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Introduction

      L'origine de cette thèse remonte à une quinzaine d'années, au milieu des années 1980. Alors étudiant aux Etats-Unis, je me souviens de très vives discussions sur l'évolution de l'Empire soviétique avec certains professeurs américains de l'Université de New York, pourtant qualifiés de « liberal » au sens américain du terme, c'est-à-dire progressistes, et spécialistes des relations Est-Ouest. Ceux-ci étaient convaincus que la « perestroïka » de Michael Gorbatchev n'était qu'un leurre de plus de Moscou pour tromper l'Occident. Convaincu, au contraire, qu'il fallait donner une chance à ce désir d'évolution à la fois intérieure et extérieure de l'Union soviétique, je me souviens m'être senti soudainement « européen », de manière diffuse, dans le regard des autres, et qu'il y avait là matière à réflexion.

      Puis, suite à la chute du Mur de Berlin et l'effondrement du communisme, la Communauté européenne a entrepris de vastes chantiers pour poursuivre et développer l'intégration européenne, notamment autour de l'idée d'une Union politique toujours plus étroite entre ses Etats membres. A l'intégration économique, qui est à l'origine de la construction européenne, s'est ajoutée l'intégration et l'affirmation politique, étape sensible et majeure d'une Europe plus forte et davantage maîtresse de son destin.

      Depuis le traité de Maastricht, signé en 1991, l'Union européenne s'est ainsi dotée d'un instrument nouveau, la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), dont le concept a ensuite été renforcé dans le traité d'Amsterdam, signé en 1997. La PESC, depuis le début des années 1990, est ainsi devenue un phénomène en gestation continue.

      Il y a de nombreux travaux et études sur la PESC. Pour notre part, nous n'avons pas privilégié une approche diplomatique classique en rédigeant notre thèse. Nous avons voulu nous concentrer sur une approche originale et pluridisciplinaire, touchant à la fois à la science politique, à l'histoire, à la sociologie, à l'analyse de discours, et aux sciences de la communication, pour pouvoir démontrer notre intuition première d'étudiant européen aux Etats-Unis.

      Ainsi, l'hypothèse de base de notre thèse de doctorat repose sur les deux axes suivants:

      Nous avons donc voulu analyser la PESC au travers des discours sur la PESC comme autant d'éléments qui, peu à peu, façonnent l'identité européenne, elle-même en formation continue. Pour ce faire, nous avons structuré notre thèse en cinq parties principales, et en seize chapitres.

      Ière Partie

      Dans la Ière Partie, nous allons étudier les dimensions sociales et identitaires de la politique étrangère. Nous verrons que l'identité européenne est un processus dynamique, et que l'altérité est constitutive de soi. Nous allons voir comment se construit l'identité sociale, et quels sont les éléments constitutifs de l'identité, qui est un phénomène complexe, dans la mesure où chaque individu ou groupe social possède en réalité une pluralité d'identités.

      L'identité se définit, en effet, à la fois comme conscience et comme processus. Il s'agit du sentiment que l'individu a de lui-même et l'inclusion de l'individu dans des groupes sociaux. Autrement dit, l'identité n'est pas un phénomène statique, figé, mais se développe en permanence dans une perspective relationnelle.

      La définition d'une identité collective se fait en fonction d'une série de traits différentiels toujours mis en relation avec une altérité. Ainsi tout agrégat social partage un sens d'appartenance basé sur une croyance (composant cognitif), sur une charge affective (composant émotif), et sur la manière de se valoriser par rapport aux autres (composant évaluatif). L'intégration européenne apparaît ainsi comme un processus de construction sociale continu, complexe et interactif, qui redéfinit les identités sociales de manière dynamique.

      On peut voir dans la confrontation avec l'Autre le ciment de la construction identitaire européenne.

      La construction de l'identité pose également le problème de l'interprétation de la réalité. L'interprétation apparaît ainsi comme une reconstruction de la réalité. Pour mieux saisir la réalité, Weber a développé le concept d'idéal-type. La construction d'une activité strictement rationnelle en finalité sert de « type » - « Idealtypus - à la sociologie, afin de comprendre l'activité réelle, influencée par des irrationalités de toute sorte (affections, erreurs) comme une « déviation » par rapport au déroulement qu'il aurait fallu attendre dans l'hypothèse d'un comportement purement rationnel.

      Un autre problème de la validité de l'interprétation est lié à la sélection qu'opère le chercheur ou l'enquêteur. La sélection opère fatalement un décalage entre l'original historique ou contemporain et la reconstitution interprétative.

      L'interprétation de la réalité doit être étudiée de manière globale. En effet, l'une des caractéristiques principales des sciences sociales est de reconstruire la réalité selon certains principes qui permettent de créer la réalité sociale intersubjective, qui est constituée de données brutes, d'actions et de structures identifiables, de certaines institutions, de procédures et d'actions. Cela développe ensuite des croyances, des réactions affectives, des évaluations comme étant autant de vécus psychologiques des individus.

      Autrement dit, il y a un distinguo entre la réalité objective, qui concerne les données brutes et identifiables, et la réalité subjective, qui concerne les évaluations et les réactions affectives et qui donne du sens aux acteurs.

      Nous allons ensuite voir comment la politique étrangère donne un sens à la puissance d'un Etat ou d'un groupe d'Etats. Le besoin de légitimité d'un Etat ou d'un groupe d'Etats, pierre angulaire de tout système politique, trouve en effet un terrain particulièrement fertile dans la définition d'une politique étrangère.

      Le pouvoir et la légitimité ne sont pas antithétiques, mais complémentaires. La politique étrangère est ainsi considérée comme un instrument au service de la politique intérieure d'un Etat ou d'un groupe d'Etats, légitimant ces derniers. Autrement dit, ce processus de légitimation propre à un Etat ou un groupe d'Etats a ipso facto une dimension internationale.

      D'ailleurs, la plupart des Etats cherchent à rattacher leur politique étrangère à un ensemble de principes et de règles admis par la communauté internationale et considérés comme garants d'un développement harmonieux de cette dernière.

      Nous allons également voir que la société internationale montre une très grande hétérogénéité idéologique, culturelle et politique. Ses centres de pouvoir, parmi lesquels celui de l'Union européenne, sont, de fait, multiples, et les rapports de domination faiblement institutionnalisés.

      Enfin, toujours dans la Ière Partie, nous allons voir quelles sont les méthodes d'analyse de discours que nous allons utiliser tout au long de notre thèse pour déchiffrer et décrypter la très grande production de discours sur la PESC. Dans cette optique, nous avons mis l'accent à la fois sur le contenu et l'ordonnance du discours, ainsi que sur la situation de communication. Autrement dit, tout acte énonciatif doit être analysé à la fois à partir de son contenu, de son rythme rhétorique, mais également en fonction du lieu dont il émerge, du rôle de l'énonciateur, et du canal ou des canaux de diffusion utlilisés (oral, écrit, télévisé).

      Pour fabriquer une interprétation, le destinataire du discours doit intégrer le fait que l'émetteur du discours est sérieux et qu'il répond à un certain nombre de normes, de « maximes conversationnelles » ou de ce que les linguistes appellent plus communément les « lois du discours ». En vertu du principe de coopération, les différents acteurs de la communication - émetteurs, récepteurs, média - acceptent de partager un certain cadre et de collaborer ainsi à la réussite de l'effort mutuel de communication.

      Toute parole apparaît ainsi comme un « contrat de communication » qui implique l'existence de normes comme les « lois du discours », une reconnaissance mutuelle des acteurs - actifs ou passifs, émetteurs, destinataires ou intermédiaires du message - et l'appartenance de la parole à plusieurs genres de discours qui précisent la situation de communication.

      IIème Partie

      Dans la IIème Partie de notre thèse, nous allons étudier les ébauches historiques de la politique étrangère européenne et la lente création de l'Europe comme puissance potentielle au regard du monde, de l'origine mythologique grecque à la Société des Nations, en passant par l'Empire romain, l'Empire carolingien, et le Concert des Nations au XIXème siècle.

      L'ébauche d'Europe que fut l'Empire romain d'Occident a montré l'importance, pour la survie d'une communauté politique et culturelle, de maintenir vivantes des valeurs partagées comme le destin commun, la monnaie, la foi, la lutte contre la paupérisation et la misère.

      La notion d'Empire, c'est-à-dire la volonté d'un pays de dominer un ou plusieurs autres pays, fut donc un des mythes fondateurs de l'Europe. Pourtant, le véritable héritage romain de l'Europe fut recueilli par l'Empire byzantin. A Constantinople l'administration impériale perdura, en effet, jusqu'au XIVème siècle et ne disparut que sous les coups de la conquête ottomane.

      Entre la fin de l'Empire romain et le début de l'Empire carolingien, la chrétienté s'est installée de manière durable, en même temps que la pluralité des royaumes féodaux. Nous allons voir que cette unité dans la diversité est un élément essentiel pour comprendre l'Europe en train de se faire. Le résultat fut un brassage ethnique permanent, entre Celtes, Germains, Gallo-Romains, Anglo-Romains, Italo-Romains, Ibéro-Romains, Juifs, Normands, Slaves, Hongrois, Arabes. Ces mélanges, qui sont autant d'acculturation, ont annoncé l'Europe du multiculturalisme.

      Le couronnement de Charlemagne Empereur, en l'an 800, a créé une résurrection impériale qui prit le nom de « Saint-Empire romain germanique». Certains historiens ont vu ici la date de naissance de l'Europe. En effet, Lombards, Bavarois, Saxons, Frisons, tous ont vu en Charlemagne le monarque conquérant. Charlemagne incarnait ainsi l'idéal de Saint-Augustin, un Empire chrétien où la Cité des hommes devait conduire à la Cité de Dieu, idéale.

      C'est dans ce contexte que fut lancée l'idée de l'unité politique impériale. Charlemagne devait rassembler l'ensemble des chrétiens sous l'autel de la paix universelle. Une paix qui était censée se construire chaque jour, par la sagesse et la grâce de chacun. Sans doute, l'Empire carolingien donna naissance à une institution plus théorique et symbolique que réelle, mais l'identité carolingienne se définissait en fonction d'une double altérité : altérité extérieure, soit vis-à-vis des peuples barbares non soumis, de l'éternelle Angleterre rebelle, et même des Empires de Byzance et de Bagdad ; et altérité intérieure, soit dans la subordination de suzerainetés locales. Nous allons ainsi voir que l'apport carolingien fut indéniable dans la lente construction de l'identité européenne.

      Plus tard, au XIXème siècle, suite à l'écroulement de l'Empire napoléonien, l'Europe espérait pouvoir panser ses plaies dans un système d'équilibre des puissances, garant d'un ordre nouveau, marqué au sceau du pacifisme.

      Le droit de conquête devait céder la place à l'idée de « Concert européen », qui consistait, lorsque planait la menace de la guerre, à demander aux grandes puissance de s'entendre entre elles, et de ramener les brebis égarées dans le jardin de la paix. Nous allons voir que les pays européens se sont peu à peu attelés à la tâche d'organiser le continent sur des bases plus larges que régionales, ou nationales, et en fonction de la doctrine de l'équilibre. Cette doctrine supposait un habile système de contrepoids entre les différentes puissances européennes, empêchant l'une d'entre elles de parvenir à une position hégémonique.

      L'acte fondateur du « Concert européen » fut le Congrès de Vienne, en 1815, qui a contribué à détendre les relations internationales jusqu'à la Grande Guerre. Nous allons voir que l'oeuvre de Vienne, malgré la persistance des impérialismes, fut une oeuvre de longue durée : en effet, l'Europe de 1815 a survécu dans ses lignes principales jusqu'en 1870, et même au-delà, jusqu'en 1919.

      Les tentatives d'équilibre européen, très bien compris par l'homme d'Etat et l'Européen avant la lettre que fut Metternich, ont dû faire face à une montée en puissance des nationalismes. Nous allons voir que la légitime reconnaissance du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et les excès nationalistes n'ont jamais permis aux fondateurs du « concert européen » de véritablement lui donner corps. Le Congrès de Vienne a toutefois fait germer l'idée d'une Europe reposant sur un équilibre des puissances et des forces.

      Après la Grande Guerre, qui plongea l'Europe dans les tranchées et dans l'horreur, le lancement de la Société des Nations (SdN) a répondu, en 1920, à un acte de foi des peuples victimes de la guerre en faveur d'une paix générale et durable. L'organisation de l'Europe comme continent, comme région du monde, se faisait sentir. Déjà apparaît l'opposition entre les partisans d'une simple coopération et ceux de l'unification et de l'intégration. Et c'est Genève plutôt que Versailles qui symbolise la tentative de renouveau du concert européen.

      Nous allons voir que la création de l'Union paneuropéenne, en 1923, avec des sections nationales dans tous les pays, connut un large succès auprès des hommes politiques, des milieux intellectuels, économiques et artistiques. L'union paneuropéenne voulait sensibiliser les milieux responsables à l'importance d'une approche globale sur les questions européennes. Nous verrons que cette approche parétienne des élites est d'ailleurs une constante des premières étapes de la construction européenne, qui s'est très largement faite par le haut.

      Surfant sur la vague pacifiste de l'époque, le ministre français des Affaires étrangères, Aristide Briand, décida de lancer son projet d'Union européenne. Le 5 septembre 1929, lors de la dixième Assemblée générale de la SdN, il préconisa une sorte de « fédération européenne ».

      Nous verrons que deux termes, déjà, furent promis à une grande fortune. L'accord politique en Europe devait aboutir à l'établissement d'un « marché commun » pour l'élévation au maximum du niveau de bien être humain sur l'ensemble des territoires de la « Communauté européenne ».

      Avec le projet Briand se posa également le problèmes des limites de l'Europe, certains estimant que cet ensemble devait comprendre la Turquie, voire même l'Union soviétique en dépit des différences de régimes. Néanmoins, l'idée d'un fédéralisme européen n'était pas mûre pour permettre de créer un véritable consensus autour du projet. Et nous allons souligner la contradiction très forte, tant historique que symbolique, entre la présentation du projet d'Union fédérale européenne le 1er mai 1930 à Genève et les premiers succès électoraux d'Hitler le 14 septembre 1930. L'ombre menaçait déjà la lumière...

      IIIème Partie

      Nous allons analyser dans la IIIème Partie la révolution conceptuelle opérée par le Traité de Maastricht, puis par le Traité d'Amsterdam, concernant la mise sur pied d'une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), et la manière dont les acteurs politiques lui ont apporté un soutien rhétorique permanent. Notre analyse couvre la période allant de la chute du Mur de Berlin, en 1989, à 2001, non compris les événements du 11 septembre 2001, soit une décennie qui a profondément bouleversé la scène internationale.

      Notre analyse consiste à dire que la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'Union européenne est une construction sociale générée par les discours et les textes politiques. Il apparaît ainsi que l'ensemble des discours, des déclarations, des actes normatifs et des traités, de Maastricht et d'Amsterdam, que nous allons analyser ont tous l'intention de produire une réalité. Autrement dit, depuis l'établissement de la « coopération politique » dans les années 1970 jusqu'aux Traités de Maastricht et d'Amsterdam et aux discours de plus en plus nombreux sur la PESC, le pouvoir politique a accumulé une collection substantielle d' « actes de parole » qui, à la manière de l'eau façonnant peu à peu le lit d'une rivière, ont participé et continuent de participer à la construction sociale de la PESC.

      Notre analyse va consister à dire que l'ensemble de ces «actes de parole », délivrés par les acteurs politiques et relayés par les médias selon un processus permanent d'activation des réseaux, permettent une définition permanente du concept de la PESC qui imprègne les esprits et construisent l'identité européenne.

      Le traité de Maastricht, certes incomplet et imparfait, marque néanmoins une étape cruciale vers la mise sur pied d'une véritable entité européenne sur la scène internationale. L'instauration de la PESC a ainsi répondu au désir de mieux équiper l'Union européenne face aux multiples défis qu'elle affronte sur le plan international.

      Il faut souligner que le Titre V du traité de Maastricht constitue per se un pilier distinct de l'Union européenne du fait que ses procédures de fonctionnement sont de nature intergouvernementales et non pas communautaires, pour reprendre la terminologie de Bruxelles.

      L'identité européenne se définit ainsi dans une innovation majeure, à savoir la possibilité de mener des «actions communes» (Articles J.2. §3, et J.3.) dans les domaines où les Etats membres ont « des intérêts importants en commun».

      Nous allons voire que, selon l'Article J.1. §2 du traité de Maastricht, les objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune sont :

      Le référence aux «valeurs communes» de l'Europe, premier objectif de la PESC, est un élément essentiel pour comprendre l'animation intellectuelle qui préside à la construction sociale de l'identité européenne.

      Nous allons voir que, de son côté, le traité d'Amsterdam, signé le 2 octobre 1997 et entré en vigueur le 1er mai 1999, a précisé les tenants et les aboutissants de la PESC. Le traité d'Amsterdam a ainsi créé un nouvel instrument, à savoir les «stratégies communes», et instauré une hiérarchie entre positions, actions et stratégies. Avant tout, le traité d'Amsterdam a renforcé le dispositif opérationnel de l'Union européenne, en la dotant d'instruments plus cohérents et d'une prise de décision plus efficace.

      Avec le traité d'Amsterdam, nous verrons que les Etats membres ont voulu disposer de nouveaux outils et de moyens d'intervention pouvant leur permettre de sortir du nanisme politique, d'exercer une influence qui ne soit pas simplement verbale, et d'accroître leur influence politique.

      Avec la création d'un «Monsieur PESC», haut représentant de l'Union européenne pour les questions de politique étrangère, l'évolution se poursuit. Nous allons voir que ce « Monsieur PESC » a comme fonction d'assister le Conseil pour les questions relevant de la politique étrangère et de sécurité commune, en contribuant notamment à la formulation, à l'élaboration et à la mise en oeuvre des décisions de politique et, le cas échéant, en agissant au nom du Conseil et à la demande de la présidence, en conduisant le dialogue politique avec des tiers.

      Toujours animé par le souci du suivi et d'une meilleure stratégie de communication à propos de la PESC, le traité d'Amsterdam a constitué une nouvelle «troïka» pour remplacer la structure tripartite classique - présidences précédante, en exercice et suivante - autour du triptyque Présidence de l'Union, Commission et «Monsieur PESC».

      Nous verrons également que le traité d'Amsterdam propose également un recours accru à la majorité qualifiée pour adopter les décisions répondant à des stratégies communes ou pour la mise en oeuvre d'actions ou de positions communes, à l'exclusion de l'organisation d'interventions militaires proprement dites.

      Toutefois, notre analyse consiste à démontrer que le traité d'Amsterdam a certes créé un Haut Représentant et une capacité d'analyse, mais en en limitant de manière forte et les moyens et les prérogatives.

      Enfin, nous allons également nous concentrer sur les relations entre l'Union européenne et l'Union de l'Europe occidentale (UEO), en montrant qu'elle sont révélatrices du débat très profond, existentialiste même, qui agite les gouvernements sur la teneur de la sécurité en Europe.

      L'Union de l'Europe occidentale est née du Traité de Bruxelles de collaboration en matière économique, sociale et culturelle et de légitime défense collective, signé dans la capitale belge le 17 mars 1948. Les Etats signataires - c'est le point fort de l'accord - s'engageaient notamment à se défendre mutuellement si l'un d'entre eux était victime d'une agression armée. Un plan de défense commune fut adopté, comportant l'intégration des défenses aériennes et l'organisation de commandements interalliés. Durant toute la période de la guerre froide, l'Europe occidentale n'a pas pu émerger comme véritable acteur politique sur la scène internationale, figée par deux blocs antagonistes. Résultat : l'UEO a donc été la «Cendrillon de l'Europe» durant toute cette période, dormant sous l'aile protectrice et omnipotente de l'OTAN.

      Nous allons voir que l'Union de l'Europe occidentale se situe très précisément au point de rencontre entre la flexibilité opérationnelle de l'OTAN et la montée en puissance de la volonté politique de l'Union européenne. Un rôle pivot, en quelque sorte, qui doit permettre à terme de parvenir à découpler l'Europe du parapluie américain en matière de sécurité. L'UEO continue donc à resserrer ses relations avec l'UE et l'OTAN, et réunit en cercles concentriques un nombre croissant de pays européens attachés aux mêmes idéaux, tout en développant un dialogue constructif avec Moscou et Kiev.

      Nous allons démontrer, dans cette IIIème Partie, que la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'Europe, hier un tabou, est devenue désormais une réalité et un élément constitutif de la construction européenne. Les acteurs politiques européens, relayés par le vecteur multiplicateur des médias, parlent et continuent de parler de la PESC pour la justifier aux yeux du plus grand nombre et imprégner, peu à peu, les esprits.

      IVème Partie

      Dans la IVème Partie, nous allons voir que les différentes aires d'intervention de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) montrent que le rayonnement de l'Europe dans le monde est à géométrie variable. Les velléités d'intervention et d'efficacité opérationnelle de l'Europe varient en fonction de ses intérêts économiques (affaire Helms-Burton), géopolitiques (Europe de l'Est et Russie ; Balkans), ou un dosage des deux (pays ACP, Proche-Orient).

      En fonction des régions du monde où elle cherche à promouvoir une influence, l'Union européenne a une politique variée et variable, qui débouche soit sur des convergences de vue, soit sur des divergences de vues, à la fois sur l'objectif à atteindre et sur les moyens à déployer.

      Nous allons voir que dans l'affaire Helms-Burton entre les Etats-Unis et l'Union européenne, ce qui était en jeu était, d'une part, la capacité de l'Union européenne à se projeter en tant que puissance sur la scène internationale, en mettant en exergue le caractère inique et extraterritorial de la loi incriminée, et d'autre part, de le faire en utilisant le levier dissuasif de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Les intérêts économiques étaient importants, et ont justifié à eux seuls une très large convergence de vues au sein de l'Union européenne sur la politique à adopter vis-à-vis de Washington.

      Nous verrons que, dans ce cas, l'Union européenne a su parler d'une seule voix, essentiellement via M. Jacques Santer, Président de la Commission européenne, Sir Leon Britain, Commissaire européen pour le commerce, et le Conseil européen. Ce faisant, en mobilisant les médias, en produisant des discours clairs vis-à-vis des Etats-Unis, en affichant crânement leurs positions dans une affaire sensible d'un point de vue politique et économique, nous allons voir que les acteurs politiques européens ont participé à la construction progressive de l'identité européenne.

      Nous allons également démontrer que le processus de paix au Proche-Orient a permis aux pays membres de l'Union européenne de montrer une relative convergence de vue quant à l'expression de leur politique étrangère nationale, même s'ils n'ont pas toujours présenté une politique concertée au niveau de la PESC.

      L'Union européenne a tout de même réussi à mettre en place une diplomatie préventive dans la région, tout d'abord avec la première grande déclaration politique de l'Europe sur le Proche-Orient, faite à Venise en 1980, puis avec l'engagement de l'Union européenne à la Conférence de Madrid et l'institutionnalisation de la PESC.

      En revanche, nous allons voir que l'Union européenne n'a jamais eu les moyens de son ambition politique dans la région par défaut de moyens militaires crédibles et du fait de ses propres divergences intra-européennes. L'Union européenne a ainsi le plus souvent laissé l'initiative aux Etats-Unis.

      Concernant les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, dits pays ACP, nous allons voir que l'Union européenne a montré une certaine convergence de vues sur la conditionnalité de son aide économique, notamment sur la base du principe de «dialogue politique». Et dans les années 1990, au moment de l'institutionnalisation de la PESC, l'Union européenne a fait du «dialogue politique» le troisième pilier de ses relations avec les pays ACP, avec les échanges commerciaux et la coopération au développement.

      Nous allons voir que l'Europe maastrichtienne a ainsi, au moins au niveau du discours, clairement conditionné l'aide au développement au respect des valeurs qu'elle considère comme universelles, à savoir : droits de l'homme, liberté individuelle, liberté d'expression, bonne gouvernance, et transparence. L'écart entre les paroles et les actes a ainsi souvent été criant, et les accommodements de circonstance dus aux relations politiques particulières avec tel ou tel Etat ont souvent prédominé sur les principes. Ainsi, la politique européenne vis-à-vis des pays ACP est le résultat d'une convergence de vues assez large sur les bases d'un dialogue constructif avec un ensemble de pays très divers et très vaste.

      Nous allons également démonter que de fortes divergences de vue au sein de l'Union européenne ont éclaté en particulier à la lumière des deux guerres balkaniques, et, dans une moindre mesure, vis-à-vis des PECO.

      Concernant les guerres balkaniques, l'Union européenne s'est enlisée dans un bourbier nationaliste qui fut sans doute le plus grand défi posé à la naissance de la PESC et de l'Europe politique.

      La descente aux Enfers des Balkans est arrivée à un moment très sensible de la construction européenne, celui de l'approfondissement de sa dimension politique, notamment autour de la PESC, et du renforcement de ses institutions.

      Nous verrons que l'écart fut grand entre les discours sur l'identité des valeurs au sein de l'Europe pré et post-maastrichtienne, et la réalité stratégique qui fut celle de profondes divergences entre les Etats membres de l'Union européenne face à la guerre, notamment entre la France et l'Allemagne.

      Concernant la guerre du Kosovo, l'Union européenne a montré moins de divergences que dans la première guerre des Balkans, mais n'a pas pu ni su développer un front militaire uni. Certes, la PESC n'était plus à un stade embryonnaire, mais elle fut très largement dépassée par le rôle déterminant de Washington dans le cadre de l'Alliance, et de fait relayée sur le plan opérationnel par la machine militaire de l'OTAN.

      Concernant les relations avec les pays d'Europe centrale et orientale, les PECO, nous allons démonter que l'Union européenne a développé une relation constructive mais globalement divergente quant à la définition de ses priorités vis-à-vis de cette région au coeur du continent. Ces tergiversations et ces hésitations vis-à-vis des PECO se révèlent dans le couple Union européenne/Alliance atlantique et dans le rapport de l'Union européenne vis-à-vis de la Russie.

      Nous allons voir que la géopolitique de l'Union européenne est à têtes multiples, selon que les acteurs se placent par rapport à l'étranger proche des PECO stricto sensu (dynamique de l'élargissement), ou par rapport à la Russie dont il faut ménager la susceptibilité, ou encore par rapport à la dynamique de l'OTAN et de son « partenariat pour la paix ». Il en est ainsi des divergences politiques entre Londres, Paris et Bonn, par exemple, vis-à-vis du rôle même de l'Union européenne par rapport aux pays d'Europe de l'Est. Londres, en effet, vise plutôt à diluer l'acquis communautaire dans le processus d'élargissement ; Bonn, de par l'histoire et sa position géostratégique centrale, est plutôt enclin à développer activement ce partenariat, alors que Paris observe et agit à mi-chemin, dans une posture plus attentiste.

      Vème Partie

      Dans la Vème et dernière Partie, nous nous pencherons sur le sens d'être européen dans le monde. Nous analyserons le sens et les différents niveaux du rayonnement de l'Europe (valeurs européennes, volonté politique et moyens institutionnels, désir des citoyens). Nous verrons que la projection de l'Europe et de la PESC sur la scène internationale répond à une double dynamique, où coexistent en permanence à la fois l'actualité la plus immédiate et le projet en puissance. L'Europe apparaît ainsi tout à la fois en acte et en puissance.

      Nous allons démontrer que la présence permanente du futur est un élément clé des discours politiques sur l'Europe. La puissance de l'agenda politique rend présents des événements et des projets non encore réalisés. Ainsi la PESC, au coeur de notre recherche, ou la monnaie unique, en sont des exemples très révélateurs.

      Nous verrons que les institutions européennes ont développé un authentique réflexe de coordination diplomatique. Ce réflexe fait référence à l'automatisme de la consultation permanente et réciproque en matière de politique étrangère de l'Europe. L'habitude de travailler ensemble rend, en effet, plus facile, et donc plus normale, la recherche d'un consensus lorsqu'arrive une situation nouvelle ou impromptue. Il s'agit d'un processus en construction et en reconstruction permanente et continue.

      Nous allons également voir que la construction de l'identité européenne est un phénomène en perpétuel mouvement, qui conduit à une identité plurielle, mouvante, à la carte, à la fois essentielle et situationnelle, et que la PESC constitue un des facteurs de cette identité européenne multiple. Ainsi, dans une Europe en construction, le citoyen anglais, français, espagnol, italien, finlandais, allemand ou grec, en effet, tire son identité davantage de ce vers quoi il va, de sa projection vers le futur, que de ce qu'il quitte ou de ses origines.

      Nous verrons que ce qu'il y a, à notre sens, de nouveau dans la lente construction de l'identité européenne, c'est que contrairement aux revendications identitaires classiques - celles d'une minorité nationale, d'une région, d'un groupe ethnique - il n'y a ici ni éloge de la différence, ni revendication violente, ni déficit d'identité, ni sentiment de déculturation. On est loin de la construction identitaire des Etats-nations européens, ou des revendications régionalistes fortes (Belgique, Italie du Nord), voire violentes (Corse, Pays basque).

      Ce que nous allons vouloir démontrer, c'est que l'identité commune au Européens repose et se développe en-dehors de toute référence à la souveraineté territoriale, et que la projection de l'Europe en-dehors de l'Europe révèle que la force d'une idée provient de son facteur consensuel.

      Dans cette optique, les processus de communication sont la condition nécessaire à la création du consensus. Autrement dit, la valeur instrumentale de la PESC ne peut fonctionner qu'au travers du processus discursif sur la PESC. Le débat crée l'identité, et le langage sur l'Europe comme puissance renforce le sentiment d'appartenance à l'Europe et de lieu d'expression commun.

      Nous allons également voir que la société de l'information et l'ensemble des éléments qu'elle déploie sont autant d'éléments de valorisation de l'identité européenne, et que la théorie de Habermas sur l'homme communicationnel permet une grille d'analyse du citoyen européen en puissance et en devenir.

      Ce que l'on nomme « société de l'information » évolue à une vitesse vertigineuse. La société de l'information génère des applications multiples dans les domaines de la politique, de la santé, de l'environnement, des sciences, des échanges et du commerce, et constitue un élément clé de la construction sociale et identitaire de l'Europe.

      La mise en réseau des connaissances, la vitesse des échanges d'information, l'accès aux débats interactifs : l'ensemble des outils de l'ère de la communication et du village global sont autant de facteurs exponentiels d'échanges, de transgression des frontières et de déterritorialisation de la pensée.

      Nous allons voir que la théorie de Jürgen Habermas, en privilégiant le paradigme de la communication au détriment du paradigme de la production, réhabilite une éthique formaliste de type kantien - l'Idée de Raison - qui critique le déterminisme historique marxiste. Sa théorie est fondée sur une anthropologie de la communication dans le langage, dont l'objectif est de fonder une authentique politique.

      Nous verrons que selon Habermas, les structures de l'intersubjectivité constituée par le langage, dont l'archétype peut être étudié au niveau des actes de parole élémentaires, sont à la base des systèmes sociaux aussi bien que des systèmes de personnalité, et que les systèmes sociaux peuvent précisément ainsi être conçus comme des réseaux d'actions communicationnelles.

      Il est vrai que le passage d'une identité nationale à l'identité européenne participe à une construction sociale plus abstraite. Le fondement de cette identité n'est plus le village, l'histoire de sa ville, son passé, son présent, ses us et coutumes, ses problèmes et ses joies, mais concerne une participation commune à une organisation large, aux frontières fluctuantes, dotée d'un espace territorial en expansion. La périphérie de l'Union européenne est, qu'on le veuille ou non, floue. Or si nous sommes à la fois homme et citoyen, le niveau de la citoyenneté européenne doit reposer sur une Constitution ou des traités qui affirment avec force ce principe.

      Nous allons également voir que l'action communicationnelle suppose la parole comme base de validité. Les exigences de validité universelles - vérité, justesse, véracité - permettent aux acteurs de créer le consensus pour une action en commun. Autrement dit, parler de «la puissance européenne» est, en l'état, davantage une vérité en puissance, en construction, qu'une vérité vraie.

      Ainsi, la rationalité de l'activité communicationnelle concerne à la fois la véracité des intentions exprimées et la justesse de certaines normes. Selon Habermas, les deux critères de la rationalité de l'action sont donc :

      Ainsi, l'objectif de notre thèse, outre le plaisir intellectuel de mieux comprendre l'Europe en construction, est de nous concentrer sur une dimension globale et transversale de la construction européenne et de la PESC, et, ce faisant, de participer au débat citoyen à ce sujet.

      Méthodologie

      D'un point de vue méthodologique, nous avons utilisé les méthodes qualitatives dans le cadre de notre thèse. Il s'est agit, au travers des textes officiels, des traités, de l'analyse des discours, des articles de presse, d'Internet et des médias, de rassembler un ensemble d'éléments pour soutenir notre thèse. L'herméneutique concerne précisément la science de l'interprétation des textes. Au travers de l'étude des textes, il y a une large base pour l'interprétation et la fabrication du sens, selon le triptyque « mot-sens-interprétation ».

      L'histoire de la construction européenne correspond, de la même manière, à une succession de discours politiques pour qualifier ce qu'est l'Europe et la Politique étrangère et de sécurité commune. Nous allons voir que les termes utilisés pour conceptualiser la construction européenne ne sont pas neutres, et qu'ils visent à promouvoir une perception commune de la réalité politique et diplomatique européenne.

      Le langage joue ainsi un rôle essentiel dans notre perception de la réalité. Il est donc possible de connaître la réalité à travers la construction linguistique et l'analyse discursive.

      Le langage a eu et continue d'avoir un rôle central dans la construction européenne. L'argument consiste à dire que les différentes manières de définir la nature de l'Union européenne ne sont pas que des simples descriptions, mais qu'elles participent à la construction sociale de la réalité. Le discours politique devient ainsi un objet d'étude et d'analyse, et un élément constitutif du pouvoir.

      Notre analyse consiste à dire que la Politique étrangère et de sécurité commune de l'Union européenne est une construction sociale générée par les discours et les textes politiques. Le langage, selon J.L. Austin, correspond le plus souvent à un acte illocutoire et/ou perlocutoire : c'est par le langage que se crée et se développe la PESC. En parlant de la PESC, les acteurs politiques participent à l'accomplissement de ce projet européen et à son imprégnation sociale.

      Le langage apparaît ainsi non seulement comme un élément constitutif du pouvoir, mais également comme un acte de fabrication d'identités, grâce à l'effet amplificateur des réseaux (acteurs, médias, véhicule de communication). Autrement dit, l'action politique se situe déjà à l'intérieur du discours politique, et en lui.

      Dans le cas de la construction européenne, notre thèse consiste à démontrer que l'effort communicationnel doit être constant. C'est au travers, dans et par la communication que les Européens doivent apprendre à se connaître, à «être ensemble » pour parvenir à « faire ensemble ».

      Pour développer notre démonstration, nous allons nous appuyer notamment sur l'analyse des sondages d'opinion. Le sondage est désormais l'un des outils privilégiés de production d'information, et constitue un instrument puissant pour prendre la mesure de réalités complexes, à court terme. Cet instrument mobilise une méthodologie rigoureuse et des protocoles d'autant plus contraignants et difficiles à maîtriser qu'ils concernent des collectivités humaines.

      Dans le cadre de l'Union européenne, nous avons étudié les sondages Eurobaromètres, réalisés entre deux et cinq fois par an depuis 1973 à la demande de la Commission européenne. Ils consistent en un ensemble identique de questions posées à des échantillons représentatifs de la population âgée de quinze ans au moins dans chacun des pays de l'Union européenne. Lors d'un sondage Eurobaromètre dans l'Europe des Quinze, un total de 16000 personnes sont en moyenne interrogées, en général au printemps et en automne, par un consortium d'agences d'étude de marché et d'opinion publique.

      La crédibilité des sondages dépend en grande partie de la capacité des spécialistes à obtenir des informations récentes, fraîches, sur des questions précises. Les Eurobaromètres donnent ainsi une estimation fiable sur l'état de l'opinion européenne sur un problème donné, à un moment donné, et permettent une analyse comparative intéressante s'échelonnant sur plusieurs années.


I. Les dimensions sociales et identitaires de la politique étrangère (cadre théorique)

« L'Enfer, c'est les autres »
Sartre

« Toutes vos craintes sont des craintes de mortels,
mais tous vos rêves sont des rêves d'immortels »
Sénèque


1. L'identité européenne comme processus dynamique

      Nous allons voir dans ce chapitre comment se construit l'identité sociale, et quels sont les éléments constitutifs de l'identité, qui est un phénomène complexe, dans la mesure où chaque individu ou groupe social possède en réalité une pluralité d'identités. L'identité se définit ainsi comme un processus en construction et en reconstruction constante. Dans cette optique, l'altérité est constitutive du Soi. L'identité correspond ainsi à un forum de discussion où se négocient les positions respectives de communautés, de groupes et d'organisations par rapport au pouvoir.

      Les identités se frottent et déteignent les unes sur les autres. Ainsi, la définition d'une identité collective se fait en fonction d'une série de traits différentiels toujours mis en relation avec une altérité. Nous allons voir que tout agrégat social partage un sens d'appartenance basé sur une croyance, sur une charge affective, et sur la manière de se valoriser par rapport aux autres.


Identité comme processus

      L'identité se définit à la fois comme conscience et comme processus. Il s'agit du sentiment que l'individu a de lui-même et l'inclusion de l'individu dans des groupes sociaux. Autrement dit, l'identité n'est pas un phénomène statique, figé, mais se développe en permanence dans une perspective relationnelle. L'identité ne peut ainsi s'épanouir dans l'isolement et dans l'immobilisme.

      Selon Erik Erikson, « il est évident que la conscience d'identité n'est surmontable que par un sentiment d'identité élaboré dans l'action. Seul celui qui sait où il va et avec qui il va manifeste dans son apparence et dans son être une unité et un rayonnement dépourvu d'ambiguïté » 1 .

      Ainsi, l'identité apparaît comme un processus qui se construit et se reconstruit en interaction, en fonction des expériences relationnelles que les individus et les groupes ont à gérer dans le présent. Nous envisageons donc l'identité comme un processus dynamique. Chacun peut faire sien l'adage suivant: « Je me situe par rapport aux autres, par rapport au monde, donc je suis ».

      Selon ce principe interactif, nous sommes créateurs à la fois de notre propre identité et de celle d'autrui, et vice-versa. L'individu construit son identité à travers son miroir, l'Autre, qui lui renvoie sa propre image.

      A noter que le bébé, très tôt, développe un sentiment rudimentaire de son identité par rapport à l'Autre, à savoir sa mère. Il accepte son éloignement sans pour autant se mettre à pleurer, précisément parce que la figure maternelle est synonyme de son bien-être intérieur, et lui renvoie constamment une image rassurante et protectrice. Selon Erik Erikson, « l'identité du moi dépend du lien fermement établi entre un ensemble intérieur de sensations et d'images gardées en mémoire et anticipées, et un ensemble extérieur de choses et de personnes familières et attendues. Le sourire couronne ce développement » 2 .

      Depuis la chute du Mur de Berlin, en 1989, et le développement de la mondialisation, nous assistons à une transformation des identités collectives en Europe, et à de nouvelles formes de mobilisations identitaires.

      Nous pouvons distinguer cinq niveaux dans l'identification sociale d'un individu, à propos du lien entre l'identité individuelle et l'identité collective :

  • le Soi vécu, qui concerne les relations face-à-face, et qui est une identification forte comme la sympathie ou, au contraire, l'empathie ;
  • le Soi public, qui est lié à la socialisation et au jeu de récompenses et de punitions régies par un groupe pour conserver ses membres ;
  • le Soi collectif, qui renvoie au sentiment de différences entre groupes sociaux. C'est le « nous » par rapport à « eux ». L'identification est émotionnelle avec les siens et touche au favoritisme de son groupe. « Nous les Européens » par rapport à « eux, les Américains » ;
  • le Soi social conceptuel, qui concerne les catégorisations sociales basées sur des critères abstraits. L'identification aux autres est indépendante de leur appartenance sociale. « Nous les défenseurs des droits de l'hommes » par rapport à « eux les violateurs des droits de l'homme » ;
  • le Soi social autonome se défini en dehors d'un processus de catégorisation, et renvoie à l'existence de valeurs différentes et communes entre Soi et autrui.

      Le Soi par rapport à l'Autre, à la lumière du phénomène de globalisation, fixe ainsi un nouvel échelon identitaire, non plus seulement local ou régional, mais également supranational. La communauté de destin s'élargit ainsi de manière progressive, inexorable, en dépit de certaines crispations identitaires et de replis sur soi qu'il ne faut pas négliger.


