UNIVERSITÉ DE GENÈVE

FACULTÉ DE MÉDECINE

Section de médecine clinique
Département de santé et médecine communautaire

Institut de médecine sociale et préventive

Données de base pour le renforcement de services de santé périphériques dans trois provinces du sud du Chili

Thèse
présentée à la Faculté de Médecine de l'Université de Genève
pour obtenir le grade de Docteur en Médecine

par

Axel Máximo KLOHN

(de Genève / Suisse)

sous la direction du
Pr André Rougemont

Thèse no Méd. 10309

Genève, 2003


      L'étude porte sur un grand nombre de données économiques, démographiques, sanitaires et «ethniques» originales, groupées par commune et disponibles sur Internet à partir de diverses origines, pour trois provinces du sud du Chili majoritairement rurales et dotées de particularismes historiques, géographiques, économiques et culturels marqués.

      La distribution des données numériques a été examinée à partir de graphes; les coefficients de corrélation linéaire et le niveau de signification statistique ont été calculés de façon systématique. La distribution géographique des paramètres a également été examinée.

      L'analyse explicite notamment des indicateurs normalisés de mortalité corrélés avec les paramètres de consommation et de niveau de vie, et inversement corrélés avec la participation communautaire.

      Les nouveaux défis globaux pour la santé des populations sont évoqués à partir de ce cas, ainsi qu'un certain nombre de voies ouvertes pour améliorer l'accès des populations aux services de base et affiner l'analyse des déterminants de santé.


      A la mémoire de Carl et Ingeborg, captivés en premier par ces terres étranges.

'I suppose I am more of a Costaguanero than I would have believed possible,' he thought to himself.
.../...
'No!' interrupted the doctor. 'There is no peace and no rest in the development of material interests. They have their law, and their justice. But it is founded on expediency, and is inhuman; it is without rectitude, without the continuity and the force that can be found only in a moral principle. Mrs. Gould, the time approaches when all that the Gould Concession stands for shall weigh as heavily upon the people as the barbarism, cruelty, and misrule of a few years back.'
Joseph Conrad, "Nostromo"

"Hence the burden of diabetes on the health care system in India is going to be stupendous..."
N. R. Rau, Karnataka State API


      A Tatiana.

      A Wulf et Iris, pour la Méthode.

      A Edelmira.

      A M. le Dr. Henri Voegeli, privat-dozent, et à M. le Dr. Philippe Chastonay, pour leurs patientes relectures et leurs suggestions.

      A M. le Professeur Aldo Campana, à M. le Dr. Alain Lemoyne de Vernon, pour leurs encouragements et leurs conseils avisés.

      A Walter Velázquez pour la logistique sur le terrain et les informations complémentaires.

      A M. le Dr. Jean-Pierre Jubin, pour l'autonomie d'organisation qu'il m'a toujours accordé.

      A M. le Dr. Richard Wild et aux empêcheurs de penser en rond de medito.com.


      Les premiers jours, on a du littéralement camper à l'intérieur de la vieille maison. Une pousse d'arbre s'était frayé un chemin à travers le sol disjoint de la cuisine. Les outils traînaient à l'endroit exact où je les avais laissés cinq ans auparavant. Il faut savoir (presque) tout faire pour vivre dans le coin. Il y avait de la poussière un peu partout, et les divers signes de passage des rats évoquaient la vague possibilité de la présence du virus Hanta, bien qu'aucun cas n'eût été signalé dans la zone immédiate.

      Cette année-là l'été austral fut exceptionnellement chaud et sec et on a pu réparer les pires dégâts avec l'aide de Felix : trois planches de zinc du toit étaient percées par la rouille, et la grande fenêtre du salon menaçait de tomber à la moindre rafale de vent un peu appuyée. On a refait un cadre et scellé les carreaux au mastic de silicone. Petit à petit, la bâtisse reprenait vie. Paradoxalement, le noyau le plus ancien, qui date de 1905, semblait avoir le mieux résisté aux assauts du temps et aux escouades de vermine xylophage. C'est la plus ancienne maison attestée dans la propriété, elle aurait appartenu à un certain Don Saturnino Carrillanca, à ne pas confondre avec Don Sata qui est l'un des nombreux surnoms locaux du Diable.

