mésencéphalique.


Henri Ey

      Ey s'est intéressé durant toute sa carrière à la schizophrénie et n'a cessé de vouer à l'oeuvre de Bleuler, en particulier à la monographie de 1911 qu'il avait en partie traduite, une admiration indéfectible. 14  Il y est revenu à plusieurs reprises, l'a analysée de manière approfondie, discutée et commentée, dans Position actuelle des problèmes de la Démence précoce et des Etats Schizophréniques (1934), dans La conception d'Eugen Bleuler (1940), dans l'article Schizophrénie de l'Encyclopédie médico-chirurgicale (1955), dans Etat actuel de nos connaissances sur le groupe des schizophrénies (1958), enfin dans La Notion de Schizophrénie, ouvrage publié en 1975 chez Desclée de Brouwer. 15 

      Entre le premier article de 1926 écrit en collaboration avec Paul Guiraud et celui de 1934 une inflexion se manifeste dans les positions de Henri Ey, qui l'amène à une adhésion plus entière aux thèses de Bleuler. Alors que dans le travail de 1926 les deux auteurs se montraient réservés à l'égard de la théorie de la maladie soutenue par Bleuler et se rangeaient aux vues théoriques de Kraepelin, 16  Ey, huit ans plus tard, affirmait que « le mécanisme des troubles des psychoses discordantes est essentiellement de type bleulérien ». L'évolution de sa pensée reflète l'influence des idées de Jackson et l'importance qu'il accordera désormais aux facteurs psychiques, interposés en quelque sorte entre les symptômes et le processus morbide.

      L'article de 1934, dans lequel Henri Ey élabore sa propre conception organo-dynamique, précède en effet de deux ans l'Essai d'application des principes de Jackson à une conception dynamique de la Neuro-Psychiatrie, écrit en collaboration avec J. Rouart, publié dans l'Encéphale sous la forme d'une collection d'articles, rassemblés en une monographie parue chez Doin deux ans plus tard. Ey formule son rejet des théories mécanistes et des théories constitutionnalistes, « dans la mesure où précisément elles lient trop étroitement les symptômes, le tableau clinique à leurs conditions lésionnelles ou biologiques ». Ne pouvant se prononcer sur l'étiologie exogène ou endogène du processus schizophrénique, il soutient que « l'essentiel du problème général de la D.P. et des états schizophréniques n'est pas de savoir s'il s'agit d'un processus ou d'une constitution, mais de se faire une idée de l'importance de la réaction psychique dans le mécanisme schizophrénique. A ce point de vue tout le monde paraît à peu près d'accord, et les psychanalystes eux-mêmes : le mécanisme schizophrénique admet une réaction psychique mais il reste essentiellement lié à un processus acquis ou congénital. C'est donc d'un processus schizophrénique qu'il faut parler avec ce qu'il comporte précisément d'«organicité» à sa base et de «psychogenèse» dans le déterminisme de ses symptômes ».

      Ey se propose alors d'ouvrir la voie aux recherches cliniques et biologiques. Ce qui caractérise le noyau schizophrénique, c'est à ses yeux la discordance, irréductible à un mécanisme psychogénétique. Quelles formes cliniques pourraient être rattachées à ce noyau de discordance fondamental, se demande Ey. Est-il légitime d'y inclure l'hébéphréno-catatonie ? A la suite d'une discussion serrée à propos de catégories nosologiques aujourd'hui désuètes (la démence vésanique), il postule l'existence d'un groupe de psychoses discordantes (« à mécanisme schizophrénique ») envisagées comme des formes de réaction à un processus morbide, pouvant présenter une gradation de sévérité allant du plus précoce, intense et rapide (dans l'hébéphréno-catatonie) au plus tardif, au moins brutal et cataclysmique, dans les paraphrénies. Le processus serait donc variable dans sa sévérité et sa prégnance. 17 

      En 1940, dans le cadre d'une série de conférences consacrées aux tendances contemporaines de la psychiatrie, Ey revient sur La conception d'Eugen Bleuler. 18  Tout en admettant que le concept de schizophrénie a une extension trop grande, il combat le malentendu qui veut y voir une entité clinique, alors qu'il s'agit d'une « certaine forme de réaction psychopathique commune à un certain nombre de maladies », que sa structure distingue d'autres formes de réaction. « Bleuler, écrit Ey, a étudié une forme structurale psychopathique et non une maladie », il a réalisé une « véritable étude de psychopathologie générale ». L'intérêt primordial de cette oeuvre réside dans la découverte de « la valeur multidimensionnelle des états psychopathologiques, la nécessité de placer l'activité psychique morbide dans la double perspective des altérations qu'elle subit et des réactions qu'elle crée. La distinction des troubles primaires et secondaires est capitale car elle est de nature à poser correctement le problème de la pathogénie organique des états psychopathiques ». Parvenu, à partir des principes jacksoniens, à sa propre conception de psychopathologie générale, Ey peut résumer sa pensée, qu'il estime être dans la continuité de celle de Bleuler, en disant que « la maladie est la cause directe des troubles négatifs, de déficit (signes primaires) et la cause indirecte des troubles positifs, expression de la part des fonctions psychiques subsistantes ». A Bleuler revient en premier lieu le mérite d'une conception admettant le principe d'un écart organo-clinique, qui « délie au maximum les relations du symptôme et de la maladie, interpose entre l'action primaire directe, immédiate et « négative » du processus morbide et la symptomatologie « positive » indirecte et médiate, toute l'épaisseur de l'activité psychique subsistante ». Si la psychiatrie française lui a généralement réservé un accueil peu favorable, c'est parce qu'elle heurtait les vues mécanicistes alors dominantes, mais aussi, par un paradoxe apparent qui tient à sa complexité et à ses ambiguïtés, parce qu'elle a souvent donné lieu à une interprétation psychogénétique. Soucieux de combattre cette méprise, Ey ne manque pas de rappeler certaines déclarations et prises de position sans équivoque de Bleuler en faveur d'une étiologie organique de la schizophrénie, en particulier à l'occasion du Congrès de Genève en 1926. 19  Dans son évaluation critique de l'apport du maître de Zürich, il s'en tient fermement à la monographie de 1911 et prend ses distances à l'égard des positions adoptées ultérieurement par Bleuler sous l'influence de la théorie constitutionnaliste de Kretschmer, introduite en France par Minkowski. Il lui reconnaît l'immense mérite d'avoir permis d'aborder le problème pathogénique essentiel, qu'il résume ainsi : « une maladie est à la base du processus morbide. Le processus morbide engendre directement des signes primaires de déficit. La plupart des symptômes observés sont cependant des signes secondaires qui ne dépendent pas directement du processus mais de l'activité psychique intacte, émancipée, non contrôlée, sous-jacente ». Ey se montre plus réservé à l'égard du système moniste psychobiologique que Bleuler a développé après 1911, lorsqu'il s'efforçait d'élargir sa conception dans un sens biologique.

      Dans La notion de schizophrénie, publié en 1975, constitué par les comptes-rendus d'une réunion tenue avec ses élèves, Ey consacre deux chapitres à certains aspects de l'histoire du concept de schizophrénie, à vrai dire fort succincts et qui n'apportent pas d'éléments nouveaux à la réflexion. Le premier, 'Evolution du concept', en trace brièvement l'histoire de Kraepelin à Bleuler et étudie son « extension abusive » dans l'école américaine, sous l'influence d'Adolf Meyer et de H. S. Sullivan. Le concept, rappellent les auteurs, gagne alors en extension et par conséquent perd de sa compréhension. Dans un second chapitre, 'Le noyau clinique des psychoses schizophréniques', Ey s'efforce de définir « la véritable schizophrénie » et de cerner l'essence du concept, comme avant lui d'autres l'avaient tenté. Rappelons enfin que Ey, en dépit de son rapprochement des thèses de Bleuler, a toujours maintenu, sur le plan nosographique, l'existence, à côté de la schizophrénie, des délires chroniques.


Paul Guiraud

      Dans sa Psychiatrie Générale publiée en 1950, alors que s'achève sa carrière hospitalière, Paul Guiraud a consacré un chapitre à l'évolution de la nosographie clinique. Bien que tardif dans l'oeuvre de son auteur, cet ouvrage reflète l'accueil réservé dans les années vingt aux thèses de Bleuler par la psychiatrie française, à travers l'un de ses représentants les plus éminents.

      Après avoir évoqué les contributions de Georget, de Magnan et d'autres psychiatres français, Guiraud analyse les développements de la conception kraepelinienne de la démence précoce. Il rappelle les modifications apportées à la nosologie par les éditions successives du Traité, principalement entre la quatrième édition de 1893 et la sixième de 1899, qui, en réunissant en une seule maladie les trois formes auparavant distinctes, aboutissait à une « extension démesurée, [faisant] de la démence précoce un groupe presque aussi vaste et aussi disparate que la dégénérescence mentale de Magnan ». Représentatif en cela de la majorité des psychiatres français, Guiraud se trouve donc en accord avec Kraepelin lorsque celui-ci, dans la huitième édition (1911-13), en retranche les paraphrénies, qui correspondent aux délires chroniques hallucinatoires des auteurs français.

      Considérant comme indûment étendu le territoire de la démence précoce dans la conception kraepelinienne, Guiraud ne pouvait que refuser le concept proposé par Bleuler. Aussi se sépare-t-il d'une tendance qu'il juge de plus en plus englobante, à mesure que dans la théorie de Bleuler le mécanisme psychopathologique fondamental passe du trouble de l'association des idées à l'autisme. Dès lors, écrit Guiraud, « la conception de la schizophrénie cesse d'être un cadre nosographique pour devenir une notion de psychopathologie générale » ; il n'hésite pas à affirmer que « dans l'état actuel de la psychiatrie le terme de schizophrénie a remplacé celui de «folie simple» qui régnait dans les nomenclatures administratives françaises il y a cent ans ». Pour lui, la schizophrénie appartient au domaine de la psychopathologie, ce n'est pas une maladie mentale et elle n'a pas sa place dans la classification clinique. 20 

      Parmi les réactions et oppositions qui se sont rapidement manifestées en France à la conception de Bleuler, Guiraud mentionne les travaux de Claude et ses élèves, qui ont séparé une forme précoce franchement démentielle décrite comme une affection cérébrale, et un groupe d'affections schizophréniques considérées comme réactions du psychisme aux difficultés de déploiement de la vie des instincts et des sentiments.

      Exposant ses propres conceptions dans un chapitre consacré à l'hébéphrénie, Guiraud rappelle qu'il avait, dans les années vingt, décrit avec Dide sous le nom de démence précoce, puis sous celui d'hébéphrénie repris de Hecker, un trouble qui ne correspond que partiellement à la schizophrénie de Bleuler et « qui ne comporte ni la notion de démence, ni celle de dissociation psychique ». Il ne méconnaît pas l'intérêt de la notion bleulérienne pour la psychopathologie générale, mais il estime « qu'elle n'est pas sans inconvénients avec l'évolution actuelle de la psychiatrie pour les recherches anatomo-pathologiques, biologiques, thérapeutiques et surtout statistiques ». Dide et Guiraud ont donc choisi de conserver la démence précoce telle que Kraepelin l'avait délimitée par l'exclusion des paraphrénies, et de chercher pour cette maladie quel était le trouble biologique essentiel qui pourrait lui-même être expliqué par une imperfection nerveuse. Ils croient le déceler dans l'athymhormie, « défaut du dynamisme vital instinctif et thymique », trouble à leurs yeux essentiel de l'hébéphrénie. L'athymhormie est conçue comme « la conséquence d'un défaut de vitalité des groupes cellulaires que nous estimons être l'aspect matériel de l'éprouvé vital continu avec toutes ses variations et l'activateur de toutes les fonctions du système nerveux ». Ainsi l'hébéphrénie prend place parmi les affections diencéphaliques, et plus particulièrement hypothalamiques; elle comporte un syndrome somatique, selon Guiraud trop négligé en raison de la prépondérance prise par les conceptions psychologiques. Cette critique, serpent de mer des désaccords à propos de la pondération des facteurs organiques et des facteurs psychologiques, est fidèle à une ligne de pensée exprimée par Guiraud dans l'article écrit en 1926 avec Henry Ey.

      « Les symptômes physiques vraiment primitifs, pense-t-il, sont d'ordre neurovégétatif, métabolique et neurologique ». Aussi accorde-t-il une importance particulière à des signes ou manifestations cliniques qui aujourd'hui nous paraissent très éloignés de ce qui devrait retenir l'attention d'un psychiatre en quête d'une étiologie : pseudo-oedème catatonique (acrocyanose orthostatique de Claude et Baruk), adipose et variations pondérales (troubles physiques manifestement hypothalamiques), anomalies de la régulation thermique, troubles endocriniens divers, symptômes neurologiques à évolution transitoire ou prolongée (par exemple certains syndromes parkinsoniens imparfaits), et surtout le syndrome catatonique, dont la nature primitivement neurologique lui paraît démontrée. Guiraud en conclut que la « catatonie n'est pas l'expression motrice dissimulée d'idées délirantes », ... mais une manifestation directe de fonctionnement anormal de certains centres cérébraux.

      Enfin, s'appuyant sur les travaux anatomo-pathologiques des Vogt, Guiraud conclut « en faveur d'une lésion sous-corticale et particulièrement diencéphalique dans les formes graves de la schizophrénie (hébéphréno-catatonie) ». 21 

      Dans sa Psychiatrie clinique Guiraud a consacré un chapitre entier à la doctrine de la schizophrénie. Il y fait observer que ce diagnostic, mentionné sans autre précision, rend inutilisables beaucoup de travaux d'ordre général: biochimique, histologique, génétique, thérapeutique, statistique, et il préconise de subdiviser davantage la clinique. Il conclut par des réflexions qui méritent d'être citées: « ...je pourrais, écrit-il, décrire une schizophrénie maladie...Mais j'ai tenu à souligner qu'entre les gènes morbides et les symptômes s'intercale l'anomalie d'une structure nerveuse anatomo-fonctionnelle, génératrice de symptômes, que d'autres causes que des gènes anormaux peuvent perturber... » (Guiraud, 1955, p. 459).