Principe du métacontraste

      Le principe du métacontraste met en jeu un contraste entre des contrastes, un jugement de différence entre des différences. Partant du principe que la construction de l'identité sociale se fait suivant des ressemblances entre « nous »/différences par rapport à « eux », il fait ressortir que ces ressemblances/différences ne sont pas des catégories indépendantes les unes des autres, mais constituent bel et bien des éléments du même métacontraste.

      Selon Jean-Claude Deschamps, «le principe de métacontraste prédit qu'un ensemble donné d'éléments sera plus vraisemblablement catégorisé comme une seule entité dans la mesure où les différences à l'intérieur de cet ensemble d'éléments sont moindres que les différences entre cet ensemble et d'autres ensembles à l'intérieur du même contexte de comparaison» 3 .

      Autrement dit, le principe de métacontraste s'applique à la perception d'autrui. Un « Italien » peut ainsi être perçu avant tout comme « Européen » si les différences perçues entre plusieurs groupes européens, par exemple entre « Italiens » et « Français » sont moindres que les différences perçues entre Européens et non-Européens.

      Nous pouvons, en conséquence, établir un taux de métacontraste, qui exprime le rapport entre la différence perçue en moyenne entre Italiens et Français sur la différence perçue en moyenne entre Français. Plus ce taux est faible, plus l'identité européenne est forte. Prenons un exemple concret, en nous basant sur une échelle de 1 (faible différence entre groupes) à 10 (forte différence entre groupes). Admettons que la différence perçue entre Italiens et Français soit de 4 (affinité culturelle latine, pays méditerranéen, similitude des systèmes politiques, certaine vision de grandeur de la nation), et que la différence perçue entre Français soit de 2 (même langue, même histoire, même référence politique), le taux de métacontraste est de 4 :2, soit 2, sur un ratio qui se situe entre 0,1 et 10. Dans ce cas, nous pouvons dire que le sentiment d'identité européenne est fort chez les Français. Dans le même ordre d'idée, admettons que la différence perçue entre Italiens soit de 8 (différences entre le Nord et le Sud du pays, différences de développement), le taux de métacontraste est de 4 :8, soit 0,5, ce qui indique un sentiment d'identité européenne encore plus fort chez les Italiens.

      De la même manière, le rapport entre la différence perçue en moyenne entre Européens et non-Européens sur la différence perçue en moyenne entre Européens indique le degré d'identification européenne. A l'inverse ici, plus ce taux est faible, plus l'identité européenne est faible. Prenons un autre exemple : admettons que la différence perçue entre un Français et un Zimbabwéen soit de 8 (relativement forte différence), et que la différence perçue entre un Français et un Italien, pour reprendre notre précédent exemple, soit toujours de 4, le taux de métacontraste est de 2, sur une échelle qui se situe entre 0,1 et 10. Dans ce cas, nous pouvons dire que le sentiment d'identité européenne des Français est plutôt positif. En revanche, si la différence perçue entre Français et Italiens est identique à la différence perçue entre Français et Zimbabwéen, le taux de métacontraste est de 8:8, soit 1, ce qui indique que le sentiment d'identité européenne des Français est faible.

      Le processus d'identification supranationale serait plus favorable dans le cas de catégories supranationales « plus étendues et puissantes », comme l'Union européenne. Force est de constater que si les groupes jugés inférieurs avec lesquels les Européens se comparaient positivement il y a vingt ou trente ans étaient les Italiens, les Espagnols, les Portugais et les Grecs, le développement de la construction européenne a déplacé ces jugements vers les pays de l'Afrique du Nord et des pays en voie de développement.

      L'identification supranationale avec l'Europe conduit ainsi à une maximisation des différences entre groupes, et repose sur une forte comparaison Soi-autrui. Le « nous » européen par rapport au « eux » non-européen renvoie à une identité plus puissante aujourd'hui que celle, plus traditionnelle, des Etats-nations.

      L'identité sociale stipule que l'individu se perçoit comme semblable aux autres membres de même appartenance - le « nous » - et dans le même temps perçoit une spécificité de ce groupe par rapport à d'autres groupes - le « eux ». Nous avons un double mouvement qui allie similitude intragroupe et différenciation entre groupes ou catégories. Ainsi, plus il y aura identification à un groupe, plus il y aura différenciation de ce groupe avec d'autres groupes.

      Gerger a parlé de la « fluidité du soi » 4  pour montrer que chaque agent social, individuel ou collectif, peut actualiser, mobiliser ou produire des identités en fonction du contexte. Il y a ainsi un vécu simultané de la similitude et de la différence. Autrement dit, l'individu se trouve toujours à l'intersection de plusieurs groupes d'appartenance.

      Selon Peter Berger et Thomas Luckmann, « l'identité est un phénomène qui émerge de la dialectique entre l'individu et la société. L'identité demeure inintelligible tant qu'elle n'est pas située dans le monde » 5 .

      L'identité renvoie à des éléments physiques et mentaux qui caractérisent une personne ou une communauté et qui la font différente de toute autre personne ou communauté.

      Selon Antoine Fleury et Robert Franck 6  les peuples peuvent partager :

  • des idéaux et des styles de vie ;
  • des intérêts politiques, militaires et économiques ;
  • des affinités religieuses ;
  • des traditions et des expériences historiques ;
  • des mythes culturels ;
  • des facteurs géographiques et stratégiques ;
  • la nécessité de faire front devant des ennemis et des menaces communs.

      L'un des éléments importants du processus d'identité d'une communauté est précisément le rapport à l'Autre, à celui qui ne fait pas partie des mêmes aires géographiques, de la même culture (même plurielle), ni du même vécu historique.

      Selon Freud et Jung, l'inconscient collectif renvoie à l'universel et à l'identitaire. Jung considère ainsi l'existence d'un inconscient collectif comme une cohésion transcendante, « car l'identification avec la psyché collective confère un sentiment de valeur générale et quasi universelle qui conduit à ne pas voir la psyché personnelle différente des proches, à en faire abstraction et à passer outre » 7 . Dans la théorie jungienne, de la différenciation des races naissent des différences essentielles dans la psyché collective.


L'altérité est constitutive du Soi

      L'Europe, dans ce processus de construction permanente, se raconte elle-même au travers de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de sa projection identitaire vers le monde et vers autrui. Cette auto-narration de l'Europe lui permet de fabriquer, peu à peu, son identité.

      Ricoeur 8  a, en effet, montré que l'altérité est constitutive du Soi. L'identité correspond en quelque sorte à un forum de discussion où se négocient les positions respectives de communautés, de groupes et d'organisations par rapport au pouvoir. L'identité suppose un Autre pour se raconter, se décliner, se mesurer, et, de fait, assimiler un peu de l'Autre.

      Selon Denis-Constant Martin, « les identités se frottent et déteignent nécessairement les unes sur les autres ; en serait-il autrement qu'elles disparaîtraient car, pour se combattre, elles ont besoin de se rencontrer dans un univers commun défini par un minimum de valeurs partagées » 9 .

      Autrement dit, une communauté unique, non confrontée à l'altérité, s'évanouirait d'elle-même. De la même manière que l'individu seul sur une île ne saurait définir sa propre identité. Paul Valéry ne disait-il pas : « l'homme seul est toujours en mauvaise compagnie » ?...

      La définition d'une identité collective se fait en fonction d'une série de traits différentiels toujours mis en relation avec une altérité. Ainsi tout agrégat social partage un sentiment d'appartenance basé sur une croyance (composant cognitif), sur une charge affective (composant émotif), et sur la manière de se valoriser par rapport aux autres (composant évaluatif) 10 .

      L'intégration européenne est donc un processus de construction sociale continu, complexe et interactif, qui redéfinit les identités sociales de manière dynamique.

      Raymond Aron disait qu' « il faut observer les autres pour se découvrir soi-même » 11 .

      Nous considérons que la confrontation avec l'Autre constitue l'un des ciments de la construction identitaire européenne. La culture occidentale a, dès son origine, considéré l'Autre, celui qui est différent, a priori comme inférieur. Selon Micheline Rey, « selon les époques, on le considérera comme un barbare, un sauvage, un esclave, un être dont la différence est à détruire, soit par assimilation, soit par exclusion, soit par élimination » 12 .

      Pour la philosophie contemporaine, l'identité repose sur une ouverture du moi vers l'Autre. Pour Jürgen Habermas, l'identité du moi comme celle du groupe émerge de la communication. L'homme, selon lui, est avant tout communicationnel, comme nous allons le voir dans la Vème Partie de notre thèse. L'identité renvoie à une somme de valeurs et de normes auquel chacun adhère, et qui forment le lit de son identification culturelle.

      L'identité se construit ainsi par réaction, soir pour se distancer de l'image que l'Autre a de soi, soit pour s'y conformer.

      La psychanalyse a montré que l'altérité est d'abord le retour de ce que le sujet a refoulé. L'Autre est en chacun de nous. Selon Julia Kristeva, « dans le rejet fasciné que suscite en nous l'étranger, il y a une part d'inquiétante étrangeté au sens de la dépersonnalisation que Freud y a découverte et qui renoue avec nos désirs et nos peurs infantiles de l'autre - l'autre de la mort, l'autre de la femme, l'autre de la pulsion immaîtrisable » 13 .

      En somme, l'étranger est en nous. Ainsi, lorsque nous voulons combattre l'Autre, nous luttons contre notre propre inconscient. La psychanalyse nous a ainsi appris à dénicher et détecter l'étranger qui est en nous pour ne pas le traquer à l'extérieur.

      Au niveau collectif, cette peur de l'Autre se manifeste soit par l'ouverture - qui concerne l'élargissement, l'extension, l'assimilation, et l'intégration, c'est-à-dire le fondement même de l'intégration européenne -, soit par la fermeture - qui renvoie à la xénophobie, au racisme, à la crispation et à la contraction.

      Selon Jean Daniel, qui critique la vision radicale du politologue américain Huntington sur la peur de l'Autre, « ce genre d'anticipations sont fondées non pas sur la crainte de l'autre, mais sur le besoin de le haïr pour se récupérer soi-même. Ce sont des visions conjuratoires d'un péril imaginaire destinées à provoquer le retour à une pureté identitaire et à une force dite civilisationnelle » 14 .

      Le fondement de la société européenne - la démocratie - sous-tend que celle-ci n'est possible que si chacun reconnaît en l'Autre, comme en soi-même, une combinaison d'universalisme et de particularisme. Est donc démocratique la société qui associe le plus la diversité culturelle à l'usage le plus large et répandu de la raison. C'est précisément l'expérience de la civilisation européenne.

      Au contraire de la culture totalitaire, la culture démocratique génère le débat entre des sujets qui ne peuvent se passer l'un de l'autre. L'intégration de l'Autre est réussie lorsqu'est respectée son identité culturelle.

      La peur de l'Autre trouve souvent son origine dans la méconnaissance de l'Autre et dans les préjugés relayés par un groupe, et qui conduisent à la fermeture d'esprit. La construction de l'identité se fait ainsi dans une association de contrastes : amour et haine, moi et autrui, et assimilation et refoulement.

      Dans « Totem et tabou » 15 , Freud relate le cas d'un enfant qui expliquait sa peur des guêpes en disant que la couleur et les rayures du corps de la guêpe le faisaient penser au tigre qui, d'après ce qu'il avait entendu raconter 16 , était un animal dont il fallait avoir peur...


Les problèmes d'interprétation

      Selon les spécialistes en recherche qualitative, il est très important d'être capable de parler des différences, de l'Autre. Il s'agit non pas simplement d'en parler, mais de comprendre comment et pourquoi en parler.

      Selon Michelle Fine, « souvent, le discours sur l'Autre est un masque, un discours oppressif qui cache des écarts, des absences, cet espace où seraient nos mots si nous y parlions, s'il y avait le silence, si nous étions présents. (...). Le Soi-Autre concerne notre vie de tous les jours, c'est le trait d'union qui à la fois sépare et fusionne notre identité personnelle avec l'invention de l'Autre » 17 . Nous verrons plus loin que ce que les gens disent est souvent fort différent de ce que les gens font.

      Par ailleurs, qui est l'Autre ? Peut-on réellement espérer parler de manière authentique au nom de l'Autre, de son expérience ? Comment décrire et interpréter au mieux le vécu et l'expérience d'autrui ? C'est la question centrale de la représentation et de la légitimation.

      En effet, le problème de la validité des méthodes interprétatives est lié au fait qu'elles ne reposent pas sur des lois quantitatives, comme celles qui régissent la science économique par exemple, mais sur l'analyse de la réalité et la recherche de son sens culturel.

      Comme le dit Max Weber, « l'analyse de la réalité concerne la manière dont l'ensemble des facteurs sont agencés pour former un phénomène culturel qui nous donne un sens sur le plan historique » 18 .

      En effet, parce que le nombre et le type de causes qui influencent un événement sont infinis, l'étude exhaustive de la réalité n'est jamais totale. Ainsi, lorsque la singularité d'un phénomène est étudiée intervient le concept wébérien d' « imputation », soit la relation de cause à effet dans l'étude d'un événement.

      Autrement dit, l'étude sociologique vise à la compréhension par interprétation d'actions orientées significativement. Il s'agit de faire sens, tout en tenant compte du fait que l'échelle de sens est très large, et que, comme le dit Charles Taylor, l'homme doit être considéré comme « un animal s'auto-interprétant sans cesse » 19  .

      En quoi, dès lors, se pose le problème de validité ? L'approche du problème de validité touche à la question de la recherche de la vérité.

      Rien, en définitive, n'est jamais figé comme un bloc monolithique, mais tout est en perpétuelle évolution. Or toute évolution est par définition subjective puisqu'elle est en train de se faire. C'est l'être se faisant. A ce propos, Raymond Aron a eu une belle formule : « Les hommes font leur histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font » 20  ...

      Pour aller plus loin, on peut dire que la vérité est toujours menacée, soit par la structure même de la réalité qui est par essence toujours inachevée, soit par l'intervention de l'observateur dans la reconstitution d'un événement.

      On a vu par exemple, en analysant l'opinion publique de l'époque en France, que la perception de l'affaire Dreyfus différait radicalement selon que l'on fût dreyfusard ou anti-dreyfusard. L'interprétation de la réalité objective était donc intimement liée à la signification culturelle du phénomène. Autre exemple : Platon qui, pour certains, est un moderne, pour d'autres, un homme que seul éclaire la lumière de son temps.

      Toute interprétation est donc une construction de la réalité. Pour mieux saisir la réalité, Weber a développé le concept d'idéal-type: « La construction d'une activité strictement rationnelle en finalité sert de « type » (« idealtypus ») à la sociologie, afin de comprendre l'activité réelle, influencée par des irrationalités de toute sorte (affects, erreurs) comme une « déviation » par rapport au déroulement qu'il aurait fallu attendre dans l'hypothèse d'un comportement purement rationnel » 21 .

      Un autre problème de la validité de l'interprétation est lié à la sélection qu'opère le chercheur ou l'enquêteur, dont Weber souligne le rôle inévitable et indispensable. La sélection opère fatalement un décalage entre l'original historique ou contemporain et la reconstitution interprétative.

      Pour Charles Taylor, qui a insisté sur le lien entre les mots et les sens dans l'interprétation de la réalité, celle-ci doit être étudiée de manière globale : « l'une des caractéristiques principales des sciences sociales est de reconstruire la réalité selon certains principes catégoriels. Ceux-ci permettent de créer la réalité sociale intersubjective, qui est constituée de données brutes, d'actions et de structures identifiables, de certaines institutions, de procédures et d'actions. Cela développe ensuite des croyances, des réactions affectives, des évaluations comme étant autant de vécus psychologiques des individus. Cela permet d'établir des corrélations entre ces deux domaines de la réalité, qui fait que certaines croyances correspondent à certaines actions, et certaines valeurs à certaines institutions » 22 .

      Autrement dit, il y a un distinguo entre réalité objective - données brutes et identifiables - et réalité subjective - sens pour les acteurs, évaluations, réactions affectives. Exemple : les Chinois ont un sens du temps différent des Européens. Leur perception de la dimension temporelle est liée à ce que l'historien Fernand Braudel appelait « l'histoire longue » et s'inscrit dans une durée millénaire. Exemple historique révélateur : à Henry Kissinger qui lui demandait ce qu'il pensait de la Révolution française, Chou En Lai lui répondit qu'il était trop tôt pour le dire...

      Il convient d'avoir à l'esprit qu'il y a au moins trois difficultés dans l'herméneutique analytique et les sciences de l'interprétation. Tout d'abord, il est impossible de travailler sur un concept de système fermé, tant sont nombreuses les interférences et les interactions. Toute analyse de la réalité renvoie à un système ouvert, non hermétique.

      Ensuite, nous ne pouvons pas comprendre l'être humain avec le même degré d'exactitude qu'une science basée sur des données brutes. La mesure de compréhension de l'homme, sujet par nature évolutif, est naturellement moins exacte qu'une mesure économétrique ou scientifique.

      Autrement dit, la calcul annuel du Produit National Brut d'un Etat est le résultat d'analyses quantifiables et précises. En revanche, les raisons conduisant un homme d'Etat à décider d'une intervention militaire mènent à des méthodes d'analyse moins définitives et donc plus sujettes à discussion.

      Enfin, l'homme est un animal en train de se définir. Il est ce qu'il fait de sa vie et du sens qu'il lui donne. Autrement dit, il devient dès lors difficile d'embrasser d'un même élan global un événement historique, et de le faire à l'aune d'une objectivité définitive.

      A propos de la philosophie de l'Histoire, il est intéressant de constater que le déterminisme historique marxiste, qui aboutit à l'homme nouveau après diverses étapes évolutives, n'a pas considéré l'homme comme un être fini, au contraire de l'interprétation critique (libéralisme) ou totalitariste (soviétisme, stalinisme) du marxisme. Autrement dit, il y a, dans le déterminisme historique marxiste une dimension relativiste que ses détracteurs ou ses usurpateurs n'ont pas pris en compte.

      Les méthodes interprétatives posent ainsi le problème de validité. Ce problème de la validité est, d'une part, inhérent à la condition humaine, en perpétuelle évolution, sans cesse en train de se faire, et d'autre part, lié à des perceptions culturelles différentes selon les lieux d'étude. Exemple : la culture de négociation n'est pas du tout la même selon que l'on soit américain ou japonais.


Le syndrome tsigane

      Concernant la création d'identité sociale dans le cadre européen, il est intéressant de constater que les Tsiganes ont développé une identité basée sur leur culture de l'itinérance contrainte. Le voyage, la confrontation à l'Autre, constitue le support identitaire privilégié des Tsiganes. Les populations tsiganes, au travers de leur histoire, n'ont cessé d'être marquées par la contrainte, et de composer avec cette dernière. Ce nomadisme et cette culture de la transhumance ont conduit les populations européennes au contact des Tsiganes à exclure ces derniers.

      Victimes de cette catégorisation sociale négative de l'Autre, les Tsiganes n'ont pourtant rien perdu de leur identité culturelle. Sans nation, sans territoire, ils ont néanmoins su développer une culture complexe, une sorte de syncrétisme culturel basé sur les diverses étapes de leur non-sédentarisation. Les Tsiganes se sont ainsi constitués en communautés transnationales dynamiques.

      Le vecteur unificateur des Tsiganes demeure la langue - le romani et le manouche - qui leur permet de raffermir leur identité par rapport aux divers « Autres » qui les rejettent ou les marginalisent, en dépit du fait d'être un peuple sans territoire. Le voyage apparaît ainsi comme un substitut de l'enracinement et constitue en soi un facteur d'identification.

      Une chanson pour enfant parle d'ailleurs de cette identité dans la transhumance: « De Pologne en Espagne, tiré par un cheval, grand-père a traîné sa maison, devant sa caravane, il disait : « Les tsiganes sont les enfants de l'horizon » » 23 ...

      Nous voyons dans cette faculté d'adaptation des Tsiganes un élément dynamique d'une identité européenne au-delà des frontières nationales. Nous sommes, en effet, tous migrants et tous métis dans la mesure où la réalité est interculturelle.


La surdétermination du « limes »

      Depuis la plus haute Antiquité, depuis l'origine de la constitution des Cités, des Empires et des Etats, il y a eu l'existence de frontières - le « limes » de l'Empire romain. Ces frontières n'ont cessé de fixer les limites définies des Etats et de surdéterminer l'appartenance à une entité bien définie.

      Or l'Histoire nous a montré que les frontières ne sont jamais de simples lignes séparant deux Etats sur une carte géographique. Les frontières sont le plus souvent surdéterminées, en ce sens que chaque frontière possède sa propre histoire, liée à l'autodétermination des peuples, à la puissance ou non d'un Etat, à des revendications culturelles et linguistiques, à des intérêts économiques, ou encore à des absurdités impériales ou coloniales. Il y a donc une véritable polysémie des frontières, à savoir que le sens ou le rôle de la frontière n'est pas le même pour tout le monde.

      Le psychanalyste André Green a écrit qu'il n'est pas aisé de vivre sur une frontière, mais que le plus difficile était d'être soi-même une frontière. Il pensait à ce déchirement des identités multiples et migrantes, qui est précisément le lot des identités se formant sur le « limes ».

      L'Union européenne, en tant qu'entité géographique en extension, n'échappe pas à cette règle de surdétermination des frontières. Durant les années de Guerre froide, lors de l'antagonisme des deux blocs, la perception ouest-européenne de sa frontière orientale était avant tout idéologique. L'Autre était l'ennemi, clairement identifié : l'ex-Union soviétique et le glacis communiste.

      Ceci explique d'ailleurs la lenteur relative de l'Union européenne, hier un sous-produit de la Guerre froide, à construire sa propre identité dans un ordre mondial désormais relâché. La conscience des Européens de leur identité régionale - culturelle et politique - est un effort plus important et plus révélateur que la simple union économique.

      Selon Etienne Balibar, « ce que l'on appelle la crise de l'Etat-nation tient pour une part à l'incertitude objective quant à la nature et au tracé des démarcations géopolitiques qui peuvent aujourd'hui venir surdéterminer les frontières » 24 .

      Il convient de rappeler que Robert Schumann, un des pères de l'Europe, était lui-même un homme de la frontière. D'une famille lorraine exilée au Luxembourg après l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne, puis ayant fait ses études précisément en Allemagne et à Strasbourg, député de Metz, Shumann incarne l'identité plurielle de l'Europe. Ce n'est donc pas un hasard si, en connaisseur de la symbolique et de la réalité de la frontière, il a oeuvré au rapprochement franco-allemand avant les autres, et en faveur de la construction européenne.

      L'Union européenne ne peut jouer à cet égard qu'un rôle, en définitive, ambivalent. En effet, le rôle de Bruxelles consiste à la fois à relativiser et à souligner l'importance de la frontière. Relativiser la frontière répond au souci légitime d'élargissement de l'Union européenne, alors que souligner la frontière répond à des impératifs de politique communautaire bien compris comme la lutte contre la criminalité ou le contrôle de l'immigration, et au souci tout aussi légitime de création d'une identité européenne.

      Il faudrait même, selon Olivier Abel 25 , définir une « éthique de la frontière ». Il n'y a pas de pluralité si, dans le même temps, n'existe pas une éthique portant précisément sur le respect des pluralités et des divergences. A cet égard, la frontière apparaît comme constitutive de la civilisation en fixant des seuils et des frontières pour différencier l'espace.

      On peut dire, avec Claude Lévi-Strauss, que « la seule tare mortelle pour une société est d'être seule ». Les peuples ont en effet besoin d'une frontière pour structurer par un « ailleurs » la domesticité de l' « ici ». L'éthique de la frontière est, en définitive, l'exercice de la discontinuité. Il s'agit, pour chacun, d'accepter de rythmer l'identité par l'altérité.

      Ce n'est d'ailleurs pas tant par son centre que l'Europe va se définir à l'avenir, mais bien par ses nouvelles frontières et ses nouvelles aires culturelles et géographiques auxquelles mène l'élargissement.

      Selon M. Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne, traiter des frontières de l'Europe est « la question à 1 million d'euros ! » : « cette question est insoluble. C'est pour cela que je propose une approche géopolitique associée à une approche politique. Dans la première option, je vois très bien un pays comme l'Ukraine y participer : c'est un pays très proche de nous, qui souffre beaucoup, qui a du mal à se défaire des liens tutélaires qui le freinent. Mais je me refuse à entrer dans un débat explosif et sans issue sur le thème :où sont les frontières de l'Europe ? » 26 . Le débat reste néanmoins posé.

      Zaki Laïdi a parlé de « prothèse identitaire » pour illustrer ce phénomène, en constatant que « plus une communauté va vers quelque chose de plus grand, plus elle a besoin de se doter d'une clôture symbolique » 27 . En dix ans, selon lui, cinq événements majeurs ont ainsi créé la mondialisation : la libéralisation des marchés, Tchernobyl, la chute du Mur de Berlin, Internet et Seattle.


Dynamisme du multiculturalisme

      Avec la perte de vitesse des régimes idéologiques, on assiste à un regain d'intérêt pour le multiculturalisme. La pluralité culturelle est à la mode, la mosaïque des couleurs plaît, et l'identité n'a de sens que bigarrée. Dans de nombreuses villes européennes, les affiliations culturelles sont multiples.

      N'y aurait-il pas, dans ces villes vivantes, volontaristes et désireuses de rester maître de leur destin, une source d'enrichissement culturel porteuse d'avenir ? Une redécouverte du plaisir par la connaissance de l'Autre ? L'espoir d'une société réellement humanisée ? Et si l'avenir de l'homme moderne se trouvait davantage dans le creuset du multiculturalisme plutôt que dans la certitude de la croyance ?

      L'Europe a connu plusieurs vagues d'immigration au cours de sa longue histoire, et a su profiter de cette grande diversité culturelle. Voltaire a dit que l'attitude tolérante, en effet, est la pratique de « ce devoir sacré de l'indulgence ». Une société pluraliste est donc une société qui favorise l'épanouissement de plusieurs conceptions du bien. La tolérance est jugée bénéfique puisqu'elle correspond aux progrès de la Raison parmi les hommes.

      L'essence de la condition humaine consiste à vivre dans la contradiction. Comme l'a écrit Jean Daniel: « Vivre, c'est vieillir, aimer c'est souffrir, vaincre c'est perdre, agir c'est user, construire c'est parier que les moments suivants ne vont pas disparaître » 28 . Il y a deux manières d'accepter cette contradiction: soit en sortir par l'Absolu - mysticisme, fanatisme, totalitarisme ; soit épouser l'esprit fécond du doute.

      La grande rupture avec l'Absolu, dans l'Histoire, c'est bien sûr le siècle des Lumières (XVIIIème), qui a conduit à la Révolution française, et qui a permis aux hommes de dérober à Dieu l'Autorité (l' « auctoritas » latin). La Raison contre la Foi, le temporel contre le spirituel. La tolérance devient ainsi un instrument de réalisation d'un projet politique où les individus sont voués à l'aménagement positif de leur environnement. Elle entend mettre un terme à la violence et aux ravages causés par le fanatisme, en rétablissant la paix et la concorde. Le multiculturalisme est donc avant tout une exigence et une philosophie de la vie.

      L'identité européenne est plurielle. Selon Umberto Ecco, « dans trente ans, l'Europe sera un continent de couleur, non seulement de par la peau de ses habitants, mais aussi par la mixité des religions » 29 .

      Au concept optimiste de multiculturalisme, certains sociologues préfèrent parler de « cohabitation culturelle » 30 . Cohabiter suppose, en effet, des ajustements permanents, une situation dynamique et ouverte, alors que le multiculturalisme renvoie à l'idée d'une organisation réussie de relations entre les cultures.

      En ce sens, l'expérience multiculturelle peut être transcendance, précisément parce qu'elle a la dimension jubilatoire du partage et de l'échange. Les villes de passage incarnent cette espérance, comme par exemple Sarajevo avant la guerre, Genève, Vienne, Cordoue, ou encore Amsterdam.


L'esprit fécond du doute

      « Un homme est un homme plus par les choses qu'il tait que par celles qu'il dit » a écrit Camus, illustrant cette incertitude de l'esprit qu'on appelle le doute. Au départ du doute, il y a, bien sûr, l'homme. L'animal ne doute pas: il hésite. L'homme, lui, pense. Il est donc capable d'une remise en question métaphysique. Bref, le propre de l'homme, c'est de douter.

      Il y a deux formes de doute. Celui qui mène au refus de l'absurdité du monde et au suicide. Et celui qui consiste à douter de nos connaissances, à cultiver le scepticisme à l'égard du monde extérieur (les philosophes antiques) ou à l'égard de Dieu (le positivisme moderne et l'existentialisme athée). Il marque à la fois une ouverture et une inquiétude. Ce que Raymond Aron appelait « l'esprit fécond du doute ».

      A des années-lumière du doute, la certitude de la toute-puissance a toujours eu comme corollaire immédiat la destruction et l'anéantissement. L'anti-modération du national-socialisme a abouti à la chambre à gaz, et le fanatisme pol-potien au génocide. On pourrait multiplier les exemples. L'erreur première - ahumaine pourrait-on dire - du modèle totalitaire a été de vouloir ériger une seule vérité, la vérité, en dogme d'Etat. Or en psychologie comme en politique ou en logique, il y a des vérités, mais point de vérité.

      Le doute est ainsi porteur d'avenir. Même aux heures les plus sombres de la lutte contre l'apartheid, Nelson Mandela savait, dans son for intérieur, qu'à la lutte armée de l'ANC dont il était le héraut allait inexorablement se substituer le dialogue avec les Afrikaners. De la même manière, Yitzhak Rabin avait entrevu, dès les années 70, la nécessité d'un rapprochement avec l'OLP et Yasser Arafat. C'est leur noblesse.

      La grande difficulté d'un homme politique est précisément de parvenir à concilier sa force de conviction et sa vision d'avenir, indispensables dans la société de l'information qui est la nôtre, avec un doute, certes constructif, mais forcément intime et fragilisant.

      Cela peut d'ailleurs avoir parfois de grandes conséquences au regard de l'Histoire: le fils du maître de poste de Sainte-Menehould, qui n'avait jamais vu Louis XVI, le reconnut d'après son effigie sur les pièces de monnaie, ce qui conduisit à l'arrestation du roi à Varenne...

      L'homme qui a conscience de son évolution s'échine à savoir ce qu'il ne sait pas pour une raison bien simple: il a accepté l'absurde. Le doute et l'humilité suscitent l'espoir, alors que la forteresse de la certitude demeure figée. C'est Einstein contre Hitler, Gandhi contre Rambo, David contre Goliath, les penseurs contre les maîtres-penseurs, le dessein en trompe l'oeil contre le béton armé, la sagesse contre la cécité volontaire, la lumière contre l'obscurité. « Ce qui importe, c'est l'éternelle vivacité » disait Nietzsche.

      Un homme pétri de certitudes dira d'un autre, sur un ton péremptoire: « C'est un faible! ». Mais celui qui a accepté de douter dira: « C'est sa faiblesse ». Tout est dans cette nuance qui sépare les imbéciles des autres. D'ailleurs, un homme qui avoue sa fragilité prend soudain de la grandeur, et l'amour est indifférent à des faiblesses qu'il voit pourtant fort bien!

      Le doute - dans le sens de la profession de foi kantienne en l'idée de Raison et du « Cogito ergo sum » cartésien - est ainsi constitutif de l'identité européenne.

      Pour conclure, nous dirons qu'il devrait toujours y avoir dans l'action une part de doute. Un léger temps d'arrêt, un recul, une valse hésitation, un zeste de réflexion pour éviter de se jeter tête baissée contre un mur d'évidences. Une certaine légèreté de l'être...


2. La politique étrangère comme sens de la puissance

      Nous allons voir dans ce chapitre le rôle primordial joué par la politique étrangère dans le processus de légitimation et d'identité d'un Etat ou d'un groupe d'Etats. Pour renforcer ses intérêts, un Etat ou un groupe d'Etats va chercher à développer sa puissance. La politique internationale, comme toute politique, apparaît ainsi comme politique de puissance. Et la puissance correspond à la capacité d'un Etat ou d'un groupe d'Etats de contrôler les actions d'autres Etats, voire de les influencer.

      L'Europe a inventé le concept d'Etat-nation, de souveraineté et d'équilibre des puissances. Le fait est qu'aucun des Etats européens n'est en mesure, aujourd'hui, d'agir de manière hégémonique dans le concert des nations. Nous allons voir que cette faiblesse relative est toutefois compensée par les efforts d'intégration européenne et de projection de l'Europe comme puissance dans le monde.


Le besoin de légitimité

      Le besoin de légitimité d'un Etat ou d'un groupe d'Etats, pierre angulaire de tout système politique, trouve un terrain particulièrement fertile dans la définition d'une politique étrangère.

      Selon Claude Inis, « le pouvoir et la légitimité ne sont pas antithétiques, mais complémentaires. L'envers de la légitimité du pouvoir est le pouvoir de la légitimité » 31 . La politique étrangère est ainsi un instrument au service de la politique intérieure d'un Etat ou d'un groupe d'Etats, légitimant ces derniers. Autrement dit, ce processus de légitimation propre à un Etat ou un groupe d'Etats a ipso facto une dimension internationale.

      Comme le relève Philippe Braillard, « la quasi-totalité des Etats cherchent à rattacher leurs politiques étrangères à un ensemble de principes et de règles admis par la communauté internationale et considérés comme garants d'un développement harmonieux de cette dernière. Par ailleurs, dans le cadre des institutions internationales existantes et, d'une manière plus générale, dans celui de la diplomatie multilatérale, les régimes au pouvoir cherchent à faire reconnaître et appuyer leurs politiques par le plus grand nombre possible d'Etats, car dans un système où référence est constamment faite à la démocratie et à l'expression d'une volonté majoritaire, le poids du nombre peut être source de légitimité » 32 .

      Nous devons également souligner que la société internationale manifeste une très grande hétérogénéité idéologique, culturelle et politique. Ses centres de pouvoir sont multiples, les rapports de domination sont faiblement institutionnalisés et s'expriment par le biais de toute une série de hiérarchies de commandement.

      Dans le cadre de la construction européenne, nous pouvons ainsi citer une pléthore d'organisations dont l'essence même touche à l'Europe : l'Union européenne, bien sûr, mais aussi l'Union de l'Europe occidentale (UEO) que nous allons étudier dans la IIIème Partie, l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE, ex-CSCE)), l'Alliance atlantique (OTAN), le Conseil de l'Europe, et l'Association Européenne de Libre-Echange (AELE) !

      Clausevitz disait que la politique doit connaître l'instrument dont elle va se servir. La politique étrangère n'est donc pas une notion abstraite. Il y va de la vie des hommes comme de la survie des nations.

      De son côté, Max Weber définissait l'Etat en disant qu'il a le « monopole de la violence légitime ». Or ce n'est pas le cas de la société internationale - sans entrer dans le détail de l'exception du recours à la force prévu dans le chapitre VII de la Charte des Nations Unies - caractérisée par l'absence d'un acteur détenant le monopole de la violence légitime. Autrement dit, la configuration des rapports de force détermine l'état des relations internationales à un moment donné.


Le sens de la puissance

      Pour asseoir ses intérêts nationaux, un Etat ou un groupe d'Etats va chercher à développer sa puissance. Arrêtons-nous un instant sur le sens de la puissance.

      Morgenthau, qui a développé le concept de réalisme politique pour donner un sens aux relations internationales, estime que la politique internationale, comme toute politique, est politique de puissance. Selon lui, « le contenu et la façon d'utiliser la puissance sont déterminés par l'environnement politique et culturel. La puissance peut inclure toute chose qui établit et maintient le contrôle de l'homme sur l'homme » 33 .

      Morgenthau estime que la puissance comprend ainsi l'ensemble des relations sociales qui convergent vers cet objectif, de la violence physique aux pressions psychologiques. La puissance, en somme, est « la domination de l'homme par l'homme ».

      Selon Max Weber, la puissance correspond à la capacité d'un Etat ou d'un groupe d'Etat de contrôler les actions d'autres Etats, voire de les influencer. Autrement dit, c'est la capacité de l'acteur A (Etat ou groupe d'Etats) d'obtenir la soumission à sa volonté, ou la conformité à ses ordres, de l'acteur B (Etat ou groupe d'Etats).

      La notion de « superpuissance » renvoie précisément à l'idée d'influence d'un Etat sur un ou plusieurs autres Etats. Ce fut la cas lors de l'équilibre de la terreur entre Moscou et Washington au moment de la guerre froide, et c'est le cas aujourd'hui avec la présence d'une seule superpuissance, les Etats-Unis.

      De son côté, Raymond Aron définit la puissance comme « la capacité d'une unité politique d'imposer sa volonté aux autres unités, de faire, produire ou détruire. En bref, la puissance politique n'est pas un absolu, mais une relation humaine » 34 . Il y a donc, selon le philosophe français, une relation dialectique entre commandement et obéissance. Et la puissance sur la scène internationale diffère de la puissance sur la scène intérieure, parce qu'elle n'a pas la même envergure, n'utilise pas les mêmes moyens, et ne s'exerce pas sur le même terrain.

      Morgenthau a défini huit éléments de puissance d'un Etat :

  • géographie ;
  • ressources naturelles ;
  • capacité industrielle ;
  • état de préparation militaire ;
  • population ;
  • caractère national ;
  • moral national ;
  • et qualité de diplomatie.

      Selon Guido Fischer, il y aurait plutôt trois éléments généraux de définition de la puissance :

  • les facteurs politiques (position géographique, dimensions de l'Etat, nombre et densité de la population, habileté d'organisation et niveau culturel, types de frontières et attitudes des pays voisins) ;
  • les facteurs psychologiques (flexibilité économique et habileté d'invention, persévérance et capacité d'adaptation) ;
  • les facteurs économiques (fertilité du sol et richesses minérales, organisation industrielle et niveau technologique, développement du commerce et des transactions, force financière).

      Nous préférons, pour notre part, le définition de Raymond Aron, qui distingue trois éléments fondamentaux de la puissance 35  :

  • l'espace qu'occupent les unités politiques ;
  • les matériaux disponibles et le savoir qui les transmet en armes, le nombre d'hommes et de soldats ;
  • et la capacité d'action collective.

      Selon Raymond Aron, « la puissance d'une collectivité dépend de la scène de son action et de sa capacité d'utiliser les ressources matérielles et humaines qui lui sont données : milieu, ressources, action collective, tels sont, de toute évidence, quel que soit le siècle et quelles que soient les modalités de la compétition entre unités politiques, les déterminants de la puissance » 36 .

      Par ailleurs, la mesure de puissance diffère selon que l'on se trouve en temps de paix, ou en temps de guerre. En temps de paix, la puissance d'un Etat ou d'un groupe d'Etats se mesure à l'aune de sa capacité de dissuasion, alors qu'en temps de guerre, sa puissance réside essentiellement dans sa capacité militaire au sens large, à savoir une forme militaire doublée d'une stratégie diplomatico-militaire.

      Toynbee 37  s'est beaucoup inquiété de la menace montante du militarisme et de l'obsession de l'homme à placer sa confiance dans les arts de la guerre. Or les nations, selon lui, ont les moyens de tenir le militarisme en échec jusqu'à ce qu'elles aient établi une méthode pour régler leurs conflits sans recourir à la guerre. C'est précisément le sens de la diplomatie et de la politique étrangère.

      Il y a 300 ans, l'auteur mercantiliste allemand von Hornigk a défini ainsi la puissance : « Une nation est-elle puissante et riche ? De nos jours, la réponse ne dépend pas de la quantité de puissance et de richesse de cette nation ou de la sécurité de celle-ci mais bien de la question : ses voisins en possèdent-ils plus ou moins qu'elle ? » 38 .

      Bertrand de Jouvenel, quant à lui, définissait ainsi le pouvoir : « le Pouvoir reste commandement avec les passions propres au commandement dont la principale est d'étendre l'aire qui lui est soumise. La vertu conquérante est aussi liée au Pouvoir que la virulence au bacille » 39 .

      La mise sur pied d'une politique étrangère supranationale est donc un processus très complexe, du fait même de la complexité des constellations politiques et stratégiques sur le plan international.

      Comme le souligne Pierre de Senarclens, « l'acteur étatique doit constamment miser sur l'incertitude des systèmes de coalition ou d'alliance, ce qui accroît encore le caractère aléatoire de la puissance. Si la puissance était clairement mesurable, le guerre deviendrait invraisemblable, car son résultat serait constamment prévisible » 40 .