      On s'est installés dans le Eckzimmer, ainsi nommé car il possède deux fenêtres dans le coin est d'où l'on peut contempler le glacier du Volcan Tronador se teinter de rose le soir. Enfin, on pouvait, la végétation a poussé tout autour, mais on ne la touche pas, car elle protège du vent. Mon grand-père a fait construire cette aile en 1933 ou 34, peu après son arrivée, et la chambre est entièrement revêtue de cyprès des Andes. Construire ou réparer des maisons c'est une fièvre facilement contagieuse sous ce climat et ces latitudes, la simple évocation de l'hiver ou de soixante jours consécutifs de pluie tambourinant son inusable spectre de mélodies sur les toits suffisent en général pour réveiller des ardeurs à la tâche. Les rongeurs aussi apprécient les maisons, et chaque nuit vers 02 :00 quelques surmulot somnolent nous éveillait de son pas lourd et presque solennel, suivant un trajet immuable à travers les soupentes.

      Il fut bientôt temps de repartir, mais on y retourna souvent. Il faut dire que j'ai une compagne extraordinaire, capable de comprendre beaucoup de choses, y compris la manie d'aller en Patagonie. Pourquoi au juste, la Patagonie? Il peut y avoir bien des raisons, dont le rêve d'une vie différente, la soif des grands espaces et d'une élusive liberté, l'étrange magie des ultimes reliquats de forêts gondwaniques, l'espoir d'y vivre et d'élever des gosses dans un environnement légèrement plus aéré et plus sain que le quartier de Cornavin, tout au moins pour les premières années, les plus cruciales. Et la vieille demeure trônait là, abandonnée, surplombant une plage de cendre volcanique jonchée des troncs que charrient les crues hivernales, comme une alternative et un défi.

      Peu de temps avant la date fatidique du retour, l'un des fils de Don A***, notre voisin d'en face (de l'autre côté du lac, puisqu'il n'y a pas de route) est venu me chercher. Sa mère avait un malaise, m'a-t-il dit. Pour aller chez Don A***, il faut juste traverser (s'il n'y a pas trop de vent) le bras du lac dans un esquif plus ou moins motorisé et gravir 400 à 500 m d'une pente assez raide coupée en deux ou trois endroits par de petits ruisseaux sonores. On arrive sur un replat situé presque au-dessus de la grande cascade, où se trouvent le jardin et la maison précédée d'une galerie pour les jours pluvieux. Les cerises sont plus tardives à cette hauteur, la vue du couchant y est magnifique, et surtout on peut détecter un quelconque bateau qui approche avec une bonne heure d'avance. C'est suffisant pour lâcher les chiens, amener les chevaux dans quelque passe montagneuse, et traverser la frontière si besoin. Dans la famille de Don A*** (comme dans la mienne d'ailleurs) on sait à quoi s'attendre de la part de la « civilisation » et de l'être humain, en particulier de l'être humain blanc. Autrefois -du temps de son arrière-grand-père, peut-être, et Don A*** est déjà bien âgé- ils habitaient du côté de la plaine de Osorno, jusqu'à ce que des hommes armés de fusils et de gourdins s'emparent de leurs terres. Don A*** et sa famille sont ce qu'on appelle « des indiens » ou plus récemment « des membres des ethnies originaires ». Nous vivons des temps civilisés. Aujourd'hui les fusils et les gourdins ont été remplacés la plupart du temps par des déplacements abusifs de bornes agrémentés de procès qui se prolongent jusqu'à ce que la partie économiquement faible succombe ou cède à « l'offre généreuse d'une petite maisonnette en ville en guise de compensation », mais l'effet n'est pas différent au fond.

      Ils se trouvaient en pleine moisson de blé, à la faux sur un petit champ vaguement triangulaire. Le malaise était visiblement passé, ils travaillaient tous et assez vite -on se méfie beaucoup de l'arrivée intempestive de la pluie qui peut se faire à tout moment-

      Il faisait déjà sombre dans la maison. J'avais pris une lampe torche, et Don A*** a allumé une chandelle, il les confectionne lui-même avec la cire de ses ruches et les préfère aux lampes à pétrole à cause de l'odeur. J'ai pu examiner E*** - quel âge pouvait-elle avoir ? la quarantaine passée peut-être, ou bien vieillie prématurément. Dentition en mauvais état, rien de particulier à l'examen physique si ce n'est un brin de tachycardie -mais elle sort d'un effort physique important- De l'hémoglobine dans les urines, ça, oui. En tant qu'indigents ils sont pris en charge sans frais, du moins c'est ce qu'on leur dit.

      -« Il faut aller en ville pour faire deux ou trois examens, vous pouvez ? »

      -« Oui »

      -« Alors allez-y assez rapidement »

      -« Oui ».