      Mentionnons enfin l'important rapport présenté par Guiraud au Congrès international de Psychiatrie de Paris en 1950, consacré à la pathogénie et à l'étiologie des délires. Il y reconnaît une dette à l'égard de Bleuler, qui « dans sa théorie de la schizophrénie, a eu l'heureuse initiative de faire une hiérarchisation des symptômes... Nous devons l'imiter pour l'étude des délires ». Analysant les conceptions marquantes de la psychopathologie des délires proposées depuis le début du siècle, il passe en revue l'attitude phénoménologique, la doctrine psychanalytique, la théorie de Pierre Janet, la doctrine de Bleuler, l'automatisme mental de Clérambault, l'organo-dynamisme de Henri Ey avant d'exposer sa propre conception biologique des délires. L'attitude biologique pourrait, selon Guiraud, « grouper les acquisitions de la psychologie clinique, de la psychanalyse, de l'anatomo-physiologie et de la psychologie du comportement animal ». Pour comprendre la genèse du délire, il faut accéder à l'activité psychique primordiale, « pénétrer dans la région psychique qui se trouve au-dessous des fonctions du Moi », atteindre « la vie primitive instinctive ... hormo-thymo-ossitique (du grec ossitis, pulsion) ». L'analyse du psychisme instinctif se résout en diverses composantes : le sentiment d'être ou éprouvé vital global somato-psychique, l'instinct d'alimentation, l'instinct sexuel, l'instinct d'alerte, l'instinct d'expansion et enfin, complétant les finalités vitales individuelles, une composante instinctive sociale. « La maladie délirante résulte d'une anomalie partielle ou globale du dynamisme psychique primordial qui le rend inadaptable à la réalité ». Mais quelles sont « les causes qui perturbent les composantes instinctives en les empêchant de s'intégrer normalement aux fonctions réalistes du Moi » ? Dans la conception moniste de Guiraud, l'étiologie « ne peut être qu'éclectique et doit envisager comme possibles tous les mécanismes autrefois divisés en organiques et psychogènes ». Pour lui, « le substratum anatomique de la vie instinctive et de ses composantes hormo-thymo-ossitiques est constitué par les centres végétatifs terminaux allant du bulbe au lobe préfrontal ». Toute cause susceptible d'atteindre le substratum anatomique ou toute anomalie fonctionnelle peut générer des symptômes révélateurs d'un trouble des composantes instinctives. Guiraud se refuse de doser les facteurs étiologiques, admettant une association entre des situations conflictuelles réitérées et une atteinte organique légère des centres végétatifs supérieurs ou une prédisposition héréditaire par « hypobiotrophie » de ces centres. Il situe son effort théorique dans la continuité de celui de Monakow et Mourgue qui « ont tenté d'incorporer la psychiatrie à une biologie largement comprise ». Pour eux, la source des délires et des hallucinations est à trouver dans l'envahissement de la sphère de la causalité, c'est-à-dire « la région des fonctions du Moi, de la logique et de l'adaptation au monde réel », par la sphère instinctive.

      L'analyse qui précède a pu donner l'impression de s'éloigner de la notion de schizophrénie, mais elle permet en fait de souligner les implications du refus de ce concept par certains psychiatres français importants, qui le jugeaient trop englobant. En restreindre l'extension les a conduit à des distinctions dont la pertinence clinique n'est parfois guère convaincante, telle la séparation préconisée tant par Claude que par Guiraud entre une forme indiscutablement organique (hébéphrénie au sens de Dide et Guiraud, démence précoce de Claude) et une forme psychogène et réactive, alors que ceux qui demeuraient dans le sillage de Bleuler, se refusant à cette séparation, s'efforçaient de maintenir ouverte et active la quête d'une articulation entre l'organogenèse et la psychogenèse.

      Dans son rapport présenté au deuxième congrès mondial de psychiatrie, tenu à Zurich en 1957 et entièrement consacré aux schizophrénies, Henri Ey déplorait que « les psychiatres ... (n'aient pas) conjugué leurs efforts pour s'entendre sur la définition même de ce mot magique ». Toutes ces questions, ajoutait-il, ne cessent de hanter l'esprit des psychiatres depuis Kraepelin et Bleuler.

      On ne saurait mieux dire! Comment en effet n'être pas frappé par la permanence des termes du débat, quasiment identiques dans leur antagonisme tout au long de l'histoire mouvementée de ce concept. Tantôt on juge la notion trop vague et trop étendue, accordant une place excessive aux facteurs psychologiques, surestimant l'importance du déterminisme psychogénétique, tantôt on veut la délimiter avec précision, restreignant l'extension d'un concept qui doit avant tout préserver une pertinence opérationnelle, dans la conviction de favoriser ainsi la recherche étio-pathogénique, qu'elle soit, selon les époques, génétique, chimique, toxique ou infectieuse. Les termes mêmes de ce débat en ont été posés d'emblée et semblent immuables. Au travers de ceux de ses représentants qui se sont attelés à ce difficile problème, la psychiatrie française, dans la première moitié de ce siècle, pendant une période allant de l'avènement de l'oeuvre de Kraepelin et de Bleuler à l'introduction des psychotropes, a illustré ce besoin de délimiter précisément un ensemble de troubles qui seraient cliniquement homogènes et plus aptes ainsi à conduire à la découverte de leurs fondements étio-pathogéniques.


Eugène Minkowski

      L'oeuvre d'Eugène Minkowski, introducteur en France de la pensée de Bleuler dont il fut l'élève, représente une exception notable à l'accueil critique réservé dans ce pays à la notion de schizophrénie.

      En dépit de son très grand intérêt, son ouvrage La Schizophrénie ne sera pourtant commenté ici que succinctement, car le problème auquel nous avons consacré notre effort n'y est abordé que de manière tangentielle. En effet, on ne trouvera, au sujet des bases biologiques de la psychose schizophrénique, que quelques déclarations qui n'ajoutent guère à ce que proposaient Bleuler et d'autres auteurs contemporains. A la suite de Kraepelin et de Bleuler, Minkowski admet que « la notion d'hérédité est appelée à prendre sa place dans l'élaboration de nos concepts nosographiques », et que « si une particularité quelconque de l'affection se maintient au cours des générations et réapparaît toujours à nouveau dans la même famille, elle doit posséder une base biologique stable et être considérée comme caractère essentiel et distinctif, permettant de délimiter cette variété familiale de schizophrénie » (Minkowski, 1953). Dans ses spéculations, il pose le problème en des termes qui ont conservé toute leur résonance. 22  Toutefois, son originalité est ailleurs, dans son apport reconnu à la psychopathologie de la schizophrénie, qui constitue l'épicentre de son oeuvre, mais aussi, du point de vue qui est ici le nôtre, dans ses réflexions sur la fécondité de la notion de schizophrénie.

      Dans un chapitre intitulé « Le trouble essentiel de la schizophrénie et la pensée schizophrénique », il considère que la synthèse kraepelinienne, en réunissant hébéphrénie, catatonie et démence paranoïde sous l'appellation générique de démence précoce, rendait interchangeables les symptômes de cette dernière entité et en faisait implicitement l'expression d'un processus morbide sous-jacent. Il s'agissait dès lors de ramener toute la richesse des symptômes et des tableaux cliniques désormais inclus dans la démence précoce à un trouble fondamental et d'en préciser la nature, ce qui exige de faire appel aux fonctions psychiques élémentaires. Kraepelin, après avoir réduit le trouble de la volition et la perte de l'unité intérieure à un trouble plus fondamental de l'abstraction, « ébauche même une hypothèse psychophysiologique de la démence précoce, en localisant cette faculté d'abstraire dans les couches supérieures de la corticalité ». Des expressions comme « discordance » (Chaslin), « ataxie intrapsychique » (Stransky), « perte de l'unité intérieure » (Kraepelin ), « schizophrénie » (Bleuler), imposent l'idée d'une atteinte à la cohésion des fonctions. Mais s'il nous est possible de postuler un trouble du jeux harmonieux des fonctions psychiques sans altération d'une faculté précise, nous ignorons comment se réalise, à l'état normal, la concordance de ces fonctions, et de ce fait « nous ne parvenons pas encore à nous faire une idée nette du trouble fondamental de la démence précoce, ne sachant pas encore à quel facteur du psychisme normal il doit être rapporté ». Au-delà de ces appellations dépourvues de pouvoir explicatif, nous en sommes réduits à faire usage de métaphores (le schizophrène est comparé à un orchestre sans chef, un livre privé de reliure dont les pages sont mélangées, etc).

      Ce trouble fondamental, point central d'où irradie toute la symptomatologie de la schizophrénie, Minkowski le situe dans la perte du contact vital avec la réalité, notion développée sous l'influence des conceptions philosophiques de Bergson, en particulier l'opposition entre intelligence et instinct. Dans cette notion, vers quoi tendait déjà l'autisme de Bleuler, il voit « le point de jonction de l'effort clinique de l'école de Zürich et des idées bergsoniennes ». En mettant au foyer de la psychopathologie la notion de contact vital avec la réalité, qui désigne les éléments irrationnels de la vie, ceux que manquent les concepts ordinaires de la physiologie et de la psychologie et les catégories destinées à l'appréhension scientifique du réel, Minkowski se distingue de Bleuler 23  qui, « fidèle à l'associationnisme, ... défend, dans sa théorie de la schizophrénie, l'opinion qu'un trouble particulier dans les associations des idées est le trouble premier de cette affection ... [et] cherche ensuite une base organique pour ce trouble ».

      Nous délaisserons les analyses psychopathologiques qui font la richesse de cet ouvrage, ainsi que la discussion de la typologie constitutionnelle développée sous l'influence des idées de Kretschmer, pour nous concentrer sur la défense et illustration par Minkowski du concept de schizophrénie et du caractère thérapeutique de cette notion.

      En psychiatrie, nous dit-il, nos concepts nosologiques peuvent avoir par eux-mêmes une valeur thérapeutique. Avec la notion de schizophrénie, l'idée de démence se trouvait bannie, qui rendait vain tout effort thérapeutique. Au contraire la notion de perte de contact avec la réalité implique en soi l'idée de la possibilité de rétablir ce contact, et en psychiatrie, la notion de curabilité peut avoir par elle-même parfois une valeur curative, car elle « embrasse non seulement les symptômes du malade, mais encore notre attitude à son égard ». Pour cette raison, Minkowski estime que « la schizophrénie marque une véritable étape en psychiatrie ». En dépit de toutes les critiques qu'on peut lui adresser, cette entité lui paraît infiniment préférable à une collection de diagnostics précis mais désespérants, car la notion porte en elle l'espoir d'une psychiatrie psychothérapeutique. « On est allé jusqu'à dire que la schizophrénie, en raison de l'extension qu'elle prenait, devenait le synonyme de folie. Ceci est exact, avec la réserve toutefois que « fou » veut dire fou et rien de plus, tandis que « schizophrène » veut dire : susceptible d'être compris et d'être guidé par nous ».

      Ey rejoint Minkowski sur ce point, lorsqu'il dit de Bleuler qu'il a délivré les patients schizophrènes, les malades, d'un « véritable assassinat nosographique ». 24  On voit combien un concept, au-delà de son caractère premier d'abstraction, peut porter en lui de dynamisme pour la thérapeutique comme pour la recherche.


3. Des traitements physiques aux premières hypothèses biologiques


Les traitements physiques

      Qualifiés aussi de somatiques ou médicaux, plus récemment de biologiques, les traitements physiques en psychiatrie se sont développés sur des bases essentiellement empiriques et faiblement étayées au plan théorique, ce qui a conduit à attribuer à la serendipity un rôle important dans la genèse de leur découverte, 25  sans nuire aucunement à leur succès. Dans son Introduction aux méthodes biologiques de traitement en psychiatrie, W. Sargant l'exprime sans détour : « Le fait, écrit-il, que les plus importantes méthodes de traitement biologique sont purement empiriques, même si leurs initiateurs se sont inspirés de notions théoriques plus ou moins solides, souligne l'inadéquation des connaissances théoriques à servir même de point de départ à une thérapie efficace ». 26  A une époque où les exigences de la méthode scientifique avaient donné à la médecine somatique des fondements assurés - dans le domaine des maladies infectieuses par exemple - cette situation n'allait pas sans provoquer un certain embarras, dont témoigne Sakel lorsqu'il écrit qu' « il eût été préférable d'être en mesure de déterminer en premier lieu la cause de la maladie, et de suivre ensuite la voie ainsi tracée à la recherche d'un traitement approprié ». 27 

      Une vingtaine d'années sépare l'introduction des méthodes physiques de traitement regroupées sous l'appellation de thérapeutiques du choc - insulino-thérapie, camphre, électrochoc - de l'avènement, au début des années cinquante, des premiers médicaments psychotropes. Durant cette période sont apparues des hypothèses heuristiques plus élaborées, des théories plus ambitieuses et parfois plus précises, des changements profonds annonciateurs du bouleversement que l'introduction des psychotropes modernes allait apporter à la compréhension de la psychopathologie de la schizophrénie. On est passé de théories excessivement spéculatives à des hypothèses scientifiques se prêtant à une évaluation empirique et générant des énoncés accessibles à l'expérimentation.

      Diverses par les techniques mises en oeuvre et par les agents utilisés, les thérapies du choc avaient en commun de produire des convulsions à des fins thérapeutiques. Elles furent introduites dans le traitement de la schizophrénie au début des années trente, avec le développement de l'insulino-thérapie si l'on admet le point du vue de Sakel, 28  ou à la suite de l'injection, en janvier 1934, de camphre à un patient catatonique, si l'on s'en tient à une définition plus restrictive (Abrams, 1994). Meduna, initiateur de ce traitement, s'était résolu à provoquer artificiellement des convulsions chez des patients schizophrènes à la suite de ses observations neuropathologiques. Ayant constaté une prolifération de cellules gliales dans le cerveau de patients épileptiques, qui contrastait avec l'absence de ces mêmes cellules dans le cerveau de patients schizophrènes, il y vit un antagonisme biologique. L'observation, rapportée par l'un de ses collègues, que les patients épileptiques avaient une meilleure évolution s'ils souffraient aussi de schizophrénie l'a conforté dans cette conviction! Après avoir essayé diverses substances convulsivantes, il fut amené à employer le camphre. Les premiers résultats furent encourageants et, poursuivant les thérapies par convulsion, Meduna remplaça bientôt le camphre par du cardiazol.