      Zaki Laïdi 41 , de son côté, donne trois définitions au concept de sens dans le système international né de la fin de la guerre froide :

  • une représentation globale du monde reposant soit sur une identification de ses propres valeurs à des valeurs universelles et recherchant ainsi un agrandissement de soi, soit sur un « droit à la gestion de la terre » pour reprendre la célèbre expression de Thomas Mann ;
  • une ambition à répandre des valeurs que l'on croit universelles, même si celles-ci se limitent à un domaine particulier (musique, culture) ;
  • une capacité à apporter des réponses à des problèmes d'organisation politique, économique ou sociale sans réelle volonté d'en étendre les « bienfaits » au reste du monde, mais dont le succès à l'intérieur du cadre national conduit des acteurs extérieurs à vouloir s'en inspirer .

      C'est précisément ce qui se passe avec l'élargissement de l'Europe, notamment vers les pays d'Europe centrale et orientale (PECO), comme nous allons le voir dans la IVème Partie.

      La mesure de la puissance devient ainsi un exercice de plus en plus délicat, dans un monde de flux immatériels et déterritorialisés (révolution technologique, transferts financiers).

      Selon Zaki Laïdi, il y a eu un découplage entre sens et puissance qui explique ce relâchement de l'ordre mondial. Cette tension croissante se situe entre une dynamique de la puissance qui pousse sous la pression économique à la mondialisation, à l'intégration et à la nouvelle économie, et une problématique du sens qui semble « de plus en plus sécable, friable, errante ».

      L'Union européenne agit également au travers de certaines organisations internationales, où elle peut exprimer sa puissance en devenir. Nous allons voir dans la IVème Partie comment l'Union européenne a très habilement su utiliser les mécanismes de règlement des différends prévus par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pour contrer la politique américaine vis-à-vis de Cuba.

      A la lumière de la construction européenne, nous pouvons éclairer la sphère politique des organisations internationales en définissant leurs principales fonctions. H. Jacobson leur assigne cinq catégories de fonctions :

  • les organisations internationales rassemblent, analysent et disséminent de l'information ;
  • elles définissent des normes, établissant des règles de conduite sur le plan international ;
  • elles créent le droit ;
  • elles supervisent la mise en oeuvre des décision prises en application de ces normes et conventions ;
  • elles ont des fonctions opérationnelles.

      Nous ajouterons à ces fonctions une sixième, essentielle à nos yeux, qui est de constituer des relais et des enjeux de la puissance d'un groupe d'Etats pour influer sur un autre Etat ou groupe d'Etats, comme nous le verrons avec l'OMC.

      Nous pouvons dire que le statut global de l'acteur correspond à la somme des positions distinctes qu'il occupe tant du point de vue des critères matériels objectifs, qui touchent à son développement socio-économique et à son potentiel militaire, que du point de vue des critères subjectif, qui renvoient à la position sociale de l'acteur.

      Selon Baghat Korany 42 , il y a trois critères pour déterminer la position d'un Etat ou d'un groupe d'Etats dans le système international :

  • le niveau de développement socio-économique, qui se mesure selon le PNB, la place dans l'économie, le taux d'alphabétisme, le nombre de médecins par million d'habitants ;
  • la puissance militaire, selon le niveau de développement technologique, la part du budget de la défense dans le budget national et au niveau mondial ;
  • le prestige, qui correspond à l'image que l'on se fait d'un acteur lorsqu'elle renvoie à un sentiment de valeur positive.

Les objectifs de la politique étrangère

      Jaloux de leur indépendance, les Etats ou groupes d'Etats sont rivaux précisément du fait de cette indépendance. Selon Hobbes, toute unité politique aspire à survivre. L'intérêt des gouvernants est de perpétuer leur collectivité en lui assurant la sécurité permanente.

      La course aux armements nucléaires, à l'époque de la guerre froide, visait de manière obsessionnelle à assurer la survie de deux sociétés idéologiquement antinomiques - l'américaine et la soviétique - au travers de l'équilibre de la terreur. Ce qu'André Glucksmann a appelé « la force du vertige » 43 , et Raymond Aron « l'ivresse de régner » 44 .

      Hume a rappelé que les Cités grecques étaient régies par un véritable esprit de compétition, qui confinait à la recherche de la gloire, en sus de la lutte pour la domination militaire. Ainsi, la sécurité, la puissance et la gloire sont les grands objectifs éternels de la politique étrangère.

      Durant la guerre du Golfe, Saddam Hussein recherchait à la fois la sécurité, la puissance et la gloire. Il n'obtint que cette dernière, et encore de manière très relative, et éphémère, auprès d'une partie de sa population et de quelques populations arabes. Churchill, de son côté, obtint plus de gloire que de puissance et de sécurité, l'Angleterre de l'après-guerre se trouvant de manière progressive sous le parapluie militaire américain.

      Une autre manière de formuler les objectifs de la politique étrangère consiste à voir dans la conquête un contrôle plus large de l'espace, des hommes et des âmes.

      Au lendemain de la guerre des Six Jours, en juin 1967, Israël contrôlait un espace deux fois plus grand que son territoire issu de la première guerre israélo-arabe de 1948, mais réduisait du même coup, et de manière substantielle, la longueur de ses frontières. En revanche, le contrôle des hommes devint l'abcès de fixation des territoires occupés, et celui des âmes le noeud gordien du conflit du Proche-Orient.

      Il apparaît également que les Etats moyens ou faibles n'ont pas, en général, de réelles ambitions offensives, au contraire des grandes puissances, mais plutôt une politique étrangère basée sur les bons offices et la modération. La Serbie a toutefois constitué un contre-exemple dévastateur dans les années 1990.

      Par ailleurs, les régimes démocratiques sont moins portés à mener une politique étrangère agressive et à faire la guerre que les régimes dictatoriaux. Le totalitarisme soviétique ou le nazisme portaient en eux-mêmes les germes de la guerre et le projet impérialiste de l'expansion territoriale. L'Histoire nous a montré de nombreux exemples d'Etats ayant rédigé des projets nationalistes forts pour renforcer leur unité intérieure, leur cohésion, et la légitimité de leur autorité.

      Toutefois, la puissance américaine, révélée au XIXème siècle et confirmée au XXème siècle, a souvent mené des opérations militaires hors de ses frontières au nom de la liberté et, précisément, de la démocratie. C'est le paradoxe des Etats-Unis.

      En 1982, la junte argentine s'est engagée dans la guerre des Malouines (Iles Faklands) pour masquer ses échecs économiques et ses contradictions internes. La Russie eltsinienne s'est lancée dans deux guerres successives en Tchétchénie pour renforcer la cohésion nationale du pays, mise à mal par la désintégration de l'Empire soviétique, ainsi que la légitimité du président Eltsine puis de son successeur Poutine.

      En 1975, la « Marche verte » du roi Hassan II du Maroc au Sahara occidental visait à renforcer la cohésion de la population marocaine autour d'un dessin nationaliste visant à contrer l'influence de l'Algérie dans la région. Et le conflit israélo-arabe, depuis 1948, est entretenu par cette logique.

      Les théoriciens des relations internationales parlent souvent de « l'intérêt national » pour justifier telle décision de politique étrangère. Pareto, quant à lui considérait qu'un seul degré justifie l'action d'un Etat ou d'un groupe d'Etat, à savoir le maximum d'intérêt pour une collectivité.

      Cet optimum parétien nous semble répondre au souci de raison et de prudence qui doit guider la diplomatie d'un Etat ou d'un groupe d'Etats, et qui touche à la modestie, à la limitation des objectifs, à la pesée des considérations et à l'évaluation des objectifs.

      Selon Thomas Hobbes, « la réputation de prudence dans la conduite de la paix ou de la guerre est un pouvoir, parce que nous confions le soin de nous gouverner aux hommes » 45  .


Rapports de force

      Les rapports de force entre deux ou plusieurs Etats ou groupes d'Etats dictent le type de relations étrangères desdits Etats ou groupes d'Etats. La guerre froide a montré que deux superpuissances rivales s'opposent de manière presque inévitable - même sous le sceau d'une « coexistence pacifique » - pour les raisons évoquées plus haut et relatives au désir de puissance. Ce rapport de forces est devenu plus complexe avec l'émergence d'une troisième puissance, la Chine, et depuis que les deux superpuissances ont développé une diplomatie active vis-à-vis de ce troisième acteur.

      L'Europe, la seule région du monde moderne à fonctionner dans un système pluri-étatique, a inventé le concept d'Etat-nation, de souveraineté et d'équilibre des puissances. Le fait est qu'aucun des Etats européens n'est en mesure, aujourd'hui, d'agir de manière hégémonique dans le concert des nations. Cette faiblesse relative est toutefois compensée par les efforts d'intégration européenne, qui seuls peuvent mener l'Europe sur le chemin de l'unité politique et de puissance mondiale.

      Selon Henry Kissinger, «même si cela s'avère à terme un succès, il n'y a pas de guide de conduite globale à disposition pour parachever l'unité de l'Europe, dans la mesure où une telle unité politique n'a jamais existé auparavant » 46 . La « Realpolitik » de Kissinger ne l'autorise pas à imaginer un système européen sui generis, mi-fédéraliste et mi-confédéral.

      Si le politique, par définition, est un ambitieux, la politique étrangère apparaît ipso facto comme une ambition. Maximiser les ressources, pour un Etat ou un groupe d'Etats, équivaut à maximiser les moyens d'agir sur les autres.

      Il est intéressant de constater que l'histoire montre que les systèmes politiques se sont développés et renforcés en s'appuyant sur la crainte de l'Autre et sur le doute. A l'époque féodale, les rois, héros de l'ordre patriarcal, ont réussi à maintenir leurs privilèges et leur domination grâce au tabou du parricide. Leur credo visait à assurer à leurs sujets qu'en dehors de leur souveraineté et de leur protection, il n'y avait que chaos et désordre. « En dehors de moi, le déluge » était leur devise.

      David Hume pensait que la seule règle universelle et formelle est celle de l'équilibre, à savoir que chaque Etat ou groupe d'Etats s'efforce de ne pas être à la merci des autres. Et le système international peut être à la fois homogène et hétérogène.

      Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'Europe se construit en un système homogène, pacifique, dans un monde hétérogène (conflits périphériques, conflits dits de faible intensité, conflits régionaux dans les Balkans, en Afrique, en Asie centrale, dans le Golfe).

      Nous pouvons d'ailleurs nous demander si nous sommes depuis la fin de la guerre froide dans un système international post-moderne. Autrement dit, selon Zaki Laïdi, il faut « réfléchir à tout ce qui, aujourd'hui, paraît caractériser empiriquement l'ordre mondial relâché : le transitoire, l'instable, le désarticulé et l'ambivalent » 47 . Il s'agit, en effet, d'accepter de faire face à l'instable et de mettre l'uniforme au vestiaire. Le sens du monde est précisément ni stabilisé ni sécurisé.

      L'homme demeure sans doute prêt à attendre du monde extérieur ce qui, en réalité, le menace de l'intérieur. Comme le note Erik Erikson, « l'homme est toujours prêt à craindre irrationnellement l'invasion par des forces puissantes et vagues d'une autre nature que lui, l'encerclement et l'étranglement par tout ce qui n'est pas nettement défini comme son allié, et une perte totale de prestige devant tous ceux qui l'entourent et se moquent de lui. Ce sont ces craintes, et non les peurs animales, qui caractérisent l'anxiété humaine, et ceci dans les affaires personnelles aussi bien que dans les affaires du monde » 48 . Franklin D. Roosevelt disait que l'homme n'a rien à craindre, sinon la crainte de lui-même...

      De son côté, Freud relate que « les hommes primitifs ont construit leur image du monde en projetant au dehors leurs perceptions internes » 49 . Autrement dit, il leur fallait amadouer l'ennemi ou son incarnation totémique pour mieux le contrôler, voire le tuer. Selon Freud, « un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l'existence de la horde paternelle. Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l'humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi de point de départ à tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions » 50 .

      Il faut par ailleurs noter qu'un Etat ou un groupe d'Etats ne se contente pas de réagir au caractère mécanique du système international, mais qu'il a ses propres objectifs, sa propre perception de la réalité internationale, qui, in fine, détermine l'ensemble des moyens qu'il adopte. Ainsi, selon Pierre de Senarclens, « dans les relations internationales, les Etats sont constamment confrontés à des rapports de puissance, et au dilemme posé par l'adhésion à des obligations contraignantes » 51 .

      La question de légitimité sur la scène internationale se pose ainsi chaque fois qu'une société doit faire face au commandement d'un pouvoir politique, c'est-à-dire choisir entre la soumission ou la rébellion. Les gouvernements sont les principaux instruments et destinataires de ce processus de légitimation. Mais au-delà des instances étatiques, ce processus implique également les organisations, les peuples et les individus qui façonnent la politique internationale et lui donnent corps.

      Paul Valéry, en portant le regard idéaliste du poète sur les affaires internationales, n'a-t-il pas dit un jour qu'il n'y aurait de paix véritable que « dans un monde où tous les Etats seraient satisfaits du statut établi » ?...


3. Politique étrangère et analyse de discours

      Nous allons voir dans ce chapitre quelles sont les méthodes d'analyse de discours que nous allons utiliser tout au long de notre thèse pour déchiffrer et décrypter la très grande production de discours sur la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Dans cette optique, nous avons mis l'accent à la fois sur le contenu et l'ordonnance du discours, ainsi que sur la situation de communication. En effet, tout acte énonciatif doit être analysé à la fois à partir de son contenu, de son rythme rhétorique, mais également en fonction du lieu dont il émerge, du rôle de l'énonciateur, et du canal ou des canaux de diffusion utlilisés (oral, écrit, télévisé). Ainsi, on ne communique pas pour communiquer, mais pour agir. La composition et l'interprétation des discours sont en premier lieu déterminés par l'action envisagée.

      Comme l'a souligné Michel Foucault, à propos de l'analyse du discours et de sa mise en situation, «ce dont il s'agit ici, ce n'est pas de neutraliser le discours, d'en faire le signe d'autre chose et d'en traverser l'épaisseur pour rejoindre ce qui demeure silencieusement en deçà de lui, c'est au contraire de le maintenir dans sa consistance, de le faire surgir dans la complexité qui lui est propre» 52 .

      Autrement dit, le comportement langagier ne se produit pas dans un vide social : le locuteur parle à quelqu'un, à plusieurs personnes ou à des millions de personnes, en établissant de fait une relation interpersonnelle à propos d'un objet. Le savoir, dans ce contexte, est en quelque sorte mutuellement connu. Le discours, en tant que rhétorique, confère un pouvoir à celui qui le tient. L'art du discours est ainsi un art manipulateur. Car même si l'orateur est convaincu de ce qu'il dit, la manière dont il le dit, son rôle et sa fonction dans l'échelle de la représentation sociale lui confèrent une supériorité sur les autres. Ainsi, au coeur du discours, il y a le pouvoir.


Les « lois du discours »

      Pour fabriquer une interprétation, le destinataire du discours doit intégrer le fait que l'émetteur du discours est sérieux et qu'il répond à un certain nombre de normes, de « maximes conversationnelles » 53  ou de ce que les linguistes appellent plus communément les « lois du discours ». En vertu du principe de coopération, les différents acteurs de la communication - émetteurs, récepteurs, média - acceptent de partager un certain cadre et de collaborer ainsi à la réussite de l'effort mutuel de communication.

      Selon Patrick Charaudeau, toute parole apparaît ainsi comme un « contrat de communication » 54  qui implique l'existence de normes comme les « lois du discours », une reconnaissance mutuelle des acteurs - actifs ou passifs, émetteurs, destinataires ou intermédiaires du message - et l'appartenance de la parole à plusieurs genres de discours qui précisent la situation de communication.

      Selon Dominique Maingueneau 55 , il existe cinq principales « lois du discours » :

  • la loi de pertinence, qui stipule qu'un discours doit être approprié au contexte dans lequel il intervient, et donc stimuler l'intérêt du destinataire du message ;
  • la loi de sincérité, qui touche à l'engagement de l'énonciateur du discours. Autrement dit, elle concerne un certain degré de vérité par rapport à ce qu'avance l'orateur ;
  • la loi d'informativité, qui concerne le contenu du discours et la qualité des informations nouvelles amenées au destinataire ;
  • la loi d'exhaustivité, qui stipule que l'énonciateur doit donner l'information maximale par rapport à la situation exposée.
  • enfin, la loi de modalité, qui concerne la clarté du message de l'énonciateur: choix des mots, bonne prononciation et rythme des phrases.

      Le discours politique est le plus souvent un discours pragmatique, qui répond à un certains nombres de critères et à une certaine manière de pratiquer la communication verbale. Le discours apparaît ainsi comme une organisation au-delà de la phrase, transphrastique, et qui a un impact au-delà du contenu stricto sensu du message. Il peut également être orienté, en ce sens qu'il se développe de manière linéaire avec un début et une fin. Il est également interactif, car il implique nécessairement un émetteur et un récepteur du message, autrement il s'agit d'un monologue.

      Le discours est toujours contextualisé, dans la mesure où il participe à la définition de son contexte. Ainsi, un discours prononcé par un chef d'Etat se situe dans un environnement précis, avec un rôle précis, dans une représentation sociale précise, avec un public souvent vaste, démultiplié par les effets des médias.

      Le discours est toujours rapporté à un sujet qui l'incarne, et son impact varie en fonction du rôle et de la représentation de l'émetteur du message. Pour reprendre la formule de Patrick Charaudeau, les émetteurs de message doivent toujours se poser la question suivante : « On est là pour dire ou faire quoi ? » 56 .

      Lorsqu'on traite du médium d'un discours, de l'intermédiaire entre l'émetteur et le récepteur d'un message, il convient de prendre en compte l'ensemble d'un circuit qui structure le message, ce que les spécialistes du discours appellent un « dispositif communicationnel ». Selon Dominique Maingueneau, « le mode de transport et de réception de l'énoncé conditionne la constitution même du texte, façonne le genre de discours » 57 .

      Selon Jean-Michel Adam 58 , le schéma de la communication est le suivant : l'émetteur envoie un message au récepteur. Pour qu'il soit opérant, ce message requiert un contexte ou un référent, soit verbal, soit suceptible d'être verbalisé. Il faut ensuite un code commun à l'encodeur et au décodeur du message. Il faut enfin un contact ou un canal permettant la connexion entre l'émetteur et le récepteur. Il y a ainsi trois entités principales dans tout schéma de communication :

  • le sujet émetteur, l'encodeur ;
  • le message, le texte, le code, le canal ;
  • et le sujet récepteur, le décodeur.

      Ainsi, la communication ne concerne pas simplement une transmission d'information entre un émetteur et un récepteur, mais, plus globalement, un effet de sens entre l'un et l'autre. Et c'est précisément le rôle du message, de contenu, de la langue, des mots choisis et du canal de diffusion de produire cet effet de sens.

      Le concept de discours met ainsi l'accent sur les conditions de production d'une séquence verbale. Autrement dit, il s'agit de penser de façon cohérente le contexte et la situation dans laquelle apparaît le discours.

      Force est de constater que l'avènement des médias audiovisuel et le développement des nouvelles technologies de l'information ont profondément bouleversé la nature des textes ainsi que leur mode de transmission. Dans les années 1950, le président américain Eisenhower faisait deux discours par an. Aujourd'hui, un chef d'Etat en fait plusieurs par semaine, voire même plusieurs par jour. Le nombre de destinataires d'un discours est aujourd'hui illimité, et on assiste à une diffusion exponentielle des discours via la multitude des réseaux de communication. Nous sommes dans une ère de « communication nomade » 59 , qui permet à l'individu d'être en communication n'importe quand, n'importe où.

      Il convient également de mentionner l'existence de marques linguistiques à travers lesquelles se manifeste l'énonciation du discours. L'une des marques linguistiques majeures est l'embrayage, qui concerne l'ensemble des opérations par lesquelles un discours s'inscrit dans son énonciation, au travers d'un certain nombre d'embrayeurs de personne, appelés également « éléments déictiques » :

  • les pronoms, je, tu nous, vous ;
  • les déterminants, mon, ton, notre, votre ;
  • les pronoms, le mien, le tien, le nôtre, le vôtre.

      Le rôle des embrayeurs de personne est de permette à l'émetteur et au récepteur du message d'identifier leurs référents : « notre Europe », « je pense » (en tant que chef d'Etat, Commissaire européen), « notre destin commun ». Autrement dit, comme le souligne Dominique Maingueneau, « l'interprétation des embrayeurs de personne est indissociable de la scène énonciative qu'implique chaque texte » 60 .

      Dans le cas du discours politique sur la PESC, nous allons constater que lorsque le locuteur se manifeste comme « Je » dans l'énoncé de son discours, cela correspond à une prise en charge du discours. Cette prise en charge du discours permet au locuteur à la fois d'être à la source de repérages énonciatifs (le «je » renvoie au chef d'Etat, au Commissaire européen ou au leader politique, et de fait incarne la légitimité et l'autorité), et de se poser en responsable de l'acte de parole ainsi accompli (énoncer une assertion apparaît comme un garant de vérité).


Actes de parole, actes de pouvoir

      Nous allons maintenant analyser plus en détail les actes de parole et leur rôle dans le discours. Nous pensons, en effet, que la grande production de messages et de discours sur la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) est avant tout une production d'actes de parole visant à la construction sociale de l'identité européenne.

      Roman Jakobson 61 , dans le cadre du Cercle de Prague lancé dans les années 1930 et qui fut très important dans l'évolution de la linguistique, a défini six fonctions de communication au langage :

  • la fonction « émotive » ou « expressive » désigne le fait que le langage permet au locuteur d'exprimer des désirs, des états mentaux. Exemples : « nous qui avons réussi à reculer la barbarie grâce à notre union, nous voulons une Europe forte !», « Oh ! Quelle belle idée que l'Europe ! » ;
  • la fonction « référentielle », qui permet de donner des indications sur l'objet nommé, la situation présente et le contexte (monde environnant). Exemple : «Quand je parle de la politique étrangère et de sécurité commune, je parle d'une Europe plus forte» ;
  • la fonction « conative », du latin « conari » qui signifie « entreprendre », et qui permet d'agir sur autrui. Exemple : « nous tous, Européens, devons participer à cette grande entreprise d'édification européenne. C'est notre grand projet d'avenir » ;
  • la fonction « poétique » qui permet d'exprimer des qualités esthétique propres, concernant la forme du message. Exemple : «nous devons construire les Etats-Unis d'Europe» ;
  • la fonction « phatique » qui permet d'établir, de prolonger ou au contraire d'interrrompre une communication. Exemples : « Mes chers concitoyens... », « Merci de votre attention » ;
  • et la fonction « métalinguistique », qui permet au langage de parler sur lui-même. Exemples : « en d'autres termes... », « par politique étrangère et de sécurité commune, j'entends... ».

      Nous allons voir que la plupart des discours que nous allons étudier sur l'Europe ont une fonction « conative », c'est-à-dire qu'ils visent à agir sur autrui.

      Lorsqu'un zoologiste doit qualifier l'existence d'un animal jusqu'alors inconnu, il décrit sa forme physique, son attitude, et il lui donne un nom. Autrement dit, la description d'un objet est le reflet de la réalité et de notre perception du réel.

      L'histoire de la construction européenne correspond, de la même manière, à une succession de discours politiques pour qualifier ce qu'est l'Europe et la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Nous allons voir que les termes utilisés pour conceptualiser la construction européenne ne sont pas neutres, et qu'ils visent à promouvoir une perception commune de la réalité politique et diplomatique européenne.

      Le langage joue ainsi un rôle essentiel dans notre perception de la réalité. Il est donc possible de connaître la réalité à travers la construction linguistique et l'analyse discursive.

      Le langage a eu et continue d'avoir un rôle central dans la construction européenne. L'argument consiste à dire que les différentes manières de définir la nature de l'Union européenne ne sont pas que des simples descriptions neutres , mais qu'elles participent à la construction sociale de la réalité. Le discours politique devient ainsi un objet d'étude et d'analyse, et un élément constitutif du pouvoir.

      Notre analyse consiste à dire que la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'Union européenne est une construction sociale générée par un corpus très large de discours et de textes politiques.

      Notre analyse consiste à dire que le discours peut également produire une forme d'action sur autrui. Dire, c'est faire : il existe des énoncés qui ne servent ni à décrire, ni à affirmer, ni à constater une réalité, et qui vont plus loin en ce sens qu'ils accomplissent une action. Autrement dit, « vouloir dire », c'est vouloir qu'un énoncé ait un certain impact sur un auditoire, réel et/ou virtuel. Ainsi, communiquer, ce n'est pas tant transmettre un message que faire aboutir une intention. Dans ce contexte, le présupposé, l'implicite et le poids du contexte discursif confèrent à tout discours un pouvoir bien plus large que les mots utilisés.

      C'est ce qu'on appelle les « actes de parole » (« speech act »). Le langage, selon J.L. Austin 62 , correspond le plus souvent à un acte illocutoire et/ou perlocutoire : c'est par le langage que se crée et se développe la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). En parlant de la PESC, les acteurs politiques participent à l'accomplissement de ce projet européen et à son imprégnation sociale.

      Austin reconnaît ainsi la plurifonctionnalité du discours. Il a défini une théorie plus générale des « actes de parole » et des valeurs des énoncés, en distinguant trois types d'actes :

  • l'acte locutoire, qui est la production d'une phrase dotée d'un sens et d'une référence, et qui « dit quelque chose » ; exemple, «le siège de l'Union européeenne est à Bruxelles » ;
  • l'acte illocutoire, qui accomplit quelque chose en l'énonçant et qui se fait dans des circonstances qui conditionnent son impact et son efficacité ; exemples: le fameux « Ich bin ein Berliner » du président John Kennedy en pleine guerre froide à Berlin, ou « l'Europe doit être reconnue comme une puissance sur la scène internationale » prononcé par un chef d'Etat dans un lieu officiel et dans un contexte précis;
  • et l'acte perlocutoire, qui produit un effet sur le destinataire en dehors de toute convention ou de tout rituel social ; exemple : « l'Europe est une puissance ».

      La théorie d'Austin permet ainsi de saisir les rapports du discours et de l'action, en ce sens que, selon lui, tout énoncé a ipso facto valeur d'action.

      C'est en faisant des discours sur la PESC que les acteurs politiques fabriquent et créent la PESC. C'est ce qu'Austin appelle « la force illocutoire » du langage. Autrement dit, ce que disent les acteurs politiques et les médias a un impact sur les autres, et en parlant de la PESC, ils ne sont pas simplement acteurs de la PESC, mais invitent également les autres à le devenir.

      Nous pouvons définir les « actes de parole » comme des actions menées au travers des discours. Le discours politique devient ainsi constitutif de l'action politique.

      La théorie d'Austin dépasse la théorie saussurienne, qui place la fonction communicative au centre de sa conception de la langue. Ainsi la langue n'est plus considérée comme simple moyen d'expression et de représentation, mais comme un moyen pragmatique permettant aux interlocuteurs d'agir les uns sur les autres. Ainsi, l'analyse du discours ne se limite plus au contenu stricto sensu, mais aborde également le contenant, la situation, la fabrication de sens, le contexte, la référence et l'implicite.

      L'analyse sémantique des mots utilisés dans le cadre de la PESC montre également qu'un élément clé est l'importance de la répétition de mots comme « puissance européenne », « politique étrangère de l'Europe », « notre continent », « acteur reconnu », ou encore « union européenne » dans la production de discours sur la PESC.


Locuteur collectif

      Par ailleurs, nous allons voir qu'il existe une multitude de locuteurs habilités à parler de la PESC : chefs d'Etat et de gouvernement, Commissaires européens, eurodéputés, hommes politiques, hauts fonctionnaires, journalistes. Ce que les linguistes appellent un « locuteur collectif », d'autant plus puissant qu'il utilise, bien davantage que le citoyen ordinaire, de multiples intermédiaires de communications (télévision, radio, journaux, Internet, textes). De par leur rôle, ces divers acteurs occupent massivement l'espace d'exposition discursive, c'est-à-dire l'environnement constitué des énoncés et des discours auquel est exposé le citoyen-récepteur.

      Autrement dit, chaque discours implique les acteurs au travers d'un statut déterminé.

      Si M. Jacques Chirac intervient à propos de la guerre en Bosnie dans les salons vernis de l'Elysée, il intervient en tant que chef d'Etat, en tant que Président de la République française, et non en tant que père ou grand-père, époux, homme brun, ayant une voix rauque de fumeur. Il s'agit d'une mise en scène d'une énonciation politique. C'est une scène englobante, c'est-à-dire qu'elle lie l'émetteur et le récepteur dans l'espace-temps d'une conférence de presse. Le fait d'utiliser le « Je » dans l'énoncé correspond à une prise en charge du discours. M. Jacques Chirac se pose ainsi en responsable de l'acte de parole accompli, et donc, de par son statut, se porte garant de la vérité et de la légitimité de son discours. Il s'agit donc pleinement d'une manifestation de puissance, et donc d'un acte de pouvoir.

      Le philosophe allemand Jürgen Habermas 63  a étendu la théorie de l' « acte de parole » à propos de l'homme communicationnel, en disant que le sentiment de citoyenneté européenne était étroitement lié à l'espace politico-communicationnel de l'Europe.

      Selon Habermas, dont nous analyserons la théorie de manière plus approfondie dans la IVème Partie, une raison incarnée dans l'agir communicationnel permet d'appréhender l'ensemble dialectique que composent l'ouverture langagière au monde et les procès d'apprentissage dans le monde. En analysant la base de validité des discours, Habermas a voulu montrer que la théorie de l'agir communicationnel équivaut à une théorie de la société.

      Le langage devient ainsi un instrument de volonté, d'intention et de pouvoir. Austin va même plus loin en posant la question : « Comment faire des choses en se servant des mots ? », qui est une formule active, et non plus « Comment sont faites les choses par des mots ? », qui est une formule passive.

      Selon John Searle 64 , le langage politique n'est jamais neutre ou purement descriptif, mais contient toujours des évaluations et sert des ambitions politiques. Pour Searle, rien n'est innocent dans le langage. Il y a toujours ce qu'il appelle un « arrière-plan » pré-intentionnel qui conditionne la perception du message par les autres. C'est précisément le sens de l'acte illocutoire dont parle Austin, et de la scénographie générale du discours.

      Selon Foucault 65 , l' « acte de parole » est toujours un acte de pouvoir. Nous ne devons pas imaginer que le monde que nous voyons nous présente un visage lisible que nous n'aurions plus qu'à déchiffrer. Le monde n'est pas, selon lui, le complice de notre savoir. Dès lors, nous devons concevoir le discours comme un acte de violence que nous infligeons aux choses, ou au moins comme une pratique que nous imposons aux choses. Le discours devient, dans ce contexte, le substrat du pouvoir pour façonner la société à sa manière et selon ses visions, et pour imposer un système de valeurs.

      L'efficacité de la communication politique suppose d'ailleurs un bon fonctionnement du canal entre l'émetteur et le destinataire du message. Autrement dit, les deux protagonistes de ce processus de communication doivent partager le même code de compréhension, et donner la même signification aux mêmes mots.

      Selon Ossipow 66 , cette efficacité se traduit, selon le type de relations existant entre les protagonistes, « par l'accord, l'approbation, la reconnaissance de validité ou de légitimité, et l'obéissance ». Dans cette optique, la communication politique équivaut à une performance, en ce sens qu'elle est un accomplissement plutôt qu'une constatation ou une description. La communication politique devient ainsi un « jeu de langage ».

      Selon Gilles Gauthier 67 , la communication politique est faite d'au moins trois constituants différents :

  • l'image, qui repose sur une entreprise de séduction par rapport aux récepteurs du message;
  • l'argumentation idéologique, qui est un diagnostic sur la construction européenne et la proposition de solutions;
  • et l'argumentation périphérique, qui correpond à une stratégie à moyen-long terme, basée sur la dimension polémique sur le pour et le contre de la construction européenne.

Macro-acte de langage

      Le langage apparaît ainsi non seulement comme un élément constitutif du pouvoir, mais également comme un acte de fabrication d'identités, grâce à l'effet amplificateur des réseaux (acteurs, médias, véhicule de communication). Autrement dit, l'action politique se situe déjà à l'intérieur du discours politique, et en lui.

      Selon Apostel 68 , les discours politiques apparaissent comme une suite d'actes de langage qui ne se limitent pas seulement à une simple addition linéaire, ni à des séquences d'actes liés, mais constituent plus globalement ce qu'il appelle un « macro-acte de langage » unifié. Ainsi la cohérence pragmatique d'un discours se mesure à la possibilité, pour le récepteur du message, de dériver un macro-acte de langage soit de manière progressive, c'est-à-dire au gré des apparitions de micro-actes explicites ou implicites, soit de manière rétrospective, c'est-à-dire à partir du dernier acte exprimé.

      La représentation sociale analyse le rapport entre la signification, la réalité et son image. En analyse de discours, L. Marin 69  estime qu'il existe trois fonctions sociales de la représentation :

  • la fonction de « représentation collective », qui organise les schèmes de classement, d'action et de jugement ;
  • la fonction « d'exhibition » de l'être social à travers les rituels , les stylisations de vie et les signes symboliques ;
  • et la fonction de « présentification » qui est une forme d'incarnation d'une identité collective dans un représentant.

      Ce qui nous importe, dans le cadre de notre thèse, c'est de dire que les discours politiques sur la PESC jouent un rôle identitaire en permettant aux membres d'un groupe, d'une société, de se construire une conscience de soi et, partant, une identité collective.

      Selon Jean-Claude Coquet, « les prédicats formant le support constant du discours sont le savoir, le pouvoir et le vouloir » 70 .

      Ainsi le langage constitue le système de signes le plus important de la société. Selon Peter Berger et Thomas Luckmann, « la vie quotidienne est, avant tout, une vie qui se perpétue grâce au langage que je partage avec mes semblables. Le langage est non seulement capable de construire des symboles qui sont hautement abstraits de l'expérience quotidienne, mais aussi de « rapporter » ces symboles et de les présenter en tant qu'éléments objectivement réels dans la vie quotidienne » 71 .

      La vie quotidienne est une réalité interprétée par chacun en tant que monde cohérent. Ainsi la conscience de l'Europe est toujours tendue vers un objet qui signifie quelque chose pour l'individu: l'euro, M. Jacques Delors, le Parlement, la PESC. Les rôles des uns et des autres représentent l'ordre institutionnel et servent de référence à l'individu. La représentation d'une institution au travers des rôles devient la représentation suprême, dont dépendent toutes les autres représentations.

      Régis Debray a développé le concept d' « iconomie » pour décrire l'importance prédominante de l'image, de l'icône, dans notre quotidien. Selon l'ancien compagnon de route du « Che » Guevara, « faute d'intrigue et d'enjeux, la théâtralisation de l'action deviendrait l'action elle-même » 72 . De son côté, François-Henri de Virieu a parlé de la « médiacratie » 73  pour qualifier le système médiatique à travers l'information qui passe et repasse à la vitesse de la lumière.

      Ainsi, chaque individu vit constamment et quotidiennement dans un monde de signes et de symboles. Le langage construit en permanence des champs sémantiques et des zones de sens qui constituent autant de classifications et de références pour l'émetteur et le récepteur des messages.


L'utilité des Eurobaromètres

      Aujourd'hui, le pilotage des sociétés, la gestion des grands organismes, les décisions publiques et privées se fondent sur une connaissance toujours plus précise des comportements et des opinions des électeurs, des citoyens, des usagers, et des consommateurs. Le concept d'opinion publique fait désormais l'objet d'études qualitatives et statistiques. Selon Tremblay, « cela correspond à la croyance que de la majorité statistique se dégage la volonté de la population » 74 .

      Le sondage est désormais l'un des outils privilégiés de production d'information, et constitue un instrument puissant pour prendre la mesure de réalités complexes. Cet instrument mobilise une méthodologie rigoureuse et des protocoles d'autant plus contraignants et difficiles à maîtriser qu'ils concernent des collectivités humaines.

      Notre approche de l'opinion publique est de la considérer non pas comme un état de choses, quantifié au travers des sondages, mais bien plus comme un artefact construit à des fins de légitimation politique. En effet, l'opinion publique en tant que telle n'existe pas, elle n'est un objet tangible que l'on peut voir de ses propres yeux. Au contraire, l'opinion publique est une représentation 75 , une photographie de l'opinion, par nature évanescente, orchestrée en fonction des intentions politiques : élections, état de l'opinion sur l'Europe, sur la PESC, ou sur l'euro.

      La crédibilité des sondages dépend en grande partie de la capacité des spécialistes à obtenir des informations récentes, fraîches, sur des questions précises.

      Il convient de souligner que les sondages, même s'ils sont fort utilisés, ne permettent toutefois pas de saisir les tendances profondes de l'opinion publique. Les sondages amplifient l'instant et le court terme, alors que la politique a besoin de perspectives et de projets à long terme pour mobiliser les citoyens. Dominique Wolton relativise l'importance des sondages : « cette scansion du temps, par sondages interposés, désoriente les hommes politiques et les conduit à un pilotage à vue » 76 .

      Dans le cadre de l'Union européenne, les sondages Eurobaromètres sont réalisés entre deux et cinq fois par an depuis 1973 à la demande de la Commission européenne. Ils consistent en un ensemble identique de questions posées à des échantillons représentatifs de la population âgée de quinze ans au moins dans chacun des pays de l'Union européenne. Lors d'un sondage Eurobaromètre dans l'Europe des Quinze, un total de 16000 personnes sont interrogées, en général au printemps et en automne, par un consortium d'agences d'étude de marché et d'opinion publique.

      Il ne faut pas accorder aux sondages plus d'importance qu'ils n'en méritent. Mais même s'ils ne sont qu'une photographie de l'opinion publique sur un problème choisi - ils constituent une source d'information importante dans l'analyse d'une démonstration qualitative. Les questions posées sont en général claires et simplement exposées. Dans le cadre des Eurobaromètres, les questions sont par exemple ainsi formulées :

  • « d'une façon générale, pensez-vous que le fait pour notre pays de faire partie de l'Union européenne est une bonne chose, une mauvaise chose, une chose ni bonne, ni mauvaise, ne sait pas » ;
  • « les pays membres de l'Union européenne devraient avoir une politique étrangère commune vis-à-vis des pays hors de l'Union européenne : pour, contre, ne sait pas » ;
  • « les pays membres de l'Union européenne devraient avoir une politique de sécurité et de défense commune : pour, contre, ne sait pas ».

      D'un point de vue méthodologique, nous avons étudié les Eurobaromètres qui traitent du sujet qui nous préoccupe - à savoir la PESC, l'identité européenne, la politique de sécurité et de défense commune, l'élargissement, l'aide au développement - entre 1990 et 2001, soit les Eurobaromètres 33 (1990) à 55 (2001) 77 . Les Eurobaromètres nous ont ainsi permis de procéder à une analyse qualitative de l'impact des discours sur la PESC auprès des citoyens européens, sur des sujets précis.


II. Les fondements historiques de la politique étrangère de l'Union Europenne (cadre historique)

« La signification véritable de tout événement dépasse
toujours toutes les causes passées qu'on peut lui assigner »
Hannah Arendt

« Nous devons édifier une sorte d'Etats-Unis d'Europe »
Winston Churchill


4. Les ébauches historiques

      Nous allons étudier, dans ce chapitre, les ébauches historiques de la politique étrangère européenne et de la lente création de l'Europe comme puissance potentielle au regard du monde, de l'origine mythologique grecque à la Société des Nations, en passant par l'Empire romain, l'Empire carolingien, et le Concert des Nations au XIXème siècle. Nous allons voir qu'avec la Société des Nations au XXème siècle, il y a eu une prise de conscience progressive de la nécessité d'un ensemble européen pacifié, reposant sur les principes de la démocratie libérale, sur des moyens politiques et économiques, et sur une extension continentale. La Société des Nations s'est ainsi inscrite dans une tradition pacifiste et légaliste qui lui a largement survécu au moment de l'institutionnalisation de la construction européenne, à la lumière des différents traités et accords qui ont jalonné l'histoire de l'Europe.


L'origine mythologique

      Dans la mythologie grecque, Europe, fille d'Agénor, est une ravissante jeune vierge. Zeus, du haut de son Olympe, charmé par sa fraîcheur et sa beauté, se transforme en taureau blanc, la séduit puis l'enlève. De leur union en Crète naissent Rhadamante et Minos, qui vont régner sur l'île. Zeus offre alors à ceux-ci Talos, personnage de bronze, dont la mission est d'assurer la garde de la Crète.