      On est repartis lorsque le soir tombait déjà. -ma ferraille d'ostéosynthèse tibiale me faisait assez mal ces jours-là.-

      Retour à Genève.

      Six mois plus tard elle n'était plus de ce monde. Pendant un travail lourd, elle s'était assise, dit-on. Elle avait poussé un grand soupir, et c'était fini. Elle n'était jamais allée en ville, encore moins à l'hôpital, rapport à des trucs que les blancs lui avaient fait lorsqu'elle était jeune paraît-il. « Elle ne sortait jamais » me dit un proche.

      -« Mais bon sang, pourquoi elle n'est pas allée consulter »...

      Le remords m'a longtemps rongé. « Peut-être que si j'avais été là, j'aurais pu insister et la convaincre » etc.

      Un autre voisin, Don U***, est venu lors de mon dernier séjour. Je l'ai fait passer dans l'une des petites chambres de devant pour l'examiner, il avait un globe vésical qui débordait depuis trois jours. Costaud, il ne s'en plaignait pas. Et je n'avais même pas une sonde de Foley sous la main pour le débloquer... Envoyé en ville. Son fils a pu le ramener le soir même (6 heures de trajet). Il faut s'équiper mieux, il faut du temps, il faut être là, il faut s'installer...

      J'y repense pendant qu'on construit la remise avec le fils de Don A***. Pour l'instant on se fait un peu la main avec ça, mais la consultation, on va la mettre là, un peu plus loin face au lac, ce n'est pas une idée folle, j'en suis sûr. Ils sont un millier environ autour du lac, ils leur faut un médecin, une équipe médicale un jour tous les deux mois ce n'est pas suffisant.... Avec un peu de chance et de diplomatie on pourra peut-être discuter une convention avec le service public, comme ils font déjà pour les urgences, pourvu que ça ne soulève pas trop de jalousies. Mais il me faut une source externe de revenus, ça je le sais... mon grand-père a dû laisser tomber lorsqu'il a fallu envoyer les gosses à l'école secondaire et aussi parce que l'éboulement de 47 avait emporté la remise avec toute la machinerie. Note mentale : penser à ne jamais construire près du fond des vallons.

      On installera une parabole pour la connexion à Internet par satellite et quelques panneaux solaires...

      Mais tout ça c'est de la musique d'avenir. Imaginant que les problèmes rencontrés ne devaient pas toucher uniquement les habitants du lac, j'ai commencé par aller discuter avec un confrère du coin. « On manque de matériel » m'a-t-il dit. Je me suis ensuite rendu dans le centre de soins. Pas la belle clinique privée, le centre « pour les autres » soit le 80% de la population. Un médecin pour 8 000 habitants ruraux de la commune, ce qui explique peut-être la fréquence de passage de l'équipe. J'en suis sorti avec une première idée des carences que j'allais rencontrer.

      On entend fréquemment là bas des critiques du système public de santé. Pourquoi fonctionne-t-il aussi mal ? J'ai posé la question à quelques amis. « Le problème ce ne sont pas les médecins, ni les paramédicaux, le problème c'est la bureaucratie, le système » a répondu l'un. « Je ne comprends rien à ce qu'il s'y passe, encore moins à leurs histoires de réforme » a avoué l'autre. Tous les avis convergeaient sur une grande confusion.

      Devant tant d'incertitudes, j'ai donc commencé à rassembler des informations objectives, pour comprendre. Pour savoir à qui j'aurais affaire, pour me faire une idée, au delà de tout préjugé ou filtre polarisant, des problèmes, obstacles, mais aussi des éventuels leviers que j'allais trouver au-delà de la réalité immédiate du lac et de ses habitants. La nécessité s'est vite fait sentir d'organiser les données en tableaux et en graphiques, rechercher des corrélations, émettre des hypothèses, trouver des interprétations plausibles et vérifiables pour construire une vision raisonnée de l'ensemble. Et je suis allé de surprise en surprise.

      Je crois réaliser que cela fait de longues années que ce travail se préparait: au-delà des questions pertinentes au fonctionnement du système de santé, c'est le désir de comprendre la singularité et la richesse de l'ensemble unique d'interactions homme-environnement qui s'est développé dans la région, et la crainte toujours présente de les voir disparaître à jamais sans même avoir été documentées ni comprises, à l'instar des espèces endémiques les plus fragiles de la vieille forêt gondwanique. Si le présent travail réussit à étendre ou a éclaircir ce champ de connaissance de façon à ce que des solutions apparaissent à ce qui est actuellement interprété comme une fatalité ou comme un fruit du chaos, le but aura été atteint.


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