L'insuline

      L'introduction de l'insuline dans le traitement des psychoses endogènes est le fruit d'une découverte empirique et ne découle pas d'une hypothèse étiologique ou physiopathologique préalablement formulée. Cette thérapie est mentionnée ici en raison de son importance historique, mais surtout, dans la perspective qui est la nôtre, parce qu'elle illustre la démarche logique que son initiateur, Manfred Sakel, a suivie et les justifications scientifiques qu'il en a données. 29 

      Dans une revue consacrée à l'histoire de l'insulino-thérapie en psychiatrie, F. E. James rappelle que ce traitement a d'abord été utilisé pour calmer des patients agités, dans des cas de delirium tremens, de refus de s'alimenter (James, 1992). Sakel, dont le nom est associé à l'introduction et au développement de cette thérapie, 30  l'avait quant à lui mise en oeuvre dans le traitement des toxicodépendances à l'héroïne (Sakel, 1933). Observant que certains sujets toxicomanes, en particulier ceux qui présentaient des caractéristiques asociales, autistiques et égocentriques, répondaient bien aux chocs insuliniques, il a décidé d'appliquer cette thérapie à des patients souffrant de maladies mentales. Cette méthode de traitement est apparue dans une période de récession économique et d'impuissance thérapeutique, alors que les patients souffrant de schizophrénie, souvent hospitalisés à vie, occupaient une large moitié des lits des cliniques psychiatriques. Le besoin d'un traitement médical efficace se faisait fortement sentir, ce qui peut expliquer la rapide diffusion de l'insulino-thérapie, très vite adoptée dans la plupart des pays d'Europe, aux Etats-Unis, en Australie, au Japon, en dépit de la relative indigence de ses fondements physiopathologiques. Les théories s'efforçant de rendre compte de l'action thérapeutique de l'insuline dans la schizophrénie sont en effet restées vagues et extrêmement spéculatives. Sakel, dans un article récapitulatif, admet sans détour que le traitement par l'hypoglycémie ne correspond pas aux exigences scientifiques de la médecine de son temps, mais il estime que l'ignorance de la nature et des causes du processus schizophrénique justifie qu'une exception soit faite pour cette thérapie (Sakel, 1937). Il n'est d'ailleurs pas interdit d'espérer parvenir ainsi, par un cheminement à rebours, à comprendre mieux la nature et les causes de la schizophrénie.

      Quelle fut donc la logique suivie par Sakel, qui l'amena à proposer ce traitement ? Il s'est appuyé sur le concept d'auto-intoxication, alors fort répandu en pathologie générale, imaginant que le stockage du glycogène, stimulé par l'insuline, pourrait protéger les neurones de l'action délétère de toxines digestives (Sakel, 1938). Toutefois son hypothèse majeure porte sur le rôle de la vagotonie, et plus généralement du système neurovégétatif, dont à la même époque les physiologistes découvraient le fonctionnement neurochimique. 31  Il y aurait dans la schizophrénie, suggérait Sakel, un dysfonctionnement du système neurovégétatif de nature chimique.

      Comparant le fonctionnement de la cellule nerveuse à celui d'un moteur, il imagine que l'intensité de son énergie potentielle dépend de l'équilibre entre hormones excitatrices et inhibitrices, dont le niveau général d'activité fait l'objet d'une régulation automatique. Il a d'abord appliqué ce modèle fonctionnel au traitement du syndrome d'abstinence chez les morphinomanes, qu'il attribuait à une stimulation excessive du système sympathique. Dans cette situation, supposait-il, l'insuline neutralise l'excitation qui s'exerce sur la cellule nerveuse. Des considérations théoriques et surtout des observations cliniques répétées l'ont ensuite convaincu de recourir à une approche physiologique du traitement des psychoses, qui « sont avant tout des symptômes d'une condition physiopathologique », et l'ont conduit à penser que l'hypoglycémie pourrait s'y révéler utile. Il a plaidé pour l'adoption d'un point de vue physiopathologique en psychiatrie et pratiqué des expérimentations animales, dans l'idée que « la clé du combat contre les maladies mentales repose sur la découverte d'une approche physiologique capable d'influencer le système nerveux végétatif, ... pont entre les réactions physiologiques et les manifestations mentales ». 32  Après un choc hypoglycémique, des patients d'un « égoïsme extrême », présentant une « attitude égocentrique à la limite de l'autisme », sont devenus « très accessibles et amicaux, extravertis », des anomalies de caractère se sont amendées, des traits de personnalité rigides se sont assouplis. Pour rendre compte de tels phénomènes, Sakel a imaginé que « les modifications qui surviennent durant l'hypoglycémie peuvent s'expliquer par l'hypothèse que l'hypoglycémie bloque les voies les plus actives à un moment donné, de sorte que les réactions aux mêmes stimuli se produisent alors par des voies auparavant inactives » (Sakel, 1937). Cette représentation schématique lui permet d'expliquer la disparition progressive des hallucinations auditives et l'assouplissement de l'interprétation paranoïde chez des psychotiques, mais il est, convient-il, plus difficile de l'appliquer aux processus relevant de la pensée et de la conscience. Par analogie avec la disparition de certaines fonctions ou de certains réflexes en neurologie, qui suit l'ordre inverse de leur apparition au cours du développement, on pourrait tenter d'expliquer les différentes réactions provoquées par l'hypoglycémie en « disant que là aussi les éléments constitutifs de l'activité mentale qui sont dominants et les plus actifs sont le plus rapidement éliminés ». Ces spéculations théoriques lui sont apparues nécessaires pour développer la technique de traitement, extrêmement compliquée. En bref, elle exige l'administration de doses croissantes d'insuline jusqu'à provoquer un coma profond et une aréflexie.

      D'autres hypothèses physiopathologiques ont été proposées, qui expliquaient l'action de l'insuline par les principes jacksoniens de dissolution de fonction, et certains auteurs se sont même efforcés de faire valoir une explication psychologique de son effet thérapeutique. 33 

      L'insulino-thérapie s'est progressivement codifiée ; la nécessité de provoquer un coma pour obtenir un effet thérapeutique fut mise en question, puis révoquée. Sakel a expliqué la confusion initiale entre le rôle thérapeutique du choc et celui du coma par le fait que « la psychose n'est pas une maladie du cerveau mais plutôt un trouble fonctionnel cérébral ».

      Il est intéressant d'observer que les réponses au traitement étaient conformes aux pronostics actuels des troubles psychotiques: les psychoses avec symptômes affectifs répondaient le mieux, venaient ensuite les formes catatoniques et paranoïdes, puis les formes hébéphréniques qui donnaient les moins bons résultats. De plus, une psychose à début brutal répondait mieux qu'une forme à début insidieux. 34 

      Sakel a revendiqué la paternité de l'idée d'utiliser le choc à des fins thérapeutiques. L'emploi du terme lui aurait été suggéré par la notion de choc psychologique. Dans un rapport présenté au Xème Congrès International de Psychiatrie, il récapitule les points saillants de sa publication de 1933, insiste sur les difficultés techniques de la méthode et règle à son avantage les conflits d'antériorité avec Meduna et Cerletti. 35  Les autres méthodes recourant au choc sont issues de son travail. Lui-même avait, dans un premier temps, associé à l'insuline le camphre ou le métrazol, afin de produire plus sûrement les convulsions. Ayant eu à Vienne l'occasion d'élargir son expérience, il s'est rapidement convaincu que les convulsions ne représentaient pas un facteur indispensable au succès thérapeutique. Le développement du traitement au camphre ou au métrazol par Meduna en 1935, l'introduction de l'électrochoc par Cerletti et Bini en 1938 sont postérieurs à son travail et n'ont retenu de sa méthode que la production de convulsions, à une époque où lui-même mettait en doute leur utilité, et bientôt leur innocuité. Selon Sakel, les thérapies du choc, et surtout l'électroconvulsivo-thérapie, la plus répandue, doivent leur succès à leur simplicité d'emploi. Elle n'ont conservé de son apport théorique que l'idée de l'effet thérapeutique des convulsions, au détriment des autres effets physiologiques de l'insuline, et surtout, déplore-t-il, elles ont associé celle-ci à leurs échecs.

      Les psychiatres engagés dans la mise au point des thérapies du choc ne se sont généralement pas souciés de définir le concept de schizophrénie, de préciser son extension, de fixer ses limites, au point qu'il est difficile de se faire une idée de la conception qu'ils en ont, alors qu'à la même époque des débats très vifs existaient à ce sujet. Ils se contentaient du flou conceptuel et n'accordaient que peu d'attention à la psychopathologie. Un écart extrêmement dommageable s'est alors creusé entre psychiatres soucieux d'éclairer la psychopathologie, d'actualiser la nosographie, et praticiens désireux d'expérimenter de nouveaux traitements, dans un esprit pragmatique.

      Sakel n'est cependant pas totalement étranger à ces interrogations ni indifférent à ces difficultés : il se demande si la schizophrénie est une entité morbide ou un tableau clinique symptomatique, et il déplore le manque de « symptômes objectifs » qui permettraient d'assurer le diagnostic et d'évaluer les résultats des traitements (Sakel, 1937).


A la recherche de l'étiologie de la schizophrénie

      Les thérapies du choc se sont imposées dans le traitement de la schizophrénie et, durant près de trois décennies, jusqu'à l'avènement des psychotropes à la fin des années cinquante, elles furent les seules thérapeutiques disponibles. En dépit des espoirs exprimés, elles se sont révélées inaptes à en élucider l'étiopathogénie. Durant cette période, la recherche s'est poursuivie dans les domaines de l'hérédité et de la neuropathologie, selon les voies indiquées par Kraepelin, mais elle a abordé aussi des champs nouveaux, ceux de l'endocrinologie, du métabolisme intermédiaire, de la biochimie. Ces travaux ont parfois donné naissance à des constructions théoriques ou à des hypothèses étiopathogéniques susceptibles d'être soumises à la vérification expérimentale. On est frappé, quand on les rapproche et les compare, par leur diversité, par la pluralité des paradigmes. On passe d'un modèle marqué par l'influence prépondérante de Pasteur et de Claude Bernard (dans l'hypothèse toxique de Baruk) au langage de la biochimie moderne (dans l'hypothèse dysmétabolique de Smythies), d'une conceptualisation intégrative mettant systématiquement en oeuvre des ressources théoriques et expérimentales pluridisciplinaires (dans les recherches menées à l'Université Tulane) à une démarche théorique d'obédience biologique déclarée, qui ne craint pas de se fonder sur l'analogie entre la schizophrénie et les mécanismes du rêve, sur un parallèle avec l'immaturité cognitivo-affective (dans l'ouvrage de synthèse de Hoskins).

      Si les recherches discutées ci-dessous ont en commun l'ambition déclarée de trouver l'étiologie de la schizophrénie dans un désordre somatique, elles se distinguent en effet les unes des autres par leurs hypothèses de base, leurs outils conceptuels, leurs techniques expérimentales.

      Dans les pages de son Précis de Psychiatrie consacrées à la thérapeutique de la schizophrénie, le psychiatre français Henri Baruk déplore qu'on « néglige de rechercher les causes médicales pourtant si fréquentes de la maladie » et qu'on « se précipite ... vers les thérapeutiques du choc ». Lorsqu'il publie cet ouvrage en 1950, il peut écrire que « l'électrochoc et le cardiazol sont inefficaces dans la schizophrénie », concédant que « seul le coma insulinique est susceptible de déterminer des rémissions de durée variable au cours des états schizophréniques et notamment au cours des états catatoniques ». Cette dernière thérapeutique n'est toutefois pas sans danger et de surcroît ses résultats sont malheureusement passagers, si bien qu'il recommande de recourir aux traitements étiologiques, « beaucoup plus efficaces et autrement durables lorsqu'ils peuvent être effectués ». De quels traitements s'agit-il, quelles sont ces étiologies? 36 

      Henri Baruk a attaché son nom à l'étude de la catatonie expérimentale, qui représente à ses yeux « le début d'une méthode nouvelle en psychiatrie: la méthode expérimentale de Claude Bernard appliquée à l'étude des troubles mentaux ». A la suite de ces travaux, il a proposé une hypothèse toxique de la schizophrénie. Ce courant de recherche, actif pendant plus de deux décennies - de la fin des années vingt jusqu'à l'immédiat après-guerre - a porté essentiellement sur les désordres psychomoteurs dans la schizophrénie, et non sur le processus que Kraepelin aussi bien que Bleuler avaient placé au coeur de la maladie ; il a disparu avec son principal représentant.

      Deux ans après la parution du Précis de Baruk, Osmond et Smythies (1952) publiaient un article que ce dernier auteur, dans son ouvrage Schizophrenia de 1963, considère comme « la première hypothèse biochimique spécifique de l'étiologie de la schizophrénie ». 37  Il s'agit d'une tout autre ligne de recherche, qui contrairement à la précédente est restée active jusqu'à nos jours: on peut en effet considérer que les hypothèses issues de la psychopharmacologie, en particulier l'hypothèse dopaminergique, s'inscrivent dans la même logique que ce modèle théorique dérivé de l'étude des perturbations biochimiques et comportementales induites par une substance toxique ou pharmacologique. Smythies faisait allègrement table rase des travaux de ses prédécesseurs, affirmant que « les recherches effectuées avant 1950 ne reposaient sur aucune hypothèse et qu'elles étaient largement déterminées par les techniques biochimiques disponibles à l'époque ». 38 

      C'est également au début des années cinquante que le Département de Psychiatrie et de Neurologie de l'Université Tulane, en Louisiane, a développé un programme de recherche systématique ayant pour objectif de promouvoir une approche unifiée de la compréhension du comportement en recourant à un ensemble de disciplines: psychiatrie, psychologie, physiologie, biochimie, neurologie et neurochirurgie. Cette coopération, qui se proposait de jeter une lumière nouvelle sur les rapports entre le cerveau et l'esprit (mind/brain problem), a donné lieu à des expérimentations animales et à des interventions neurochirurgicales pratiquées sur des patients schizophrènes, dont les résultats, discutés au cours d'une réunion tenue en 1952, ont été publiés deux ans plus tard dans un ouvrage collectif. 39  Les oeuvres du psychanalyste Sandor Rado, du physicien-philosophe Erwin Schrödinger et du physiologiste Charles Sherrington en constituaient les références théoriques.

      Enfin, nous analyserons un ouvrage paru en 1946, The Biology of Schizophrenia, car il illustre bien les obstacles épistémologiques considérables rencontrés à cette époque par l'approche biologique en psychiatrie.