      Selon Jean-Pierre Vernant, l'Europe mythologique installée en Crète incarne « une sorte de forteresse, d'île isolée du reste du monde » 78 . On ne peut y aborder, et les autochtones ne peuvent s'en échapper.

      Dès l'Antiquité, la question de la frontière est donc posée, du passage d'un monde à un autre. Et le caractère le plus profond du mythe, c'est le pouvoir qu'il prend sur nous, généralement à notre insu...


L'Empire romain

      Sur le plan géographique, il est intéressant de constater que l'Empire romain a marqué une préfiguration, une première esquisse de l'Union européenne, par rapport aux évolutions ultérieures. Centré dans le bassin méditerranéen, l'Empire romain a, en effet, contrôlé de larges territoires en Afrique et en Asie, fixant de manière autoritaire ce « limes » identitaire entre le monde civilisé et celui des barbares.

      La paix romaine établie sous l'Empire a contribué à sa prospérité pendant plusieurs siècles. Il faut se rappeler que l'Empire romain était la plus grande région du monde sans barrière commerciale intérieure. Une préfiguration, certes archaïque et autoritaire, mais préfiguration tout de même, du Marché commun.

      Les guerres impériales visaient toutes à soumettre l'Autre, le barbare, et avec la conversion de l'Empire au christianisme au IVème siècle, à l'évangéliser selon les dogmes de l'Eglise. Par la puissance des légions, d'abord, puis par une diplomatie active, la Rome impériale fut la première tentative d'union de l'Europe.

      Jean-Christophe Rufin 79  a bien expliqué que l'Empire romain a eu besoin de s'inventer un danger et un ennemi séculaire, Carthage. Il a ainsi établi une limite, un « limes », une ceinture de stabilité avec le Sud pour repousser les dangers. Si ce « limes », certes, séparait deux mondes, il constituait également un facteur de consolidation et d'unification de chacun d'eux. L'invention, par l'Occident, d'un contraire est ainsi un élément clé de compréhension de la lente construction de l'identité européenne. Le terme même de « barbare », c'est-à-dire l'Autre, tout ce qui n'est pas « nous », montre dès l'Antiquité un relatif ethnocentrisme du système de valeurs occidental.

      A son apogée, au IIème siècle après J.C. et l'âge d'or des Antonins, l'Empire romain réunissait de l'Ecosse aux Balkans, en passant par le pourtour méditerranéen, une communauté de peuples unis par les mêmes lois, l'usage de deux langues reconnues, le grec en Orient et le latin en Occident, et par la ferme volonté de se défendre contre l'Autre, le barbare, contre l'ennemi venant du Nord et de l'Est. Cet Empire, garant de paix et de sécurité, a imprégné les esprits européens, et développé l'idéal de l'unité européenne autour de valeurs universelles.

      Nous devons, en effet, à Rome ce qui permet de vivre harmonieusement en société : le droit, l'organisation politique, les ressorts intimes de la vie sociale, une certaine conception de la bienveillance et des relations apaisées entre les êtres humains.

      L'Empire des Antonins était devenu une formidable machine à administrer : par rapport à la relative désorganisation des Cités grecques, nous sommes dans un monde riche, qui recherche avant tout un ordre social stable, une gestion équilibrée, et une organisation pacifique.

      L'Empire romain était immense, mesurait environ 5000 km dans sa largeur, et 3000 km du nord au sud, tandis que ses frontières - le « limes » - s'étendaient sur 12.000 km.

      Selon Pierre-François Mourier, « aussi miraculeux que cela puisse, hélas !, nous paraître aujourd'hui, il semble que Rome n'avait pas encore « inventé » le racisme » 80 .

      En effet, l'élitisme intellectuel de l'Empire romain faisait que l'on était soit « citoyen romain », soit « non romain ». L'idéologie dominante était de considérer qu'il n'y avait qu'une seule humanité, et de considérer le monde entier comme une Cité aux ramifications multiples. D'ailleurs, les Romains ont inventé le concept de droit de cité, qui comporte des droits et des devoirs. Et lorsque les peuples soumis accédaient aux privilèges juridiques des citoyens romains, ils avaient le sentiment d'être vraiment romains, avant d'être gaulois ou numides.

      Les guerres impériales ne furent donc pas des guerre coloniales, au sens moderne du terme. En effet, le but de Rome, dans les guerres avec ses voisins, puis avec des peuples éloignés, ne visait pas à les détruire, mais à les rendre inoffensifs, à les transformer d'ennemis potentiels en amis et en alliés.

      Dans son « Eloge de Rome », prononcé vers 148 après J.C., le rhéteur grec Aelius Aristide s'enflamma ainsi: «Grâce à vous, le monde est devenu la patrie commune à tous les hommes. Le barbare, comme le Grec, peut aller où bon lui semble, sans danger. Partout l'étranger est bien accueilli. Chacune de vos actions justifie le mot d'Homère qui déclarait que la terre appartient à tous. On peut dire que l'humanité qui se débattait dans la détresse vous doit de jouir maintenant de la salubrité et de la prospérité » 81 .

      L'adage de Tocqueville brille de mille feux : « Un groupe humain n'adopte les valeurs d'une civilisation étrangère qu'à la condition de ne pas se retrouver, après sa conversion, au dernier rang de cette civilisation ».

      Pourtant, selon Jacques Le Goff, « toute muraille est incapable d'arrêter le mouvement de l'histoire et les ensembles politiques et culturels qui s'enferment derrière ces murailles ne s'en exposent que mieux au déferlement de ceux qu'elles n'ont su ni accueillir ni intégrer » 82 . En effet, cette esquisse d'union n'a pas résisté aux grandes invasions barbares, mais elle a marqué les esprits favorables à une Europe unie par une communauté de destin et de valeurs.

      Au IVème siècle après J.C., les commentateurs de l'époque ont bien vu que l'identité impériale s'était définie par rapport à l'altérité barbare. Selon Robert Lopez, « il faut savoir que l'Empire romain contient partout la rage des nations qui hurlent autour de lui, et que la barbarie perfide, protégée par la nature des lieux, convoite de tous côtés nos frontières » 83 .

      Et la politique impériale répondait à cet adage. « Il n'y a pas de paix sans armée, pas d'armée sans solde, pas de solde sans tribut ». La culture belliciste était inhérente à la « pax romana », qui était par essence une paix par les armes, contre l'altérité barbare ou inconnue.

      L'ébauche d'Europe que fut l'Empire romain d'Occident a montré l'importance, pour la survie d'une communauté politique et culturelle, de maintenir vivantes des valeurs partagées : un destin commun, la monnaie, la foi, la lutte contre la paupérisation et la misère.

      La notion d'Empire, c'est-à-dire la volonté d'un pays de dominer un ou plusieurs autres pays, fut donc un des mythes fondateurs de l'Europe. Pourtant, selon Bertrand Gallet, « le véritable héritage romain de l'Europe fut recueilli par l'Empire byzantin. A Constantinople l'administration impériale perdura jusqu'au XIVème siècle et ne disparut que sous les coups de la conquête ottomane. En Europe de l'Ouest, à cause des invasions, l'Empire et son organisation disparurent laissant la place à ce qui, très lentement, allait devenir des nations » 84 .


L'Empire carolingien

      Entre la fin de l'Empire romain et le début de l'Empire carolingien, la chrétienté s'installe de manière durable, en même temps que la pluralité des royaumes féodaux. Cette unité dans la diversité est un élément essentiel pour comprendre l'Europe en train de se faire. Résultat : un brassage ethnique permanent, entre Celtes, Germains, Gallo-Romains, Anglo-Romains, Italo-Romains, Ibéro-Romains, Juifs, Normands, Slaves, Hongrois, Arabes. Ces mélanges, qui sont autant d'acculturation, annoncent l'Europe du multiculturalisme. La menace extérieure était déjà un facteur identitaire : Isidore le Jeune, en 769, mentionna le rôle de « l'armée des Européens » à propos de la victoire de Charles Martel qui mit un terme à l'avancée des Arabes à Poitiers en 732.

      Le couronnement de Charlemagne Empereur, en l'an 800, a créé une résurrection impériale qui prit le nom de « Saint-Empire romain germanique». Certains historiens ont vu ici la date de naissance de l'Europe. En effet, Lombards, Bavarois, Saxons, Frisons, tous ont vu en Charlemagne le monarque conquérant. Même si l'Empire carolingien n'exerça pas un pouvoir réel sur l'ensemble de l'Europe catholique, Charlemagne incarnait l'idéal de Saint-Augustin, un Empire chrétien où la Cité des hommes devait conduire à la Cité de Dieu, idéale.

      C'est dans ce contexte de résurgence de la Rome impériale, imprégnée de chrétienté, que fut lancée l'idée de l'unité politique impériale. Charlemagne devait rassembler l'ensemble des chrétiens sous l'autel de la paix universelle. Une paix censée se construire chaque jour, par la sagesse et la grâce de chacun.

      Comme le souligne Robert S. Lopez, « l'Empire carolingien fut à la fois universel en théorie et limité en pratique » 85 , et selon Le Goff, l'Empire carolingien donna naissance à « une institution plus théorique et symbolique que réelle » 86 .

      L'identité carolingienne se définissait en fonction d'une double altérité. Altérité extérieure, soit vis-à-vis des peuples barbares non soumis, de l'éternelle Angleterre rebelle, et même des Empires de Byzance et de Bagdad. Altérité intérieure, soit dans la subordination de suzerainetés locales.

      Le substrat spirituel enracinait l'Empire dans la chrétienté. Ce fut la « Respublica Christiana ». L'Eglise et l'Etat, pourtant, s'épuisèrent en de vains conflits. Tantôt césaro-papisme, tantôt papo-césarisme, la doctrine politique fut ambivalente.

      La guerre fut un des piliers de l'Empire carolingien. Charlemagne, en conquérant, voulut soumettre l'Autre par l'épée et par le livre, et défrichait des terres nouvelles le long des frontières de l'Empire, installant des soldats-agriculteurs le long du « limes », exposés aux attaques fréquentes, pour à la fois chasser les barbares et affermir l'identité impériale.

      Dans le cadre de notre thèse, il convient de souligner l'apport carolingien dans la lente construction de l'identité européenne. En effet, l'Europe carolingienne a beaucoup développé l'image, objet d'enseignement et d'identification. Ces efforts étaient ainsi contraires à la tradition juive, musulmane, voire iconoclaste, de ne pas représenter la figure humaine et divine. Cette société de l'image avant la lettre a permis d'affirmer le sentiment, certes encore diffus, d'une identité européenne centrée sur le christianisme.

      Le traité de Verdun, en 843, a porté un coup fatal à l'Empire carolingien en ouvrant la voie à une fragmentation régionale. Au Xème siècle, l'Empire carolingien s'effondra sous les coups de boutoir des particularismes régionaux. Il faut noter que Charlemagne a cru rétablir une unité politique dans des frontières qui, curieusement, préfigurent celles de l'Europe des Six. Il y avait, à l'époque carolingienne, une nostalgie de l'Empire, assimilé à une période d'ordre et de prospérité.

      A partir de la fin du Moyen-Âge, l'apparition des Etats monarchiques centralisés a remplacé l'éparpillement féodal, sans pour autant constituer une unité unique. L'époque n'était guère favorable à la reconstitution de l'expérience carolingienne, notamment du fait de la médiocrité des communications et des transports, ainsi que des différences très marquées sur le plan linguistique et culturel. L'Europe était ainsi morcelée politiquement et économiquement. De plus, l'unité religieuse fut mise à mal avec l'apparition de la Réforme protestante au XVIème siècle et les guerres de religion qui décimèrent l'Europe.

      Les élites du Siècle des Lumières se proclamaient plutôt citoyens de l'Humanité que citoyens européens, et s'attachaient davantage au triomphe de leurs idées - équilibre des pouvoirs, droits de la personne, liberté individuelle, régime parlementaire - qu'à la mise en application de leurs principes au niveau des peuples et avec eux.

      Il resta toutefois pendant plusieurs siècles un idéal de l'Empire carolingien, jusqu'à l'émergence des Etats-nations au XIXème siècle, et la reprise du dynamisme unitaire européen au XXème siècle.


Le Concert européen

      Au XIXème siècle, suite à l'écroulement de l'Empire napoléonien, l'Europe espérait pouvoir panser ses plaies dans un système d'équilibre des puissances, garant d'un ordre nouveau, marqué au sceau de la paix et de la stabilité.

      Le droit de conquête devait céder la place à l'idée de « Concert européen », qui consistait, lorsque planait la menace de la guerre, à demander aux grandes puissance de s'entendre entre elles, et de ramener les brebis égarées dans le jardin de la paix.

      Avant l'idée du « Concert européen », les pays européens se sont peu à peu attelés à la tâche d'organiser le continent sur des bases plus larges que régionales, ou nationales, et en fonction de la doctrine de l'équilibre. Cette doctrine supposait un habile système de contrepoids entre les différentes puissances européennes, empêchant l'une d'entre elles de parvenir à une position hégémonique.

      Jean-Jacques Rousseau a dit : « Les nations d'Europe forment entre elles une nation tacite » 87 .

      Le « Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe » de l'abbé de Saint-Pierre, publié en 1713, proposait la création d'une alliance perpétuelle entre souverains réunis au sein d'un sénat européen, et disposant d'une armée commune. La notion de sécurité collective du continent entrait peu à peu dans les esprits.

      Et Emmanuel Kant publia en 1795 son plan de paix perpétuelle, basé sur une fédération d'Etats libres. Kant, comme Rousseau, pensait que pour être réellement pacifiques et assurer une sécurité collective qui ne soit pas un vain mot, les Etats devaient être républicains.

      De son côté, Napoléon a prétendu, à la fin de sa vie, faire de l'ensemble des peuples d'Europe un même peuple autour de l'idée de confédération des grands peuples. Or en réalité, Napoléon a toujours rêvé d'un Empire universel et restait fasciné par l'Orient. Napoléon a montré, en effet, la face noire de la construction européenne, à savoir la volonté d'un Etat, voire d'un homme, de soumettre tous les autres Etats à son joug autoritaire.

      L'acte fondateur du « Concert européen » fut le Congrès de Vienne, en 1815, qui a contribué à détendre les relations internationales jusqu'à la Grande Guerre. Selon Droz, « l'oeuvre de Vienne, malgré la persistance des impérialismes, fut une oeuvre de longue durée ; l'Europe de 1815 a survécu dans ses lignes principales jusqu'en 1870, et même au-delà, jusqu'en 1919 » 88 .

      Pourtant, l'organisation de l'Europe telle que dessinée au Congrès de Vienne demeurait dirigée contre la France, par la volonté des Quatre Puissances, Angleterre, Russie, Prusse et Autriche.

      Les tentatives d'équilibre européen, très bien compris par l'homme d'Etat et l'Européen avant la lettre que fut Metternich, ont dû faire face à une montée en puissance des nationalismes. La légitime reconnaissance du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et les excès nationalistes n'ont jamais permis aux fondateurs du « concert européen » de véritablement lui donner corps.

      Le Congrès de Vienne a toutefois fait germer l'idée d'une Europe reposant sur un équilibre des puissances et des forces. Le « Concert européen » constitue en soi un concept identitaire en ce sens qu'il visait à définir un équilibre politique à l'échelle du continent.

      Selon Robert Toulemon, «au Congrès de Vienne s'affirme le principe profondément conservateur du concert des puissances autorisant les souverains des plus grands Etats à régler le sort des plus petites nations sans égard pour leurs aspirations. La Sainte-Alliance organise la solidarité des trônes contre les mouvements démocratiques et nationaux » 89 .

      Par le biais de nombreuses conférences diplomatiques, le Concert européen a permis de régler plusieurs différends dans ce cadre, de manière pacifique : la Conférence de Paris, en 1856, a consacré l'entrée de l'Empire ottoman dans le Concert européen ; la Ière Conférence de Berlin, en 1878, est consacrée à l'examen de la question des nationalismes dans les Balkans, et la seconde Conférence de Berlin, en 1885, a traité des affaires coloniales.

      Toutefois, selon Charles Zorgbibe, « le Concert européen se révèle inefficace - comme les Nations Unies pendant la guerre froide - lorsque deux grands Etats s'affrontent : ce fut le cas en 1870, et surtout en 1914 lors du déclenchement de la première guerre civile européenne , ce premier coup de semonce au leadership mondial de l'Europe » 90 .

      Cette méthode des congrès n'était pas à proprement parler une organisation internationale, puisqu'il n'y avait ni base juridique, ni texte constitutif, ni siège, ni secrétariat.

      Selon Pierre Gerbet, « il s'agissait plutôt d'un directoire des grandes puissances exerçant une sorte de gouvernement de fait de l'Europe. Mais cette action ne s'exerçait qu'à l'encontre des petites puissances et il n'y avait pas de système d'arbitrage entre les grands. Aussi le « concert européen » n'existerait-il que dans la mesure où les grands seraient d'accord » 91 .

      Mais ce système des congrès, qui n'avait pas comme seul objectif la sécurité intérieure mais était également perçu comme pouvant intervenir sur des théâtres extérieurs, fut un véritable mécanisme de défense collective avant la lettre.

      Il faut par ailleurs noter que le Concert européen n'a pas hésité à mener des interventions militaires en dehors de son espace légitime: l'envoi de corps expéditionnaires en Crète en 1896, en Chine en 1900, et en Macédoine en 1903-04.

      Dans ce contexte, le Concert européen a voulu régler des problèmes en dehors de l'aire géographique stricto sensu de l'Europe, notamment en fixant les modalités de l'expansion coloniale en Afrique, en intervenant en Chine et dans les crises des Balkans. A l'intérieur du continent européen, le Concert européen n'a jamais pu empêcher les conflits, notamment la guerre franco-allemande de 1870, et était totalement désarmé.

      Les guerres nationalistes du XIXème et du début du XXème siècles ont peu à peu fait prendre conscience aux Européens que la guerre portait en germe la fin de la civilisation, et qu'elle était synonyme de déclin et de décadence.

      Tour à tour, et avec force conviction, des penseurs comme Victor Hugo, en 1849 dans le cadre du Congrès des Amis de la Paix , ou Friedrich Nietzsche ont lancé des appels vibrants en faveur des « Etats-Unis d'Europe », pour empêcher le retour à la barbarie. Certes, ce pacifisme ne menait pas directement à un idéal européen vierge de conflits, mais l'idéal d'une Europe enfin épargnée s'est largement nourrie du pacifisme.

      De son côté, Ernest Renan a écrit de façon prémonitoire dans Qu'est-ce qu'une nation ?, publié en 1887 : « Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera »...


La Société des Nations

      Après la Grande Guerre, qui plongea l'Europe dans les tranchées et dans l'horreur, la création de la Société des Nations (SdN) a répondu, en 1920, à un acte de foi des peuples victimes de la guerre en faveur d'une paix générale et durable. Le président américain Woodrow Wilson en fut l'inspirateur éclairé, mais le fait que Washington décida, in fine, de ne pas en faire partie diminua singulièrement la portée de la Société des Nations comme lieu de négociations et de paix.

      L'organisation de l'Europe comme continent, comme région du monde, se faisait sentir. Déjà apparaît l'opposition entre les partisans d'une simple coopération et ceux de l'unification et de l'intégration. Et c'est Genève plutôt que Versailles qui symbolise la tentative de renouveau du concert européen. Ce que Robert de Traz a appelé « l'esprit de Genève » 92  était fondé sur la détente, le désarmement et la sécurité collective.

      La création de l'Union paneuropéenne, en 1923, avec des sections nationales dans tous les pays, connut un large succès auprès des hommes politiques, des milieux intellectuels, économiques et artistiques. Son fondateur, le comte Richard de Coudenhove-Kalergi, voulait sensibiliser les milieux responsables à l'importance d'une approche globale sur les questions européennes. Cette approche parétienne des élites est d'ailleurs une constante des premières étapes de la construction européenne, qui s'est très largement faite par le haut.

      Surfant sur la vague pacifiste de l'époque, le ministre français des Affaires étrangères, M. Aristide Briand, décida de lancer son projet d'Union européenne. Le 5 septembre 1929, lors de la dixième Assemblée générale de la Société des Nations, il préconisa une sorte de « fédération européenne ».

      Cité par J.-B. Duroselle, M. Aristide Briand dit notamment : « Je pense qu'entre les peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d'Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral ; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d'entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d'établir entre eux un lien de solidarité, qui leur permette de faire face au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître. C'est ce lien que je voudrais m'efforcer d'établir » 93 . Vaste programme dans une période encore marquée par les stigmates de la Grande Guerre, et qui allait en connaître une autre encore plus terrible.

      Ce Mémorandum proposé par M. Aristide Briand plaçait ce système de sécurité collective européen sous la protection de la Société des Nations, mais comportait des organes indépendants, comme la Conférence européenne, le comité politique permanent et le secrétariat. Deux ans suffirent pour torpiller le projet. La fronde vint notamment de Londres qui, fidèle en cela à ses liens avec le Commonwealth, préférait le terme « collaboration » au terme «lien fédéral ».

      Comme le note Bertrand Gallet, deux termes sont promis à une grande fortune. L'accord politique en Europe doit aboutir à « l'établissement d'un marché commun pour l'élévation au maximum du niveau de bien être humain sur l'ensemble des territoires de la Communauté européenne » 94 .

      Avec le projet Briand se posa également le problème des limites de l'Europe, certains estimant que cet ensemble devait comprendre la Turquie, voire même l'Union soviétique en dépit des différences de régimes.

      Néanmoins, l'idée d'un fédéralisme européen n'était pas mûre pour permettre de créer un véritable consensus autour du projet. Parmi les membres de la Société des Nations, seule la Yougoslavie manifesta son adhésion. Et il faut souligner la contradiction très forte, tant historique que symbolique, entre la présentation du projet d'Union fédérale européenne le 1er mai 1930 à Genève et les premiers succès électoraux d'Hitler le 14 septembre 1930, à peine quatre mois plus tard. L'ombre menaçait déjà la lumière...

      Il n'en demeure pas moins vrai que ce Mémorandum, précurseur du Traité de Rome, évoquait pour la première fois une construction politique et économique de l'Europe. La Société des Nations fut sans aucun doute le creuset de la diffusion d'un état d'esprit européen, au-delà des Etats-nations, qui prônait la construction d'un ensemble fondé sur le respect d'un triptyque - démocratie, libéralisme et paix - qu'Hitler se chargea rapidement de blasphémer.

      La Société des Nations fut un lieu de rencontres européennes, de discussions et de rapprochement entre les économies européennes, de réflexion sur l'espace européen.

      Selon René Giraut, « les déséquilibres de l'Europe centrale, souvent issus des modifications de frontières intervenues en 1919 et des tendances « nationalistes » des nouveaux Etats, menaient souvent à l'idée d'ententes régionales inter-européennes, première étape vers l'idée d'Europe. Ainsi, la SdN fut un lieu important de conscientisation européenne pendant les années 20 » 95 .

      Cette prise de conscience progressive de la nécessité d'un ensemble européen pacifié reposait sur les principes de la démocratie libérale, sur des moyens politiques et économiques, et sur une extension continentale.

      La Société des Nations s'est donc inscrite dans une tradition pacifiste et légaliste qui lui a d'ailleurs largement survécu, puisque les différents traités et accords qui ont jalonné l'histoire de la construction européenne sont emprunts de la même philosophie.

      Il faut souligner que les efforts de sécurité collective en Europe ont été le fruit d'une lente maturation intellectuelle des décideurs politiques. En effet, quel roi aurait osé, au XVIIème siècle et au XVIIIème siècle, proclamer solennellement la condamnation du recours à la guerre pour trouver des solutions à des différends internationaux, qui plus est sur un système d'alliances dépassant le cadre des Etats-nations ? Poser la question, c'est y répondre.

      L'époque de l'entre-deux guerres fut ainsi celle de la vague pacifiste, d'efforts réels pour trouver une solution durable à l'antagonisme franco-allemand, et d'une crispation identitaire européenne face à la montée en puissance des Etats-Unis, tant politique et économique que militaire. Ces efforts furent foulés aux pieds au moment de la seconde guerre mondiale et de son cortège d'horreurs, mais cet esprit pacifiste des années 1920 et cette lente maturation politique trouvèrent un nouveau souffle après 1945.


5. Evolution du militantisme européen

      Nous allons étudier dans ce chapitre les grandes étapes de l'institutionnalisation de la construction européenne contemporaine, du Congrès de La Haye en 1948 à l'Acte unique de 1986, en passant par la création de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) en 1948, du Traité de Rome en 1957, du plan Fouchet en 1961 et de la Coopération politique européenne (CPE) dans les années 1970. Nous allons souligner le rôle majeur joué par les principaux acteurs politiques dans l'évolution de la conscientisation européenne : hommes politiques, hauts fonctionnaires, journalistes et hommes d'influences, tous ont joué un rôle clé dans la formation de l'identité européenne. Nous allons voir que dans la foulée de la chute du Mur de Berlin en novembre 1989 et de l'effondrement du communisme, le coeur de la construction européenne - à savoir le couple franco-allemand - relança l'idée d'une Europe politique impliquant une politique étrangère commune.


Congrès de La Haye

      Dans les efforts de reconstruction de l'après-guerre, une des initiatives politiques les plus importantes fut la convocation du Congrès de La Haye, en mai 1948, qui réunit une pléiade de quelque 800 personnalités de premier plan, ou encore dans l'ombre à l'époque, qui ont joué un rôle majeur dans l'évolution des mentalités européennes : MM. Jean Monnet, Paul-Henri Spaak, Robert Schumann, Léon Blum, Konrad Adenauer, Bertrand de Jouvenel, François Mitterrand et Raymond Aron. Le Congrès fut placé sous la présidence de M. Winston Churchill. Ce fut, en quelque sorte, « le congrès de l'Europe ».

      Selon M. Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne, « on peut dire que la construction européenne a débuté en 1948, lors du congrès de La Haye (...). Il convient d'opposer, dans les tentatives qui ont été faites depuis 1948, ce que j'appelle les initiatives directement politiques, d'un côté, et la méthode des petits pas de l'autre, c'est-à-dire la méthode de l'engrenage, la méthode Jean Monnet » 96 . Seule la méthode dite des « petits pas » a réellement permis d'avancer.

      Il faut souligner le rôle majeur des principaux acteurs politiques dans l'évolution de la conscientisation européenne. Hommes politiques, hauts fonctionnaires, journalistes et hommes d'influences, tous ont joué un rôle clé dans la formation de l'identité européenne. Il est admis, depuis 1945, que la sécurité de l'Europe est liée à la capacité des Etats européens à s'unir. Or parmi les élites politiques européennes apparaît clairement la volonté de ne plus rééditer les expériences déchirantes de 1914 à 1945. « Plus jamais ça » est un leitmotiv permanent dans les chancelleries occidentales.

      Selon Anne Deighton et Gérard Bossuat, «pour ces élites, la bonne Europe est celle qui assure le succès et le prestige de la nation qu'elles servent avec patriotisme, celle qui satisfait les intérêts économiques et de sécurité de la nation. L'Europe doit être un plus pour le pays » 97 . De plus, il s'agit de la question vitale du maintien de la paix sur un continent habitué depuis des siècles à la guerre.

      De son côté M. Winston Churchill, au Congrès de La Haye, a lancé un vibrant appel à l'unité politique du continent, fût-ce au prix de quelques restrictions à la souveraineté nationale. Pourtant, le vieux lion a également souligné les difficultés de son pays, l'Angleterre, à épouser cet idéal européen, en vertu de ce qu'il appelle les « trois cercles » : le Commonwealth, le monde anglophone et, enfin, l'Europe.

      Un an plus tôt, le 19 septembre 1947, il lança son fameux plaidoyer à l'université de Zurich, en faveur des « Etats-Unis d'Europe »: « Ce noble continent, qui contient les contrées les plus belles et les mieux cultivées du monde, qui jouit d'un climat tempéré et égal, constitue le berceau et la demeure de tous les grands peuples frères de l'univers occidental. Il est à la fois source de la foi chrétienne et de la morale chrétienne. C'est de lui que sont issus pour la plupart les cultures, les arts, les sciences, la philosophie dans les Temps modernes comme dans l'Antiquité. Si l'Europe pouvait un jour s'unir et partager ce commun héritage, il n'y aurait aucune limite au bonheur, à la prospérité et à la gloire de ses 300 ou 400 millions d'habitants. Le remède est de recréer la famille européenne et, dans toute la mesure du possible, de lui donner une structure qui lui permette de vivre en paix et en liberté. C'est pourquoi nous devons édifier une sorte d'Etats-Unis d'Europe » 98 .

      Il faut noter que la vision churchillienne de la construction européenne est d'autant plus remarquable qu'elle en excluait l'Angleterre. M. Churchill estimait, en effet, que l'Angleterre était certes avec l'Europe, mais non de l'Europe. Autrement dit, oui à la liaison, mais non à l'inclusion.

      Ce genre de discours a peu à peu contribué à la création de l'identité européenne. Nous avons vu, dans la Ière Partie, que l'identité d'un groupe est constituée par des traits communs qui font que les membres de ce groupe se sentent « mêmes », au sens étymologique du mot, qui vient du latin « idem », qui signifie pareil, égal. Bien qu'ayant des spécificités - langues, culture - les membres de ce groupe se sentent unis par l'existence de traits communs.

      Selon Robert Franck, « l'identité européenne est donc une conscience d'être Européen, par opposition à ceux qui ne le sont pas, une conscience de similitude, un sentiment d'appartenance. Elle renvoie à un imaginaire européen dont il faudrait faire l'inventaire. Cette identité entre évidemment en concurrence avec d'autres identités, ou s'emboîte avec elles, en particulier avec les identités nationales, plus structurées » 99 .

      L'identité européenne correspond donc à la fois à ce qui est et à ce qui est en construction.

      Du Congrès de La Haye est sorti le Mouvement européen, qui réunit des militants européens d'un bout à l'autre du continent et, en 1949, le Conseil de l'Europe, première véritable organisation européenne à compétences larges.

      Selon Denis de Rougemont, «tout est sorti du congrès de la Haye en mai 1948 : les premières institutions européennes, parlementaires, juridiques, culturelles, techniques, les principes généraux du Marché commun, mais aussi le refus de doter ces institutions d'un pouvoir de décision politique imposé par l'élan populaire, dont on sentait alors qu'il était possible de le déclencher » 100 .

      Un sondage réalisé en septembre 1947 par l'Institut français d'opinion publique montrait toutefois que 61% des personnes interrogées se montraient favorables aux efforts consentis pour unifier l'Europe, contre seulement 10% de gens hostiles, et 29% de gens indifférents.


La naissance de l'Union de l'Europe occidentale (UEO)

      L'Union de l'Europe occidentale (UEO) est née du Traité de collaboration en matière économique, sociale et culturelle et de légitime défense collective, signé à Bruxelles le 17 mars 1948, que nous allons analyser en détail dans la IIIème Partie. Les signataires de ce qui est communément appelé le Traité de Bruxelles furent la France, la Grande-Bretagne et les trois pays du Bénélux, soit la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Cet accord fut conçu en grande partie pour réagir à la volonté de mainmise de l'Union soviétique sur les pays d'Europe centrale.

      En effet, trois semaines avant la signature du Traité de Bruxelles eut lieu le coup de Prague qui confirmait les intentions du Kremlin en Europe centrale. Comme le souligna à l'époque le général de Gaulle, «la France n'est séparée des troupes soviétiques que par l'équivalent de deux étapes du tour de France cycliste » 101 .

      Le traité de Bruxelles fut ainsi la première tentative de traduire en dispositions pratiques la volonté d'une sécurité européenne indépendante des Etats-Unis. Les Etats signataires - c'est le point fort de l'accord - s'engageaient notamment à se défendre mutuellement si l'un d'entre eux était victime d'une agression armée. Un plan de défense commune fut adopté, comportant l'intégration des défenses aériennes et l'organisation de commandements interalliés.

      Par ailleurs, en tant que porteur de valeurs européennes, le Traité de Bruxelles se posait en défenseur des droits de l'homme, des libertés et des principes démocratiques.

      Le Traité de Bruxelles donna naissance à un embryon d'organisation internationale : l'Union occidentale, première étape d'une coopération européenne multidirectionnelle, à savoir diplomatique, militaire, économique, sociale et culturelle.

      D'un point de vue historique et psychologique, le Traité de Bruxelles a contribué à lever les hésitations des Etats-Unis sur l'importance de participer à la construction d'une architecture commune en matière de sécurité. Selon Bertrand Gallet, « le traité de Bruxelles marque bien cette double évolution consistant à désigner l'URSS comme le premier ennemi potentiel et à compter sur l'aide américaine pour s'en protéger » 102 .

      En effet, peu après, les Etats-membres du Traité de Bruxelles entamèrent des discussions avec les Etats-Unis et le Canada qui aboutirent à la signature du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) à Washington le 4 avril 1949. Invités à s'y joindre, le Danemark, l'Islande, l'Italie, la Norvège et le Portugal adhérèrent au Traité de Washington.

      L'article 5 du Traité de Washington - pierre angulaire de l'édifice - stipule qu'une attaque armée contre l'un des signataires est considérée comme une attaque dirigée contre tous, et que chacune des parties prend aussitôt telle action qu'elle juge nécessaire pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord. Le Traité de Bruxelles a donc, en quelque sorte, engendré l'OTAN.

      Nous voyons ainsi qu'à l'origine même des dispositifs de sécurité en Europe, il y a une dialectique entre la logique atlantiste et la logique européaniste. L'atlantisme étant dominant en pleine guerre froide, c'est selon toute logique que les puissances signataires du Traité de Bruxelles décidèrent, en décembre 1950, d'intégrer leur organisation militaire à l'OTAN, devenue le pivot du système de sécurité en Europe occidentale.

      Cela coïncida avec l'entrée en fonction du premier commandant suprême des forces alliées en Europe, en la personne du général Eisenhower, ce qui renforçait ipso facto le rôle prééminent de Washington.

      L'année 1954 marque encore les esprits en matière d'édification d'une défense européenne. En août 1954, en effet, l'Assemblée nationale française s'opposa à la ratification du traité devant instituer la Communauté européenne de défense (CED). L'échec de la CED signifiait qu'il fallait trouver un autre moyen d'intégrer l'Allemagne de l'Ouest.

      La même année, la République fédérale allemande (RFA) rejoignit le Traité de Bruxelles, fixant pour plus d'une génération la limite orientale de la guerre froide le long de la frontière entre la RFA et la RDA.

      La conférence de Paris, convoquée le 23 octobre 1954, a marqué une étape importante dans les institutions de sécurité européenne. Il s'agissait, en effet, de la création de l'Union de l'Europe occidentale (UEO), qui comprenait, outre les membres fondateurs du Traité de Bruxelles de 1948 - France, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg - l'intégration de l'Allemagne fédérale et de l'Italie. L'Union de l'Europe occidentale (UEO) comprenait un Conseil des ministres des Affaires étrangères, censés se concerter en cas de situation pouvant constituer une menace contre la paix ou mettant en danger la stabilité économique.

      En réalité, le rôle de l'Union de l'Europe occidentale fut fort limité. L'UEO, au contraire du souhait de ses inspirateurs, n'a pas créé un pool européen d'armement, et n'a pas pu ni su générer de discussions sérieuses au sein du Conseil.

      Durant toute la période de la guerre froide, l'Europe occidentale n'a pas pu émerger comme véritable acteur politique sur la scène internationale, figée par deux blocs antagonistes. Résultat : l'Union de l'Europe occidentale a été la Cendrillon de l'Europe durant toute cette période, dormant sous l'aile protectrice et omnipotente de l'OTAN, où se traitaient les questions diplomatiques et militaires.

      Selon Pierre Gerbet, « il n'est pas étonnant que les réalisations de l'UEO ait été des plus minces. L'UEO ne dispose pas de forces propres et ce n'est pas l'existence d'un Comité de coordination des chefs d'état-major qui lui permet d'exister en tant que telle au sein de l'OTAN » 103 .


Traité de Rome

      Il faut souligner qu'après l'échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954 et les débats passionnés qu'elle avait suscités, l'opinion publique européenne était restée, sinon indifférente, du moins sceptique vis-à-vis de la construction européenne.

      Selon Denis de Rougemont, « l'échec de la CED a marqué la première défaite de l'idée européenne comme politique de civilisation, au-delà des stéréotypes idéologiques et partisans hérités du XIXème siècle matérialiste et de ses superstitions spécifiques, telles que la Science, le Progrès, les nationalismes et la Croissance illimitée de tout » 104 .

      Comme l'explique Robert Toulemon, « dès lors que le terrain politique et militaire s'était avéré trop périlleux, la relance allait être renouvelée sur le terrain de l'économie » 105 . Après l'échec des utopies de l'après-guerre, la supranationalité se trouvait condamnée à être confinée au seul domaine économique. L'idée d'une politique étrangère européenne était mise en veilleuse.

      Jean Monnet eut alors l'idée de lancer le Comité d'action pour les Etats-Unis d'Europe, le 13 octobre 1955, destiné à relancer les plans d'intégration européenne, en s'appuyant sur les responsables politiques du continent. A nouveau, nous constatons la volonté de s'appuyer non pas sur l'opinion publique et les médias, mais sur un petit nombre de responsables politiques, économiques et syndicalistes.

      Le pari de Monnet était de privilégier un réseau de gens éclairés, capables de provoquer un mouvement d'entraînement, un effet « boule de neige », et de faire triompher l'idée européenne.

      Pour Washington, une Europe forte, prospère et plus unifiée serait à même d'intégrer l'Allemagne fédérale et de renforcer la position de l'Europe occidentale face à la menace soviétique.

      Le Traité de Rome fut signé le 25 mars 1957. La Communauté économique européenne (CEE) était une organisation avant tout économique, touchant à la libération des échanges et à la mise sur pied de politiques économiques communes. D'union politique et de politique étrangère commune, il n'en était, à ce stade, pas question. La première phrase du préambule du Traité de Rome indique que les Etats signataires sont « déterminés à établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » 106 .

      L'effet de sens recherché, en parlant d' « union sans cesse plus étroite entre les peuples européens », vise à montrer aux citoyens européens que le projet de construction européenne est par nature un projet évolutif et qu'il s'inscrit dans la durée. La fonction du texte est ainsi « conative » en ce sens qu'il vise à agir sur autrui en délivrant un message clair et fort sur une Europe en mouvement, voulant sortir définitivement de la logique de confrontation.

      Le Traité de Rome établissait un Marché commun entre les six Etats contractants - France, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Italie, Allemagne - dans le but de « promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, une expansion continue et équilibrée, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie et des relations plus étroites entre les Etats qu'elle réunit ».

      Il faudra toutefois attendre trente-quatre ans et le Traité de Maastricht en 1991 pour que ces « relations plus étroites » aboutissent à un projet d'union politique et de Politique étrangère et de sécurité commune (PESC).


L'échec du plan Fouchet

      Lancé en février 1961, le Plan Fouchet, du nom de l'Ambassadeur français M. Christian Fouchet, proposait un projet de traité établissant une « union des Etats » dont le but était l'adoption d'une politique étrangère commune et d'une politique commune de défense, en coopération avec les autres nations libres.

      Il faut se rappeler que le général de Gaulle, hostile depuis toujours au partage du monde opéré à Yalta, avait marqué les esprits avec sa vision de l'Europe « de l'Atlantique à l'Oural ». D'où sa volonté de relancer l'union politique, avec un fort accent intergouvernemental.

      Le 18 juillet 1961, la « Déclaration de Bad Godesberg » des Six stipulait que les chefs d'Etat et de gouvernement décidaient de « donner forme à la volonté d'union politique », déjà implicite dans le Traité de Rome . L'euphorie semblait saisir les Six. Or face aux hésitations belges et hollandaises, de révisions en modifications du projet, l'allusion à la « coopération avec les autres nations libres » fut retirée sine die, étant interprétée comme une référence directe aux membres de l'OTAN. Le projet fut vidé de sa substance, et le 17 avril 1962, Rotterdam et Bruxelles entérinaient la rupture de l'union politique.

      Beaucoup pensaient, en effet, que toute politique européenne de défense devait être conçue dans le cadre de l'OTAN. Pierre Gerbet soulève ainsi la question : «Y a-t-il eu manoeuvre de la Grande-Bretagne pour encourager la résistance de Belges et des Néerlandais et torpiller ainsi l'Union politique ? C'est ce que beaucoup pensèrent » 107 .

      Pour M. Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, « les plans Fouchet I et II, qui étaient vraiment de philosophie intergouvernementale, auraient regroupé, si cela avait été accepté, la politique extérieure, la défense, l'enseignement et la culture, et les affaires économiques - encore la théorie des piliers qu'on va retrouver dans le traité de Maastricht » 108 . Le projet fut ainsi mort-né, notamment à cause de la délicate question de la défense et de la supranationalité.

      Toutefois, pendant les années 50-60, l'horizon géographique des Européens s'est ouvert et modifié. Selon Harmut Kaelble, « avec la chute des empires coloniaux français, britannique, néerlandais, belge, espagnol et portugais (entre l'après-guerre et les années 70), l'expérience de l'étranger s'est réorientée vers l'Europe. L'expérience des sociétés non européennes fut plus rare ou plus superficielle » 109 . Cette mise en perspective et cette relativisation de l'Autre a été un des éléments-moteurs du renforcement politique des institutions européennes.


Vers l'Acte unique (1986)

      La conférence de La Haye, tenue en juillet 1969, relance l'idée d'union politique autour de la notion d'approfondissement de l'Europe. Dès 1970 apparaît ainsi le début d'une approche commune en matière de politique étrangère, avec la Coopération politique européenne (CPE) qui traite sur le plan intergouvernemental de problèmes de politique internationale, distincte toutefois de l'activité communautaire telle que pratiquée depuis le Traité de Rome. Selon Pierre Gerbet, « l'objectif était de faire entendre la voix de l'Europe » 110 .

      S'est ainsi développée une habitude de la concertation et une volonté de coordination entre les Etats membres de CEE, sans pour autant qu'il s'agisse d'une véritable politique étrangère commune. Information et consultation entre les ministres des Affaires étrangères des Six sur les questions internationales, sans plus. Diplomatie classique, et non révolution conceptuelle. Force est de constater, en effet, qu'il n'y avait pas de cadre juridique à la CPE.

      En 1973, le rapport Davignon stipule que sur les questions de politique étrangère, chaque Etat s'engage, en règle générale, à ne pas fixer définitivement sa propre position sans avoir consulté ses partenaires. En 1974, la création du Conseil européen, qui réunit trois fois par an les chefs d'Etat et de gouvernement accompagnés de leur ministre des Affaires étrangères, est une étape supplémentaire pour arrimer la CPE dans les faits.

      A noter que le 23 juillet 1973, les ministres des Affaires étrangères de Neuf ont adopté un texte sur l'identité européenne, demandant que les relations entre la CEE et les Etats-Unis se développent de manière égalitaire, « sans affecter la détermination des Neuf de s'affirmer comme une entité distincte et originale ».

      Au coeur de cette sémantique, il y a les rapports atlantiques avec Washington. Le secrétaire d'Etat américain, M. Henry Kissinger, voyait d'un mauvais oeil la Coopération politique européenne et ne comprenait pas le désir des Européens de se concerter entre eux avant d'en référer aux Américains. Cette crainte, de la part des Américains, d'assister à l'émergence d'une union politique en Europe a paradoxalement contribué, en partie, à faire prendre conscience aux Européens de leur communauté de destin. Quant à l'Europe de l'Est, Moscou a reconnu en 1972 le rôle du Marché commun comme faisant partie de la situation réelle en Europe occidentale.

      La Coopération politique européenne, même si elle est demeurée informelle jusqu'à l'Acte unique de 1986, n'en a pas moins jeté les bases de la future politique étrangère commune. En multipliant les procédures de concertation, d'information mutuelle, de consultation et de recherche de consensus, la CPE a peu à peu permis de faire prendre conscience aux Européens de la nécessité d'avoir une approche commune sur les questions de politique étrangère.

      En 1982 fut ainsi instituée la « troïka » européenne, qui regroupe le ministre des Affaires étrangères du pays en charge de la présidence européenne, assisté de son prédécesseurs et de son successeur. La politique étrangère n'a pas encore un visage, mais trois ombres qui se succèdent les unes aux autres tous les six mois, période de présidence européenne.

      L'Acte unique, signé par les Douze le 28 février 1986, est précisément « unique » dans la mesure où il rassemble, dans un même texte, à la fois les amendements au Traité de Rome, et les procédures de coopération politique. En réalité, il s'agit essentiellement d'une simple codification d'une pratique diplomatique des pays-membres.

      Selon Charles Zorgbibe, « l'Acte unique se borne à codifier les pratiques développées hors traité : les réunions trimestrielles des ministres des Affaires étrangères et le « comité politique » composé des directeurs politiques des ministères des Affaires étrangères sont assortis d'un modeste secrétariat installé à Bruxelles » 111 . Un bureau et quelques chaises en guise de politique étrangère commune...

      Pourtant, en matière de politique étrangère, et pour réduire le déficit démocratique de la Communauté, l'avis du Parlement est rendu obligatoire pour les négociations avec les Etats souhaitant adhérer à l'Europe, ainsi que sur les accords d'association de type Lomé.

      La Coopération politique européenne a ainsi été institutionnalisée avec l'Acte unique, qui stipule dans son titre III : « les Hautes parties contractantes s'efforcent de formuler et de mettre en oeuvre en commun une politique étrangère européenne. Elle s'efforcent d'éviter toute action ou prise de position nuisant à leur efficacité en tant que force cohérente dans les relations internationales ou au sein des organisations internationales ».

      La force de l'Acte unique tient donc dans sa nature évolutive : l'utilisation des instruments institutionnels communautaires par la Coopération politique européenne a peu à peu permis la naissance d'une politique étrangère. On commençait à sortir de l'attitude purement déclaratoire...


La réapparition de l'Europe politique

      Dans la foulée de la chute du Mur de Berlin en novembre 1989 et de l'effondrement du communisme, le coeur de la construction européenne - à savoir le couple franco-allemand - relança l'idée d'une Europe politique impliquant une politique étrangère commune. Et le Conseil de Dublin, qui s'est tenu en avril 1990, a pour la première fois approuvé un document officiel parlant d'Union politique. L'objectif de Paris était d'arrimer l'Allemagne réunifiée au port européen.

      MM. François Mitterrand et Helmut Kohl ont parlé d'une même voix, et fixé comme un des nouveaux objectifs de l'Europe de définir une « politique étrangère et de sécurité commune » (PESC). L'effet de sens, dans cette déclaration commune, est transphrastique, dans la mesure où il dépasse le sens de la phrase : le message est celui d'une Europe forte et indépendante, épargnée par les conflits, soucieuse de construire un avenir pacifique pour les générations futures, et d'assumer un destin commun. Et les locuteurs, représentant deux pays qui n'ont cessé de se faire la guerre pendant deux siècles, prennent en charge un message pacifique qui embrasse leur fonction et renvoie l'image d'une incarnation de la puissance en devenir qu'est l'Europe.

      En décembre 1990, un Conseil européen extraordinaire s'est réunit à Rome, et a adopté un Mémorandum franco-allemand qui donnait enfin un contenu à la « PESC ». La « PESC » devait définir les régions avec lesquelles elle doit établir des relations de prime abord, et mentionnait explicitement l'aboutissement d'une défense commune basée sur le lien organique avec l'Union de l'Europe occidentale (UEO).

      Cette revigoration de l'Union de l'Europe Occidentale, restée en déshérence depuis l'entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE en 1973, montrait que les Européens étaient désormais prêts à réfléchir à nouveau de manière substantielle sur la nouvelle configuration politique en Europe, née de la chute du communisme.

      Cela signifiait une redéfinition des rapports entre l'Europe et les Etats-Unis. Certes, Washington soutient en principe l'unité européenne, mais désire conserver la direction de l'OTAN en sachant, le cas échéant, faire sentir aux Européens qui sont leurs protecteurs. De leur côté, les Européens sont divisés sur l'attitude a adopter vis-à-vis des Etats-Unis. Paris, fidèle à l'orientation gaulliste, se montre proche de l'Alliance, mais désireux d'asseoir une défense et une sécurité propres aux Européens. Londres, en vertu de sa « relation spéciale » avec Washington, reste très circonspecte sur tout ce qui pourrait affaiblir la relation transatlantique.

      Toutefois, les discussions sur l'Union politique sont restées somme toute assez vagues. Nous constatons que la politique extérieure et de sécurité commune, à ce stade, devait être définie de manière graduelle et, surtout, sans préjudice des engagements de sécurité pris par les Etats membres dans le cadre de l'Alliance atlantique, sorte d'aimant qui attire les Etats, certains malgré eux, comme des aiguilles...


III. La révolution conceptuelle depuis le Traité de Maastricht (cadre historique et institutionnel)

« L'homme se compose de ce qu'il a et de ce qui lui manque »
Ortega y Gasset

« Je veux bien parler à l'Europe, mais donnez-moi une adresse »
Henry Kissinger


6. Le Traité de Maastricht: du tabou à l'ouverture

      Nous allons analyser dans ce chapitre la révolution conceptuelle opérée par le traité de Maastricht concernant la mise sur pied d'une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), et la manière dont les acteurs politiques lui ont apporté un soutien rhétorique permanent. Notre analyse consiste à dire que la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'Union européenne est une construction sociale générée par les discours et les textes politiques. Nous avons vu, dans la Ière Partie, que le langage, selon Austin, correspond le plus souvent à un acte illocutoire et/ou perlocutoire : c'est par le langage que se crée et se développe la PESC.


Préludes au Traité de Maastricht

      C'est en faisant des discours sur la PESC que les acteurs politiques fabriquent et créent la PESC. C'est ce qu'Austin appelle « la force illocutoire » du langage. Autrement dit, ce que disent les acteurs politiques et les médias a un impact sur les autres, et en parlant de la PESC, ils ne sont pas simplement acteurs de la PESC, mais invitent également les autres à le devenir.

      A propos de la PESC, il apparaît ainsi que l'ensemble des discours, des déclarations, des actes normatifs et des traités (Maastricht et Amsterdam) que nous allons analyser ont tous l'intention de produire une réalité. Ce corpus de textes et de discours sur la PESC augmente au fur et à mesure de l'évolution de la construction européenne et des énoncés publics sur la PESC. Autrement dit, depuis l'établissement de la Coopération politique européene dans les années 1970 jusqu'aux Traités de Maastricht et d'Amsterdam et aux discours de plus en plus nombreux sur la PESC, le pouvoir politique a accumulé une collection substantielle d' actes de parole qui, à la manière de l'eau façonnant peu à peu le lit d'une rivière, ont participé à la construction sociale de la PESC.

      L'ensemble de ces actes de parole, délivrés par les acteurs politiques et relayés par les médias selon un processus permanent d'activation des réseaux, permettent une définition permanente du concept de la PESC qui imprègne les esprits et construisent l'identité européenne.

      Selon Thomas Diez 112 , «d'une manière générale, nous pouvons dire que toute l'histoire de l'intégration européenne peut être comprise comme un ensemble d'actes de parole ».

      Un exemple révélateur est souvent cité à cet égard. Dans les années 1960, les Britanniques parlaient du « Marché commun » (« Common Market ») à propos de l'Europe, alors que les Allemands et les Français utilisaient le terme « Communauté » (« Gemeinschaft »). En soi, ces deux mots peuvent paraître anodins.

      Or il n'en et rien, car ils correspondent à une lecture différente du sens historique de la construction européenne, selon que l'on soit Anglais ou Français et Allemand. Londres est, en effet, souvent plus réticent à propos de ce que les Anglais considèrent comme une vision continentale de la construction européenne, alors que le réflexe communautariste est souvent de mise à Paris et à Bonn.

      Le langage apparaît ainsi non seulement comme un élément constitutif du pouvoir, mais également comme un acte de fabrication d'identités, grâce à l'effet amplificateur des réseaux (acteurs, médias, véhicule de communication). Autrement dit, l'action politique se situe déjà à l'intérieur du discours politique, et en lui.

      La plupart des observateurs s'accordent pour dire que la finalité de la construction européenne réside dans son union politique. Autrement dit, tant que l'Union européenne ne sera pas en mesure de conduire une politique étrangère et de sécurité commune lui permettant de peser sur les affaires du monde, et donc d'assumer sa puissance, l'Europe restera inachevée. Nous avons vu dans la Ière Partie qu'un des attributs de la puissance, selon Aron, est précisément la capacité d'action collective.

      Pendant près de quarante ans de construction européenne, le terme même de «politique étrangère commune» est demeuré tabou. La Coopération politique européenne suffisait au bonheur des chancelleries. Or la chute du Mur de Berlin, en 1989, a lancé un débat fondamental sur l'identité européenne, en faisant prendre conscience aux Européens ce que le monolithisme de la guerre froide les empêchait de concevoir: une politique étrangère commune. Débarrassés de la structure figée dans laquelle les avait enfermés les deux blocs, les esprits européens se sont peu à peu ouverts.

      Ne nous leurrons pas : il s'est agit en réalité d'un véritable défi copernicien pour les acteurs de la construction européenne et pour l'opinion publique, puisqu'il impliquait, ni plus ni moins, un changement de perspective qui poussait l'Europe introvertie et meurtrie du passé proche à devenir extravertie et audacieuse. L'Europe était ainsi invitée par l'Histoire à sortir de sa chrysalide pour se transformer en une entité plus mûre, à l'image de « la Coquille et la perle », cette magnifique sculpture en marbre de Rodin où la création semble comme surgir de la masse brute...

      En 1960, le général de Gaulle, peu enclin à l'atlantisme, évoquait déjà le nécessité de «grands ensembles»: «contribuer à bâtir l'Europe occidentale en un groupement politique organisé pour l'action, le progrès, la défense. La France a reconnu la nécessité de cette Europe d'Occident, qui fut jadis le rêve des sages et l'ambition des puissants et qui apparaît, aujourd'hui, comme la condition indispensable de l'équilibre du monde» 113 .

      Il est par ailleurs intéressant de relever que pour les peuples d'Europe centrale et orientale, pour cette «autre» Europe rudement éprouvée après la chape de plomb du communisme, la perception de la Communauté européenne n'est pas simplement économique, mais également politique. Pour les Européens de l'Est, l'Europe occidentale doit s'inventer une stature politique.

      L'acte initiatique de l'Union politique date du 19 avril 1990 lorsque le président français François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl ont proposé une conférence intergouvernementale sur l'Union politique, avec notamment comme objectif à la fois de définir et de mettre en oeuvre une politique étrangère et de sécurité commune. Le Conseil européen, réuni à Dublin, a ainsi approuvé pour la première fois un document mentionnant explicitement l'Union politique.

      Dans ce document, MM. Mitterrand et Kohl ont insisté sur la nécessité d'accélérer la construction européenne: «Le moment est venu de transformer l'ensemble des relations entre les Etats membres en une Union européenne, et de définir une politique étrangère et de sécurité commune» 114 .

      M. Mitterrand qui disait en 1982 déjà: «Si l'Europe est malade, c'est d'inconscience. Elle n'a pas conscience de sa force réelle » 115 . Ou encore: «L'Europe est l'intérêt de nos patries; elle ne les dissout pas, elle les épanouit» 116 .

      Cet acte initiatique Mitterrand-Kohl est un acte de parole illocutoire, en ce sens que ses auteurs ont voulu accomplir quelque chose en l'énonçant, à savoir faire prendre conscience aux Européens de l'intérêt qu'ils ont à développer une politique étrangère et de sécurité commune. L'embrayage énonciatif et la fonction des émetteurs du message - à savoir le président de la République française et le Chancelier allemand - ont permis de donner à cet acte une valeur symbolique forte. Il s'agit de la fonction de « présentification » qui est une forme d'incarnation d'une identité collective, en l'occurrence, dans deux représentants. Et les locuteurs l'ont fait dans un contexte et selon des circonstances - le symbole de la fraternité franco-allemande et le projet d'une conférence intergouvernementale - qui conditionnent son impact et son efficacité.

      Nous observons que la philosophie occidentale, dans le cadre de la construction européenne, est centrée dès l'origine sur la question de l'être et du sens, alors que, par exemple, la base de la philosophie bouddhiste est le néant. Selon Paul Ricoeur, «nous sommes actuellement en train de mener une expérience incroyable, s'en rend-on assez compte? Il n'y a en effet là encore aucun précédent historique d'une quelconque alliance politique entre vieux Etats-nations. Nous avançons sans modèle, et cela presque contre nous-mêmes, sur un chemin qui n'existe qu'à mesure que nous le traçons» 117 .

      Lors de la réunion informelle des Ministres européens des affaires étrangères du 21 avril 1990, MM. Roland Dumas et Dietrich Genscher ont préconisé un «bond en avant» dans le domaine de la politique étrangère commune, en affirmant que l'avenir de la Communauté serait de se comporter comme une authentique entité politique sur la scène internationale. Prudent, M. Dumas a dit qu'il faut viser à «mettre en commun ce qui peut l'être dans les domaines qui touchent aux valeurs de référence qui nous sont communes et aux intérêts qui nous sont communs» 118 .

      A nouveau, nous constatons que les énonciateurs du message ont une fonction importante de représentation du pouvoir : ils sont ministres des affaires étrangères . Cette fonction leur donne d'autant plus de poids pour faire un acte illocutoire en parlant de « bon en avant » à propos de la PESC. Résultat : l'effet de sens est transphrastique, c'est-à-dire qu'il va au-delà du contenu du message stricto sensu, et vise à construire une réalité sociale et un mouvement d'adhésion autour de la PESC.

      Nous avons vu dans la Ière Partie qu'un des éléments de la communication politique est l'argumentation idéologique, qui est un diagnostic sur la construction européenne et la proposition de solutions. C'est précisément le code du message de MM. Dumas et Genscher sur le « bond en avant ».

      Quelques mois plus tard, le Conseil européen extraordinaire de Rome, le 28 octobre 1990, a stipulé dans sa déclaration finale que dans le domaine de la politique extérieure, les participants ont constaté un consensus sur l'objectif d'une politique étrangère et de sécurité commune «pour renforcer l'identité de la Communauté et la cohérence de son action sur la scène internationale» 119 . Il s'agit à nouveau d'un acte de parole illocutoire, et selon l'analyse foucaldienne, d'un acte de pouvoir. En effet, le locuteur est collectif et incarne la légitimité européenne - le Conseil - et la fonction du discours est « conative » en ce sens que le message vise à agir sur autrui, sur les citoyens européens, et à les convaincre de l'importance de positionner l'Europe sur la scène internationale de manière durable.

      Dans le langage communautaire, la définition d'une stratégie cohérente et efficace en matière de politique étrangère correspond au renforcement de l'identité européenne. L'altérité, comme nous l'avons vu dans la Ière Partie, est constitutive du Soi européen. Il convient ainsi de distinguer entre l'effectivité de la parole, qui vise à produire une résultat, créer un engouement, fabriquer une identité, et l'incantation qui n'a que peu d'effets si ce n'est le trémolo de la voix...

      Jusqu'alors, l'Union européenne n'avait de rôle que comme acteur du commerce extérieur. Avec l'ère maastrichtienne, l'Europe souhaite devenir un acteur à part entière sur l'échiquier international. Il s'agissait, en définitive, de réduire le fossé entre les déclarations d'intention et la volonté politique des Etats membres. De ne plus tirer des plans sur la comète mais d'épouser le réel.

      Face au nouvel environnement international issu de la Guerre Froide, l'Union européenne s'est trouvée en quelque sorte contrainte et pour ainsi dire condamnée à sortir de son cocon protecteur pour tenter de se créer, à l'échelle du continent, une diplomatie mondiale. Jusqu'à présent, les Etats membres avaient le plus souvent conçu les grands axes de leur politique étrangère comme relevant de leur seule souveraineté. L'attribut de leur puissance trouvait sa source dans l'Etat-nation et se légitimait en son sein.

      Pour certains auteurs, comme Paul-Marie de La Gorce 120 , les politiques étrangères nationales en Europe sont mortes depuis longtemps, supplantées pendant la Guerre froide par les deux superpuissances. Les pays membres de l'Union européenne n'auraient ainsi plus de marge de manoeuvre dans la détermination de leur politique étrangère.

      Pourtant, comme l'indique Jean-Louis Bourlanges, «la régionalisation des menaces, la mondialisation des risques liée aux déséquilibres du développement et l'éclatement des solidarités politiques et économiques créent donc un monde nouveau, un monde dans lequel l'Union européenne se trouve confrontée à des responsabilités à la fois politiques et planétaires qui ne sont pas dans ses habitudes» 121 . Autrement dit, le défi maastrichtien a consisté à vouloir sortir de l'ère d'une Europe naine sur le plan politique et entrer dans le monde adulte.


Dispositions du traité de Maastricht

      La Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) a ainsi été établie par le traité de Maastricht, approuvé en décembre 1991, signé le 7 février 1992 dans la ville néerlandaise de Maastricht, et entré en vigueur le 1er novembre 1993.

      Le Titre V du traité, portant sur les «dispositions concernant une politique étrangère et de sécurité commune», est un exemple de contenu consensuel multipliant les «ambiguïtés volontaires» 122 .

      Selon l'Article J.1. §2 du traité, les objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune son t:

  • la sauvegarde des valeurs communes, des intérêts fondamentaux et de l'indépendance de l'Union;
  • le renforcement de la sécurité de l'Union et de ses Etats membres sous toutes ses formes;
  • le maintien de la paix et le renforcement de la sécurité internationale, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, ainsi qu'aux principes de l'Acte final d'Helsinki et aux objectifs de la Charte de Paris;
  • la promotion de la coopération internationale;
  • le développement et le renforcement de la démocratie et de l'Etat de droit, ainsi que le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

      Le référence aux «valeurs communes» de l'Europe, premier objectif de la PESC, est un élément essentiel pour comprendre l'animation intellectuelle qui préside à la construction sociale de l'identité européenne.

      L'identité européenne existe, mais elle a besoin, en effet, d'être révélée. La révélation, au sens premier du mot, passe par le rappel des valeurs fondamentales sur lesquelles s'est bâtie l'Europe, à savoir l'Etat de droit, la démocratie, la chrétienté, l'émancipation de l'individu et la promotion des droits de l'homme. Ainsi, la répétition des messages sur les valeurs européennes est un des éléments essentiels de transmission et d'intégration auprès des récepteurs et des décodeurs du message.

      Modèle de phrases alambiquées, le Titre V du traité juxtaposte souvent deux idées antinomiques. Jugeons plutôt de cette prudence diplomatique: la PESC «inclut l'ensemble des questions relatives à la sécurité de l'Union européenne, y compris la définition à terme d'une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune» (Article J.4 §1).

      Ou bien: «la politique de l'Union (...) n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains Etats membres, elle respecte les obligations découlant pour certains Etats membres du traité de l'Atlantique Nord» (Article J.4. §4).

      Ou encore: «les Etats membres coordonnent leur action au sein des organisations internationales et lors de conférences internationales. Ils défendent dans ces enceintes des positions communes» (Article J.2. §3).

      Or ceci soulève tout de même un problème réel pour les Etats disposant, comme la France et la Grande-Bretagne, d'un siège permanent au Conseil de Sécurité de l'ONU, même si l'Article J.5. §4 tente d'atténuer cette difficulté intrinsèque: «les Etats membres qui sont membres permanents du Conseil de Sécurité veilleront, dans l'exercice de leurs fonctions, à défendre les positions et l'intérêt de l'Union, sans préjudice des responsabilités qui leur incombent en vertu des dispositions de la Charte des Nations Unies».

      M. Philippe Séguin y a vu «le fantasme de la superpuissance et la fuite en avant», alors que Mme Elisabeth Guigou, au contraire, «les bases d'une véritable diplomatie européenne » 123 . En disant cela, Mme Guigou fait un acte de parole illocutoire : en parlant de « véritable diplomatie européenne », elle fabrique et crée la PESC en lui donnant un contenu, un sens. Ce qu'elle dit, en tant qu'acteur politique intervenant dans un grand débat public, a un impact sur les autres. C'est une action en faveur de la PESC qui est menée au travers de son discours.

      Ce texte maastrichtien, certes incomplet et imparfait, marque néanmoins une étape cruciale vers la mise sur pied d'une véritable entité européenne sur la scène internationale. L'instauration de la PESC a ainsi répondu au désir de mieux équiper l'Union européenne face aux multiples défis qu'elle affronte sur le plan international.

      Il faut souligner que le Titre V constitue per se un pilier distinct de l'Union européenne du fait que ses procédures de fonctionnement sont de nature intergouvernementales et non pas communautaires, pour reprendre la terminologie de Bruxelles. Cette différence est surtout visible au niveau de la prise de décision, qui nécessite non pas le vote majoritaire mais le consensus.

      L'identité européenne se définit ainsi dans une innovation majeure, à savoir la possibilité de mener des «actions communes» (Articles J.2. §3, et J.3.) dans les domaines où les Etats membres ont des intérêts importants en commun. L'importance du message sur les « actions communes » est à nouveau dans sa dimension transphrastique, en ce sens qu'il dépasse le contenu du message à proprement parler, et projette l'idée d'une Europe unie, capable de collaborarer étroitement dans le domaine de la politique étrangère.

      Et l'Article J.1. §4 de préciser: «les Etats membres appuient activement et sans réserve la politique extérieure et de sécurité de l'Union dans un esprit de loyauté et de solidarité mutuelle. Ils s'abstiennent de toute action contraire aux intérêts de l'Union ou susceptible de nuire à son efficacité en tant que force cohérente dans les relations internationales».

      Il est intéressant d'analyser la manière dont les citoyens européens ont appréhendé le traité de Maastricht. Autrement dit, quel fut l'impact de l'effet maastrichtien sur les citoyens européens ? Selon l'Eurobaromètre No 36 d'octobre-novembre 1991 124 , soit quelques semaines avant la signature du traité de Maastricht, 65% des personnes interrogées sont favorables à ce que la Communauté européenne soit responsable d'une politique commune en matière de sécurité et de défense (17% sont contre), et 55% des citoyens européens sont favorables à ce que la Communauté se prépare à accueillir un jour les Etats baltes et certaines ex-Républiques soviétiques au sien de la maison européenne.

      Deux ans plus tard, selon l'Eurobaromètre No 40 d'octobre-novembre 1993 125 , il y a toujours une majorité d'Européens en faveur de la PESC. Or dans le contexte de la guerre des Balkans, seulement 6% des personnes interrrogées considèrent la PESC comme un « problème majeur », contrairement à la lutte contre la hausse des prix, ou la création future de la monnaie unique. Selon cette logique, 86% des personnes interrogées jugent « très important » de recevoir des informations générales sur les activités de l'Union européenne et sur la PESC.

      Le traité de Maastricht a ainsi fait davantage prendre conscience aux Européens de la nécessité de se doter d'une politique étrangère commune, mais le contexte de la guerre dans les Balkans a atténué leur considération pour la PESC comme relevant d'une nécessité majeure. Il est intéressant de noter que près de vingt ans avant Maastricht, en 1974, 5% des Européens considéraient la mise sur pied d'une politique étrangère commune comme une priorité. Cela confirme notre hypothèse d'une lente création de l'identité européenne.


Le choix des mots

      Le choix des mots est, ici encore, très révélateur: si l'Europe était une superpuissance, elle n'aurait pas besoin de préciser qu'elle veut donner l'image d'une «force cohérente», elle en serait une. Cela correspond à un «acte de parole».

      Les concepteurs du traité de Maastricht ont sciemment voulu projeter l'image d'une Europe politique en puissance, virtuelle, ayant tous les attributs d'une superpuissance, alors qu'elle en était en réalité éloignée. La projection maastrichtienne de la puissance européenne est, en soi, un leurre, voire un pis-aller linguistique à l'attention de l'opinion publique.

      Comme l'a souligné Yves Doutriaux 126 , «la PESC n'établit pas d'obligations juridiques mais impose aux Etats membres un comportement». Imposer un comportement: c'est précisément la définition d'un « acte de parole », comme nous l'avons vu précédemment.

      La procédure de mise en oeuvre de la PESC est elle-même relativement compliquée, avec toute une série de «verrous successifs» 127  pour que les décisions demeurent prises à l'unanimité.

      En effet, avant qu'une décision puisse intervenir à la majorité qualifiée, il y a trois niveaux de décisions qui doivent être prises à l'unanimité.

      Tout d'abord, le Conseil définit les «orientations générales» de la PESC (Articles J.3 et J.8. §1).

      Ensuite, «le Conseil décide, sur la base d'orientations générales du Conseil européen, qu'une question fera l'objet d'une action commune. (...) Il en fixe la portée précise, les objectifs généraux et particuliers que s'assigne l'Union dans la poursuite de cette action, ainsi que les moyens, procédures, conditions et, si nécessaire, la durée applicables à sa mise en oeuvre» (Article J.3. §1).

      Enfin, et enfin seulement, «lors de l'adoption de l'action commune et à tout stade de son déroulement, le Conseil définit les questions au sujet desquelles des décisions doivent être prises à la majorité qualifiée» (Article J.3. §2).

      D'autres clauses, d'origine britannique, ont permis de fournir des garanties pour la souveraineté des Etats : «en cas de nécessité impérieuse liée à l'évolution de la situation et à défaut d'une décision du Conseil, les Etats membres peuvent prendre d'urgence les mesures qui s'imposent, en tenant compte des objectifs généraux de l'action commune» (Article J.3. §6).

      Une clause spéciale, intitulée « opting out», est même prévue. Celle-ci autorise un Etat à obtenir une dérogation de la part du Conseil en cas de désaccord sur la marche à suivre: «en cas de difficultés majeures pour appliquer une action commune, un Etat membre saisit le Conseil, qui en délibère et recherche les solutions appropriées. Celles-ci ne peuvent aller à l'encontre des objectifs de l'action ni nuire à son efficacité» (Article J.3. §7).

      Force est de constater qu'un pas symbolique est toutefois franchi avec l'abandon formel de la décision à l'unanimité, même entourée de gardes-fous. Des gardes-fous qui ont fait dire à M. Jaques Delors, à propos de la PESC, qu'il s'agissait en réalité d'une «splendide jaguar avec un moteur de tondeuse à gazon» 128 ...

      Devant le Parlement européen, M. Jacques Delors est encore plus clair: «croyez-moi, un texte ainsi rédigé est inapplicable ou paralysant et comme disait Alfred de Musset: Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée » 129 .

      En Européen convaincu, M. Delors n'était certes pas opposé la PESC, mais il estimait que le contenu du traité de Maastricht était trop alambiqué, pas assez communautariste, et qu'il laissait la part belle aux Etats hésitants ou récalcitrants à adopter des actions communes en matière de politique étrangère.

      Selon lui, le Conseil ne pouvait adopter des actions communes que si les Etats membres reconnaissent qu'ils ont des intérêts essentiels en commun, et qu'en les défendant ensemble, en assurant leur promotion ensemble, ils feront mieux : «si ces deux principes ne sont pas acceptés du fond du coeur par chaque pays, alors ne parlons pas d'actions communes» 130 .

      M. Delors a considéré que les dispositions relatives à la PESC sont un «monstre juridique paralysant», estimant que ces mécanisme complexes de décision du Conseil portent les germes d'incertitudes décisionnelles et de négation du politique.

      Les avocats du traité de Maastricht, M. Dumas en tête, estimant, en revanche, avoir tranché un noeud gordien. L'équation, selon lui, se résumant ainsi : «ou bien vouloir plus et n'avoir rien, ou bien avoir quelque chose et transiger un peu sur le principe, étant entendu que ce sera un pas en avant et qu'avec le temps, les choses se roderont, l'unification européenne se fera» 131 .

      Vieil atavisme de l'Histoire, les diplomaties nationales demeurent le plus souvent concentrées sur leurs voisin directs et leur «étranger proche». C'est la proche altérité qui a construit les identités nationales des Etat modernes. Les Etats de la façade atlantique de l'Europe ne se souciaient guère des pays d'Europe centrale et orientale. De même, la construction des identités nationales des pays scandinaves a peu dû à la culture méditerranéenne.

      Or, force est de constater que dans le cadre de la construction européenne, l'altérité est à géométrie variable : elles concerne tout à la fois les pays d'Europe centrale et orientale (PECO), la Russie, l'Afrique du Nord, et bien sûr, les Etats-Unis.


Volontarisme rhétorique

      Nous pensons qu'un certain niveau de volontarisme politique et rhétorique est nécessaire pour construire un cadre commun de politique étrangère. Un exemple révélateur illustre cette analyse. M. François Mitterrand a ainsi déclaré devant M. Vaclav Havel, le 9 mai 1991: «il nous appartient, à nous Européens qui avons conscience de notre appartenance à une même civilisation, de prendre en main ce destin, de donner à notre continent des formes d'expression qui lui sont nécessaires. (...) La monnaie, la diplomatie, la sécurité et les moyens de l'assurer, tels sont les ingrédients de la Communauté plus forte dont l'Europe a désormais besoin» 132 .

      La force symbolique du lieu, Aix-la-Chapelle, c'est-à-dire le lieu du couronnement de Charlemagne comme Empereur, n'était pas un simple hasard de calendrier. Ce lieu de mémoire signifiait, dans l'imaginaire collectif, la volonté d'une construction politique de l'Europe autour de valeurs civilisationnelles communes.

      Il s'agit, dans ce cas, d'une scène englobante utilisant une scénographie bien précise : M. Vaclav Havel tient ce discours dans un lieu symbolique, alors qu'il aurait pu le tenir dans un tout autre lieu. Or Aix-la-Chapelle est un lieu de mémoire de l'Europe, qui signifie aux récepteurs du message qu'ils se situent dans une dynamique dont les racines sont séculaire, mais qui de fait les englobe dans une volontarisme contemporain : « la Communauté plus forte dont l'Europe a désormais besoin ».

      Nous l'avons vu, la PESC prévue par le Traité de Maastricht renvoie à une politique faiblement structurée, entourée de nombreux gardes-fous. Certains y ont vu le destin profond d'une «Europe hémiplégique» 133 , écartelée entre, d'une part, son intégration économique, bien réelle, et, d'autre part, son intégration politique, encore embryonnaire.

      M. Helmut Kohl, dans un discours prononcé le 9 novembre 1988 à Bonn dans le cadre de la Cérémonie du 100e anniversaire de la naissance de Jean Monnet, a dit : «Nul ne songe réellement à éliminer les différences entre les peuples, ni à plus forte raison à faire table rase de leur identité culturelle. C'est précisément la tension fructueuse entre l'unité et la multiplicité vivante de notre héritage culturel qui fait la force de la fascination de l'Europe. C'est pourquoi il est nécessaire de maintenir cette multiplicité et de l'entretenir. Il est tout aussi nécessaire que les pays européens cèdent progressivement à la Communauté certaines parts de leur souveraineté. Ceci ne veut pas dire pour autant qu'ils renoncent complètement à cette souveraineté, comme d'aucuns le pensent à tort. Il s'agit, au contraire, de mettre en faisceau nos souverainetés pour qu'elles puissent encore continuer à s'exercer d'une manière efficace. Rappelons-nous qu'ils ne s'agit pas, en fin de compte, de créer l'Europe unie des gouvernements, mais l'Europe des citoyens. (...) Ce sont ceux-là que nous voulons gagner à la cause européenne. Sachons mettre à profit le temps dont nous disposons, et bâtissons les Etats-Unis d'Europe. Ainsi nous réaliserons la vision de Jean Monnet et gagnerons un avenir de paix et de liberté pour les générations qui viendront après nous» 134 .

      Lorsque M. Kohl parle des « Etats-Unis d'Europe », c'est un acte de parole illocutoire : par cet effet de sens il renvoie au mythe lyrique hugolien ou churchillien, et dans le même temps, il projette sur les Européens ce qu'il conçoit comme une idée réelle, un concept mobilisateur pouvant aboutir à la mise sur pied d'une Europe considérée comme une vraie puissance. Pourtant, dans le même temps, cet acte de parole semble échapper à la réalité, ne pas s'y inscrire pleinement : en effet, le continent est encore loin des « Etats-Unis d'Europe ». On se situe davantage dans l'incantation que réellement en prise dans la réalité européenne.

      Selon M. John Major, «l'introspection ne vaut rien à l'Europe. Elle doit affirmer son autorité sur la scène internationale. Elle a des idéaux à projeter hors de ses frontières, des engagements internationaux à honorer, une concurrence mondiale à affronter. Elle a aussi une diversité à revendiquer avec fierté. (...) C'est en nous montrant souples et réalistes que nous assoirons l'autorité de l'Europe sur la scène internationale, et non en nous arc-boutant sur des textes par pur formalisme» 135 .

      Il y a donc eu une production considérable de discours des hommes politiques européens sur les bienfaits de la PESC. La construction sociale sur le thème de la nécessité d'une Europe politique forte et puissante a été constante depuis le traité de Maastricht.

      La plupart de ces discours sont des actes de parole illocutoires forts, car ils produisent des identités sociales. Nous l'avons vu, il n'y a pas d'identité a priori. L'identité se définit par rapport à l'altérité, selon un processus permanent de consruction et de reconstruction. Ce constructivisme, cette fabrication de sens dans la rhétorique des hommes politiques, relayés par les médias, contribuent à la constitution de l'identité européenne. Nous avons vu que le langage est un vecteur de communication chargé de sens.

      Notre analyse consiste à dire qu'il y a eu une mise en discours de la PESC, touchant à des notions à forte valeur identitaire comme les «valeurs communes» des Européens, la «puissance politique», le «maintien de la paix», l' « union politique». La puissance de l'Europe, en quelque sorte, est proportionnelle à la puissance du discours sur l'Europe. Les acteurs politiques ont ainsi pris la PESC à bras le corps, parfois de manière incantatoire, souvent de manière efficace.

      L'herméneutique concerne précisément la science de l'interprétation des textes. Il y a ainsi un «cercle herméneutique» 136  qui donne une large base pour l'interprétation et la fabrication du sens, selon le triptyque «mot-sens-interprétation». Le lien entre les données brutes, la réalité, et les croyances, les réactions affectives conduisent à l'interprétation. Le langage est ainsi constitutif de la réalité européenne. L'une des grandes productions de sens de la politique européenne concerne précisément la création d'une identité commune.


7. Le Traité d'Amsterdam: la PESC prend un visage

      Nous allons voir dans ce chapitre que le traité d'Amsterdam a permis de développer la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et, surtout, de lui donner un visage. Nous allons voir que contrairement aux questions monétaires débattues depuis longtemps entre les Etats membres - le serpent puis le système monétaire européen - la PESC n'a pas bénéficié d'un substrat conceptuel basé sur une expérience pratique. La Coopération politique européenne (CPE) exercée pendant une vingtaine d'années, durant les décennies 1970 et 1980, a été d'un faible apport sur le plan de ses réalisations. Ainsi, le déficit d'empirisme en matière de politique étrangère commune a porté ombrage aux débuts de la PESC.

      A cela se sont ajoutées des déficiences systémiques, comme l'absence de capacité d'analyse commune, la rigidité excessive du processus décisionnel, ou encore, et sans doute même avant tout, l'absence de capacité militaire réellement dissuasive pouvant venir en appui aux décisions politiques, malgré l'étape du traité d'Amsterdam. En dépit de ces freins, les discours sur la PESC ont été nombreux, dans le but de poursuivre l'effort de fabrication de sens sur une Europe forte auprès des citoyens européens.


Diplomatie préventive

      Dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), l'Union européenne a sécrété une diplomatie préventive plutôt que d'initiatives, une diplomatie déclaratoire plutôt qu'ancrée dans la réalité de la résorption des crises et des conflits.

      La faiblesse endémique de l'Union politique tient précisément à sa défaillance politique: les Etats membres n'ont pas réussi à surmonter les divergences de fond qui les opposent sur le sens même de la PESC. Et il est vrai que, si les mots on un sens, «politique étrangère et de sécurité commune» ne signifie pas «politique étrangère et de sécurité unique». Il s'agit d'une mise en commun d'une politique étrangère par essence multiforme et plurielle.

      Comme l'a souligné M. Hubert Védrine : « il n'a jamais été décidé de communautariser la PESC ou d'imposer une politique étrangère unique. Ce que nous voulons, c'est faire converger des politiques étrangères nationales fortes, les harmoniser et les prolonger par une politique commune efficace, concentrée » 137 .

      Le traité de Maastricht, nous l'avons vu, a prévu de franchir une nouvelle étape vers l'union politique, mais la route est encore longue pour la mise sur pied d'une véritable politique étrangère et de sécurité commune. L'étape maastrichtienne n'est donc ni un aboutissement lumineux enveloppé d'une aura de fulgurance juridique, ni un objet de malédiction et de profanation des souverainetés nationales.