      L'examen de ces recherches et des hypothèses théoriques qui les justifient et les sous-tendent nous conduira à examiner les rapports qu'entretenaient la clinique et l'expérimentation.


Les travaux de Henri Baruk

      Quant à la clinique, Baruk adopte une position résolument anti-nosologique: « Nous regardons, écrit-il dans la préface de son Précis de Psychiatrie, comme périmée l'ancienne conception encore si dominante de maladies mentales autonomes, à évolution fixe, distinctes du reste de l'organisme, conception beaucoup trop schématique et trop souvent inexacte et désespérante ». 40  Il est proche, sans le citer, d'Adolf Mayer qui considère les troubles mentaux « non comme des entités, mais comme des réactions à des causes très variées physiques ou morales ». La schizophrénie est un syndrome, caractérisé par la dissociation psychique et « pouvant évoluer sous le masque d'autres psychoses: dépression, excitation plus ou moins maniaque, délire, [psychose] hallucinatoire, etc », 41  elle « constitue avant tout un type de réactions caractérisées par le fléchissement et la dissociation de la personnalité ». 42 

      Baruk décrit l'hébéphrénie, la catatonie, lui accordant une large place, 43  et les psychoses paranoïdes ; il étudie l'évolution de la schizophrénie, stigmatisant l'attitude de résignation qui accompagne ce diagnostic et le pronostic de chronicité qu'il entraîne, insistant sur l'importance d'une bonne hygiène de vie et sur le rôle capital des traitements moraux, « moyens précieux de guérison », dont la méconnaissance pousse au recours trop hâtif aux « traitements de désespoir » que sont à ses yeux les chocs. Il souligne le fait que certaines schizophrénies ont une tendance spontanée à la guérison et insiste sur « l'importance de la recherche des causes et du traitement étiologique beaucoup plus efficace que tous les autres traitements et malheureusement de plus en plus négligé ». 44  Il considère que le terme de schizophrénie utilisé par Bleuler est bien justifié pour désigner l'ensemble des phénomènes.

      Il décrit les stades d'évolution de la maladie sur des données cliniques, qu'il éclaire par des données psychophysiologiques, c'est-à-dire par « l'étude des réactions pharmacodynamiques chez les schizophrènes »  et par « la découverte de psychoses expérimentales chez l'animal et catatonie expérimentale ».

      A propos de la psychophysiologie des réactions schizophréniques, « on a d'abord, observe-t-il, envisagé la pathogénie de la schizophrénie sous un angle exclusivement anatomo-clinique. L'intérêt s'est aussi déplacé du cortex cérébral ... aux centres de la base du cerveau », ce qui a généré la théorie de la localisation basale de la démence précoce, de Buscaino, de Dide et Guiraud. Cette vue ne lui paraît cependant pas satisfaisante, car « ... les troubles de l'affectivité et de l'élan vital ne suffisent pas à expliquer tous les signes de la schizophrénie: il existe surtout dans ce syndrome des troubles du contrôle et de la synthèse mentale qui font qu'à l'activité coordonnée consciente et dirigée se substituent de plus en plus des manifestations automatiques, et des formes plus élémentaires d'activité psychique. D'autre part les rémissions, les rétrocessions et parfois même les résurrections impressionnantes et inattendues, qu'on observe en pareil cas, s'expliquent assez mal par des lésions anatomiques fixes et irréversibles ». 45  Baruk a donc voulu instituer d'autres méthodes de recherche inspirées d'une orientation différente, qui ont consisté d'une part à étudier les réactions pharmacodynamiques chez les schizophrènes et d'autre part les psychoses expérimentales chez l'animal, aboutissant à la découverte de la catatonie expérimentale, qui, affirme-t-il, a « permis de faire franchir un pas sur le problème des rapports du psychisme et des facteurs organiques... ». 46 

      Avant ces travaux, l'extrême variabilité des troubles psychiques et les changements brusques du tableau clinique ne se laissaient guère expliquer par une lésion organique et donnaient traditionnellement des arguments en faveur du déterminisme purement psychologique des psychoses. Sur la base de ses recherches expérimentales, Baruk peut expliquer cette variabilité par les « oscillations incessantes de la pénétration, de l'absorption ou de l'élimination du toxique ». Un même toxique, souligne-t-il, peut provoquer, selon les doses, le sommeil, des troubles psychomoteurs, des crises nerveuses de gesticulation ou encore des crises organiques (comme des crises d'épilepsie). Il existe entre les troubles psychonévropathiques et les troubles organiques plus une différence de degré qu'une différence de nature », conclut-il.

      Comme il n'y a pas de hiatus entre les phénomènes psychiques et les phénomènes organiques, l'étude des toxiques permet de « développer l'étude psychologique des psychoses ». Baruk s'y est consacré en deux domaines: l'étude psychophysiologique du mouvement volontaire et l'analyse psychophysiologique des attitudes et motivations catatoniques (Baruk, 1939 ; 1964). L'étude du problème de la volonté dans la motricité le conduit à adopter le monisme spinoziste. « Nos recherches sur la catatonie expérimentale apportent une réponse et une confirmation à la demande et à l'hypothèse de Spinoza: elles montrent que certains toxiques peuvent agir sur la volonté et la paralyser ». En effet, l'exemple de la catatonie révèle à ses yeux « l'insuffisance et l'erreur du dualisme ». Il s'appuie sur des témoignages cliniques de malades révélant après coup leur état mental durant l'accès catatonique ; dans le cas particulier d'une patiente, il souligne la concordance entre la plongée progressive dans un état catatonique et son état mental tel qu'il fut plus tard reconstitué. Il s'agissait en l'occurrence d'un cas de septicémie colibacillaire traité avec succès par un sérum anticolibacillaire. La transition progressive d'accès de sommeil pathologique à la catatonie complète est expliquée chez cette patiente par l'action de la toxine colibacillaire, comme l'expérimentation animale le lui avait enseigné. 47 

      Baruk prétend avoir obtenu des guérisons complètes par sérothérapie dans les catatonies et les schizophrénies colibacillaires. Toutefois, nous prévient-il, cette thérapeutique ne doit pas être administrée à tout hasard à tous les schizophrènes, « les traitements étiologiques ne [pouvant] être effectués qu'après des examens minutieux physiques et psychologiques de chaque malade ». Ainsi des malformations intestinales ou un dolichocôlon peuvent-ils provoquer une toxi-infection colibacillaire. Baruk constate cependant que le traitement par la streptomycine donne de mauvais résultats, mais ne se montre pas embarrassé par ce paradoxe.

      Parmi d'autres étiologies possibles sont mentionnées les causes hépato-intestinales, et surtout la tuberculose qui tient une grande place dans la genèse de la schizophrénie. Baruk conclut ses considérations sur la thérapeutique par l'affirmation d'une position antinosologique : « il n'existe pas un traitement unique de la schizophrénie pas plus qu'il n'existe un traitement unique des fièvres car la schizophrénie n'est pas une maladie vraie, comparable par exemple à la pneumonie ou à la typhoïde mais un type de réactions de la personnalité psychique aux causes les plus variées... ». 48  C'est donc un syndrome.

      Les études et conclusions de Baruk sur la catatonie sont en rupture totale avec les positions de Bleuler sur le même sujet, pour qui la catatonie et la catalepsie représentent « des phénomènes complexes à détermination psychique totale ou prépondérante ».

      Ce courant de recherche, dans le droit fil de la physiologie bernardienne, a bien sûr connu d'autres représentants que Baruk. Ainsi trouve-t-on, dans une session du premier congrès mondial de psychiatrie consacrée à « l'expérimentation pharmaco-dynamique et chirurgicale du psychisme animal », à côté d'un rapport de Baruk sur « la catatonie expérimentale et sa portée en neuropsychiatrie », un compte rendu de De Giacomo, qui estime être parvenu à « une confirmation nouvelle de cette doctrine plus générale de l'auto-intoxication aminique considérée par Buscaïno comme la base de l'interprétation du mécanisme somatique de la schizophrénie », et un autre de De Jong, auteur avec Baruk des premiers recherches expérimentales sur le sujet, synthétisées dans leur ouvrage de 1930. De Jong revient sur l'identité alors établie entre la catatonie provoquée chez l'animal par la bulbocapnine et la catatonie telle qu'elle se manifeste chez les patients schizophrènes. La ressemblance de la catatonie expérimentale bulbocapnique lui semble plus grande avec la catatonie post-encéphalitique qu'avec celle de la schizophrénie, alors que cette dernière, par la prépondérance du négativisme sur la catalepsie, se rapproche du tableau expérimental produit par la mescaline. 49 

      Plus important à nos yeux est le fait qu'une partie du rapport de De Giacomo concerne l'expérimentation avec le diéthylamide de l'acide lysergique, qui, selon les doses injectées, peut provoquer une excitation, une confusion hallucinatoire et « au plus haut degré de son action le tableau d'une catatonie ». 50  L'hypothèse majeure issue de l'ensemble de ces travaux, proposée tant par Baruk que par Buscaino, De Giacomo et d'autres, soutient que les troubles rencontrés en clinique psychiatrique ou reproduits expérimentalement chez l'animal, qui peuvent se manifester par des états divers dont la catatonie constitue le tableau le plus extrême, sont en fin de compte causés par un poison, endogène ou exogène, ayant une activité dissociative sur le psychisme humain.

      De Giacomo et de De Jong suggèrent, dans leurs rapports respectifs, que ce poison pourrait n'être pas apporté par des germes bactériens ou autres agents infectieux, mais produit par l'organisme lui-même, sous forme de substances se rapprochant de la mescaline ou de l'acide lysergique. De sorte que, même si la psychiatrie expérimentale de Baruk, polarisée sur l'investigation de la catatonie, semble, au tournant des années cinquante, en perte de vitesse, l'écart avec les travaux que nous allons discuter plus bas n'est pas si important qu'il y paraît, puisque les substances pharmacologiques qui seront au coeur des hypothèses de Smythies et de tant d'autres ont déjà fait leur apparition dans ces recherches expérimentales. Aussi proposons-nous de caractériser le changement qui s'amorce au tournant des années cinquante comme la transition d'un paradigme « bactérien » ou « toxique » à un paradigme biochimique.


Entrée en scène de la biochimie

      Dans une monographie parue en 1963, Smythies présentait les hypothèses biochimiques de la schizophrénie qu'on pouvait alors formuler et défendre. Prenons la peine de suivre cet auteur dans les considérations générales qu'il développe en introduction à son ouvrage. Se demander si la schizophrénie relève de causes physiopathologiques ou psychopathologiques lui paraît stérile, et il conseille de s'en tenir à trois principes simples.

      En premier lieu, il faut considérer l'entité clinique connue sous le nom de schizophrénie comme étant destinée à se fragmenter en différentes maladies à mesure que leurs causes seront connues, comme ce fut le cas pour les fièvres au cours du XVIIIème siècle. Le diagnostic ne reposera plus uniquement sur les symptômes et leur regroupement, mais sur la connaissance des causes.

      En second lieu, il faut admettre qu'en psychiatrie les causes sont presque toujours multiples. Le capital (endowment) génétique d'un individu interagit, via son système nerveux, avec ses expériences de vie d'une manière extrêmement complexe. L'environnement doit être compris à la fois comme la culture dans laquelle le sujet se développe et comme l'ensemble des conditionnements auxquels il est constamment soumis. Ainsi les situations de stress, celles qui s'accompagnent de sentiments de honte, de culpabilité, de rejet, qui menacent et fragilisent le moi, peuvent-elles constituer les éléments psychologiques précipitant la schizophrénie. Smythies interprète les expériences précoces révélées par la psychanalyse à la lumière des découvertes éthologiques, en particulier des travaux sur l'empreinte. « Il serait donc absurde de prétendre que les réponses au problème de la cause de la schizophrénie ne résident que dans la biochimie, ou dans la psychopathologie freudienne, ou dans les théories de l'apprentissage ou toute autre discipline unique. Les facteurs génétiques, métaboliques, physiopathologiques, le conditionnement, les [déterminants] culturels ont tous leur importance ». Ces considérations suggèrent que le désordre métabolique de la schizophrénie repose sur les mécanismes physiologiques de réponse au stress, en particulier ceux qui organisent les émotions complexes de honte et de culpabilité, le sentiment de rejet.

      Enfin, un troisième principe général, qui doit permettre d'unifier les faits disparates relevés plus haut, relatifs à la causalité multiple de la schizophrénie, repose sur ce que l'auteur appelle « la structure hiérarchique de la science ». Les scientifiques s'accordent en général à penser que l'explication du comportement pourra en fin de compte être donnée en termes physiologiques. Toute la théorie freudienne pourrait, en principe, être réduite en termes physiologiques, écrit Smythies, qui considère que si « cela n'est pas encore réalisé, c'est qu'on n'en sait pas assez sur la physiologie du cerveau ». Ce point de vue est proche de certaines conceptions de l'épistémologie contemporaine, en particulier du matérialisme éliminativiste (Churchland, 1988). Les concepts freudiens sont à priori réductibles à leurs équivalents (counterparts) neurophysiologiques, lesquels devraient décrire ce qui réellement se produit dans les centres cérébraux en cause lorsque par exemple une idée douloureuse est réprimée.

      Dans l'état actuel de nos connaissances, les « causes » biochimiques de la schizophrénie ne sont que des causes partielles, et le rapport entre le rôle des prédispositions génétiques et l'importance des facteurs de stress est très variable.

      A la suite de ce préambule, l'auteur présente son hypothèse de travail: dans la schizophrénie les mécanismes métaboliques ou physiologiques de la réponse au stress seraient défectueux, en particulier ceux qui conduisent à des sentiments de honte et de culpabilité. Le rejet, ou l'absence d'une figure paternelle ou maternelle, peut perturber les processus d'empreinte. Smythies insiste sur le fait que les facteurs précipitants peuvent n'être pas des stress psychologiques actuels, mais une pression continuelle s'exerçant sur les points faibles métaboliques à partir de perturbations de l'empreinte et des conditionnements. Il pourrait donc y avoir plusieurs types de « facteurs biochimiques » dans la schizophrénie, que l'auteur présente à titre d'hypothèse. On constatera combien ce texte, écrit il y a plus de trente ans, a gardé des accents actuels ! En bref, Smythies imagine ceci :

      A. Il existerait une anomalie fondamentale, génétiquement déterminée, dans certains cycles métaboliques, induisant la mise en jeu de mécanismes biochimiques compensatoires. Cette anomalie peut influencer d'autres mécanismes métaboliques ou physiologiques qui sont de quelque façon sous sa dépendance. Par ailleurs, l'enzyme responsable (ou tout autre agent) peut intervenir dans plus d'un cycle métabolique, et plus d'un système métabolique peut donc être perturbé.

      B. Une maladie schizophréniforme peut aussi n'être pas causée par une anomalie métabolique, mais résulter d'une erreur génétique dans des mécanismes cérébraux locaux (les connexions entre le lobe frontal et le rhinencéphale ou l'hypothalamus, ou encore les connexions fronto-temporales, qui pourraient être aberrantes ou anormalement développées). Ces anomalies, qui ont probablement une origine génétique, peuvent être en relation avec la construction des neurones ou leurs manières de réagir. Le déficit génétiquement déterminé peut être localisé à certaines régions du cerveau qui ne sont pleinement sollicitées que lorsque l'organisme est confronté à certains types de stress, apparaissant souvent à la fin de l'adolescence ou au début de l'âge adulte.

      Ainsi surgit à nouveau la possibilité que les désordres métaboliques associés à la schizophrénie ne lui soient pas véritablement propres. Ils pourraient se manifester à un degré moindre dans le métabolisme de personnalités schizoïdes, de sujets normaux soumis à des stress émotifs douloureux, chez des proches indemnes de la maladie.

      Des processus métaboliques cérébraux en rapport avec l'expression et le contrôle des émotions pourraient dépendre de certaines réactions chimiques (comme la N-méthylation) ou de certains cycles métaboliques (impliquant par exemple l'adrénochrome), qui risquent de produire facilement des métabolites psychotominétiques. Un cercle vicieux s'installerait alors, la psychose, expérience émotionnelle douloureuse, surchargeant encore davantage des mécanismes déjà défaillants.

      C. Des facteurs génétiques contrôlant les réactions immunitaires pourraient aussi être impliqués, conduisant à des réactions auto-immunes. Plus lointaine encore, mais non inatteignable aux yeux de l'auteur, serait une explication biochimique ou physiologique mettant en évidence les facteurs chimiques qui sous-tendent les désordres de l'empreinte, du conditionnement, de « divers mécanismes psychanalytiques », et les effets délétères de l'anxiété, de la honte, sur le comportement, en eux-mêmes et dans leurs rapports avec les anomalies génétiques de la schizophrénie, si elle existent.

      Dès lors deux voies de recherche s'ouvrent en pratique, qui prennent pour cible la principale lésion biochimique postulée: d'une part l'étude du métabolisme de patients schizophrènes par différentes méthodes, d'autre part celle du mode d'action des drogues psychotomimétiques, au niveau biochimique et neuropsychopharmacologique. Dans chaque cas surgit une double difficulté: séparer les désordres biochimiques primaires et pertinents de ceux qui sont secondaires et accidentels, déterminer si l'anomalie découverte est spécifique de la schizophrénie ou commune à tout état de stress.

      Ces dernières années, rappelle l'auteur, trois théories biochimiques de l'étiologie de la schizophrénie ont été proposées. La première, basée sur la parenté chimique entre la mescaline et l'adrénaline, postule qu'il existe un désordre du métabolisme de l'adrénaline, en particulier un excès de méthylation. La seconde soutient qu'il existe un désordre des réactions ou du métabolisme de la sérotonine, en se fondant sur l'effet antagoniste du LSD (diéthylamide de l'acide lysergique). La troisième, sur la base de la parenté chimique entre la mélatonine et l'harmine, postule un désordre du métabolisme de la mélatonine.

      Tout en suggérant d'autres voies de recherche biologique (perturbation du métabolisme des glucides, toxicité des fluides biologiques, etc.), l'auteur souligne qu'il a le premier proposé une hypothèse biochimique de l'étiologie de la schizophrénie. Il a assurément proposé un programme de recherches et des hypothèses qui ont gardé, près de quarante ans plus tard, une résonance moderne.

      A la même époque plusieurs auteurs travaillaient déjà sur l'hypothèse d'un métabolite toxique, qu'ils s'efforçaient d'identifier dans l'urine des patients schizophrènes (Friedhoff and van Winkle, 1962). On montra par la suite que l'excrétion de la substance présumée est sous l'influence de la diète et des médicaments. 51 


Les recherches de l'Université Tulane

      Au début des années cinquante, le Département de Psychiatrie et de Neurologie de l'Université Tulane, en Louisiane, conçut un programme de recherche systématique ayant pour objectif de développer une approche unifiée de la compréhension du comportement humain. Ce programme faisait appel à un ensemble de disciplines - psychiatrie, psychologie, physiologie, biochimie, neurologie et neurochirurgie - appelées à conjuguer leurs efforts et à faire converger leurs techniques, dans une coopération ambitieuse qui se proposait de jeter quelque lumière sur les relations entre le cerveau et l'esprit. Cette recherche a donné lieu à des expérimentations animals et à des interventions neurochirurgicales pratiquées sur des patients schizophrènes, dont les résultats, discutés lors d'une réunion tenue en 1952, ont été publiés deux ans plus tard. 52 

      Sur la base d'observations cliniques (troubles des niveaux inférieurs de la pensée) et d'études cliniques et de laboratoire (suggérant des troubles des niveaux sous-corticaux), la schizophrénie y est considérée comme un désordre des niveaux inférieurs d'intégration. On y trouve des références à Adolf Mayer et à Freud, mais, les formulations freudiennes ne se prêtant pas à l'expérimentation, le cadre conceptuel de référence est emprunté à d'autres conceptions psychanalytiques.

      Les auteurs postulent en effet que la force dynamique du comportement n'est pas la pulsion sexuelle, mais la satisfaction des besoins métaboliques. Un individu se trouve constamment entre deux états d'équilibre, pour satisfaire des besoins générés par les exigences métaboliques. Les auteurs établissent une analogie entre les niveaux inférieurs de la pensée chez l'individu normal, tels qu'on les rencontre par exemple dans le rêve, et les processus de pensée quotidiens du patient schizophrène.

      Ils développent à leur usage un concept opérationnel de la schizophrénie. Tous les patients inclus dans leur protocole expérimental relèvent d'une définition kraepelinienne de la maladie, mais les auteurs en ont cependant une conception beaucoup plus vaste. Ils revendiquent une notion large, bleulérienne, imposée par l'expérience psychanalytique comme par l'observation psychiatrique rigoureuse, suggérant qu'un processus morbide est présent bien avant l'apparition des symptômes kraepeliniens, peut-être dès la naissance ; leur définition inclut donc des syndromes mal délimités (schizophrénie prépsychotique, préclinique, latente, schizothymie, etc). Afin d'éviter le risque de confusion entraîné par des acceptions si différentes, ils proposent d'utiliser l'expression « schizophrénie décompensée » pour désigner les critères kraepeliniens de la démence précoce (correspondant aux symptômes accessoires de Bleuler) et le terme « schizophrénie basale » pour désigner les symptômes fondamentaux de Bleuler.

      Quelle est, se demandent-ils, la nature du trouble fondamental ? Ne trouvant dans la seconde topique freudienne aucune base qui permette de comprendre le mécanisme de la schizophrénie, et ne pouvant par conséquent fonder sur la théorie psychanalytique une hypothèse de travail satisfaisante, les auteurs se tournent vers la conceptualisation de Rado, qui fait du trouble du mécanisme hédonique le facteur premier, dont la perturbation va influencer les niveaux plus intégrés d'adaptation (émotionnels, psychologiques). Cette déficience de base est perçue par le clinicien comme un manque d'empathie (et souvent par la mère du futur schizophrène comme un manque de résonance). Le retrait de la libido ne peut à leurs yeux avoir une valeur étiologique, de même les troubles du développement du moi leur paraissent une conséquence plutôt qu'une cause. Ils n'affirment pas pour autant que le trouble hédonique est étiologique, mais qu'il est premier et marque de son empreinte tout le développement. Il en découle un trouble de la conscience de soi (ego development), qui se révélera plus nettement à mesure que les relations se complexifient, comme à l'entrée dans l'adolescence et la sexualité. Le contrôle intellectuel va se substituer au ressenti (feeling) comme motivation à agir.

      Les auteurs considèrent la « schizophrénie basale » (basic schizophrenia) en termes de degré, non de tout ou rien, annonçant en cela le futur modèle « stress-diathèse ». Ce trouble fondamental est hors de portée des traitements actuels. Il n'y a aucune preuve que les thérapies du choc ne le modifient, et les effets favorables de la psychochirurgie, quant ils se sont manifestés, consistaient dans le soulagement de l'influence des affects traumatiques. Les sujets qui en ont bénéficié le moins étaient ceux chez qui le processus était le plus marqué, et les affects douloureux les plus légers. C'est à partir de ces considérations que les auteurs ont sélectionné des patients schizophrènes pour un essai de stimulation électrique. Ils voulaient avant tout savoir si l'on peut influencer le processus fondamental, et ont donc choisi des patients chez qui les facteurs affectifs étaient minimes et le processus de base particulièrement marqué.

      L'intervention chirurgicale consistait à placer des électrodes de stimulation dans le septum basal. La technique a évolué, limitée d'abord à des stimulations pendant l'opération, permettant ensuite de laisser les électrodes à demeure et de renouveler la stimulation.

      Les auteurs partent de l'hypothèse de la conjonction entre des facteurs génétiques et des facteurs émotionnels précipitants, entraînant une altération des certains circuits nerveux et une perturbation du développement ultérieur des fonctions psychologiques. Il n'est pas possible de prédire qui, parmi les sujets présentant les symptômes « fondamentaux », développera une schizophrénie décompensée. Les symptômes de décompensation étant à certains égards proches des états de rêverie ou de sommeil, les auteurs postulent qu'il existe dans cet état pathologique une inhibition de l'activité corticale.

      En résumé, ils font l'hypothèse que des anomalies physiologiques, à début plus ou moins précoce, interfèrent avec le développement émotionnel et intellectuel. Des situations de stress peuvent alors, chez ces sujets, précipiter une décompensation. Des considérations sur les résultats de la chirurgie du lobe frontal les conduisent à penser que c'est à la suite de décharges corticales que les régions sous-corticales deviendraient dysfonctionnelles. Ainsi une stimulation électrique de la partie basale de la région septale pourrait restaurer une activité normale, sous-corticale, puis corticale, amenant le sujet à une appréciation meilleure de la réalité. Il passerait d'un état de rêverie à un état lucide et vigile.

      Leur technique chirurgicale leur paraissait beaucoup plus légère que les procédures psychochirurgicales de l'époque. Les patients ont été sélectionnés sur la base d'une absence de réponse aux traitements éprouvés (chocs), et aussi parce qu'ils n'étaient pas éligibles pour une intervention de lobotomie frontale.

      Vingt patients au total ont bénéficié (sic) de cette technique. L'évaluation des résultats fait l'objet d'une discussion détaillée. On se contentera de relever qu'une dizaine de sujets purent quitter l'hôpital. Des changements ont été enregistrés dans les réponses émotionnelles (restauration de la capacité d'éprouver du plaisir), dans certains comportements (régression de phobies sévères ou de conduites obsessionnelles), dans le domaine de la pensée et de l'idéation (hallucinations et délires furent les derniers symptômes à régresser). L'ouvrage se termine par une longue discussion critique qui sort de notre cadre, et par des commentaires d'experts, dont la plupart salue une démarche multidisciplinaire aussi ouverte et novatrice.


Une tentative de synthèse 

      Pourquoi s'intéresser à un ouvrage (Hoskins, The biology of schizophrenia, 1946) devenu caduc au regard des connaissances actuelles ? C'est qu'à nos yeux il met clairement en évidence les obstacles auxquels se heurte une approche exclusivement biologique de la schizophrénie. Il illustre de manière exemplaire l'inadéquation de l'appareil conceptuel des sciences de la vie à un objet constitué dans un langage différent, en l'occurrence celui de la psychopathologie descriptive, la difficulté à abstraire de la clinique les signes, symptômes et manifestations biologiquement pertinents, à définir le niveau d'observation. Comment articuler la double exigence du respect de la clinique et de sa réduction à une forme adaptée aux concepts et aux impératifs de la recherche scientifique ? Ainsi posé, le problème - l'aporie ? - reste d'actualité.

      Aux yeux de l'auteur, le biologiste, parce qu'il s'occupe de « la vie dans toutes ses manifestations » et à tout niveau d'intégration, « de l'atome à la société » (sic), est tout désigné pour découvrir l'étiologie de la schizophrénie. Avant d'aborder la psychose schizophrénique en tant que phénomène biologique, il faut toutefois être en mesure de répondre à certaines questions: quelle est la nature fondamentale de la psychose et que signifie-t-elle en tant que manifestation spéciale dans l'ordre du vivant? Quelle est sa valeur, en termes de survie, pour l'individu comme pour l'espèce? A quelle déviation biologique doit-elle son origine? Est-elle une authentique maladie due à une anomalie (defect) structurelle ou simplement une désorganisation fonctionnelle? A-t-elle une ou plusieurs étiologies ?

      Il s'agit, reconnaît Hoskins, d'un puzzle non encore résolu, et cette entité garde des contours flous. Comment va-t-il se frayer un chemin pour y définir des domaines appropriés à l'investigation biologique ?

      Il rappelle que, selon Menninger, de nombreux processus toxiques ou infectieux peuvent s'accompagner de manifestations cliniques qu'on ne peut distinguer de la schizophrénie. La pensée psychiatrique de son temps est parvenue à l'idée que la psychose est une entité véritable consistant en un processus qu'il convient de distinguer des diverses réactions schizophréniformes. L'auteur accepte la notion d'une schizophrénie « constitutionnelle » ou « processuelle » (process schizophrenia), mais ne peut décider s'il s'agit d'un syndrome (comparable en cela à l'hypertension) ou d'une maladie.

      Il pose en première approximation biologique que la psychose schizophrénique se manifeste chez des personnes « frustrées, inadéquates », souffrant d'un manque de robustesse de la personnalité, de vulnérabilité, de difficultés à s'adapter aux exigences sociales. Cette faible tolérance à la frustration est-elle innée, acquise, ou la conséquence d'une éducation fautive? Les connaissances disponibles ne permettent pas de trancher.