      D'ailleurs, la vision hugolienne des «Etats-Unis d'Europe», si elle est imprégnée d'un lyrisme prophétique, n'en demeure pas moins très éloignée des réalités politiques de chacun des Etats membres. Autrement dit, nous n'avons lu nul part que l'Union politique conduisait, à terme, à la disparition des Etats membres en tant qu'acteur de plein droit sur la scène internationale. Il n'y a pas un transfert de la puissance des Etats membres vers la PESC; il s'agit plutôt d'un nouveau niveau d'incarnation de la puissance.

      La Conférence intergouvernementale de 1996, prévue dans le traité de Maastricht, a eu comme objectif de préciser les moyens de la PESC et de lui donner plus de corps. Avec le traité de Maastricht, ce qui était supposé être une «action» ne correspondait en réalité qu'à une réponse déclaratoire et administrative à une situation de crise historique, celle de l'effondrement du communisme.

      Le traité d'Amsterdam, signé le 2 octobre 1997 et entré en vigueur le 1er mai 1999, a précisé les tenants et les aboutissants de la PESC. Le traité d'Amsterdam a ainsi créé un nouvel instrument, à savoir les «stratégies communes», et instauré une hiérarchie entre positions, actions et stratégies. Avant tout, le traité d'Amsterdam a renforcé le dispositif opérationnel de l'Union européenne, en la dotant d'instruments plus cohérents et d'une prise de décision plus efficace.

      La construction européenne, nous l'avons vu, est par essence un projet évolutif. Avec le traité d'Amsterdam, les Etats membres ont voulu disposer de nouveaux outils et de moyens d'intervention pouvant leur permettre de sortir du nanisme politique, d'exercer une influence qui ne soit pas simplement verbale, et d'accroître leur influence politique.

      Selon M. Javier Solana, Secrétaire général de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) et Haut Représentant de l'Union européenne pour la PESC, «l'expérience a clairement démontré le besoin, pour l'Union européenne, de développer une politique étrangère et de sécurité plus efficace. Cela est vital pour agir de manière plus décisive sur le plan international. (...) Une PESC plus efficace commence avec la volonté politique d'utiliser tous les instruments à disposition de manière plus coordonnée et cohérente. Cette nouvelle capacité va aider l'Union européenne à remplir ses objectifs prioritaires : éliminer la pauvreté, promouvoir la démocratie et l'Etat de droit, et protéger les droits de l'homme. Cela nous permettra de faire une contribution plus importante à la stabilité internationale et au maintien de la paix et de la sécurité. Cela va servir nos intérêts : un monde plus stable, plus sûr » 138 .

      Le discours de M. Solana se situe dans un optimum parétien, c'est-à-dire qu'il entend convaincre les citoyens européens que la PESC représente le maximum d'intérêts pour l'Union européenne. C'est un acte de parole illocutoire, qui vise à produire un effet d'adhésion à la PESC. Nous avons vu dans la Ière Partie que l'une des marques linguistiques majeures du discours est l'embrayage, qui concerne l'ensemble des opérations par lesquelles un discours s'inscrit dans son énonciation, au travers d'un certain nombre d'embrayeurs de personne, appelés également « éléments déictiques », en l'occurrence l'utilisation du « nous ». Le rôle des embrayeurs de personne est de permette à l'émetteur et au récepteur du message d'identifier leur référent : «cela nous permettra », « cela va servir nos intérêts », « notre Europe ». Ainsi, l'interprétation des embrayeurs de personne est indissociable de la scène énonciative qu'implique chaque texte.

      Pour améliorer à la fois la lisibilité et la visibilité de la PESC, l'Article J.8. du traité d'Amsterdam stipule: «la présidence représente l'Union pour les matières relevant de la politique étrangère et de sécurité commune. Elle est assistée par le secrétaire général du Conseil, qui exerce les fonctions de haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune».

      Plus communément appelé «Monsieur PESC», le Haut Représentant «assiste le Conseil pour les questions relevant de la politique étrangère et de sécurité commune, en contribuant notamment à la formulation, à l'élaboration et à la mise en oeuvre des décisions de politique et, le cas échéant, en agissant au nom du Conseil et à la demande de la présidence, en conduisant le dialogue politique avec des tiers» (Article J.16).

      Toujours animé par le souci du suivi et d'une meilleure stratégie de communication à propos de la PESC, le traité d'Amsterdam a constitué une nouvelle «troïka» pour remplacer la structure tripartite classique (présidences précédente, en exercice et suivante), autour du triptyque Présidence de l'Union, Commission et «Monsieur PESC».

      L'Article J.3. du traité d'Amsterdam fixe les «stratégies communes dans les domaines où les Etats membres ont des intérêts communs importants». L'Union européenne dispose ainsi d'un arsenal plus complet de modalités d'interventions que la formule maastrichtienne, du plus conceptuel au plus opérationnel.

      Le Conseil, en effet, a les prérogatives suivantes :

  • il définit les principes et orientations générales de la PESC ;
  • il décide des stratégies communes dans les domaines où les Etats membres ont des intérêts communs importants ;
  • il adopte des actions communes lorsqu'une approche opérationnelle est jugée nécessaire ;
  • et enfin il fixe des positions communes sur une question particulière de nature géographique ou politique.

      Les Etats membres veillent à la conformité de leur politique nationale vis-à-vis des positions communes.

      Quant aux modalités d'adoption, l'Union a eu une approche réaliste et pragmatique, en retenant la possibilité, pour un Etat membre, d'avoir une attitude dite «d'abstention constructive» lui permettant de se soustraire à une décision commune sans pour autant plonger l'Union dans l'inaction. Par souci de solidarité communautaire, l'Etat abstentionniste évite ainsi d'entrer en conflit avec l'action entreprise au sein de l'Union.

      Le traité d'Amsterdam propose, dans la foulée, un recours accru à la « majorité qualifiée » pour adopter les décisions répondant à des stratégies communes ou pour la mise en oeuvre d'actions ou de positions communes, à l'exclusion de l'organisation d'interventions militaires proprement dites.

      Dans le contexte des décisions prises à la majorité qualifiée, les Etats membres disposent néanmoins d'une clause de sauvegarde qui leur permet d'empêcher le recours au vote s'ils justifient le blocage pour des raisons de politique nationale importantes. Dans un tel cas, suite à l'exposé des motifs d'un Etat membre, le Conseil des ministres des affaires étrangères, qui statue à la majorité qualifiée, peut choisir de renvoyer la question devant le Conseil européen, en vue d'une décision à l'unanimité par les chefs d'Etat et de gouvernement.

      Néanmoins, estiment Jean-Michel Dumond et Philippe Setton, «ce schéma, idéal, correspond d'assez loin, et même de fort loin, à la réalité. Les rivalités institutionnelles entre le Conseil, la Commission et le Parlement européen ont en effet contrarié le fonctionnement harmonieux de la PESC qu'avaient envisagé les négociateurs des traités. Les divergences entre Etats membres ont encore ajouté à la complexité du système» 139 .

      De son côté, Bertrand Gallet estime que «la visibilité de l'Europe est un autre sujet traditionnel de débats. Le Président de la Commission, les Commissaires chargés des relations extérieures, les membres de la troïka sont autant d'interlocuteurs européens sur la scène internationale et brouillent, pour le moins, l'image de l'Union» 140 .

      M. Jacques Delors ne dit pas autre chose: «j'écarte absolument la formule d'un «M. PESC», car cela va à l'encontre du principe de cohérence. Chaque fois que vous multipliez les interlocuteurs, que vous parcellisez les compétences, vous obtenez l'inefficacité» 141 .

      Plus critique, Jean-Louis Bourlanges estime que «la seule décision prise à Amsterdam en juin 1997 consiste en l'introduction au Conseil d'un personnage en charge de la politique étrangère qui consacre la dualité des filières politique et économique, coopération sans boussole d'un côté, gesticulation sans moyens de l'autre» 142 . Les expériences opérationnelles des années 1990, que nous allons étudier dans la IVème Partie, illustrent le besoin crucial pour l'Europe de se doter d'un système efficace, sous peine de perdre toute crédibilité.

      Le traité d'Amsterdam a ainsi répondu de manière partielle au besoin de réforme identifié. Il a certes créé un Haut Représentant et une capacité d'analyse, mais en en limitant de manière forte et les moyens et les prérogatives.

      L'image qui prévaut au moment de la signature du traité d'Amsterdam est celle d'une PESC restée à l'état embryonnaire, qui contraste fortement avec l'Alliance atlantique qui, elle, a su se moderniser et redevenir le centre de gravité de la sécurité et de la défense européenne, y inclus la projection de force en-dehors du théâtre européen stricto sensu.

      Or pour parler d'une seule voix, l'Europe doit avoir un message clair à transmettre. La PESC, en ce sens, s'inscrit fatalement dans le cadre des autres dimensions de l'Union européenne. Seule une Union sans cesse plus étroite entre les Etats membres et les peuples de l'Europe, qui puisse multiplier les solidarités et les expériences partagées, sera à même de donner sens et corps à la PESC autour des mêmes valeurs, des mêmes intérêts et des mêmes ambitions. Il s'agit à l'évidence d'un vaste programme.

      Avant la signature du traité d'Amsterdam, selon l'Eurobaromètre No 47 de mars-avril 1997 143 , 63% des personnes interrogées étaient en faveur de la PESC (20% contre). Deux ans plus tard, selon l'Eurobaromètre No 51 de mars-avril 1999 144 , 68% des Européens se disent favorables à une prise de décision conjointe en matière de politique étrangère (23% contre), alors qu'il sont moins enthousiastes à propos de la santé (30% pour) ou de la politique d'immigration (54% pour). Ainsi, d'une part l'impact des discours sur la PESC, et d'autre part le dévoppement institutionnel opéré par le traité d'Amsterdam avec la création d'un « Monsieur PESC » renforcent peu à peu l'identité européenne et le sentiment d'appartenir à un espace commun.


Interpréter l'Europe

      L'étude sociologique vise à la compréhension par interprétation d'actions orientées significativement. Il s'agit de faire sens, tout en tenant compte du fait que l'échelle de sens est très large, et que, selon Taylor, l'homme doit être considéré comme «un animal s'auto-interprétant sans cesse» 145 .

      Nous sommes en permanence dans le pouvoir, à l'intérieur de réseaux tentaculaires de pouvoirs. Le pouvoir n'est pas un bloc monolithique instaurant une relation de dominant et de dominé. Et les expressions de ces pouvoirs sont insidieuses, subtiles et raffinées.

      Le discours politique est ainsi un acte de pouvoir et de projection de sens. Foucault le dit fort bien : « C'est à la condition de masquer une part importante de lui-même que le pouvoir est tolérable. Sa réussite est en proportion de ce qu'il parvient à cacher de ses mécanismes » 146 .

      Comme nous l'avons vu avec Weber dans les Ière et IIème Parties : toute interprétation est une reconstruction de la réalité. Le sens des mots dépend de leur contexte discursif : certes, le discours sur la PESC d'un acteur politique reconnu (Mitterrand) devant une institution politique reconnue (Parlement européen) relayé par des médias reconnus (CNN) est un acte de pouvoir qui participe à la construction sociale de la PESC. Bien plus que le même discours tenu par un étudiant en sciences politiques au milieu de ses camarades chahutant à l'Université de Louvain...

      Pourtant, dans les deux cas, il s'agit d'un « acte de parole », dont l'effet s'étend au travers d'un réseau interactif et intercommunicationnel. Autrement dit, le discours ne produit pas simplement un effet, mais rend possible la fabrication et la multiplication du sens.

      Nous ne sommes ainsi pas convaincus par ce que pensait Foucault sur ce point précis, à savoir que les acteurs politiques savent ce qu'ils font, mais qu'ils ne savent pas que ce qu'ils font produit un effet sur les autres. Nous pensons, en effet, que la plupart des acteurs politiques savent que l' « acte de parole » est un acte de pouvoir qui construit les réalités sociales.

      En effet, nous avons vu que la communication politique est faite d'au moins trois constituants différents, à savoir l'image, qui repose sur une entreprise de séduction par rapport aux récepteurs du message, l'argumentation idéologique, qui est un diagnostic sur la construction européenne et la proposition de solutions, et l'argumentation périphérique, qui correpond à une stratégie à moyen-long terme, basée sur la dimension polémique sur le pour et le contre de la construction européenne.


Une visibilité accrue donnée à la PESC

      Dans une déclaration commune, le 6 décembre 1995, MM . Jacques Chirac et Helmut Kohl ont fixé comme un des objectifs de la Conférence intergouvernementale de permettre à l'Union d'avoir une politique étrangère et de sécurité commune «plus visible et plus déterminée, dans une démarche qui assure mieux l'efficacité, la continuité, la cohérence et la solidarité de son action. Ceci implique que soient rapprochées significativement les politiques étrangères et de défense de chacun de nos pays autour d'objectifs et de priorités clairs. (...) Il s'agit de donner à la PESC une visibilité accrue» 147 .

      Il découle de cette volonté politique une obligation pour les Etats membres d'agir en commun et de faire preuve de solidarité politique dans la mise en oeuvre d'actions européennes.

      Les déclarations communes de MM. François Mitterrand et Helmut Kohl sur la construction européenne et sur la PESC sont des actes de parole forts, ayant un effet de sens tout aussi important : l'amitié franco-allemande, oublier les horreurs de la deuxième guerre, l'importance du pilier Paris-Berlin, la garantie d'une Europe pacifique, la puissance de l'Europe.

      Mais ces déclarations - et les images qui les accompagnent - sont également des actes de pouvoir visant à construire un concept en définitive évident : l'union fait la force, et si l'Europe veut être une puissance, elle doit être un acteur fort sur la scène internationale. Donc la PESC est légitime.

      Les discours sur la PESC investissent le réel, avec pour objectif de définir la nature de la PESC et de la rendre indiscutable et indispensable aux yeux des Européens. Nous voulons montrer l'importance du langage dans le processus de la PESC. Le langage fait davantage que simplement décrire : l'ensemble des considérations des locuteurs et des émetteurs de message sur la PESC découlent d'un ensemble de discours qui sont autant d'actes de parole et, conséquemment, d'actes de pouvoir.

      Lors de la conférence de presse conjointe de M. Jacques Chirac, de M. Lionel Jospin et de M. Tony Blair tenue après le XXIème Sommet franco-britannique de Saint-Malo, le 4 décembre 1998, M. Chirac a déclaré: «le prochain grand défi au moment de la mise en oeuvre du traité d'Amsterdam, c'est l'affirmation de l'Union européenne sur la scène internationale, à travers une véritable politique étrangère et une défense que les Européens soient capables de mettre en oeuvre eux-mêmes. (...) La PESC est une affaire intergouvernementale. (...) Il faut être pragmatique et aussi efficace que possible» 148 .

      M. Tony Blair, lors de cette même conférence de presse, lui a emboîté le pas en abondant dans le sens de M. Chirac: «je crois qu'il est vital pour l'Europe d'avoir une force et une voix plus forte dans les affaires internationales. Et comme nous l'avons dit, ceci est tout à fait en conformité avec les alliances que nous avons, et surtout l'OTAN». Il y a ici à la fois l'affirmation d'une volonté politique vis-à-vis de la PESC, et la prudence par rapport au grand frère américain et à la «relation spéciale» entre Londres et Washington.

      M. Chirac, à cette occasion, a également souligné le fait qu'il n'y aura pas de politique étrangère et de sécurité commune européenne «si deux des plus importantes puissances diplomatiques et militaires de l'Europe ne se mettent pas d'accord».

      Les déficiences de la PESC et les insuffisances de l'Union européenne dans la gestion des crises des années 1990 ont provoqué une prise de conscience de la nécessité de plus d'Europe. Le Sommet de Saint-Malo de 1998 est, en ce sens, historique, dans la mesure où il a révélé un sentiment plus continental de la part de la Grande-Bretagne.

      Or la mise sur pied d'une diplomatie européenne responsable exige deux conditions: de l'argent et des armes. L'Union européenne a, certes, la capacité financière. Mais sans capacité militaire, il n'y a pas de responsabilité.

      Comme l'a souligné Axel Krause : «aucune réforme bureaucratique à Bruxelles ne remplacera la volonté politique des gouvernements» 149 ...

      Pour M. Hubert Védrine, il s'agit de faire l'Europe, la chose est claire: «pourtant, il est vrai que l'opinion a évolué depuis quelques années: Maastricht a marqué la fin d'une période lyrique et de convictions et l'entrée dans une phase plus réaliste, voire utilitariste. (...) Entre Européens, nous devons additionner et multiplier; éviter de soustraire ou de diviser» 150 .

      Lors d'un discours du Président de la Commission européenne, M. Jacques Santer, prononcé devant le Parlement européen en session plénière le 11 juin 1997, ce dernier a déclaré: «l'objectif de la Conférence intergouvernementale se résume en cinq mots: exister sur la scène internationale. Il y a un temps pour se lamenter sur notre impuissance collective, il y a un temps pour réagir. Je souhaite qu'Amsterdam soit l'occasion d'un sursaut de la volonté politique. (...) Il est essentiel d'avoir une vraie volonté politique, de s'en servir effectivement pour développer une politique commune. (...) Je ne vois pas comment l'Europe peut prétendre devenir un acteur de poids sans se donner un rôle militaire» 151 .

      Quinze jours plus tard, M. Santer a à nouveau déclaré devant le Parlement européen: «notre ambition est de donner à l'Union les instruments d'une politique étrangère et de sécurité digne de ce nom. (...) Les instruments ont été clarifiés, la majorité qualifiée largement introduite. Bien sûr, il y a des «ceintures de sécurité» - abstention constructive, invocation d'intérêts nationaux importants. Tout dépendra de l'usage qui en sera fait. (...) Nous avons donc fait des progrès appréciables, mais qui devront être valorisés dans la pratique. Tout sera question de volonté politique» 152 .

      M. Javier Solana, nommé «Monsieur PESC» en 1999, a dit devant l'Assemblée de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) le 30 novembre 1999 à Paris: «l'Union européenne doit dépasser la rhétorique et les déclarations. Il faut privilégier les actes plutôt que les paroles. Je compte m'appuyer sur les faits » 153 .

      En disant qu'il faut « privilégier les actes plutôt que les paroles », M. Solana fait un acte de parole illocutoire exemplaire. Selon Austin, comme nous l'avons vu, tout énoncé a ipso facto valeur d'action. En déclarant vouloir s'appuyer sur les faits, même s'il les sait têtus, M. Solana participe à la fabrication de la PESC avec une formule transphrastique, dont l'effet dépasse le contenu du message.

      Il est clair que compte tenu des limitations existantes des capacités militaires des Européens, l'Union de l'Europe occidentale (UEO) ne pourra mener des opérations militaires d'une certaine envergure qu'à la condition de pouvoir faire appel aux moyens et capacités de l'OTAN.

      En ce qui concerne les acquisitions militaires, ou les activités de recherche et de développement dans le domaine de la défense, l'écart est très marqué entre les industries militaires européenne et américaine. Les Etats européens ne parviendront pas, sans consacrer une part plus grande de leurs ressources à leurs forces armées, à combler les lacunes dont souffrent leurs capacités militaires, notamment dans les domaines du commandement, du contrôle, des transmissions et du renseignement, ou dans celui de la mobilité stratégique, et pourraient même avoir du mal à maintenir un niveau d'interopérabilité satisfaisant avec leurs alliés d'Amérique du Nord.

      Pour M. Hans-Dietrich Genscher, Ministre allemand des affaires étrangères et vice-Chancelier de 1974 à 1992, « scepticisme et pessimisme sont aussi mauvais conseillers que l'égoïsme national. Ils ne permettent pas de voir que la construction européenne est l'idée la plus révolutionnaire et la plus positive de l'histoire européenne et internationale de l'après-guerre » 154 .

      Ou encore: « nous ne parviendrons à résoudre les nombreux problèmes en suspens, souvent très étendus, au sein de la Communauté ainsi qu'à agir solidairement en politique étrangère que si le but politique du processus d'unification européenne redevient davantage le principe directeur de l'action européenne. (...) Nous tous devons être bien conscients que le développement de l'Europe signifie pour nous tous un investissement dans un avenir de liberté et de paix pour nos peuples. C'est là notre contribution à la paix dans le monde » 155 . A nouveau, nous observons que l'embrayeur du discours - « nous » - vise à impliquer les destinataires du message et à les inviter à participer à la paix dans le monde, présentée comme « notre contribution » dans le cadre de l'Europe.

      Nous sommes bien loin, ici, de cette «libido dominandi» des Allemands qui conduisit au IIIème Reich, et dont parlait déjà Saluste...

      Une lecture attentive du texte du traité d'Amsterdam montre qu'en définitive, peu de choses y ont été réellement réglées. Dans la hiérarchie des urgences, la PESC fut le dernier point à être discuté par les négociateurs. Par principe, Londres s'est toujours opposé au renforcement des compétences communautaires, surtout en matière de politique étrangère et de sécurité, préférant privilégier l'optique intergouvernementale plutôt que communautariste.

      Selon Bertrand Gallet, «l'axe franco-allemand, moteur traditionnel de la construction européenne, n'a pas joué son rôle à Amsterdam. Les deux protagonistes étaient affaiblis. Jacques Chirac par sa dissolution ratée et la nouvelle cohabitation. Helmut Kohl par la perspective d'une campagne électorale difficile» 156 .

      Pour le Chancelier Kohl, il faudra d'ailleurs un «Maastricht III voire un Maastricht IV» après Amsterdam...

      Le traité d'Amsterdam est une étape de plus vers une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens. Ni plus, ni moins. La diplomatie européenne serait-elle vouée à n'être que conformiste, déclaratoire et lacunaire ?

      Selon Jean-Louis Bourlanges, «pour qu'une politique extérieure fondée sur une capacité militaire voit le jour, encore faudrait-il qu'existât entre les Etats et les peuples d'Europe un consensus sur trois éléments: la vaillance, c'est-à-dire l'acceptation du sacrifice comme prix de l'influence; l'alliance, le maintien d'une solidarité atlantique qui reste perçue comme une garantie essentielle de sécurité; l'indépendance, autrement dit l'aptitude morale à agir, dans certaines circonstances, non seulement sans les Américains mais sans leur accord» 157 . Autrement dit: une émancipation adulte.

      Force est de constater que seul Paris, fidèle en cela à l'héritage gaulliste, pense ses relations avec Washington à la fois sur le mode de l'association et sur celui de l'autonomie.

      Les décideurs politiques semblent en quelque sorte paralysés par leurs rêves. Il faudrait ainsi substituer Aron à Sartre, et développer une politique étrangère et de sécurité commune qui soit adaptée aux Européens «tels qu'ils sont et non pas tels qu'ils devraient être»...

      Ainsi, n'importe quel discours sur la réalité constitue toujours une construction spécifique de la réalité. Nous avons vu que selon la théorie foucaldienne de l'analyse discursive, toute description de la PESC constitue per se un acte de pouvoir qui fabrique du sens et des identités. Le pouvoir du langage consiste précisément à structurer le concept de la PESC aux yeux du plus grand nombre comme un élément familier, voire intime, qui fait partie des acquis de la construction européenne.

      Nous pouvons ainsi dire que l'action politique consiste essentiellement à délivrer des discours, à transmettre des messages et à produire des « macro-actes de langage » selon une dynamique de perpétuelle construction et reconstruction de sens, et d'effort pour faire sens.

      La communication politique n'est plus alors considérée comme un concept de compréhension d'un problème comme la PESC, mais plutôt comme un lien interactif entre ce qui est dit par l'émetteur du message et ce qui est perçu dans l'esprit du récepteur. L'essentiel touche ainsi à l'affectivité du discours et à sa charge signifiante.


8. Le nouveau partenariat entre l'Union de l'Europe occidentale (UEO) et l'Union européenne

      Nous allons étudier dans ce chapitre les relations entre l'Union européenne et l'Union de l'Europe occidentale (UEO), en mettant l'accent sur la question sensible de la sécurité du continent européen. L'objectif de l'Union Européenne est d'édifier l'UEO par étapes en tant que composante de défense de l'Union européenne. Or nous allons voir que l'Union de l'Europe occidentale reste placée dans une position de subordination par rapports aux initiatives de l'Alliance atlantique ou de l'Union européenne. Il y a ainsi eu une clarification fonctionnelle entre les trois institutions, qui a permis de développer des actions communes. Nous allons voir que l'Alliance, même plus souple, demeure néanmoins le principal forum de consultation et d'opérations touchant à la sécurité européenne.


Une inhibition en matière de sécurité

      Vouloir comprendre les relations entre l'Union européenne et l'Union de l'Europe occidentale (UEO), c'est se pencher sur le débat très vif sur la défense et la sécurité en Europe.

      Autrement dit, c'est tenter de répondre à plusieurs questions :

  • comment concevoir une politique de sécurité émanant de l'Europe, alors que les cadres de concertation et d'action semblent précisément séparés les uns des autres ?
  • comment oeuvrer à un rapprochement constructif entre l'Alliance atlantique (OTAN), l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), l'Union de l'Europe occidentale et l'Union européenne ?
  • comment faire parler l'Europe d'une seule voix, alors que les intérêts nationaux prennent trop souvent le pas sur une approche de défense collective ?
  • comment concilier les impératifs de la sécurité en Europe avec ceux liés à l'élargissement de l'Union européenne et de l'OTAN ?
  • comment accepter un abandon de souveraineté au profit d'une politique étrangère commune ?

      Le besoin d'OTAN de la part de l'Europe s'est cristallisé autour des peurs suscitées au moment de la guerre froide. Dans la foulée du Plan Marshall, il y avait comme une évidence à l'étendue du parapluie sécuritaire américain.

      Or depuis la chute du Mur de Berlin, l'Europe se concentre sur la meilleure façon de sortir de son inhibition en matière de sécurité en veillant toutefois à ne pas froisser Washington. Les pays de l'Union européenne se sont lancés dans un délicat exercice de « coming-out » en matière de sécurité, qui consiste à trouver la bonne ligne de flottaison entre l'atlantisme et l'européanisme, et qui touche également à la construction de l'identité européenne.

      Comme l'a dit, avec son franc-parler, le général Jean Cot, Commandant des Casques Bleus de la FORPRONU en Bosnie de juillet 1993 à mars 1994, «l'Europe doit sortir de son inhibition en matière de sécurité» 158 ...

      Nous allons, dans ce chapitre, nous concentrer sur les relations entre l'Union européenne et l'Union de l'Europe occidentale, en montrant qu'elle sont révélatrices du débat très profond, existentialiste même, qui agite les gouvernements sur la teneur de la sécurité en Europe.


L'avant-Maastricht (1948-1991)

      Nous l'avons vu succintement dans la IIème Partie, l'Union de l'Europe occidentale (UEO) est née du traité de Bruxelles de collaboration en matière économique, sociale et culturelle et de légitime défense collective, signé dans la capitale belge le 17 mars 1948. Les signataires de ce qui est communément appelé le traité de Bruxelles furent la France, la Grande-Bretagne et les trois pays du Bénélux, soit la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Cet accord fut conçu en grande partie pour réagir à la volonté de mainmise de l'Union soviétique sur les pays d'Europe centrale.

      A l'époque du début de la guerre froide, les chancelleries occidentale estimaient, en effet, que les risques d'agression ne pouvaient venir que des pays du bloc communiste. Il s'agissait ainsi de contenir et d'endiguer l'influence de Moscou et des partis communistes à travers le monde.

      Le traité de Bruxelles fut ainsi la première tentative de traduire en dispositions pratiques la volonté d'une sécurité européenne indépendante des Etats-Unis. Les Etats signataires - c'est le point fort de l'accord - s'engageaient notamment à se défendre mutuellement si l'un d'entre eux était victime d'une agression armée. Un plan de défense commune fut adopté, comportant l'intégration des défenses aériennes et l'organisation de commandements interalliés.

      En octobre 1954, le traité de Bruxelles fut modifié avec l'adhésion de l'Italie et de la République fédérale allemande (RFA). L'Union de l'Europe occidentale (UEO) était formellement née.

      Nous avons également vu que durant toute la période de la guerre froide, l'Europe occidentale n'a pas pu émerger comme véritable acteur politique sur la scène internationale, figée par deux blocs antagonistes. Résultat : l'UEO a donc été la «Cendrillon de l'Europe» durant toute cette période, dormant sous l'aile protectrice et omnipotente de l'OTAN.

      De 1954 à 1984, l'Union de l'Europe occidentale «entre en léthargie», selon l'expression de Franklin Dehousses et Paul Demaret 159 .

      Certes, la coopération politique est implicitement autorisée par l'article 8 du traité, qui mentionne le désir «de poursuivre une politique de paix, de renforcer leur sécurité, de promouvoir l'unité, d'encourager l'intégration progressive de l'Europe ainsi qu'une coopération plus étroite entre les Etats membres». En réalité, cette coopération politique s'est trouvée concurrencée à la fois par l'OTAN et par les autres tentatives de coopération politique lancées par la Communauté européenne.

      Désormais, les Etats membres de plein droit de l'Union de l'Europe occidentale sont: la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, l'Italie, l'Espagne, le Portugal et la Grèce, dernier pays à y avoir adhéré en 1995.

      Il y a eu un renouveau de l'UEO dans les années 1980. En décembre 1983, le Ministre des relations extérieures de la Belgique, M. Léo Tindemans, constatait - c'est un euphémisme - l'insuffisance de la coopération politique européenne et l'absence d'une réflexion structurée et concertée sur la sécurité de l'Europe occidentale. M. Tindemans estimait que cette démarche était délicate dans le cadre de la Communauté européenne, il suggérait de revigorer l'Union de l'Europe occidentale «dont les structures et les virtualités sont largement inexploitées» 160 .

      A Rome, le 27 octobre 1984, quatorze ministres ont entériné une Déclaration qui constitue l'acte de renaissance de l'Union de l'Europe occidentale. La Déclaration de Rome rappelait ainsi trois objectifs dévolus à l'UEO:

  • renforcer la paix et la sécurité;
  • promouvoir l'unité et encourager l'intégration progressive de l'Europe;
  • développer une coopération plus étroite entre les Etats membres et avec d'autres organisation européennes.

      Plus tard, l'Acte unique européen de février 1986 a entériné ce nouvel élan donné à l'UEO, via son article 30 §6: «a) Les Hautes Parties contractantes estiment qu'une coopération plus étroite sur les questions de la sécurité européenne est de nature à contribuer de façon essentielle au développement d'une identité de l'Europe en matière de politique extérieure. Elles sont disposées à coordonner davantage leurs dispositions sur les aspects politiques et économiques de la sécurité ; b) Les Hautes Parties contractantes sont résolues à préserver les conditions techniques et industrielles nécessaires à leur sécurité. Elles oeuvrent à cet effet tant sur le plan national que, là où ce sera indiqué, dans le cadre des institutions et organes compétents ; c) Les dispositions du présent titre ne font pas obstacle à l'existence d'une coopération plus étroite dans le domaine de la sécurité entre certaines Hautes Parties contractantes dans le cadre de l'Union de l'Europe occidentale et de l'Alliance atlantique».

      Force est toutefois de constater que l'Acte unique européen s'est satisfait de peu sur ce point, en ne faisant que constater que les Etats signataires pouvaient se concerter davantage que par le passé, s'ils le souhaitent, dans le cadre de l'Union de l'Europe occidentale ou de l'OTAN.


L'après-Maastricht (1991-2000)

      La chute du Mur de Berlin a conduit les Européens à repenser et à redéfinir leur stratégie en matière de défense et de sécurité sur le Vieux continent.

      Comme le souligne Guido Lenzi, « les circonstances internationales exigent désormais que les pays européens reviennent au premier plan dans les domaines de la défense et de la sécurité, avec des implications tout à fait inédites. L'effondrement de l'Union soviétique et la liberté retrouvée des pays d'Europe centrale et orientale ont radicalement modifié la fonction de l'Alliance atlantique et, par conséquent, les rapports euro-américains » 161 .

      Autrement dit, l'évolution opérée dans les années 1990 se situe dans un concept plus large de « sécurité coopérative », où l'approche traditionnelle de l'OTAN de non-intervention hors-zone est en train de muer vers une approche évolutive plus globale. Nous sommes passés d'un monde figé à un monde pluriel, qui implique un redimensionnement de la sécurité avec des instruments adaptés à la construction européenne.

      Le traité de Maastricht, signé le 10 décembre 1991, a redonné vie au concept d'une sécurité européenne. Les pays membres de l'Union européenne ont considéré que la sécurité et la défense sont un des attributs de la souveraineté, et donc d'une indépendance progressive vis-à-vis de Washington.

      Dans le préambule du traité, l'Union européenne se donne pour objectif d'affirmer son identité sur la scène internationale, notamment par la mise en oeuvre d'une Politique étrangère et de sécurité commune, dont la structure est intergouvernementale et non supranationale.

      Comme nous l'avons vu au chapitre 6, le Titre V du traité de Maastricht parle des «objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune», à savoir:

  • la sauvegarde des valeurs communes, des intérêts fondamentaux et de l'indépendance de l'Union ;
  • le renforcement de la sécurité de l'Union et de ses Etats membres sous toutes ses formes ;
  • le maintien de la paix et le renforcement de la sécurité internationale, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, ainsi qu'aux principes de l'Acte final de Helsinki et aux objectifs de la Charte de Paris ;
  • la promotion de la coopération internationale ;
  • le développement et le renforcement de la démocratie et de l'Etat de droit, ainsi que le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ».

      A noter l'évolution sémantique entre l'Acte unique de 1986, qui parle de « coopération plus étroite » sur les question de sécurité européenne, et le traité de Maastricht qui franchit une nouvelle étape en entérinant l'idée de PESC. Les décisions, toutefois, sont prises à l'unanimité.

      Le traité de Maastricht constitue une étape importante en ce sens qu'il réactive le rôle de l'Union de l'Europe occidentale, dans ce fameux article J.4., qui stipule notamment : « l'Union demande à l'Union de l'Europe occidentale (UEO), qui fait partie intégrante du développement de l'Union européenne, d'élaborer et de mettre en oeuvre les décisions et les actions de l'Union qui ont des implications dans le domaine de la défense. Le Conseil, en accord avec les institutions de l'UEO, adopte les modalités pratiques nécessaires ».

      L'Union de l'Europe occidentale, qui a accueilli deux nouveaux membres en 1990 avec l'entrée de l'Espagne et du Portugal, se voit ainsi conférer un rôle ambitieux. Dire que cela a plu à Washington serait une exagération, mais prétendre que cela a conduit à un réflexe isolationniste des Américains serait tout autant exagéré.

      L'objectif est donc de construire l'UEO par étapes, en tant que composante voire de « bras armé » de la PESC, selon le désir de Paris et de Bonn. Or, ainsi que le soulignent Alain Raoux et Alain Terrenoire, « à l'exlusion de la France qui s'est retirée en 1966 de l'organisation militaire intégrée de l'OTAN pour recouvrer la plénitude de sa souveraineté, aucun des autres Etats membres n'a osé franchir le Rubicon et défier les Etats-Unis » 162 .


Déclaration de Petersberg

      Désireuse de renforcer ses structures, l'Union de l'Europe occidentale a adopté en 1992 la Déclaration de Petersberg qui peut être considérée comme une première tentative de repenser et reformuler le double rôle de l'UEO en tant que composante de la défense de l'Union européenne et comme le pilier européen de l'OTAN. Cette Déclaration stipule qu'outre son rôle traditionnel de défense collective, des unités militaire de l'UEO, agissant sous l'autorité de l'UEO, pourraient être engagées dans le cadre de tâches humanitaires ou de secours, de maintien de la paix, ou de forces de combat en temps de crise.

      Il convient de rappeler, dans cet effort de l'Union europénne d'exister en matière de défense et de sécurité, qu'une des définitions de la puissance est la capacité d'action collective et, selon l'analyse de Weber, pour l'acteur A de pouvoir agir sur l'acteur B.

      Or comme le précise Andreas Kintis, « bien que le Déclaration de Petersberg souligne le rôle de l'UEO dans la nouvelle Europe, il a également été reconnu que l'UEO resterait une « puissance-fantôme dotée d'une armée en papier » si ses capacités opérationnelles n'étaient pas améliorées de manière significative » 163 .

      Depuis 1992, les capacités opérationnelles et structurelles de l'Union de l'Europe occidentale ont été améliorées, autour de six axes :

  • une Cellule de planification a été créée le 1er octobre 1992, composée de civils et de militaires, avec notamment comme objectif de préparer la planification de contingents pour le déploiement de forces sous les auspices de l'UEO. Cette cellule a été impliquée dans trois opérations conduites par l'UEO dans les Balkans, à savoir le contrôle du trafic fluvial sur le Danube, une opération avec l'OTAN en Adriatique, et une mission de police à Mostar, dans les Balkans;
  • un Centre satellitaire de l'UEO a été installé à Torrejon en Espagne pour former des experts en interprétation de photos satellites ;
  • des Forces relevant de l'UEO (FRUEO) ont été mises sur pied pour des initiatives multilatérales dans le cadre d'opérations du type de celles prévues dans la Déclaration de Petersberg ;
  • un Centre de situation, rattaché au Secrétaire général de l'UEO, est devenu opérationnel en 1996 avec pour mission de fournir des informations au Groupe politico-militaire de l'UEO ;
  • le Comité militaire, créé en 1997, est responsable devant le Conseil de l'UEO de la conduite générale des affaires militaires de l'organisation. Il participe au processus de décision politico-militaire en fournissant des conseils militaires et opérationnels ;
  • enfin, la réorganisation de la structure militaire au siège de l'UEO. A été décidé d'établir, depuis le 14 mai 1998, un staff militaire dirigé par un général trois étoiles, afin d'assurer une meilleure cohésion interne de l'UEO et renforcer la coordination interne entre les diverses composantes militaires.

      Par ailleurs, il faut souligner que l'Union de l'Europe occidentale a mené deux opérations dans la région du Golfe. En 1987-88, des dragueurs de mines furent envoyés par l'UEO dans le golfe Persique - opération « Cleansweep » - pour garantir la libre circulation des navires dans les eaux internationales, ce qui permit le déminage d'un couloir maritime de 300 milles à partir du détroit d'Ormuz. Et pendant la guerre du Golfe, l'UEO eut également à mener des opérations de déminage dans les eaux du Golfe.

      Concernant l'évolution des relations entre l'Union européenne et l'Union de l'Europe occidentale, voici quelques projets concrets qui ont été réalisés depuis le traité de Maastricht:

  • réunions coordonnées entre les groupes de travail UE/UEO ayant les mêmes domaines de compétence ;
  • modalités d'échange de documents pertinents entre les deux Secrétariats et participation croisée des Secrétariats aux réunions qui les concernent ;
  • modalités d'information et de consultation de la Commission européenne sur les activités de l'UEO ;
  • réduction à six mois au lieu de douze mois du mandat de la Présidence de l'UEO, dans un souci d'harmonisation avec la Présidence tournante de l'UE.

      De son côté, l'OTAN a poursuivi ses efforts pour identifier les types de capacités et de moyens qui pourraient être mis à disposition pour des opérations dirigées par l'UEO, « sous réserve, précise l'Alliance, d'une décision du Conseil de l'Atlantique Nord (CAN) ». L'OTAN et Washington, sous l'apparence d'une disposition à l'ouverture, continuent en réalité de verrouiller la capacité opérationnelle propre de l'UEO.

      Dans un discours de M. José Cutileiro, Secrétaire général de l'Union de l'Europe occidentale, prononcé lors de la 43ème session ordinaire de l'Assemblée de l'UEO à Paris le 2 juin 1997, ce dernier a dit : « il est un point sur lequel tout le monde s'accorde: les Européens doivent s'organiser dans un cadre institutionnel de manière à pouvoir conduire par eux-mêmes des missions de Petersberg. Nous ne pouvons nous en remettre éternellement aux États-Unis pour prendre l'initiative d'une opération militaire. Il n'est pas non plus souhaitable de compter exclusivement sur des « coalitions de bonnes volontés » assemblées au gré des circonstances, hors de tout cadre institutionnel stable. Le développement opérationnel de l'UEO a donc une fonction importante. (...) Nous devons à présent faire en sorte que, la prochaine fois qu'une occasion se présentera, l'option UEO figure au premier plan des délibérations. J'ai la conviction que vous avez un rôle important à jouer en votre qualité de parlementaires pour promouvoir le rôle de l'UEO, non seulement dans cette Assemblée mais aussi, plus particulièrement, dans vos parlements nationaux et en usant de votre influence auprès de vos gouvernements respectifs » 164 .

      Nous ne devons pas oublier que la poursuite du développement de cette capacité opérationnelle se fonde, dans une large mesure, sur l'existence d'un engagement de défense mutuelle, relevant de l'article V du traité de Bruxelles modifié.