      Quelles sont les manifestations objectives précoces ? Assurément, le sujet est bizarre et distant dès l'enfance, il montre divers troubles du comportement, et brusquement peuvent apparaître un retrait, un manque d'empathie, une perte d'intérêt pour autrui, un comportement maniéré.

      Après des considérations sur les manifestations inaugurales de la psychose, l'auteur, révélant clairement la difficulté à saisir l'objet même des investigations biologiques, se demande quand « la psychose devient véritablement psychose » et comment interpréter les premiers symptômes non spécifiques? Il y voit des marques de vulnérabilité. Quelle est, se demande-t-il alors, la nature de la psychose, quel est le véritable processus de la schizophrénie ? Est-ce une manifestation dépendante de la nature humaine lorsqu'elle est soumise à un stress intense, ou son caractère unique lui vient-il d'une particularité du processus lui-même ? S'agit-il d'une maladie ayant une origine et une étiologie spécifiques ou d'un désordre non-spécifique, une « névrose maligne ».

      Il tente de reformuler la question sous une forme familière au langage de la biologie. Si l'on assimile la névrose à l'immaturité, il faut alors se demander quelles sont les causes d'un retard de maturation ? Se fondant sur l'expérience subjective de la psychose vécue par un collègue psychiatre qui a connu un épisode catatonique aigu, l'auteur voit au coeur de la psychose une perte intolérable de l'estime de soi, qui est un impératif biologique.

      Il utilise les catégories kraepeliniennes, tout en exprimant quelques doutes au sujet de leur validité nosologique. La forme catatonique lui donne l'impression d'un désordre psychogénétique, elle a un relativement bon pronostic. A l'inverse l'origine somatique semble plus probable pour l'hébéphrènie. L'adoption du point de vue biologique le conduit à insister sur le chevauchement de ces formes, suggérant qu'aucune caractéristique différentielle n'est absolument significative. Si le manque de cohésion interne de la personnalité est fondamental, présent dans tous les sous-groupes - qu'on l'appelle faiblesse du moi ou ataxie intrapsychique - le problème central de la biologie de la schizophrénie revient à comprendre ce qui produit et perpétue la désintégration de la personnalité.

      L'auteur se demande si le stade terminal particulier qui se manifeste par la perte des fonctions supérieures, spécifiquement humaines (le malade devenant comme décortiqué), représente quelque chose de comparable en termes fonctionnels à l'atrophie produite par l'inactivité, le non usage d'une structure ou si ce stade révèle l'influence durable de quelque toxine métabolique (noxa)?

      Cette phase terminale suggère fortement que la psychose représente une réelle maladie organique, mais une fois encore des faits d'observation viennent jeter le doute : ainsi la récupération partielle après lobotomie ou les recherches avec l'amytal sodique conduisent à penser qu'il n'y a pas de destruction irréversible.

      S'appuyant sur les méthodes et les raisonnements de la biologie, l'auteur se montre visiblement décontenancé devant ce tableau clinique et se demande en quoi la schizophrénie est l'indice d'un trouble biologique ? Il ne peut y retrouver ce qui lui est familier dans les ordres inférieurs du vivant, et malgré quelques analogies superficielles il doit bien admettre que ce trouble est propre à l'espèce humaine et accepter d'y rechercher les particularités qui pourraient rendre un sujet vulnérable à la schizophrénie. Deux caractéristiques s'imposent alors à la réflexion et s'offrent comme objet de spéculation: l'enfance prolongée de l'espèce humaine et l'importance, dans la vie de l'homme, des systèmes symboliques.

      La schizophrénie est alors comparée à l'enfance. S'il y a des similitudes - dans les deux cas il existe une immaturité des processus de pensée et des réactions affectives - il y a aussi des différences, car le schizophrène est passé par des expériences que l'enfant n'a pu encore connaître, et dont il garde des traces (que révèle par exemple le test de Rorschach). 53  La schizophrénie serait-elle alors un échec des processus de maturation ? « Si là se trouve bien le principal aspect de la psychose, alors le problème est quasi automatiquement transféré de l'hôpital psychiatrique au laboratoire de biologie où peuvent être étudiés les facteurs responsables du processus de maturation ». On peut pourtant se demander ce qu'il conviendrait d'étudier dans la complexité de ces processus pour comprendre la schizophrénie.

      D'autres analogies avec la schizophrénie sont à chercher dans le rêve et l'état de rêverie. Rappelant la comparaison de C.-G. Jung entre le rêveur éveillé et le dément précoce, l'auteur, en physiologiste, est aussitôt tenté de suggérer que dans la schizophrénie le cerveau fonctionne, pour des raisons organiques, dans un état de vigilance réduite. Il y a identité entre le rêve et la psychose, et « si nous comprenions le mécanisme des rêves nous pourrions bien avoir la clé de la schizophrénie ». Il en conclut que le rêve, comme la psychose, n'implique pas une pathologie morphologique, et que les recherches consacrées au mécanisme du rêve pourraient bien se révéler aussi éclairantes pour la schizophrénie que les recherches consacrées à la psychose elle-même.

      Une autre analogie est faite avec les atteintes organiques cérébrales, traumatiques ou infectieuses (syphilis). Elle s'appuie sur les travaux de Kurt Goldstein, qui a souligné deux ressemblances fondamentales entre sujets souffrant de lésions cérébrales et patients schizophrènes: le caractère concret de la pensée (concreteness) et son fonctionnement en isolation, c'est-à-dire la difficulté à maintenir les liens adéquats, à distinguer « figure » et « fond ». 54 Malgré les problèmes que soulève cette comparaison (les électroencéphalogrammes diffèrent dans les deux conditions et ce même examen ne permet pas de distinguer patient schizophrène et sujet normal), l'auteur, frappé par les ressemblances, incline à y voir un argument en faveur du concept selon lequel la schizophrénie est une pathologie organique plus qu'un désordre fonctionnel.

      Enfin, il établit un dernier parallèle avec les enfants sauvages, en invoquant un déficit de la capacité d'empathie. Le défaut fondamental (primary defect) de la schizophrénie, d'où découle toute la symptomatologie, pourrait être un manque d'empathie imputable à un trouble du développement normal. Là encore le trouble de maturation (failure in maturation) est considéré comme un élément pathologique fondamental et l'auteur s'en trouve conforté dans son projet de confier au laboratoire la tâche d'élucider la psychose.

      L'intention première de Hoskins était d'essayer de définir le problème de la schizophrénie dans un cadre de référence biologique. Il admet ne pas pouvoir répondre de manière satisfaisante à sa première question, celle de la nature fondamentale de la psychose et de sa signification en tant que manifestation spéciale dans l'ordre du vivant.

      Dès lors, faut-il considérer la schizophrénie comme une modalité d'adaptation ou comme une maladie? S'il s'agit d'une stratégie adaptative, quelle peut en être la valeur pour la survie de l'individu ou de l'espèce? A l'échelon de l'individu, l'auteur imagine qu'une telle stratégie n'aurait d'utilité que pour compenser un sentiment d'infériorité, mais il s'empresse d'ajouter que le prix en paraît élevé et doute que la nature ait pu recourir à de tels moyens. S'agit-il alors d'un mécanisme adaptatif au service de l'espèce (l'élimination des moins aptes), et non de l'individu? Le caractère très élaboré de la phénoménologie lui paraît aller contre cette hypothèse. La nature a coutume d'employer des méthodes plus simples pour éliminer les moins aptes! Dans des termes il est vrai différents, cette question continue d'être posée : dans un travail récent, Crow se demande quelle peut bien être la valeur, en termes de survie, du ou des gènes de prédisposition à la schizophrénie (Crow, 1995).

      Enfin, dernière hypothèse, la psychose serait le produit d'une mutation. Pour le biologiste, les mutations ont souvent des conséquences délétères pour la survie, elles conduisent à des manifestations bizarres, ce qui est bien le cas de la schizophrénie. Il est cependant très difficile de voir quelle influence génétique pourrait conduire à un tel résultat. La réversibilité de la psychose n'en fait pas un contre-argument.

      Cet ouvrage illustre de façon particulièrement nette, voire caricaturale, la tentation d'aller chercher la compréhension de la schizophrénie en dehors de la schizophrénie. Sur la base d'un postulat très vague (tout ce qui concerne la vie est du ressort de la biologie), on s'efforce d'extraire, de la masse des observations cliniques, une ou plusieurs caractéristiques qui donneraient la clé d'une compréhension totalisante et globale. Il est remarquable que ni Kraepelin ni Bleuler ne sont mentionnés dans cet ouvrage, et l'absence d'interrogation critique sur le concept égare, amenant à sélectionner arbitrairement des faits, à les extraire du contexte qui les éclaire. Des analogies trompeuses (avec l'infantile, le rêve) tiennent lieu de données établies, et orientent la théorie.


L'hébéphrénie de Paul Guiraud

      Au chapitre précédent, nous avons suivi les analyses historiques que Paul Guiraud a consacrées au concept de schizophrénie, découvrant une position qui, tout en s'inscrivant dans le rejet critique de ce concept par la psychiatrie française en général, lui faisait néanmoins un accueil original. Dans ce qui suit, nous nous attacherons à la théorisation neuropsychiatrique de la schizophrénie qu'il propose, qui représente une tentative élaborée et cohérente d'intégrer le biologique et le psychologique dans la pathologie mentale. La Psychiatrie Générale nous en fourni les principaux développements.

      Guiraud y fustige le caractère disparate de la nosographie, dû en partie à l'accumulation historique de critères de classification hétérogènes les uns aux autres (clinique, anatomique, étiologique) ; or, «pour être homogène une classification devrait être exclusivement symptomatique ou exclusivement étiologique ». Il ne témoigne pas d'un grand respect pour les entités cliniques traditionnelles, la coexistence et l'utilisation indifféremment des termes «démence précoce», «psychose hallucinatoire chronique» et «schizophrénie» lui semblent refléter ce désordre dans la psychiatrie de son temps. D'ailleurs « nos entités morbides actuelles méritent [bien peu] le nom de «maladie» si sous ce dernier terme on veut entendre selon la pathologie générale «l'ensemble des réactions de l'organisme provoquées par une cause morbide déterminée» ». 55 

      Comme on ne peut, en psychiatrie, échapper aux idées générales et se contenter d'une « attitude rigoureusement positiviste et pratique », 56  Guiraud, s'appuyant sur l'exemple, alors paradigmatique, de la physique, qui n'a pas craint d'aborder les questions de la matière, de l'espace et du temps, s'engage résolument sur les territoires de la science et de la philosophie. Il entend défendre un «monisme à double aspect», en soutenant que « le psychisme et l'encéphale sont les aspects différents d'une même réalité, l'un subjectif, l'autre objectif ».

      Si l'affirmation de l'identité du corps et de l'esprit ne rencontre pas beaucoup d'opposition, il faut convenir qu'elle n'est ni rigoureusement démontrable ni pleinement intelligible. Aussi est-ce en s'appuyant sur une analogie avec certaines théories de la physique moderne que Guiraud propose à la psychiatrie d'admettre « au moins comme postulat que le même processus est, suivant le point de vue sous lequel nous l'envisageons, tantôt une activité des neurones de l'encéphale, tantôt un phénomène psychique conscient ou non ». Il n'écarte pas la possibilité de valider en quelque sorte empiriquement ce postulat: « Partons de ces postulats et que les uns construisent une psychiatrie générale moniste, les autres une psychiatrie dualiste, l'avenir montrera quelle est l'hypothèse la plus féconde », sans indiquer par quel moyen on pourrait bien établir une telle démonstration!

      Venons-en aux pages que Guiraud consacre à l'hébéphrénie, qu'il avait « délimitée et décrite en 1922 avec Dide sous le nom de démence précoce », et qui « ne coïncide qu'en partie avec la schizophrénie de Bleuler ».

      En fin de compte il fait sienne la séparation, proposée par Bleuler, des troubles ou symptômes primaires qui dériveraient directement de l'atteinte cérébrale organique et des symptômes secondaires d'origine psychogénétique, 57  mais il ne peut admettre que le trouble de l'association des idées puisse être la conséquence directe du processus cérébral morbide. Le psychiatre ne doit pas rester un psychopathologiste pur, mais il « doit en outre prendre une attitude de biologiste et de neurophysiologue ». Il ne faut donc « appeler symptôme primitif ou direct que des symptômes qui peuvent être envisagés comme le résultat immédiat d'un mauvais fonctionnement neurophysiologique ». Or la conception de Bleuler ne permet pas de comprendre par quel mécanisme la lésion peut provoquer les symptômes primaires de la schizophrénie.

      Soucieux de « faire coïncider le plus possible la clinique et la neurophysiologie », Guiraud proposait en 1922 avec Dide de conserver une définition plus étroite, correspondant à la démence précoce de Kraepelin, c'est-à-dire excluant les paraphrénies. « L'essentiel de l'hébéphrénie est l'athymhormie », un « défaut du dynamisme vital instinctif et thymique dont dérivent tous les symptômes essentiels, et qui a, sur le plan neurophysiologique, une origine diencéphalique, plus particulièrement hypothalamique ».

      Aux yeux de Guiraud, « les symptômes physiques vraiment primitifs sont d'ordre neurovégétatif, métabolique et neurologique ». Ce sont les troubles vaso-moteurs, les variations pondérales, les anomalies de la régulation thermique, les troubles endocriniens, les symptômes neurologiques à évolution transitoire ou prolongée, et surtout les divers éléments du syndrome catatonique. La catatonie « n'est pas l'expression motrice dissimulée d'idées délirantes ou même d'un état mental pathologique », mais « les symptômes catatoniques sont des manifestations directes du fonctionnement anormal de certains centres cérébraux ... sous-corticaux ». Si les troubles végétatifs et la catatonie résultent d'une atteinte sous-corticale, « il est naturel d'admettre que le processus producteur de l'athymhormie s'exerce dans les régions voisines ».