      La raison en est simple. Il n'y a pas de distinction bien tranchée entre les opérations à caractère défensif et les missions dites « de Petersberg ». Il s'agit dans les deux cas d'opérations militaires. Les forces nécessaires seront assemblées à partir du même ensemble limité de ressources constituées par les dispositifs militaires des Etats membres. Ce qui permet à ces pays de mettre en commun leurs ressources, de partager des informations secrètes et de planifier ensemble l'utilisation de ces moyens jusque dans les moindres détails, c'est la conviction que chacun peut compter sur le soutien des autres pour les missions essentielles de défense de leurs intérêts vitaux. Ainsi, toute capacité opérationnelle commune des Européens doit s'ancrer dans un engagement de défense mutuelle.


Identité européenne de sécurité et de défense

      En 1994 à Bruxelles, l'OTAN a admis qu'il fallait développer une Identité européenne de sécurité et de défense (IESD), notons la finesse du texte, « séparable mais non séparée » de l'Alliance, et l'OTAN a reconnu à l'Union de l'Europe occidentale un rôle important comme « pilier européen » de l'Alliance.

      Et comme le souligne Richard Holbrook, «il serait autodestructeur pour l'UEO de créer des structures militaires faisant double-emploi avec ce que l'intégration européenne a déjà réussi à faire avec succès avec l'OTAN. En revanche, un pilier européen de l'Alliance plus solide peut être une contribution importante pour la stabilité européenne et la répartition du fardeau transatlantique, étant entendu que cela ne dilue pas l'OTAN» 165 .

      D'ailleurs, le Forum transatlantique de l'Union de l'Europe ocidentale qui réunit, outre les Etats membres de l'UEO, le Danemark, la Norvège et la Turquie, a notamment pour mission de mieux faire connaître à l'opinion publique le sens de cette Identité européenne de sécurité et de défense, et, partant, de démontrer que le processus d'intégration européenne et le lien transatlantique se renforcent mutuellement.

      Selon André Fontaine, « le principe d'une « identité européenne de défense » a beau avoir été entériné par un sommet atlantique, il est clair comme le jour qu'il n'enthousiasme pas les Etats-Unis » 166 .

      Et M. François Mitterrand de préciser: «le projet de grande Europe a inquiété nos amis américains. Mais on ne m'en voudra pas si je remarque que les géographes ont classé la planète en cinq continents» 167 .

      Washington, de son côté, entend poursuivre la consolidation et l'élargissement de l'OTAN. Selon Mme Madeleine Albright, Secrétaire d'Etat américain, le président Bill Clinton n'a pas eu de plus haute priorité que de travailler avec ses alliés à bâtir une OTAN nouvelle et élargie.

      Les réunions ministérielles de l'OTAN de Berlin (1996) et de Madrid (1997) ont élaboré le concept de Groupes de forces interarmées multinationales (GFIM), devant être sous le contrôle politique et la direction stratégique de l'UEO.

      Le Sommet de Berlin de juin 1996 a permis de renforcer les liens entre l'Union de l'Europe occidentale et l'OTAN, notamment dans le domaine de la protection de données classifiées. Et le 13 juin 1996, pour la première fois dans l'histoire des deux organisations, le Secrétaire général de l'UEO a assisté à une réunion des Ministres de la défense de l'OTAN.

      Comme le soulignent Alain Raoux et Alain Terrenoire, « c'est le rôle opérationnel de l'UEO que l'Union européenne souhaite renforcer par une coopération militaire plus étroite en complément de l'OTAN, notamment dans les domaines de la logistique, du transport, de la formation et de la surveillance stratégiques, ainsi que des rencontres des chefs d'état-major de l'UEO » 168 .


Traité d'Amsterdam (1997)

      Le traité d'Amsterdam, signé en juillet 1997, a fixé de manière plus précise les relations fonctionnelles entre l'Union européenne et l'Union de l'Europe occidentale. Le Titre V, portant sur les dispositions concernant la PESC, élargit la capacité opérationnelle de l'Union européenne en matière de sécurité. L'article J.7 du Titre V stipule notamment : « l'Union de l'Europe occidentale (UEO) fait partie intégrante du développement de l'Union en donnant à celle-ci l'accès à une capacité opérationnelle (...). L'Union européenne encourage l'établissement de relations institutionnelles plus étroites avec l'UEO en vue de l'intégration éventuelle de l'UEO dans l'Union ».

      Par ailleurs, l'article J.7 inclut des missions de type Petersberg : « chaque fois que l'Union européenne a recours à l'UEO pour qu'elle élabore et mette en oeuvre les décisions de l'Union relatives aux missions visées au §2 169 , tous les Etats membres sont en droit de participer pleinement à ces missions. Le Conseil, en accord avec les institutions et l'UEO, adopte les modalités pratiques nécessaires pour permettre à tous les Etat membre apportant une contribution aux missions en question de participer pleinement et sur pied d'égalité à la planification et à la prise de décision au sein de l'UEO ».

      Nous l'avons vu : au niveau décisionnel, l'article J.13 prévoit le principe de « l'abstention constructive », basé sur l'hypothèse que les Etats membres peuvent s'abstenir de s'engager dans une opération de sécurité commune. Notons que, d'une manière générale, la PESC reste basée sur le principe du vote à l'unanimité.

      Autrement dit, si des liens fonctionnels ont été établis entre l'OTAN et l'UEO, d'une part, et entre l'Union européenne et l'UEO, d'autre part, nous sommes encore loin d'une clarification et d'une transparence dans les relations entre l'Union européenne et l'OTAN.

      M. Javier Solana, Secrétaire général de l'Union de l'Europe occidentale, a dit à l'Assemblée de l'UEO à Paris le 30 novembre 1999 : «l'UEO entre dans une phase critique de son histoire. Il lui faut s'adapter à un nouvel environnement et jouer un rôle clé dans les changements qui sont indispensables à l'élaboration d'une véritable politique européenne de sécurité et de défense. Cette évolution nous pose à tous d'importants défis. En relevant ces défis, l'Union européenne doit dépasser la rhétorique et les déclarations. Il faut privilégier les actes plutôt que les paroles. La décision de développer des capacités militaires améliorées sera une étape importante, en phase avec le rôle croissant de l'Europe dans le monde. Je suis convaincu que l'élaboration réussie d'une nouvelle politique européenne de sécurité et de défense renforcera l'aptitude de l'Europe à influer sur le cours des événements et à devenir, dans tous les domaines, un acteur d'envergure mondiale » 170 .

      Cette nouvelle Union de l'Europe occidentale que souhaite développer M. Solana se doit tout d'abord de mettre en oeuvre, en cas de conflit potentiel, les multiples ressources et instruments politiques, économiques et humanitaires de l'Union européenne. Ensuite, elle doit contribuer de façon positive au lien transatlantique et favoriser de multiples façons l'édification du pilier européen au sein de l'OTAN. Elle implique ainsi, ipso facto, non pas «moins d'Amérique», mais bien «plus d'Europe» dans le domaine de la coopération militaire et de la sécurité.

      Enfin, l'Union de l'Europe occidentale doit conférer à la politique étrangère de l'Union européenne une crédibilité accrue, essentiellement vis-à-vis des alliés transatlantiques et européens non membres de l'Union européenne, mais également auprès des opinions publiques.

      A l'évidence, il n'est possible de créer une véritable politique étrangère, de sécurité et de défense, du jour au lendemain. Une avancée majeure sur le plan conceptuel et politique est une chose, mais sa concrétisation dans les activités quotidiennes d'une institution en est une autre. Selon M. Solana, «nous devons mettre en place des capacités militaires améliorées. Et nos dirigeants ont attaché une grande importance à ce que soit préservé un certain nombre de partenariats essentiels - partenariat UE/OTAN, coopération avec une large communauté de pays européens - d'une manière propre à étayer l'architecture en développement de l'UE » 171 .


Donner sens au monde

      Nous avons vu que nous pouvons appliquer la théorie du constructivisme social pour étudier l'évolution de l'Union européenne. La construction sociale est un élément important du processus d'intégration européenne dans la mesure où cela permet de définir ce qui est « politiquement possible » dans le cadre de l'Union européenne. Le discours sur la PESC, dans cette perspective, permet d'ouvrir des « fenêtres d'opportunité » pour les acteurs politiques et de repenser le niveau auquel le processus de gouvernance devrait se produire.

      Le processus d'intégration européenne peut être conceptualisé comme un processus à plusieurs niveaux de décisions politiques. L'Union européenne apparaît ainsi non pas comme un phénomène figé et monolithique, mais comme un système très fluide de gouvernance, caractérisé par une interpénétration complexe des niveaux régional, national, et supranational. Dans cette optique, nous pouvons dire que l'architecture décisionnelle de la construction européenne correspond à une dilution et à une répartition de l'autorité.

      Selon H. Wallace, «l'intégration européenne peut être vue comme un effort distinct des Européens de l'Ouest pour maîtriser les conséquences de la globalisation, en privilégiant une forme de gouvernance régionale et en solidifiant les frontières entre eux-mêmes et le reste du monde» 172 .

      La gouvernance de l'Union européenne est ainsi segmentée, gérée par une pléiade d'acteurs intervenant à plusieurs niveaux. L'envergure et l'étendue du champ d'intervention des acteurs est grande, et donc différents acteurs jouent différentes sortes de jeux vis-à-vis de la PESC.

      L'utilisation du terme « politique étrangère et de sécurité commune », nous l'avons vu, est une stratégie discursive qui permet de donner sens au monde, de définir des choix politiques compréhensibles et accessibles aux yeux de l'opinion publique, d'identifier des menaces extérieures et des contraintes, et d'imaginer une palette d'options stratégiques qui font sens pour l'Union européenne et qui donne un sens à la PESC.

      La PESC est donc un discours du pouvoir, un discours qui apparaît comme privilégié dans la bouche des acteurs, et qui implique en quelque sorte une logique de non alternative.

      Autrement dit, les concepts de la PESC en tant que discours renvoient à la perception qu'en ont les récepteurs du message, et donc à la construction d'une signification sociale. Ainsi, l'effet réel du discours sur la PESC est en quelque sorte indépendant de la réalité de la PESC. Les discours sur la PESC apparaissent dans une position pour ainsi dire hégémonique, car sans contre-discours probant.

      La PESC apparaît ainsi comme une rhétorique, en ce sens qu'elle est avant tout une somme d'affirmations sur l'importance d'une « Europe forte » et d'une « puissance diplomatique européenne ».

      Par ailleurs, l'environnement dans lequel interviennent les acteurs conditionne également le discours sur la PESC, et préside également à la construction de l'identité sociale européenne. Cela signifie qu'il y a une corrélation entre la construction sociale de l'environnement et les intérêts stratégiques des acteurs.

      En effet, l'environnement à l'intérieur duquel se meuvent les acteurs contribue également à la création de normes comportementales qui fixent les limites de la réalité. Ainsi nous sommes ce que nous faisons de nous-mêmes, et ce que nous faisons de nous-mêmes est lié à ce que nous faisons de notre environnement.

      Les hommes politiques apparaissent ainsi comme des acteurs « formateurs », c'est-à-dire des constructeurs d'environnement qui forment les opinions publiques.

      Le discours sur la PESC permet également de reproduire le discours du pouvoir sur le rôle de l'Etat, de la puissance, du sens de la puissance. En ce sens, la PESC renvoie intrinsèquement à une statolâtrie, à un culte de l'Etat, plus subtile qu'il n'y paraît, en ce sens que la PESC produit un discours sur le système étatique comme générateur de puissance et comme étant la norme du champ politique et diplomatique.

      Dans le même temps, le discours sur la PESC construit un espace sans frontières, sans territoires clairement définis, puisqu'il s'inscrit dans l'élargissement de la construction européenne.

      Le pouvoir du discours sur la PESC est ainsi lié au pouvoir consensuel qu'il génère, à partir du moment où les acteurs et les promoteurs de la PESC sont convaincus de la valeur et donc de la validité de la PESC. Autrement dit, le processus de communication est la condition sine qua non pour la création d'un discours consensuel sur la PESC.

      Cette instrumentalisation de la PESC est donc très efficace dans la mesure où elle véhicule un processus discursif fait de persuasion et de projection de puissance. Le fait que les acteurs de la PESC soient multiples, variés, différents, répartis à travers les chancelleries européennes, les sièges européens de Bruxelles et de Strasbourg, les plateaux de télévision et les réseaux interactifs sur Internet augmente le pouvoir discursif sur la PESC, et le rend, pour ainsi dire, omniprésent.

      La PESC est un discours sur l'Europe, par opposition à la non-Europe. En ce sens, il participe à la construction de l'identité sociale européenne en se définissant par rapport au reste du monde. La construction de l'Europe comme espace de puissance par rapport à l'Autre repose ainsi sur trois éléments importants :

  • tout d'abord, la reconnaissance d'un problème particulier, d'un défi ou d'une menace ; en l'occurrence, c'est le constat de la faiblesse relative de l'Europe en tant qu'acteur politique sur la scène internationale, et les nouveaux types de menaces nés de la fin de la guerre froide (lutte contre l'immigration clandestine, le trafic de drogue, les menaces terroristes et environnementale, etc..) ;
  • ensuite, la perception du besoin d'identifier une solution européenne à un problème donné ; il s'agit de la prise de conscience des élites européennes, comme nous l'avons dans la IIème Partie, d'oeuvrer en commun et de trouver des solutions de concert à ces problèmes ;
  • enfin, l'émergence d'un consensus sur la conception d'une politique étrangère et de sécurité commune ; en l'occurrence, la projection normative (traités de Maastricht et d'Amsterdam) de la PESC et de son bras armé, à savoir l'Union de l'Europe occidentale.

Vers une UEO persuasive

      Dans la Déclaration du Conseil des ministres des affaires étrangères et de la défense de l'Union de l'Europe occidentale, faite à Rome le 17 novembre 1998, il est précisé que l'Union de l'Europe occidentale continue de jouer un rôle important dans le développement de la nouvelle architecture de sécurité en Europe grâce au rôle charnière qu'elle joue en tant que lien entre l'Union européenne et l'OTAN. Le texte précise : « l'UEO fait partie intégrante du développement de l'Union européenne en donnant à l'UE l'accès à une capacité opérationnelle et est un élément essentiel de l'édification de l'IESD au sein de l'Alliance. Sa coopération institutionnelle et concrète avec l'UE et l'OTAN a renforcé sa capacité d'agir pour faire face aux enjeux de la gestion de crise ».

      Selon le Conseil, l'Union de l'Europe occidentale permet ainsi aux Européens de promouvoir leurs intérêts communs dans le domaine de la PESC. Ceci n'est d'ailleurs pas un hasard : comme un jeu de poupées russes, les dix Etats membres de l'UEO sont tous membres de plein droit de l'Union européenne, qui sont tous également membres de l'OTAN.

      L'objectif de l'Union européenne est d'édifier l'Union de l'Europe occidentale par étapes en tant que composante de défense de l'Union européenne, mais l'UEO reste néanmoins placée dans une position de subordination par rapports aux initiatives de l'OTAN ou de l'UE.

      Il y a donc eu une clarification fonctionnelle entre les trois institutions, qui permet des actions communes. L'Alliance, même plus souple, demeure néanmoins le principal forum de consultation et d'opérations touchant à la sécurité européenne.

      Au contraire de l'OTAN où les Etats-Unis jouent un rôle prépondérant, l'Union européenne n'a pas de pays membre dominant, et n'ambitionne pas, pour l'instant, de se muer en une organisation de sécurité supranationale. Le processus de décision de l'Union européenne va rester consensuel, selon le principe de « l'abstention constructive ». Force est de constater que dans le cadre d'opérations hors zone, aussi bien l'UE que l'UEO ne peuvent agir que dans un cadre multilatéral, de préférence sous l'égide de l'ONU et des opérations de maintien de la paix (casques bleus).

      Ainsi l'OTAN se trouve, au début du XXIème siècle, dans une dynamique de sécurité forte, dissuasive, alors que l'Union européenne et l'Union de l'Europe occidentale se situent dans une logique plus souple, plus persuasive.

      Selon Lenzi, «une séquence virtuelle devrait par conséquent s'établir, sur la base de laquelle l'Union européenne et l'UEO interviendraient dans des tâches de prévention des conflits et de gestion des crises, ou encore pour la réhabilitation civile après un conflit, tandis que l'OTAN s'occuperait de dissuader, circonscrire et réabsorber toute phase conflictuelle » 173 .

      Londres, qui a toujours voulu préserver ses « relations spéciales » avec Washington au nom de l'atlantisme, a pourtant fait une proposition tout à fait historique en mars 1999 lorsque le Premier ministre britannique, M. Tony Blair, a demandé que l'Union européenne soit dotée d'une capacité d'action et d'une identité autonome au sein de l'OTAN.

      Selon M. John Major, «l'architecture retenue pour faire de l'identité européenne de défense une réalité n'est pas anodine. Je ne reconnais pas à l'Union européenne qualité, en l'état actuel, pour endosser des responsabilités en matière de défense. L'Europe doit, certes, réorganiser ses capacités. Mais le seul cadre dans lequel elle puisse vraiment effectuer cette réorganisation est l'UEO et, en dernier ressort, l'OTAN. Elles ont, par exemple, des conceptions très proches du chemin à faire pour mettre en place la politique étrangère et de sécurité commune qu'elles appellent de leurs voeux. La France - grande nation européenne s'il en est - estime à juste titre avoir un rôle à jouer dans certaines crises internationales, où les Européens n'ont pas tous à entrer en scène. La Grande-Bretagne aussi. Au Moyen-Orient, par exemple, la France a son rôle à jouer; la Grande-Bretagne le sien; et les Quinze le leur. L'un n'exclut pas l'autre, au contraire. Car l'action de la France, comme celle de la Grande-Bretagne, s'inscrit dans la panoplie des moyens déployés globalement par l'Europe » 174 .

      Pourtant, comme le souligne François Schlosser, « tout ce qui peut remettre en question de près ou de loin le contrôle absolu, politique et militaire, de l'Amérique sur l'Alliance, c'est-à-dire sur l'Europe, est perçu comme une atteinte aux intérêts vitaux de Washington. (...) Car si l'administration américaine a donné son accord de principe à une « identité européenne de défense et de sécurité » au sein de l'Alliance, elle n'a jamais accepté sa concrétisation sous la forme d'un commandement européen autonome doté de forces crédibles » 175 .

      L'Union de l'Europe occidentale se situe ainsi au point de rencontre entre la flexibilité opérationnelle de l'OTAN et la montée en puissance de la volonté politique de l'Union européenne. Un rôle pivot, en quelque sorte, qui doit permettre à terme de parvenir à découpler l'Europe du parapluie américain en matière de sécurité. L'Union de l'Europe occidentale continue donc à resserrer ses relations avec l'Union européenne et l'OTAN, et réunit en cercles concentriques un nombre croissant de pays européens attachés aux mêmes idéaux, tout en développant un dialogue constructif avec Moscou et Kiev.

      Ainsi que nous l'avons vu dans la Ière Partie, tout Etat a pour vocation d'assumer sa fonction régalienne de sécurité. Il s'agit de faire régner l'ordre sur son territoire et assurer son intégrité territoriale. Les Etats membres de l'Union européenne devraient au moins pouvoir se donner ces moyens régaliens sur le territoire de l'Union, dans leur périphérie. Sinon de prévenir les crises par la diplomatie européenne, au moins de pouvoir imposer la stabilité par la force.

      L'Union de l'Europe occidentale reste néanmoins relativement méconnue dans l'opinion publique. Exemple révélateur : The Economist, qui a consacré dans son édition du 13 mars 1999, une enquête sur l'OTAN, ne mentionne pas une seule fois l'Union de l'Europe occidentale en tant que telle, et M. Javier Solana, Secrétaire général de l'OTAN à cette époque, enfonce le clou en consacrant un article sur la nouvelle OTAN sans mentionner non plus le rôle de l'UEO dans cette nouvelle architecture de sécurité en Europe.

      Il faut également souligner qu'avec moins de 3% de son Produit National Brut (PNB) agrégé consacré à la défense, l'Union européenne n'a pas, à l'aube du XXIème siècle, de véritable capacité militaire pour développer une politique européenne de défense crédible et dissuasive. En Bosnie comme au Kosovo, ainsi que nous allons le voir dans la IVème Partie, la faible crédibilité opérationnelle de la PESC a laissé l'observateur pour le moins sceptique.

      Le défi, comme l'a dit M. Brian Urquart, consiste à renforcer le réseau d'organisations multilatérales : «le premier point du futur ordre du jour sur la sécurité en Europe doit être de préserver, rationaliser et renforcer le cadre international et multilatéral construit depuis cinquante ans » 176 .

      La PESC est avant tout un concept évolutif et progressif. L'analyse de la guerre du Kosovo va nous montrer de façon presque pédagogique que tant que les Européens n'auront pas une force militaire indépendante, ils devront faire appel aux Etats-Unis pour éteindre les foyers d'incendie surgissant en Europe.


L'étape d'Helsinki

      Lors de la réunion du Conseil européen qui s'est tenue à Helsinki les 10 et 11 décembre 1999, les chefs d'Etat et de gouvernement des pays de l'Union européenne ont pris une décision historique liée à la PESC. En effet, dans le cadre de la mise en place d'une véritable politique européenne de sécurité et de défense, le Conseil européen a pris les décisions suivantes 177 :

  • les Etats membres devront être en mesure, d'ici 2003, de déployer dans un délai de 60 jours et de soutenir pendant au moins une année des forces militaires pouvant atteindre 50.000 à 60.000 personnes;
  • de nouveaux organes et de nouvelles structures politiques et militaires seront créés au sein du Conseil de l'Union européenne pour permettre à l'Union européenne de mener ces opérations;
  • un comité pour la gestion non militaire des crises sera en outre institué pour coordonner et utiliser plus efficacement les divers moyens et ressources civils dont disposent l'Union européenne et les Etats membres.

      Haut Représentant pour la PESC, M. Javier Solana a ainsi été chargé de mettre en oeuvre ces décisions.

      L'impact du Sommet d'Helsinki sur la perception de la PESC par les citoyens européens a été important. En effet, selon l'Eurobaromètre 54 de l'automne 2000 178 , plus de sept Européens sur dix (73%) pensent que la décision prise lors du Conseil européen d'Helsinki est une « très bonne » (23%) ou une « assez bonne chose » (50%). Dans trois pays membres fondateurs de l'Europe des Six, à savoir la France, la Belgique et l'Italie, les pourcentages dépassent même les 80% d'approbation. Et 74% des Européens sont conscients que le temps des armées purement nationales en Europe est révolu. Autrement dit, seule une très petite minorité de personnes interrogées (14%) ne sont pas d'accord avec cette initiative.

      Un an plus tard, la réunion du Conseil européen à Nice du 7 au 10 décembre 2000 a décidé de mettre sur pied des mécanismes de coopérations renforcées dans le domaine de la PESC.

      Par « défense européenne », le Conseil européen entend non pas la défense collective des pays européens contre une agression extérieure, qui reste garantie par l'Alliance atlantique, mais la gestion des crises internes, par des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix et des missions humanitaires regroupées sous le nom de « missions de Petersberg ». Autrement dit, nous sommes dans le domaine de la « soft security » du point de vue de l'Union européenne, dans une logique complémentaire de l'Alliance atlantique.

      L'Union européenne a certes un pouvoir international certain. Or l'Europe n'est pas capable de projeter ce pouvoir sous forme de puissance militaire autonome, ni de la faire rapidement. Il y a ainsi un fossé entre les attentes et les capacités réelles de l'Union européenne.

      L'Union européenne a trois objectifs majeurs en matière de sécurité :

  • tout d'abord l'Europe a comme tâche historique de maintenir des relations pacifiques entre Paris et Bonn et de renforcer cette clé de voûte de la construction europépenne ;
  • ensuite, l'Europe assume son rôle de stabilisateur démocratique et de pacificateur vis-à-vis de son « étranger proche », essentiellement dans les pays d'Europe centrale et orientale (PECO);
  • enfin, l'Union européenne assume son rôle d'acteur sur la scène internationale via la PESC. Force est de reconnaître que c'est son rôle le moins probant, mais aussi le plus neuf.

      Nous avons voulu montrer, dans cette IIIème Partie, que la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'Europe, hier un tabou, est devenue désormais un élément constitutif de la construction européenne, et que l'Europe, d'un point de vue identitaire, se construit dans son rapport à l'Autre.

      Les acteurs politiques européens, relayés par le vecteur multiplicateur des médias, parlent et continuent de parler de la PESC pour la justifier aux yeux du plus grand nombre et imprégner, peu à peu, les esprits. Ces discours correspondent, en réalité, à des actes de paroles qui sont autant d'actes de pouvoirs, et qui participent à la construction sociale et identitaire de l'Europe.


IV. La politique étrangère de l'Union Européenne à l'épreuve des faits. Cohérences et contradictions

« Depuis six mille ans, la guerre
Plaît aux peuples querelleurs,
Et Dieu perd son temps à faire
Les étoiles et les fleurs. »
Victor Hugo

« C'est le paradoxe suprême de la pensée que de vouloir
découvrir quelque chose qu'elle ne peut penser »
Kierkegaard

      Dans cette IIIème Partie, nous allons confronter la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) à l'épreuve des faits, notamment dans son évolution vers une politique européenne de défense, en voulant en analyser à la fois les cohérences et les contradictions. Nous allons concentrer notre analyse sur les deux guerres des Balkans (Bosnie et Kosovo), sur l'affaire Helms-Burton entre les Etats-Unis et l'Union européenne à propos de Cuba, sur la difficulté de mise en oeuvre d'une politique européenne au Proche-Orient, sur la conditionnalité de la coopération au développement de l'Union européenne vis-à-vis de l'Afrique (Conventions de Lomé), et, enfin, sur le rapport de l'Union européenne avec les Pays d'Europe centrale et orientale (PECO) et la Russie. L'ensemble de la période analysée recouvre les années 1990-2000, décennie à la fois de conceptualisation et de développement de la PESC.


9. L'enlisement dans les Balkans

      L'Histoire jugera que l'Union européenne s'est enlisée dans les guerres balkaniques, en Bosnie tout d'abord, puis au Kosovo. Nous allons voir dans ce chapitre que l'explosion nationaliste en ex-Yougoslavie, conséquence logique de la chute du Mur de Berlin et du communisme titiste, fut sans doute le plus grand défi posé à la naissance de la PESC et de l'Europe politique. La simultanéité entre la signature du traité de Maastricht, qui entérinait la PESC, et le début de la descente aux Enfers dans les Balkans ressemblait au pire des scénarios. D'un côté, des pays européens satisfaits d'ancrer l'Europe dans des racines plus politiques, de l'autre des pulsions identitaires nationalistes, meurtrières et jusqu'au-boutistes.


La descente aux Enfers dans les Balkans et la tragédie bosniaque

      Ce retour soudain de la guerre en Europe, faisant suite à la fin de la guerre froide et de l'affrontement des deux blocs, a fait resurgir les vieux démons d'une Europe incapable de poursuivre son oeuvre de pacification du continent, qui constitue pourtant le grand legs de la construction européenne. Sur un théâtre militaire pour le moins proche de ses frontières orientales et méridionales, l'Europe n'a eu ni la volonté politique ni la capacité stratégique de faire face à l'explosion des Balkans. Selon Jean-François Drevet, « le conflit yougoslave a révélé la cruelle inadaptation des moyens militaires des nations européennes » 179 .

      Certains ont même parlé d' « anti-stratégie occidentale » 180  pour expliquer le manque d'initiatives des Européens.

      Force est de constater que les guerres des Balkans sont arrivées à un moment très délicat de la construction européenne, celui de l'approfondissement de sa dimension politique, notamment autour de la PESC, et du renforcement de ses institutions. La fin de la guerre froide a ainsi signifié pour l'Europe le début des guerres réelles dans une région du monde où la complexité identitaire est une donnée séculaire.

      Les guerres des Balkans ont illustré une très grande discontinuité stratégique sur l'espace même du territoire européen, entre, d'une part, une zone pacifiée depuis 1945, qui veut se percevoir comme étanche, et d'autre part, une zone de grande insécurité et de conflits réels ou latents. Nous allons voir que l'écart est grand, souvent même indécent, entre les discours sur l'identité des valeurs et des intérêts communs au sein de l'Europe, et la réalité stratégique qui est celle de la disparité, du déséquilibre et de l'inégalité des Etats membres de l'Union européenne face à la guerre.

      Il convient de rappeler que la descente aux Enfers dans les Balkans fut une conséquence tragique de l'extraordinaire accélération de l'Histoire depuis 1989, année où les régimes communistes est-européens sont tombés les uns après les autres. Le rideau de fer est tombé, la chape de plomb a sauté et les esprits se sont libérés. De son côté, l'Allemagne s'est engagée sur la voie de la réunification, sous l'impulsion d'un chancelier, M. Helmut Kohl, à la fois habile vis-à-vis de ses pairs européens et populaire auprès de ses concitoyens.

      Au cours de l'été puis de l'automne 1991, la Yougoslavie s'est décomposée. Le 26 juin 1991, la Croatie et la Slovénie ont proclamé leur indépendance. En Croatie, l'étendard de l'indépendance a provoqué des heurts sanglants entre le régime de M. Franjo Tudjman et la minorité serbe de Croatie, soutenue par Belgrade.

      La chronologie des événements permet une lecture factuelle très éclairante sur les intentions et les atermoiements de l'Union européenne.

      Le 5 juillet 1991, l'Union européenne a décidé d'appliquer un embargo sur les armes à destination des Balkans et de geler son aide économique à la Yougoslavie. La troïka européenne est retournée en mission de paix alors que deux cessez-le-feu obtenus par l'Union européenne avaient déjà volé en éclats.

      En septembre, plusieurs « régions autonomes serbes » se sont proclamées en Bosnie-Herzégovine. Le 7 septembre, l'Union européenne a mis en place la Conférence de paix sur la Yougoslavie, présidée par l'ancien secrétaire général de l'OTAN, M. Lord Carrington.

      Le 3 octobre, la Serbie s'est emparée de la présidence fédérale yougoslave, tandis que l'armée fédérale poursuivait son offensive en Croatie. Durant le mois d'octobre, la Conférence de paix a tenté de faire adopter l'idée d'une certaine forme d'association des six Républiques yougoslaves.

      Le 8 novembre, l'Union européenne a décidé d'appliquer des sanctions commerciales contre la Yougoslavie, et a demandé à l'ONU d'imposer un embargo pétrolier après le rejet de son plan de paix par Belgrade.

      Le 2 décembre, Bruxelles a levé les sanctions contre toutes les Républiques, à l'exception de la Serbie et du Monténégro.

      Le 7 décembre, la Commission Badinter a rendu son rapport sur les risques de dissolution de la Yougoslavie et sur les besoins de protéger les minorités ethniques.

      Deux jours plus tard, le 9 décembre, s'est tenu le Sommet de l'Union européenne à Maastricht, aux Pays-Bas.

      Dans la nuit du 16 au 17 décembre 1991, l'Union européenne a pris la décision de principe, à la fois historique et lourde de conséquence, de reconnaître l'indépendance de la Croatie et de la Slovénie à la date du 15 janvier 1992.

      La veille de Noël, le 23 décembre 1991, l'Allemagne a reconnu l'indépendance de la Croatie et de la Slovénie, passant outre les conseils de ses partenaires européens qui estimaient que l'Europe devait agir de concert dans ce domaine. Dans la foulée, la Belgique et le Danemark ont fait de même. Finalement, les autres membres de l'Union européenne ont accepté, fin décembre, de reconnaître également les anciennes Républiques yougoslaves, à condition qu'elles répondent à une série de critères, allant du respect des droits de l'homme à celui des minorités nationales et ethniques.

      Le 15 janvier 1992, Bruxelles a formellement reconnu la Croatie et la Slovénie.

      Le 21 février 1992, l'ONU a décidé de mettre sur pied une force de maintien de la paix, la Force de protection des Nations Unies - Forpronu - dans les Balkans.

      Le 3 mars, la Bosnie a réclamé son indépendance.

      Le 6 avril, l'Union européenne a reconnu l'indépendance de la Bosnie.

      Le 2 mai, Sarajevo fut assiégée par les troupes serbes.


La dimension Maastricht

      La dimension maastrichtienne est essentielle pour tenter de comprendre la descente aux Enfers dans les Balkans. L'Allemagne a mis dans la balance de la signature du traité de Maastricht l'abandon du Deutsch Mark (DM), dans le cadre de l'Union économique et monétaire (UEM), en échange de l'acceptation par ses partenaires communautaires de la reconnaissance de la Croatie et de la Slovénie. Aucun des autres pays membres ne pouvait se permettre d'endosser la responsabilité d'un échec dans cette étape jugée cruciale de la construction européenne.

      Ainsi, dès l'été 1991, les pressions allemandes ont été de plus en plus insistantes en faveur d'une reconnaissance rapide de ces deux Républiques qui venaient de proclamer leur indépendance.

      De leur côté, Paris et Londres ont tout de suite ressenti, à tort ou à raison, une suspicion à l'égard d'une résurgence de la conception ethnique de la nation chez les Allemands, et de leur volonté de raviver leur vieil Empire dans la Mittel Europa. L'appréciation franco-britannique de la politique allemande, en cet été 1991, a semblé très inspirée du souvenir de l'Histoire et de la seconde guerre mondiale en particulier, lorsque le régime nazi soutenait les Oustachis croates contre les Serbes, eux-mêmes soutenus par Paris.

      Autrement dit, l'Allemagne, où vivent de nombreux résidents d'ascendance croate - Munich est un des centres de l'édition croate à l'étranger, et nombre de Croates utilisent l'allemand comme deuxième langue - a sans doute mieux perçu la désintégration de l'ex-Yougoslavie que la France, plus favorable au maintien des grandes unités politiques et géostratégiques.

      Au moment du sommet de Maastricht, aucun des partenaires de l'Allemagne ne considérait la question balkanique comme une affaire majeure. A quoi bon aurait-il servi de tenir tête à la volonté allemande, qui tenait dans ses mains la clé de la signature du traité de Maastricht : l'abandon du mark, une des monnaies les plus fortes du monde ?

      Après une réunion prolongée dans la nuit du 15 décembre 1991, les ministres des Affaires étrangères des Douze ont ainsi publié une déclaration stipulant que les Etats communautaires « acceptaient de reconnaître l'indépendance de toutes les Républiques yougoslaves ».

      Plusieurs conditions étaient posées : les Républiques avaient jusqu'au 23 décembre pour annoncer à la Commission d'arbitrage de la Conférence de la paix de La Haye leur souhait d'être reconnues comme Etats indépendants, leur désir de voir se poursuivre la Conférence de paix, et leur soutien à l'effort de paix entrepris par l'ONU. Un trompe-l'oeil et des déclarations de bonnes intentions à l'intention des opinions publiques.


Le sacrifice des Balkans

      En poussant ses partenaires à reconnaître la Croatie et la Slovénie très tôt, Bonn a enlevé à l'Union européenne la meilleure arme dont elle disposait sur le plan diplomatique et juridique pour inciter Belgrade à démocratiser son régime: la menace de la reconnaissance. Belgrade, en effet, était favorable au maintien d'une Union yougoslave et craignait comme la peste que Bruxelles ait dans sa manche un moyen de pression - la reconnaissance des autres Républiques yougoslaves - conduisant au démantèlement de la Yougoslavie.

      Toutefois, force est de constater que les bombardements de Dubrovnik et la destruction de Vukovar en 1991 ont sans doute davantage contribué à la reconnaissance internationale de la Croatie par l'Union européenne que la seule diplomatie allemande. La proclamation de l'état de siège au Kosovo eut lieu dès 1988 : il montrait déjà les dispositions réelles de Belgrade, bien avant le référendum sur l'indépendance de la Croatie en mai 1991, qui a accéléré la descente aux Enfers.

      La psychologie qui a présidé à l'étape de Maastricht reste néanmoins un élément d'analyse crucial à nos yeux. L'euphorie de l'étape maastrichtienne était telle en 1991 que lord Carrington lui-même a décidé, le 18 octobre 1991, de proposer aux parties en guerre une version assouplie des institutions européennes. Il préconisait la mise sur pied d'une Association de Républiques indépendantes et souveraines, d'une Union douanière, d'un système de paiement déterminé, à défaut d'une monnaie unique, et.... d'une politique étrangère commune.

      Une des clauses, empruntée à la Charte de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), stipulait que les Républiques devaient s'informer mutuellement « d'activités militaires inhabituelles ». Un comble, alors que la guerre civile avait commencé depuis huit mois...

      Selon M. Daniel Cohn-Bendit, député européen, «dans cette guerre, l'Europe n'avait aucun poids politique ; vu la divergence des positions en son sein, celle-ci n'a pas été en mesure d'intervenir pour différer le cours des choses ou bien stopper la guerre. Cette divergence d'intérêts des Etats européens a donc finalement eu le dessus sur une prise de position proprement européenne. A ce stade, l'idée d'une politique commune européenne était par conséquent hors de propos » 181 . Il convient de souligner que l'Europe aurait dû définir au préalable le bien-fondé de la constitution d'un ou de plusieurs nouveaux Etats, notamment en se basant sur la question cruciale des garanties accordées aux minorités, avant de reconnaître leur création.

      Au nom de l'Europe, les Douze ont sacrifié les Balkans. Et Maastricht porte en germe la mort de la Bosnie. Ceci montre la myopie de l'Europe à cet égard. L'Union européenne a montré tout au long de la guerre balkanique une direction hésitante et craintive. Bruxelles a souvent agit à contretemps, presque à contrecoeur, en venant apporter son soutien à une population meurtrie depuis longtemps, qui s'est peu à peu sentie trahie par l'Occident. Selon le dernier Ambassadeur yougoslave à Bruxelles, M. Mihailo Crnobrnja, « la Communauté a pénétré la jungle politique yougoslave, armée non d'une machette mais d'un canif ».

      Interrogeant M. Roland Dumas, Ministre français des affaires étrangères, un spécialiste du Quai d'Orsay lui a posé la question clé : entre Maastricht et la Yougoslavie, il s'agit de choisir ce que la France considérait comme prioritaire. La réponse de M. Dumas fut sans ambiguïté : « sans Maastricht, on pouvait arrêter les Serbes »  182 .

      M. David Owen, co-Président de la Conférence sur l'ex-Yougoslavie, l'a clairement reconnu : «la reconnaissance de la Croatie et de la Bosnie fut largement prématurée » 183 .

      L'Union européenne a envoyé des signaux politiques obscures, qui reflétaient la complexité des discussions au sein même de l'Europe, et en particulier entre Paris et Bonn. Ce que Jonathan Eyal, Directeur à l'Institut des Services Royaux Unis à Londres, a appelé « le péché originel »  184  de l'Union européenne. Les nationalistes serbes, quant à eux, étaient convaincus que l'Europe ne réagirait pas à leur politique visant à maintenir l'Union yougoslave par la force. De leur côté, la Croatie et la Slovénie étaient convaincus qu'ils pouvaient proclamer leur indépendance avant que l'Union européenne puisse intensifier ses pressions politiques et militaires.

      Comme l'a noté M. Henry Kissinger, « avec les meilleurs intentions du monde, les démocraties occidentales ont rendu le pire inévitable »  185 .

      Selon M. Ralf Dahrendorf, ancien Commissaire européen, « la sécurité collective n'existe pas en Europe. Je suis d'accord avec Henry Kissinger : si tout le monde garantit la sécurité de tout le monde, personne n'est en sécurité... C'est sans doute là l'échec de la tentative de donner à la coopération européenne une dimension active sur le terrain de la sécurité » 186 .


La PESC à rude épreuve

      L'Union européenne, si prompte à développer une rhétorique basée sur ses valeurs historiques - solidarité, tolérance, droits de l'homme - n'a pas compris suffisamment tôt que le chaos des Balkans était la face noire de son idéal de projection en tant que puissance politique.

      Comble de l'aveuglement politique: M. Poos, Ministre luxembourgeois des affaires étrangères, s'est exclamé le 29 juin 1991 en rentrant d'une mission à la tête de la troïka européenne pour négocier le premier des nombreux cessez-le-feu avortés dans les Balkans : « C'est l'heure de l'Europe ! » 187 . Cette cécité rappelle le pacifisme annonciateur de l'horreur incarné par Daladier et Laval, en rentrant de Munich en septembre 1938.