      Guiraud se fonde sur les travaux d'anatomo-pathologie de C. et O. Vogt, qui ont décrit une lésion vacuolo-lipidique au niveau du noyau médian du thalamus dans la forme catatonique de la schizophrénie. On peut alors soutenir une doctrine diencéphalique de la maladie si l'on ne considère que les formes graves et précoces que nous réunissons sous le nom d'hébéphrénie ; le symptôme essentiel de l'hébéphrénie, l'athymhormie, peut se concevoir sans difficultés comme l'expression psychique du déficit fonctionnel des cellules diencéphaliques. « On peut, ajoute-t-il, se demander actuellement s'il ne faut pas ajouter le lobe préfrontal aux régions atteintes dans l'hébéphrénie ». « Tous ces résultats, conclut-il, tendent à faire admettre que, au moins en partie, les manifestations schizophréniques sont à considérer comme des troubles des fonctions de cette partie de l'écorce préfrontale en liaison dans les deux sens par des fibres nerveuses avec le noyau thalamique dorso-médian ».

      Pour donner à la schizophrénie un fondement organique, Guiraud se sent ainsi contraint d'adopter un concept étroit, et de substituer à l'entité définie par Bleuler une notion beaucoup plus proche de le démence précoce de Kraepelin.

      Au terme de l'analyse d'un certain nombre de contributions à l'effort d'élucidation de l'étiopathogénie de la schizophrénie, contributions très indirectes qui pour certaines procédaient avant tout du souci de mettre au point des traitements efficaces, contributions très directes dans d'autres cas, qui se fixaient pour objectif de découvrir les causes de cette maladie, nous voulons souligner les difficultés qui ont été progressivement repérées et qui restent en grande partie les nôtres aujourd'hui.

      En dépit de leur grande diversité, ces travaux illustrent la persistance, dans la recherche des causes de la schizophrénie, d'un problème important et désormais clairement posé : il n'y a pas de définition biologique de la schizophrénie, il n'y a pas de « marqueur », pour utiliser la terminologie actuelle, c'est-à-dire d'indice fiable qui permettrait d'en définir précisément les contours. Lors du premier Congrès mondial de psychiatrie déjà, Buscaino soulignait que « nous ne connaissons pas une donnée biologique spécifique pour la schizophrénie ». 58 

      Aussi parmi les patients diagnostiqués comme schizophrènes durant la période que nous venons d'étudier, entre les années trente et le début des années soixante, nombreux étaient sans doute ceux qui souffraient de troubles neurologiques, toxiques, métaboliques, ou infectieux, du fait des conditions de la vie asilaire et de l'insuffisance des moyens permettant d'affiner le diagnostic différentiel. Lorsque Baruk s'impose de rechercher les causes de la schizophrénie quand elles existent, et qu'il obtient des résultats thérapeutiques satisfaisants, en cas d'infections bactériennes par exemple, on est en droit de supposer rétrospectivement qu'il sépare des cas de psychoses (ou catatonie) secondaires à un processus organique (infectieux ou autre), de ceux qui relèvent d'une psychose primaire. Toutefois cette distinction n'est pas faite explicitement, et les psychoses organiques sont confondues avec les psychoses fonctionnelles.

      Cette confusion a-t-elle disparu des travaux plus récents ? Nous allons voir, au chapitre suivant, combien cette frontière est subtile et que la ligne de partage peut se déplacer.


4. Continuités et ruptures

      En 1967, dans un ouvrage collectif réunissant les communications présentées lors d'une conférence consacrée aux origines de la schizophrénie, Seymour Kety passait en revue les études biochimiques réalisées dans ce domaine à la fin des années soixante et discutait de manière critique le rôle étiologique qu'une substance chimique endogène pourrait y jouer (Kety, 1967).

      L'hypothèse attribuant à des facteurs biochimiques un rôle dans l'étiologie et la physiopathologie de la schizophrénie pouvait se soutenir, selon Kety, de deux types d'arguments. D'abord, l'existence indiscutable de facteurs génétiques dans la schizophrénie, maintes fois démontrée, et de la manière la plus convaincante par les études de Rosenthal et Kety sur les jumeaux (Kety et al., 1968 ; Kety, 1988 ; Rosenthal, 1967). A une époque où la structure chimique du matériel génétique était connue, le code génétique déchiffré, où la biologie moléculaire, en plein essor, commençait à analyser la subtilité et la complexité des mécanismes régissant l'intimité du vivant, affirmer le poids des facteurs génétiques impliquait inévitablement, selon Kety, l'intervention de mécanismes biochimiques. Le second argument repose sur le constat que certaines substances chimiques, la mescaline, les amphétamines, le LSD, mais aussi un désordre biochimique comme la porphyrie, sont susceptibles de produire un ensemble de symptômes tenus pour caractéristiques de la schizophrénie. Ces considérations ont entraîné une prolifération d'hypothèses et d'expériences biochimiques, que Kety subdivise en deux groupes majeurs.

      Un rapport suggérant qu'une fraction sérique prélevée chez des patients schizophrènes provoque, chez des sujets volontaires non-schizophrènes à qui on l'injecte, l'apparition de certains symptômes psychotiques (Heath et al., 1958) a suscité un engouement pour la recherche de facteurs biochimiques plasmatiques ou sanguins, qui a abouti à « isoler » une substance baptisée taraxéine. Comme dans beaucoup de travaux de cette nature, les tentatives de réplication ont échoué et l'enthousiasme a fini par retomber. La mode était alors aux expériences consistant à injecter à des animaux de laboratoire, dont on étudiait les capacités mnésiques et les facultés d'apprentissage, ou que l'on soumettait à divers tests comportementaux, du plasma prélevé chez des patients schizophrènes. Cette procédure expérimentale, le « bioassay », héritée d'une méthodologie ayant fait ses preuves en endocrinologie, était employée dans divers domaines de la recherche biomédicale, allant de la quête de facteurs hypothalamiques contrôlant la sécrétion des hormones hypophysaires - qui a donné les extraordinaires résultats que l'on sait - à la vaine tentative d'isoler une substance hypnogène. Dans le cadre de la schizophrénie, les résultats obtenus par un groupe n'étaient le plus souvent pas confirmés par un autre, et si par exception il arrivait que ce fût le cas, ils s'avéraient n'être pas propres à la schizophrénie, mais relever d'un état de stress non spécifique. Dans la même logique, on a également beaucoup recherché des fractions antigéniques, mesurant et dosant tout ce que les techniques physico-chimiques alors disponibles permettaient de réaliser.

      A l'époque où Kety rédigeait son rapport, l'hypothèse de la transméthylation de Osmond et Smythies s'imposait à l'attention des chercheurs. Au contraire de la taraxéine, restée confinée au laboratoire, leurs travaux ont conduit à l'utilisation de la niacine comme agent thérapeutique dans la schizophrénie, avec des résultats certes modestes et inconstants. Cet usage pharmacologique se justifiait de ce que la niacine a la propriété biochimique d'accepter des groupes méthyl, et que des substances qui à l'inverse fonctionnent comme des agents donneurs de méthyl, tels la S-adénosylméthionine ou la bétaïne, passaient pour accentuer les symptômes psychotiques. Ces découvertes - l'aggravation des symptômes psychotiques chez les schizophrènes par la méthionine et la bétaïne, l'existence d'une enzyme capable de transméthyler des métabolites normaux en composés psychotomimétiques, l'excrétion dans l'urine de certains patients schizophrènes de 3,4-diméthoxyphényléthylamine (DMPEA), un produit de dégradation anormal (Friedhoff, 1967) - étaient toutes, selon Kety, compatibles avec l'hypothèse de la transméthylation, hypothèse certes loin d'être validée, mais qui méritait à ses yeux un examen plus complet et des investigations approfondies. Toutefois Kety souligne à ce propos un point qui a son importance épistémologique, à savoir que « l'hypothèse de la transméthylation est compatible avec un grand nombre de données dont une grande part ont été générées par cette hypothèse ». Il termine sa revue en soulignant, à son tour, combien floues sont les limites du concept de schizophrénie, qui tantôt désigne une entité unique, tantôt un large regroupement de formes diverses de maladaptation sociale, ce qui introduit dans l'interprétation des travaux des hypothèses implicites et des distorsions dont les conséquences ne sont pas prises en considération. Il annonce les changements à venir - on devine qu'il s'agit de l'introduction prochaine du DSM-III - considérant que malgré les différentes acceptions du concept selon les lieux et les époques, un accord général sur une nomenclature fondée sur la phénoménologie et non sur une étiologie présumée, doit pouvoir émerger prochainement et résoudre bien des difficultés, en réduisant la part de la subjectivité dans le diagnostic et l'évaluation des changements. Par ailleurs, il se pourrait que des facteurs externes psychologiques et sociaux, comme l'isolement ou l'hospitalisation prolongée, modifient la symptomatologie et viennent ainsi rendre confus le tableau biologique. Aussi l'orientation nouvelle des traitements, avec l'ouverture des asiles et l'intégration des patients dans la communauté, apportera-t-elle sans doute un changement à cet égard, en modifiant certaines variables secondaires, comme l'état nutrionnel, les infections, la prise de médicaments.

      Des conclusions de l'article de Kety, deux considérations ont gardé toute leur pertinence. C'est d'abord le constat que les hypothèses biochimiques auront eu au moins le mérite de nous rendre conscients des difficultés épistémologiques et techniques de l'entreprise qui consiste à rechercher l'étiologie biologique de la schizophrénie. 59  C'est ensuite la conviction qu'il ne s'agit pas de se demander lesquels sont prépondérants des facteurs génétiques ou des facteurs acquis, mais de comprendre comment cette double influence s'exerce, par quels mécanismes précis elle en vient à se manifester cliniquement, sous des formes diverses, changeantes et parfois imprévisibles. La tâche à venir consiste à identifier les facteurs biologiques et psychosociaux déterminant la prédisposition et favorisant l'éclosion clinique des troubles, et à étudier le mécanisme de leurs interactions dans le développement des différentes formes de schizophrénie.

      Kety, par ses recherches biochimiques et épidémiologiques, a été conduit plus que d'autres à s'interroger sur le concept de schizophrénie, qu'il a contribué à modifier en introduisant la notion de troubles du spectre. Les études d'épidémiologie génétique ont en effet amené à constater l'existence, au sein de certaines familles de sujets souffrant de schizophrénie - et cela aussi bien dans des travaux anciens que dans les études récentes reposant sur une définition rigoureuse du trouble par des critères opérationnels - d'un ensemble de désordres apparentés, formes moins sévères et moins invalidantes, tels le trouble schizophréniforme, le trouble schizo-affectif, le personnalité schizotypique ou paranoïaque (Kety et al., 1968 ; Kety, 1988).

      Le développement ultérieur des recherches sur l'étiologie et la physiopathologie de la schizophrénie se caractérise à la fois par la continuité et par la rupture. Continuité dans la manière de poser les problèmes, avec de constants raffinements méthodologiques, rupture et innovation dans les thématiques et les voies de recherche.

      Dans le domaine de la biochimie et plus précisément de la neurochimie des syndromes schizophréniques, on a renoncé à l'idée de découvrir une hypothétique substance endogène, métabolite aberrant susceptible de produire un syndrome psychotique, à l'instar d'une drogue hallucinogène. Oubliées aujourd'hui la taraxéine et autres substances « psychotogènes » ! Le champ de la recherche biochimique s'est organisé, en ce qui concerne la schizophrénie, autour de l'hypothèse dopaminergique (Snyder et al., 1974 ; Carlsson, 1978 ; Losonczy et al., 1987).

      Autre étape majeure de ces dernières décennies, l'adoption de critères diagnostics standardisés (DSM-III, 1980) a permis de poser en termes plus précis et plus clairs le problème des relations entre le concept nosologique et l'élucidation de l'étiopathogénie du trouble.

      L'introduction des médicaments psychotropes a bouleversé la thérapeutique psychiatrique et amené des hypothèses nouvelles sur la physiopathologie et l'étiopathogénie des principaux troubles mentaux. C'est la découverte du mécanisme d'action des neuroleptiques qui a conduit à proposer l'hypothèse dopaminergique de la schizophrénie, qui, depuis une trentaine d'années, représente une référence centrale dans la compréhension de la physiopathologie du trouble et l'un des pôles organisateurs de la recherche biologique. La logique de son élaboration est dans la continuité d'une heuristique suggérée par Smythies, puis par Kety, l'étude du mode d'action des drogues psychotomimétiques, à cette nuance près que c'est ici la voie inverse, la compréhension du mode d'action des antipsychotiques au niveau macromoléculaire, qui s'est avérée la plus fructueuse. Cette démarche représente un paradigme majeur de la recherche en psychiatrie biologique, elle y fonctionne comme une référence méthodologique incontournable. Les premières théories aminergiques de la dépression reposaient de même sur des hypothèses dérivées de la connaissance du mode d'action des agents antidépresseurs. Si l'effet thérapeutique d'une substance pharmacologique se produit par inhibition de l'activité d'un neurotransmetteur, c'est que celui-ci se trouve en excès dans le cerveau des malades : cette inférence logique a certes le mérite de la simplicité et l'attrait de l'évidence, mais elle est toutefois grevée de postulats implicites trompeurs.

      Depuis la première formulation de l'hypothèse dopaminergique de la schizophrénie, de très nombreux travaux cliniques et expérimentaux, reposant sur l'emploi des techniques les plus diverses (dosages de la dopamine, d'autres monoamines et de leurs métabolites dans différents liquides biologiques ; études post-mortem des neurotransmetteurs et de leurs récepteurs ; étude du débit sanguin cérébral ; neuroimagerie par émission de positons, etc) ont considérablement obscurci le tableau, si bien qu'aujourd'hui l'idée qu'un excès d'activité dopaminergique constitue le mécanisme physiopathologique unique ou le principal facteur étiologique est abandonnée. L'hypothèse a certes gardé son pouvoir heuristique, mais au prix d'une réduction de son champ d'application. Elle s'est enrichie et complexifiée en intégrant quantité de données nouvelles - les interactions multiples entre neurotransmetteurs, les variations locales de l'activité dopaminergique dans le cerveau des patients schizophrènes -, tandis que se restreignait son domaine de validité. Renonçant à l'ambition d'expliquer la maladie dans sa globalité, elle s'est déplacée au niveau des symptômes et des troubles comportementaux et cognitifs (McKenna, 1987 ; Carlsson, 1995 ; Davis, 1991).

      Seconde avancée majeure, l'introduction de critères de recherche standardisés a permis de constituer des groupes plus homogènes de patients et de surmonter l'obstacle rédhibitoire qui pénalisait les travaux anciens. La principale vertu de ces systèmes réside dans leur fiabilité, largement éprouvée. Cette étape méthodologique est une condition nécessaire, mais non suffisante, car elle ne donne aucune certitude quant à la validité des entités ainsi définies. Correspondent-elles à des objets naturels, permettront-elles d'en découvrir la nature biologique ? Les révisions importantes apportées par les éditions successives du DSM américain, par exemple l'introduction des symptômes négatifs dans le DSM-IV, donnent déjà, implicitement, une première réponse. Ces instruments diagnostics ont d'ailleurs toujours été considérés comme sujets à des révisions et des modifications.

      L'introduction de nouvelles méthodes de recherche biologique et de technologies puissantes (génétique moléculaire, neurosciences cognitives, neuroimagerie fonctionnelle) ne peut clore le débat ni résoudre le conflit entre ceux qui voudraient se passer du concept de schizophrénie et ceux qui estiment possible, voire nécessaire, d'en conserver l'unité, sous une forme expérimentalement testable, comme l'examen de deux tentatives conceptuelles récentes pourra nous en convaincre.

      Récemment, Nancy Andreasen affirmait avec force que le problème aujourd'hui le plus urgent et le plus pressant est bel et bien de nature clinique, qu'il consiste à définir la schizophrénie. Proposant un modèle « néo-bleulérien » de la schizophrénie, 60  cet auteur estime que la définition du trouble doit être basée sur les mécanismes cognitifs (lathoménologie), et non sur sa phénoménologie. Le trouble des associations devient un syndrome de « misconnections ». La schizophrénie est bien une seule maladie, avec un phénotype unique, défini par une anomalie cognitive fondamentale, voie finale commune de divers facteurs étiologiques ou physiopathologiques. Les symptômes ne peuvent en constituer la marque distinctive, le « phénotype » doit être défini à partir d'un trouble fondamental des processus mentaux, conséquence d'une perturbation de la circuiterie neuronale : c'est la « schizencéphalie ». Rejetant l'idée d'une étiologie unique entraînant une évolution clinique déterminée, ce modèle admet l'existence de plusieurs facteurs étiologiques (niveau des « entrées ») et de multiples symptômes (niveau des « sorties »), reliés par un processus unique qui donne au concept son unité. Ainsi la diversité étiologique et symptomatique peut-elle se réduire à un phénotype unique, un « marqueur neurocognitif ». Quels sont les possibles candidats à la fonction de marqueur neurocognitif ? Ce sont les notions de « comportement dirigé par des représentations » (mémoire de travail, Goldman-Rakic, 1994), de « perturbations de la métareprésentation » (Frith, 1992), de « perturbations du traitement de l'information », ou de « dysmétrie cognitive » de l'auteur.

      La fonction perturbée est un « métaprocessus » ou un « métasystème », et le recours à ces notions rappelle la critique adressée à Bleuler par Minkowski, quand ce dernier soulignait que parler d'un trouble des associations suppose que l'on connaisse la manière dont se réalise la concordance des fonctions.

      La dysmétrie cognitive serait la conséquence d'une perturbation des circuits nerveux reliant trois régions cérébrales essentielles, le cortex préfrontal, le thalamus et le cervelet, qui chacune ont montré la présence d'anomalies structurales ou fonctionnelles en neuroimagerie. Ce modèle unificateur veut jouer le rôle d'un commutateur opérant entre clinique et sciences fondamentales. Il oriente la recherche vers le contrôle des mécanismes génétiques responsables de la mise en place au cours du développement des circuits neuronaux reliant cortex préfrontal, thalamus et cervelet, et offre aux yeux de l'auteur une hypothèse unique falsifiable. Ce point précis peut-être mis en question, tant il paraît difficile de tester un modèle mettant en jeu des structures si diverses, si globalement interconnectées. Un commentateur doute qu'un concept unique puisse intégrer un syndrome aussi vaste, incluant très certainement des dysfonctions de divers circuits nerveux, différents patterns de linkage génétique et des caractéristiques cognitives et cliniques hétérogènes. De fait, l'intéressant modèle d'Andreasen ne spécifie en rien ce qui, en clinique, serait susceptible d'appartenir ou de ne pas appartenir au syndrome schizophrénique.

      Un autre effort de clarification conceptuelle, développé sous la double pression de la clinique et de la recherche, a été mené à bien par Ming Tsuang et col. (1999; 2000a ; 2000b) ces dernières années. Ces auteurs saluent l'importante contribution du DSM-III, en particulier en ce qui concerne la fiabilité du diagnostic, mais ils considèrent que le rôle prépondérant attribué aux symptômes psychotiques dans les critères diagnostics fait obstacle aux recherches biologiques et étiologiques. D'une part les symptômes psychotiques ne sont pas spécifiques de la schizophrénie et ne constituent pas même un élément de diagnostic différentiel avec d'autres troubles psychopathologiques, d'autre part ils représentent une manifestation évolutive tardive, et se situent ainsi à distance de l'étiologie et de la physiopathologie du trouble. Il s'agit donc de rechercher des indicateurs plus proximaux. S'éloignant de la position a-théorique du DSM-IV, les auteurs considèrent la séparation des critères diagnostics et des concepts étiologiques comme stérile pour la recherche, et proposent d'incorporer des données empiriques, en particulier étiologiques, aux critères diagnostiques du DSM. Les arguments en faveur d'une hypothèse neurodéveloppementale étant nombreux (complications obstétricales, exposition prénatale à un virus, déficits neuropsychologiques et présence de symptômes négatifs chez des apparentés non psychotiques), il est très probable que la schizophrénie commence avant les manifestations psychotiques, sous forme d'un syndrome qui pourra ou non se développer jusqu'à la psychose. Tsuang et col. reprennent et enrichissent le concept de schizotaxie, forgé par Mehl (1962; 1989), et proposent des critères de recherche opérationalisés, sur la base de la présence de symptômes négatifs et de perturbations neuropsychologiques, aspects de la psychopathologie dont la dimension génétique a été établie (étude d'apparentés de patients schizophrènes). Si cette conceptualisation se confirmait, la schizotaxie représenterait une expression plus spécifique de la prédisposition à la schizophrénie que les critères diagnostiques du DSM-IV, trop focalisés sur les symptômes de la psychose floride.


5. Conclusions

      Dans la première partie de notre travail, nous nous sommes attachés à retracer l'origine du concept de schizophrénie. La démence précoce, devenue avec Kraepelin une entité clinique unifiant des tableaux auparavant disparates, relevait d'une étiologie organique que cette conceptualisation devait précisément permettre de découvrir. L'unité de sa construction nosologique lui paraissait établie, par la spécificité de la symptomatologie sans doute, mais surtout par le cours évolutif du trouble et sa résolution en un état terminal homogène d'abêtissement démentiel. Avec le concept de schizophrénie proposé par Bleuler, cette entité a pris une extension plus grande et s'est trouvée essentiellement caractérisée par un mécanisme psychopathologique, la rupture des associations ; en soutenant l'hypothèse qu'un processus morbide est à l'origine des symptômes primaires de la schizophrénie, Bleuler s'est néanmoins prononcé en faveur d'une étiologie organique, liée très certainement à un désordre cérébral. Le concept qu'il a élaboré présente un degré de complexité se prêtant mal aux explications réductrices que la science médicale de son temps pouvait en proposer. Cela explique en partie les oppositions à ce concept, que nous avons plus particulièrement rencontrées en étudiant sa réception dans la tradition clinique de la psychiatrie française. Nombre d'auteurs, en France et ailleurs, aujourd'hui comme hier, estimant qu'une notion aussi englobante ne pouvait prétendre constituer un domaine de recherche homogène et se trouvant embarrassés par le flou de la délimitation conceptuelle, l'ont rejetée ou fragmentée en plusieurs entités. C'est à l'insuffisance du concept lui-même, à son caractère hétérogène, qu'ils imputaient l'échec à découvrir enfin l'étiologie tant recherchée.

      Nous avons prêté une attention particulière à des recherches expérimentales et cliniques réalisées pendant l'entre-deux guerre pour les unes, dans les années cinquante et soixante pour les autres, qui toutes visaient à découvrir l'étiologie biologique de la schizophrénie. Leurs hypothèses de travail faisaient appel à des mécanismes toxi-infectieux, à des désordres biochimiques ou à des facteurs génétiques. En nous intéressant à des travaux qui s'attachaient à découvrir les causes biologiques de la schizophrénie, notre intention était de mettre en lumière la démarche adoptée, les hypothèses implicites, les difficultés méthodologiques. Aussi des domaines entiers de la recherche et de la réflexion théorique et conceptuelle consacrées à la schizophrénie ont-ils été passés sous silence. Nous n'avons pas abordé la contribution psychanalytique ni l'apport des théories systémiques, et nous n'avons retenu, dans la masse considérable et finalement assez opaque des travaux biologiques de ces dernières années, que ceux qui se situaient au coeur du problème étudié.

      Notre enquête historique montre que la recherche en psychiatrie biologique, qui repose aujourd'hui sur la mise en oeuvre de techniques sophistiquées et de compétences multiples, ne saurait sans risque se désintéresser des questions conceptuelles nées de la clinique. Un lien étroit doit être maintenu entre recherche et clinique, dans un mouvement dialectique incessant, de plus en plus difficile compte tenu des spécialisations inéluctables que la croissance du savoir impose, mais plus que jamais nécessaire.

      Nous avons analysé ailleurs les difficultés conceptuelles que peuvent générer des positions aussi différentes que celle du clinicien et celle du scientifique, quand ils s'appliquent au même objet (Baud, 1999). Le premier est animé par le souci de poser un diagnostic et de mettre en oeuvre des mesures thérapeutiques efficaces, tandis que le second, qu'il soit généticien, neurochimiste ou neuropsychologue, s'attache à découvrir la nature des mécanismes biologiques, cognitifs et/ou affectifs perturbés. Toutefois, rien ne permet à priori d'être certain que la nosologie actuellement en usage en clinique psychiatrique est appropriée aux différences (entre individus ou entre groupes) que cherchent à révéler la génétique ou les neurosciences cognitives. Au contraire, de nombreux indices suggèrent que les divers domaines des neurosciences psychiatriques pourraient, selon leur spécificité propre, ne pas trouver dans les catégories cliniques un découpage adéquat à leur objet. Les contraintes épistémologiques sont différentes, l'objet de connaissance ne s'y construit pas de la même manière, ce qui est signifiant ou pertinent dans un domaine peut ne pas l'être dans l'autre, en tout cas pas immédiatement ni sans réorganisation.

      Le concept de schizophrénie est-il encore nécessaire à la psychiatrie contemporaine ? Représente-t-il aujourd'hui un obstacle épistémologique, destiné, comme d'autres concepts scientifiques dans le passé, à disparaître de nos catégories intellectuelles ? Faut-il en précipiter activement l'abandon ou au contraire préserver une construction théorique considérée comme indispensable à l'organisation et à la synthèse des faits cliniques ?

      La question est complexe et nous ne pouvons ici qu'esquisser une brève réponse.

      On a souvent déploré le caractère vague et imprécis, les limites floues de ce concept. Loin d'en constituer la faiblesse, cet aspect en a fait la richesse et a rendu possible le déploiement de son potentiel créatif. Le lexique courant de la psychiatrie abonde en concepts flous : conscience, inconscient, émotions, anxiété, personnalité, réalité (que ce soit dans l'expression « perte de contact avec la réalité » ou dans le terme « déréalisation »), ces notions sont au coeur de sa pratique et de son discours, et si le caractère flou d'un concept constituait une faiblesse rédhibitoire, c'est le domaine entier du vocabulaire psychiatrique qu'il faudrait réformer.

      Destiné à donner sens à l'activité clinique, à organiser l'intervention thérapeutique autant qu'à favoriser la recherche biologique, le concept de schizophrénie s'est trouvé, du fait de ces exigences multiples et contradictoires, au coeur de conflits féconds. Travaillé d'une tension permanente qui en fait la richesse et en explique peut-être la pérennité, il paraît aujourd'hui encore indépassable, nécessaire aussi bien à la clinique quotidienne qu'aux recherches qui peut-être en précipiteront le recul ou la disparition.

      Car un concept ne peut être aboli par décret, il disparaît quand il ne répond plus à une nécessité théorique, quand il cesse de remplir une fonction heuristique. Certains signes annoncent qu'il pourrait bientôt en aller ainsi du concept de schizophrénie. Force est en effet de reconnaître qu'en dépit d'un effort de recherche considérable, mettant en oeuvre les ressources toujours renouvelées des sciences biologiques et physico-chimiques, il n'a pas été possible à ce jour d'assigner une étiologie organique à la schizophrénie. On peut imputer cet échec aux insuffisances techniques et attendre en confiance que des découvertes nouvelles apportent la solution tant attendue. Une telle position, qui conduit à négliger les obstacles conceptuels, est à notre sens intenable. Les progrès spectaculaires des sciences biologiques, en particulier dans les domaines de la génétique moléculaire et de la neuroimagerie, ne porteront de fruits que s'ils s'accompagnent d'une réflexion critique sur les concepts fondamentaux de la nosologie psychiatrique. Des considérations cliniques peuvent aussi nous y engager : les travaux actuels sur la psychose débutante montrent avec éclat combien un diagnostic d'état, quand bien même posé dans le strict respect des critères opérationnels actuels, est loin de permettre un pronostic fiable. Aussi le retour à une approche syndromique est-il préconisé par certains (McGorry, 1995), dans le souci d'épargner aux jeunes patients et à leur famille l'effet dévastateur d'un diagnostic intempestif. Par un curieux effet de son histoire tourmentée, le concept de schizophrénie, associé au début du siècle à l'idée d'une guérison possible, se voit aujourd'hui suspecté, comme le fut en son temps celui de démence précoce, d'aggraver le devenir d'un trouble décelé en sa phase précoce. Mais en fin de compte, le démantèlement annoncé des formes syndromiques qui constituent les schizophrénies n'est-il pas conforme aux prédictions de Bleuler ? 61 

      Quand changent les limites d'un concept, quand son territoire (son extension et sa compréhension) s'étend ou au contraire s'amenuise, d'autres notions, d'autres catégories nosologiques, à leur tour se transforment. La disparition du concept de schizophrénie entraînerait ainsi une réorganisation profonde de la totalité du champ de la psychiatrie et serait le prélude à une refonte globale de la psychopathologie.


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