      Analysée à l'aune des « lois du discours » que nous avons énumérés dans la Ière Partie, cette intervention de M. Poos est tout simplement ahurissante: elle ne répond ni à la loi de pertinence, qui stipule qu'un discours doit être approprié au contexte dans lequel il intervient, ni à la loi d'informativité, qui concerne le contenu du discours et la qualité des informations nouvelles amenées au destinataire, ni à la loi d'exhaustivité, qui stipule que l'énonciateur doit donner l'information maximale par rapport à la situation exposée. Enfin, elle torpille la loi de modalité, qui concerne la clarté du message de l'énonciateur, le choix des mots utilisés.

      Qui plus est : l'exclamation utilisée - « C'est l'heure de l'Europe ! » - est une assertion censée renvoyer à un élément de vérité. C'est un acte de parole perlocutoire, mais qui sonne creux et qui ne repose sur rien de concret. C'est un acte de pouvoir sans pouvoir. L'effet de sens, qui est dans ce cas le contraire de ce qui est recherché, est très dommageable pour la crédibilité de l'Union européenne et pour sa capacité à relever un tel défi.

      M. Jacques Santer, Président de la Commission européenne, déclarait en 1995: «la construction européenne, c'est la volonté de vivre ensemble, d'être ensemble, autour d'un projet commun, tout en respectant l'autre, sa différence, sa diversité, de faire avancer la civilisation, nos valeurs communes. C'est l'obsession de mener ce combat jamais terminé en faveur de la liberté, des droits de l'homme et du pluralisme spirituel, idéologique et politique. L'Europe se construit au rythme de nouvelles ambitions. L'Europe a choisi de se doter d'une nouvelle frontière, celle de l'approfondissement de l'unité, de l'ambition retrouvée, de la paix et de l'ouverture »  188 .

      Ce discours se veut rassurant quant à la capacité de l'Union européenne de dispenser ses valeurs séculaires. C'est un acte de parole illocutoire, qui vise à imprégner les esprits de la capacité réelle qu'a l'Europe de tout mettre en oeuvre pour une pacification du continent. Or il ne trompe personne, et se trouve ainsi en décalage profond par rapport à ce qui se passe dans les Balkans.

      Si nous analysons ce discours de M. Santer selon les fonctions de communication définies par Roman Jakobson, présentées dans la Ière Partie, il apparaît clairement qu'il se concentre sur la fonction « émotive » (« ce combat jamais terminé en faveur de la liberté, des droits de l'homme et du pluralisme spirituel, idéologique et politique »), et sur la fonction « conative », qui vise à agir sur autrui («la construction européenne, c'est la volonté de vivre ensemble, d'être ensemble, autour d'un projet commun, tout en respectant l'autre, sa différence, sa diversité, de faire avancer la civilisation, nos valeurs communes »).

      Mais M. Santer évite soigneusement la fonction « référentielle », qui permet de donner des indications sur l'objet nommé, la situation présente et le contexte, en l'occurrence l'horreur de la guerre des Balkans.

      Nous l'avons vu, les dirigeants occidentaux ont laissé le fardeau de la gestion quotidienne du désastre à l'ONU, puis à l'OTAN, et ont trop souvent agi à contre-courant. Ils ont repris à leur compte le fameux mot de Bismarck : « Les Balkans ne valent pas les c... d'un grenadier »...

      Vis-à-vis de Washington, l'Union européenne a formulé un « appel d'Empire », selon l'expression du ministre libanais de la Culture, M. Ghassan Salamé. Il est intéressant de constater que les Etats-Unis, dans les deux guerres des Balkans, peuvent redevenir un « Empire d'invitation », pour reprendre l'expression de Pierre Hassner 189 , en ce sens que les Etats-membres de l'Union européenne ont en quelque sorte invité leur Grand frère américain à être impérial.

      En juin 1993, M. Thorvald Stoltenberg, co-Président de la Conférence sur l'ex-Yougoslavie, ne disait pas autre chose : « les Européens ne sont pas prêts à envoyer leurs fils mourir en Bosnie »  190 .

      Sur le plan diplomatique, l'erreur cardinale de l'Union européenne fut de réduire la vie politique bosniaque aux rapports de force ethniques. D'un point de vue juridique, les pourparlers de paix ont d'ailleurs souffert d'un vice de fond majeur : la consécration de la modification des frontières par la force, et le non-respect du droit des minorités.

      Les sages suggestions de la Commission Badinter de 1991 sur les droits des minorités en ex-Yougoslavie n'ont jamais été au coeur des négociations et des discussion diplomatiques. Les conclusions de la Commission Badinter étaient pourtant fondées sur le droit des peuples à l'autodétermination (Slovénie, Croatie, Macédoine, Bosnie-Herzégovine), et sur les droits civiques des minorités (Serbes de Croatie, Musulmans de Bosnie).

      Le traité de Maastricht a ignoré les changements intervenus en Europe depuis le chute du communisme. Les partisans du pragmatisme en matière de construction européenne souhaitent précisément passer d'une approche fonctionnelle à une approche pragmatique, en s'intéressant aux vrais problèmes et au monde réel plutôt qu'aux méthodes de fonctionnement.

      «Au traité de Maastricht ou à celui de Rome, explique M. Jacques Delors, je préfère des textes moins flamboyants, tels le traité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, ou l'Acte unique. Ils ont l'avantage d'avoir un squelette et du muscle, et fort peu de graisse. Parler de politique étrangère commune est sans doute une formule séduisante, mais trop ambitieuse pour nos vieilles nations et pour leur capacité d'agir ensemble, compte tenu de leurs traditions, de leurs relations et de leur situation géopolitique. L'alternative réaliste consistait à se dire : chaque fois que le bien commun sera en cause, le Conseil européen décidera d'une action commune »  191 .

      Autrement dit, selon l'optimum parétien que nous avons analysé dans la Ière Partie, la politique raisonnable consisterait à agir en fonction du maximum d'intérêt pour une collectivité comme l'Union européenne. Force est de constater que l'atittude de l'Union européenne vis-à-vis des Balkans fut pour le moins éloignée de cet optimum.

      Au début de la descente aux Enfers, M. Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, disait que « la générosité sans puissance, ce sont des sermons du dimanche pour des gens sans foi, pas plus »... Autrement dit, il n'y a pas de générosité sans puissance, ni d'ambition politique sans moyens de la satisfaire.

      Les diplomates européens ont abordé la crise balkanique avec des réflexes datant du XIXème siècle, en brandissant le principe de l'Etat-nation comme un étendard dans un pays pourtant plurinational, multiconfessionnel et aux frontières intérieures artificielles et héritées de l'Histoire.

      Les principes énoncés pourtant dans la Charte de Paris pour une Nouvelle Europe, signée en novembre 1990, et qui mettaient en exergue le respect des minorités, les droits de l'homme, le refus de la modification des frontières par la force, ont été foulés au pied en Bosnie. Les vieilles rivalités ont ressurgi : Paris a joué la carte de Belgrade, et Bonn celle de Zagreb. Leurs hésitations et cette absence de volonté politique commune au sein de l'Union européenne ont privé de crédibilité l'ensemble de ses déclarations d'intention et ses proclamations sur le respect du droit international, ainsi que l'application des résolutions de l'ONU.

      La guerre a ainsi éclaté au moment où l'Union européenne était certes très dynamique sur le plan conceptuel, comme nous l'avons vu dans la IIIème Partie, mais dans le même temps immature quant à l'application concrète de ses principes. Selon les termes du traité de Maastricht, l'Union de l'Europe occidentale (UEO) était censée être le « bras armé » de l'Union européenne.

      En réalité, elle en fut le bras atrophié. Et sur le terrain, c'est l'ONU qui s'est substituée à l'Union de l'Europe occidentale, mais en devenant l'otage des guerriers. Il est d'ailleurs frappant de constater qu'au moment où l'Europe se donnait les moyens d'accéder au statut tant désiré à la fois de décideur et d'acteur dans une crise majeure, le processus de décision politique et militaire lui a échappé, via l'ONU, d'abord, puis via l'OTAN.

      Autrement dit, le transfert de compétence au Conseil de Sécurité de l'ONU a donné ipso facto trois voix à des pays puissants non membres de l'Union européenne, à savoir les Etats-Unis, la Russie et la Chine, ainsi qu'un droit de regard au groupe de pays non membres permanents du Conseil de Sécurité. La marche de la guerre a ainsi échappé à l'Union européenne, par sa volonté, amenuisant son potentiel décisionnel en matière de sécurité.

      Les forces d'intervention rapide des armées nationales européennes, d'ailleurs essentiellement française et britannique, se sont rapidement révélées peu nombreuses pour véritablement pouvoir faire pression sur les belligérants. Résultat : le rapport de force sur le terrain fut constamment en faveur des groupes militaires et para-militaires des agresseurs. Ceux-ci ont ainsi souvent su exploiter les faiblesses endémiques des troupes onusiennes au sol ainsi que la lenteur de leur processus de décision, ce qui les a conduits à mépriser l'Europe.

      Sans bras militaire séculier, l'Europe, souvent spectatrice, a assisté à sa propre impuissance, et confirmé a posteriori le rôle prédominant de Washington et de l'Alliance atlantique dans un conflit régional de ce type. M. David Owen  192  a bien montré les conséquences délicates pour l'Union européenne de l'absence d'un instrument diplomatique digne de ce nom.

      Nous savons pourtant, depuis Tocqueville  193 , que les démocraties ont une difficulté presque congénitale à penser la violence. Quel est le sens de condamner verbalement les violations des frontières si l'Europe n'est pas prête à sanctionner militairement les responsables de ces violations ?

      Les discours politiques occidentaux ont souvent été imprégnés de l'idéal pasteurien d'une société aseptisée, pacifiée, étrangère à l'horreur. La logique de guerre qui a ravagé les Balkans répondait, au contraire, aux pulsions de mort d'une culture thanatique et violente, dont Sarajevo fut le symbole paroxystique.

      L'Union européenne et l'ONU ont par ailleurs persisté à ne s'adresser qu'aux dirigeants nationalistes, sans inclure dans les négociations des représentants de la société civile (professeurs, avocats, paysans, journalistes). Car ce qui a séparé Croates, Serbes et Musulmans en Bosnie ne fut pas culturellement indépassable, mais la fibre nationaliste de leurs dirigeants les a conduits à valoriser à l'excès les différences mineures existant entre eux. Ce que Sigmund Freud a nommé le « narcissisme de la différence mineure ».

      Dans un discours prononcé le 17 octobre 1995 devant le Comité du Sénat sur les services armés, l'ancien secrétaire d'Etat américain M. Warren Christopher a souligné la prédominance américaine dans le dispositif militaire de l'Alliance atlantique : « si nous n'avions pas agi, nos alliés de l'OTAN et d'autres fournisseurs de troupes auraient été contraints de se retirer, laissant derrière eux une catastrophe humanitaire. (...) L'Amérique doit continuer à diriger les opérations. Si nous ne le faisons pas, j'ai de sérieux doutes sur la possibilité de parvenir à la paix »  194 . Il est vrai que M. Christopher a souvent dit, à juste titre, que toute crise en Europe ne devait pas nécessairement se résoudre à un choix entre l'inaction et une intervention unilatérale des Etats-Unis.

      L'Union européenne s'est retrouvée rapidement empêtrée dans le conflit des Balkans, en la gérant par procuration, à distance, sans vraiment l'assumer, en étant certes présente sur le terrain mais sans en être directement responsable, en trouvant autant de raisons de baisser les bras que de vouloir construire une PESC qui ne soit pas un pis-aller linguistique à l'intention des opinions publiques.

      Les locuteurs officiels ont soit proféré des non-sens (« C'est l'heure de l'Europe !»), soit marché sur le fil du rasoir entre le rappel incantatoire des valeurs européennes et le manque de volonté politique d'intervenir dans la région. Le conflit des Balkans n'était pas un exercice de style diplomatique : il s'agissait d'une guerre réelle. La mise sur pied d'une PESC correspondait de fait à une opération risquée, du point de vue européen, et sans doute à un projet prématuré.


La guerre du Kosovo

      La guerre du Kosovo a marqué une nouvelle étape dans l'évolution de la construction européenne et de la PESC, puisque pour la première fois depuis le traité de Maastricht, l'Europe est passée d'une politique défensive à une politique offensive, en projetant ses valeurs sur l'ensemble du continent.

      En intervenant comme elle l'a fait au Kosovo, l'Union européenne a montré qu'elle ne voulait plus tolérer dans son « étranger proche» des régimes qui précisément bafouent ses propres valeurs. A cet égard, il est révélateur de noter que l'ensemble des pays membres de l'Union européenne ont participé, à des degrés divers, à l'effort de guerre au Kosovo.

      Le 29 mars 1999, le président français M. Jacques Chirac a déclaré : « l'Europe ne peut pas accepter d'avoir sur son sol un homme et un régime qui, depuis près de dix ans, ont engagé en Slovénie, en Croatie, en Bosnie et maintenant au Kosovo, des opérations d'épuration ethnique, d'assassinats et de massacres, de déstabilisation de l'ensemble de la région, avec pour conséquence plus de 200.000 morts et des millions de personnes déplacées » 195 .

      Selon Michel Tatu, « l'européanisation est le seul contrepoids à la balkanisation. A la dissociation doit répondre l'association. (...) Aujourd'hui, le seul moyen de surmonter le fractionnement des anciennes fédérations en une multitude de micro-Etats plus ou moins hostiles, c'est de réunir les nations dans un ensemble plus vaste, fondé sur la coopération et la paix » 196 .

      Toutefois, si l'Union européenne a, dans la guerre du Kosovo, fait preuve d'une belle unanimité quant aux objectifs communs en matière de PESC, elle n'aurait jamais été capable d'assumer seule l'effort de guerre, mené à 80% par Washington. Un chiffre se passe de commentaires à cet égard : le Pentagone avait 40 satellites pour couvrir la région balkanique, alors que l'Union européenne n'en avait qu'un seul...

      L'analyse des discours politiques montre que les prises de position de l'Union européenne ont souvent été des déclarations symboliques. En effet, la déclaration signée le 4 décembre 1998 à Saint-Malo par Paris et Londres stipule notamment : « l'Union européenne doit avoir une capacité autonome d'action, appuyée sur des forces militaires crédibles, avec des moyens de les utiliser et en étant prête à le faire afin de répondre aux crises internationales. Pour pouvoir prendre des décisions et, lorsque l'Alliance en tant que telle n'est pas engagée, pour approuver des actions militaires, l'Union européenne doit être dotée de structures appropriées. Elle doit également disposer d'une capacité d'évaluation des situations, de sources de renseignement, et d'une capacité de planification stratégique, sans duplication inutile, en prenant en compte les moyens actuels de l'Union de l'Europe Occidentale (UEO) et l'évolution de ses rapports avec l'Union européenne. A cet égard, l'Union européenne devra pouvoir recourir à des moyens militaires adaptés (moyens européens pré-identifiés au sein du pilier européen de l'OTAN, ou moyens nationaux et multinationaux extérieurs au cadre de l'OTAN). L'Europe a besoin de forces armées renforcées, capables de faire face rapidement aux nouveaux risques et s'appuyant sur une base industrielle et technologique compétitive et forte » 197 .

      Il s'agit d'un discours contextualisé - dans le cadre d'un Sommet franco-britannique - orienté - « l'Union européenne doit avoir une capacité autonome d'action » - et qui implique une forme d'action - « l'Union européenne a besoin de forces armées renforcées, capable de faire face rapidement aux nouveaux risques ». C'est un acte de parole illocutoire qui vise à projeter l'Europe, à terme, comme grande puissance militaire, mais qui repose concrètement sur peu d'éléments de poids.

      L'Union européenne reconnaît que la construction d'une Europe de la sécurité et de la défense exige le développement d'une base industrielle et technologique, forte, dynamique et performante. La restructuration des industries d'armements et le renforcement de la coopération intergouvernementale dans ce domaine, en particulier entre Londres, Paris et Bonn, doivent contribuer à la réalisation de cet objectif.

      Lors d'une conférence de presse Clinton-Chirac, le président français a déclaré le 19 février 1999 : « j'ai déjà eu l'occasion de dire que, dans la mesure où les Européens sont concernés, c'est de notre continent qu'il s'agit ici, et nous voulons que notre continent soit en paix, et nous n'accepterons pas que des situations telles que celle que nous vivons au Kosovo se poursuive » 198 .

      De son côté, et lors de la même conférence de presse, le président américain a tenu à souligner la prédominance de l'atlantisme dans ce conflit: « le défi du Kosovo et celui auquel nous avons dû faire face en Bosnie soulignent le rôle central de l'OTAN dans la promotion de la paix et de la stabilité en Europe».

      M. Robin Cook, Ministre des affaires étrangères de Grande-Bretagne, en visite au Kosovo en juin 1999, a déclaré à Pristina : « nous sommes ici à Pristina pour démontrer note unité de propos et le fort engagement de l'Europe pour construire, dans la paix que nous avons établie au Kosovo, une société libre et démocratique »  199 .

      M. Winston Churchill avait coutume de dire que la région des Balkans avait « un penchant à produire plus d'histoire qu'elle peut en consumer » 200 .

      Il existe un discours implicite qui consiste à penser que « l'Europe peut s'auto-insulariser d'endroits anarchiques et chaotiques comme les Balkans. Cette attitude égoïste consiste à croire que les pays membres peuvent se débarrasser de populations jugées arriérées et violentes. Or l'Europe fait partie d'une société globalisée, ouverte et vulnérable, qui ne peut pas empêcher l'afflux de réfugiés, le développement du crime organisé et le virus du nationalisme ethnique. L'Union européenne est impliquée » 201 .


Une « pathologie de l'échec »

      Pierre Hassner a parlé d'une « pathologie de l'échec terrifiante» pour qualifier la politique européenne dans les Balkans, en soulignant que les communiqués officiels, les mots ont véhiculé des messages opposés à leur sens normal : « solution politique », « dialogue constructif », « offensive bosniaque et contre-offensive serbe » au-lieu de dire l'inverse, « faire preuve d'imagination », « la communauté internationale ne peut se déshonorer », « processus de paix », « réunion de la dernière chance », « maintien de la paix ».

      Les objectifs stratégiques de Washington et de l'Union européenne étaient en réalité différents. Pour Washington, il s'agissait de remporter une victoire décisive, selon la stratégie du «zéro mort» et du «tout aérien». Pour Bruxelles, il s'agissait, avec même le début des bombardements, de déjà penser à la reconstruction des Balkans à l'échelle du continent.

      Selon M. Michel Rocard, ancien Premier ministre français, « il n'est pas interdit de penser que les Etats-Unis, de leur côté, cherchent également à développer une complémentarité avec l'Union européenne » 202 .

      L'Union européenne doit synchroniser sa politique dans les Balkans avec son processus d'élargissement, qui inclut la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et la Slovénie, quatre pays directement touchés par les deux guerres balkaniques.

      Selon M. Heinz Kramer, « Bruxelles doit maintenir une certaine cohérence dans sa politique vis-à-vis de l'ensemble de la région, afin d'empêcher le développement de nouvelles frontières intérieures, politiques et socio-économiques, pouvant semer les germes d'un nouveau conflit dans les Balkans » 203 .

      La vérité, comme nous l'avons vu dans les Ière et IIème Parties, n'est pas simplement ce que l'on croît : il s'agit également des circonstances dans lesquelles la vérité est dite, à qui elle est dite, pourquoi elle est dite, et comment elle est dite.

      La guerre du Kosovo a été analysée comme un modèle de fin de siècle pour définir les limites d'une intervention militaire alliée sur un théâtre d'opérations européen. Selon certains analystes, la bataille qui a consisté à former la perception internationale et régionale du conflit a été plus importante que les pertes subies et les opérations militaires à proprement parler. Ce que Steven Collins a appelé une « bataille pour l'esprit » 204 . Les bombardements de l'OTAN ont causé des dommages en infrastructures et en manque à gagner économique estimés à 10 milliards de dollars.

      M. Slobodan Milosevic savait que l'élément le plus sensible, le plus vulnérable de l'effort de guerre allié consistait à garder le soutien des opinions publiques occidentales, tant en Europe qu'aux Etats-Unis. La construction du soutien de l'opinion publique européenne pour procéder aux premiers bombardements le 24 mars 1999 fut savamment orchestrée par les gouvernements de l'Union européenne au travers d'une série d'atrocités commises par les Serbes contre les populations civiles du Kosovo. Notamment par le biais de plusieurs articles d'août 1998 relatant les éliminations de civils albanais près d'Orahovac, au Kosovo.

      De même que le massacre du marché de Sarajevo en août 1995 avait conduit aux bombardements de l'OTAN en Bosnie, le massacre du village de Racak du 15 janvier 1999 fut l'incident qui initia la montée en puissance des bombardements de l'Alliance sur le Kosovo et en Serbie même. Quelque 45 civils albanais furent, en effet, assassinés à cette date. La couverture médiatique de l'événement, diffusée mondialement, provoqua une vive émotion auprès des opinions publiques occidentales.

      Force est de constater que Milosevic a assez largement sous-estimé l'influence de l'opinion sur la mobilisation militaire des alliés.

      Il est également très révélateur d'analyser le politique de communication de l'OTAN durant cette guerre. Le porte-parole de l'Alliance atlantique, M. Jamie Shea, est apparu au début des bombardements comme un homme hésitant, peu renseigné sur les détail des opérations militaires, donnant l'impression de ne pas être concerné par la souffrance des victimes civiles sur le terrain.

      Son staff ne comptait pas plus que six collègues, et il était dans l'impossibilité d'établir un contact régulier avec le Commandant en chef de l'OTAN, le général Wesley Clark. Embarrassé, peu sûr de son fait, M. Shea a donné des informations peu précises et dépassées aux représentants des médias.

      Les chancelleries occidentales, réalisant le risque de diminution du soutien de l'opinion publique aux opérations militaires, ont soudain fait du renforcement de leur communication une priorité. Washington a ainsi mis à disposition de M. Shea des conseillers comme M. P.J. Crowley, membre du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, et M. Jonathan Prince, l'un des responsables des discours du président Bill Clinton, alors que M. Tony Blair a mis son propre porte-parole à disposition, M. Alastair Campbell. Et M. Shea eut deux briefings quotidiens avec le général Clark.

      Les célébrations du 50e anniversaire de l'OTAN, du 23 au 25 avril 1999 à Washington, furent ainsi l'occasion, en pleine guerre du Kosovo, de montrer là l'opinion publique occidentale l'union des membres de l'Alliance atlantique.

      L'Eurobaromètre 51 de l'Union européenne 205  montre d'ailleurs clairement que les Européens, suite à cette mainmise de l'OTAN sur les opérations militaires, sont moins enclins en 1999 qu'en automne 1998 - 52% contre 57% - à soutenir la PESC ou un processus de décision commun au sein de l'Union européenne en matière de défense.

      La baisse du soutien à la PESC est alors générale auprès de l'opinion publique européenne par rapport à l'automne 1998, c'est-à-dire avant le massacre de Racak et le début des frappes aériennes de l'OTAN.

      En France, le soutien à la PESC est de 49%, soit une baisse de 5% par rapport à l'automne 1998. Pour les principaux autres pays européens, les chiffres sont les suivants :

  • Allemagne, 52%, soit moins 7% ;
  • Grande-Bretagne, 27%, soit moins 3% ;
  • Espagne, 45%, soit moins 12% ;
  • Pays-Bas, 72%, soit moins 2%.
  • L'Italie, proche des Balkans, garde toutefois confiance dans la PESC, avec 60%, soit plus 2%.

      L'OTAN, en professionnalisant son discours sur la Bosnie par le biais de spécialistes de la communication américains et anglais, c'est-à-dire peu enclins à développer un énoncé non atlantiste, a structuré son message qui démontrait implicitement la faible capacité opérationnelle de l'Union européenne et de la PESC.

      Pourtant, l'Eurobaromètre 52 de 2000 206 , illustré ci-dessous, montre que quelques mois après les frappes de l'OTAN à Belgrade, les Européens continuent à soutenir largement un processus de prise de décision commune sur les questions touchant à la PESC, avec 69% d'avis favorables. Autrement dit, si le soutien est parfois amoindri en fonction de l'actualité politique, il demeure largement favorable sur la durée.

      

Fig. 1 : National or joint EU decision-making

      Nous avons vu que les divergences au sein de l'Union européenne étaient nombreuses lors de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie et du drame bosniaque, et que la PESC en était à un stade embryonnaire de son développement. Au moment de la guerre du Kosovo, il y a eu davantage de convergences au sein de l'Union européenne sur la politique à adopter dans la région, mais la force de frappe militaire de l'Union étant déficiente et sans grande envergure, c'est l'OTAN qui a pris le relais de l'effort de guerre. La PESC était certes institutionnalisée, mais elle fut très largement inopérante.


10. L'affaire Helms-Burton vis-à-vis de Cuba

      Nous allons étudier dans ce chapitre une affaire qui illustre la capacité de l'Union européenne à faire front face à Washington, tant sur le plan économique que sur le plan politique, pour préserver ses intérêts et contester l'extraterritorialité de certaines lois américaines. Nous sommes ici dans une double logique à la fois d'association et de dissociation de l'Union européenne vis-à-vis des Etats-Unis. L'Union européenne est présente vis-à-vis du monde extérieur de diverses manières. La diplomatie préventive que l'Europe a exercée dans l'affaire Helms-Burton vis-à-vis de Cuba illustre un champ annexe à la PESC stricto sensu, qui s'est appuyé sur les mécanismes institutionnels d'une organisation internationale - en l'occurrence l'Organisation mondiale du commerce (OMC) - mais qui demeure inscrit dans le cadre global de la projection de l'Union européenne comme puissance par rapport au reste du monde.


Contexte historique de la loi Helms-Burton

      Les relations entre les Etats-Unis et l'Europe sont souvent présentées comme ayant des composantes à la fois associatives et dissociatives :

  • partenariat économique et/ou blocs économiques concurrents;
  • stabilité monétaire et création de richesse et/ou dollar-euro en compétition;
  • interdépendance complexe et/ou politique de défense conflictuelle;
  • politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et/ou atlantisme.

      L'affaire Helms-Burton, centrée sur la question cubaine, illustre ces relations à double niveau.

      Sans entrer dans le détail des relations américano-cubaines, il convient néanmoins de souligner que Washington a, depuis les doctrines Monroe et Roosevelt, toujours considéré l'Amérique latine comme une zone devant être sous son influence. A fortiori Cuba, distante de quelques centaines de kilomètres seulement des côtes de Floride. Ainsi, la politique américaine vis-à-vis de Cuba doit être analysée à l'aune, d'une part, de ce concept stratégique séculaire, et d'autre part, selon l'approche psychologique et constructiviste du David cubain bravant le Goliath américain.

      Le « Cuban Liberty and Democratic Solidarity (LIBERTAD) Act » 207  est plus connu sous l'appellation de la loi Helms-Burton, du nom de ses initiateurs, tous deux membres influents du Congrès américain.

      A noter qu'une autre loi a également été très controversée, la loi D'Amato-Kennedy, adoptée le 6 août 1996 par Bill Clinton, qui renforce les mesures de rétorsions économiques contre l'Iran et la Libye. Nous ne traiterons ici que de la loi Helms-Burton.

      La loi Helms-Burton a été signée par le président Bill Clinton le 12 mars 1996, et est entrée en vigueur trois jours plus tard, alors que le président américain avait déclaré six mois plus tôt qu'il opposerait son veto à une loi considérée par la Maison Blanche comme pouvant, précisément, mettre en péril les relations américano-européennes.

      Pourquoi ce revirement de M. Bill Clinton, qui aurait pu, comme la Constitution américaine l'y autorise, opposer son veto à cette loi? Deux explications à cela. Tout d'abord, l'émotion provoquée aux Etats-Unis lorsque le 24 février 1996 des avions de chasse cubains ont abattu deux Cessna américains appartenant à l'organisation anti-castriste « Brothers to the Rescue ».

      Ensuite, une raison liée aux élections présidentielles américaines de 1996, M. Bill Clinton devant rassurer l'électorat représentant les Cubains exilés de Miami et de la Floride, au moment où les élections primaires commençaient. Ce deuxième argument est si vrai que ce durcissement essentiellement préélectoral de la part de M. Bill Clinton a plus tard fait place, nous allons le voir, à davantage de flexibilité, voire même d'attentisme de la part de Washington.

      Soucieuse de durcir l'embargo contre Cuba, la loi Helms-Burton:

  • autorise les citoyens ou les entreprises américains spoliés par le régime de Fidel Castro à attaquer devant des tribunaux américains les investisseurs étrangers qui, d'une manière ou d'une autre, accapareraient un bien exproprié ;
  • menace d'interdiction de visa les dirigeants, ainsi que leur famille, de toute société qui investirait dans des entreprises ou des terrains américains expropriés sans indemnité par La Havane depuis la victoire de la révolution castriste en 1959.

      La loi Helms-Burton interdit à toute personne (« any person ») dans le monde de traffiquer (« trafficking ») avec des biens qui auraient été spoliés. L'emploi d'une terminologie renvoyant à la criminalité en matière de drogue n'est pas fortuit et vise, de la part de Washington, à diffuser un message moral.

      L'objectif de la loi Helms-Burton est clair et vise à la chute de M. Fidel Castro et à l'instauration d'un régime démocratique sur l'île. Selon Anneke van Dok-van Weele, « l'ironie, c'est que le secteur privé aurait pu facilement réussir là où la CIA et les exilés cubains ont échoué. Aucun dictateur au monde n'a survécu à l'émergence d'une classe moyenne. Si les échanges économiques et les investissements avaient été encouragés, au lieu d'être soumis à l'embargo, nous aurions sans doute aujourd'hui un Cuba libre et relativement prospère » 208 .

      La loi Helms-Burton a porté un coup d'arrêt aux investissements étrangers à Cuba. En effet, la loi cubaine du 5 septembre 1995 offrait la possibilité aux compagnies étrangères d'investir à peu près dans tous les domaines, sauf dans ceux de la santé, de l'éducation et de l'armée. Toute société étrangère pouvait acquérir jusqu'à 100% du capital d'une entreprise installée à Cuba - du moins jusqu'à hauteur de 10 millions de dollars, une autorisation spéciale devenant obligatoire au-delà de ce montant.

      Il est vrai également que les investissements étrangers à Cuba n'ont pas été massifs. Outre les incertitudes politiques, la situation de l'économie cubaine n'est pas faite pour rassurer les investisseurs étrangers, et la dette de l'île vis-à-vis des pays occidentaux s'élevait à plus de 10 milliards de dollars en 1998.

      Avec la loi Helms-Burton, il s'agit de ce que les juristes appellent un « boycottage secondaire », qui consiste à frapper des agents économiques qui commercent avec, ou qui investissent dans un Etat déjà soumis à un embargo.


Réactions de l'Union européenne

      La loi Helms-Burton a provoqué de très vives réactions à travers le monde - c'est un euphémisme - notamment en Europe, en Russie, au Japon et en Chine. Nous allons nous concentrer dans ce chapitre sur les réactions de l'Union européenne.

      Dès le début de mars 1996, l'Union européenne a contesté la loi Helms-Burton, au motif de son effet d'extra-territorialité qui restreint les échanges commerciaux de l'Europe avec Cuba. Historiquement, l'opposition de l'Union européenne contre l'embargo appliqué envers Cuba a toujours été claire. L'entrée de l'Espagne dans l'Union européenne en 1986 a sensibilisé davantage encore les partenaires européens - pour des raisons historiques et culturelles évidentes - à l'importance d'une transition pacifique de l'île vers la démocratie, certes conditionnée à une amélioration des droits de l'homme dans la région.

      Derrières les objectifs avoués des Etats-Unis se dissimulent des préoccupations en réalité essentiellement économiques, dans le cadre de « la guerre commerciale sans merci à l'échelle planétaire que se livrent les Etats-Unis, l'Europe et le Japon » 209 .

      Pour Laurent Zecchini, « de l'Europe au Japon, de la Russie à la Chine, la condamnation de l'attitude impériale et contraire au droit international des Etats-Unis aura été quasi-universelle » 210 .

      De son côté, Sir Leon Brittain, Commissaire européen pour la politique communautaire, a estimé que l'Union européenne ne pouvait rester inactive alors que ce qu'il qualifiait d'une « épée de Damoclès » pesait sur les sociétés et les ressortissants européens.

      En parlant d' « épée de Damoclès », Sir Leon Brittain a en réalité construit une forme d'action sur autrui, en l'occurrence Washington, en utilisant la fonction « conative » du langage. Son « acte de parole » est illocutoire, en ce sens qu'il a voulu accomplir quelque chose en l'énonçant. Qui plus est, en le faisant dans un rôle, en tant que Commmissaire européeen pour la politique communautaire, qui conditionnait son impact et son efficacité. L'effet de sens est ainsi transphrastique, et dépasse le simple énoncé du message.

      M. Brittain utilise à merveille les trois constituants de la communication politique définis selon Gilles Gauthier et que nous avons étudiés dans la Ière Partie :

  • l'image, qui repose sur une entreprise de séduction par rapport aux récepteurs du message; en l'occurrence, celle de la légimité du locuteur, Commissaire européen et grand orateur ;
  • l'argumentation idéologique, qui est un diagnostic sur la construction européenne et la proposition de solutions; en l'occurrence, il s'agit de s'élever contre les atteintes à la souveraineté de l'Union européenen en matière de commerce.
  • et l'argumentation périphérique, qui correspond à une stratégie à moyen-long terme, basée sur la dimension polémique ; en l'occurrence sur les bienfaits de la construction européenne pour garder une certaine distance vis-à-vis de Washington.

      Nous avons vu dans la Ière Partie que, selon Austin, tout énoncé a valeur d'action. L'« acte de parole » est considéré comme une action menée au travers des discours. Le discours politique devient ainsi constitutif de l'action politique. En utilisant cette métaphore, Sir Leon Brittain souhaitait également en quelque sorte inviter l'opinion publique européenne à prendre fait et cause pour la bataille que menait l'Union européenne au sein de l'OMC.

      Après quelques mois de discussions et d'analyses, notamment juridiques, de la loi Helms-Burton, Bruxelles a eu deux réactions, l'une de type défensif, l'autre de type offensif.


Réaction défensive

      Le Conseil de l'Union européenne a adopté le 22 novembre 1996 une réglementation 211  et une action commune antiboycott sur la base des articles J.3 et K.3 du traité sur l'Union européenne - connues sous le nom de « Blocking Statute » emprunté au droit anglo-saxon. L'objectif était d'assurer une protection légale efficace minimale en faveur des personnes et entreprises dont le for se situait à l'intérieur de l'Union européenne et dont les intérêts économiques et financiers pouvaient être affectés par les mesures extra-territoriales de la loi Helms-Burton.

      A noter que ces deux textes comprennent un système d'information de nature plutôt contraignante, dans la mesure où il est demandé aux personnes et aux entreprises concernées de fournir toutes les informations pertinentes à la Commission, ces informations restant confidentielles.

      Quelque 260 entreprises à capitaux totalement ou partiellement étrangers étaient alors présentes à Cuba, dont 56 avaient été créées en 1996. Les principaux pays investisseurs étaient l'Espagne, le Canada, l'Italie et la France.

      La Commission européenne n'a pas agit de manière purement ponctuelle, mais a au contraire engagé une réflexion plus globale pouvant définir une position politique à moyen et long terme. Dans le mémorandum explicatif introduisant les articles du projet de règlement, la Commission a notamment souligné le fait qu'une réaction de l'Union européenne serait « un signal clair transmis d'une seule voix » aux Etats-Unis  212 .


Réaction offensive

      Parallèlement, la Commission européenne a, dès le 30 avril 1996, demandé à engager une consultation avec Washington dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), spécifiquement sur l'affaire Helms-Burton. L'Union européenne a ainsi saisi l'Organe de Règlement des Différends de l'Organisation mondiale du commerce à Genève, en demandant la constitution d'un panel. La Commission de l'Union européenne a officiellement déposé sa plainte à Genève le 16 octobre 1996 et, passé le délai d'un mois, le panel pouvait être établi à tout moment à partir du 20 novembre 1996.

      Les instances communautaires ont ainsi décidé de défendre le principe d'une plainte sur la base de l'Article XIII de l'Accord Général sur les Tarifs douaniers et le Commerce (GATT) pour violation des obligations résultant des accords OMC sur la libéralisation du commerce.

      Ce renforcement de la position de l'Union européenne s'explique également par le fait que Washington avait annoncé, en date du 20 septembre 1996, la création d'une unité spéciale chargée précisément d'identifier les biens confisqués par le gouvernement cubain, selon les objectifs de la loi Helms-Burton.

      Le 17 juillet 1996, M. Jacques Santer, Président de la Commission européenne, a fait une déclaration claire, en disant que « la législation Helms-Burton a provoqué une condamnation mondiale parce qu'elle cherche à imposer la politique américaine envers Cuba aux partenaires des Etats-Unis et les menace de représailles s'ils ne s'y conforment pas. Les Etats membres de l'Union européenne et la Commission se sont opposés à cette législation avec constance et véhémence pour cette raison, considérant qu'elle constitue une sérieuse infraction aux obligations internationales américaines » 213 .

      La réaction de Washington fut vive. L'ambassadeur américain près l'OMC, M. Booth Gardner, a alors affirmé que la poursuite de la procédure présentait des risques « graves et inestimables pour l'Organisation qui n'en est qu'au début de son développement » 214 . Menace à peine voilée : le Congrès américain, qui vote la contribution financière américaine à l'OMC, pouvait tergiverser davantage encore qu'il ne le fait habituellement.

      Washington a également invoqué, un temps, « l'exception de sécurité nationale » mentionnée dans l'Article XXI du GATT, sans toutefois aller au bout du raisonnement pour ne pas créer un précédent fâcheux à l'OMC. En effet, l'administration Clinton savait pertinemment le danger qu'il y avait à s'obstiner dans cette voie. Selon Pierre Defarges, « les Etats-Unis ont à choisir s'ils veulent accepter les règles du commerce international ou s'en tenir à une vision traditionnelle de la souveraineté nationale. Mais si Washington se retire de l'OMC, l'organisation disparaît » 215 .

      D'une manière générale, les Etats-Unis ont protesté contre cette saisine de l'OMC, en faisant valoir que les questions soulevées par la loi Helms-Burton ne pouvaient être considérées comme relevant du domaine des échanges commerciaux internationaux, mais étaient de nature purement politique.

      Le résultat de ces réactions européennes a été rapide. La Maison Blanche, réticente, nous l'avons dit, à l'égard de la loi Helms-Burton, l'a mise en oeuvre avec une extrême modération.

      Le président Clinton, en effet, a suspendu pour six mois sont fameux Titre III, portant sur la « protection des droits de propriété des ressortissants des Etats-Unis », qui prévoit la possibilité de sanctions contre les entreprises étrangères, soit l'élément le plus contesté du point de vue de l'Union européenne. Cette suspension de six mois a été chaque fois renouvelée par M. Bill Clinton, ainsi que l'y autorise la loi Helms-Burton.

      Dans le même temps, Bruxelles et Washington ont poursuivi leurs consultations bilatérales, soit en dehors du panel de l'OMC, et ont abouti à un arrangement, le Memorandum of understanding (MOU) d'avril 1997 216 .

      Bruxelles a donc accepté de suspendre l'instruction du dossier par le panel OMC, ne souhaitant pas affaiblir le rôle de l'OMC, en échange de quoi Washington a promis d'obtenir des dérogations en faveur des entreprises européennes visées par la loi Helms-Burton.

      Le panel OMC, après avoir suspendu ses travaux le 21 avril 1997, a été rendu caduc ipso facto un an après, soit le 22 avril 1998 217 . Depuis cette date, la plainte devant l'OMC n'est donc plus à l'ordre du jour.

      Selon l'image utilisée par un universitaire américain, « on a fait monter un chameau en haut du minaret, maintenant on essaye de le faire redescendre ! » 218 . Cette métaphore illustre l'extrême embarras qu'a suscitée aux Etats-Unis la loi Helms-Burton.

      Outre le scepticisme de M. Bill Clinton sur la légitimité profonde de la loi Helms-Burton, il convient de mentionner que de nombreuses entreprises américaines se sont élevées contre ces sanctions économiques.

      Le National Association of Manufacturers (NAM) a, en effet, lancé une campagne contre cette pratique jugée contraire aux intérêts financiers américains, sur la base d'un rapport montrant que l'efficacité politique des sanctions est inversement proportionnelle à leur nombre, en rappelant que Washington a adopté 61 sanctions économiques unilatérales à l'encontre de trente-cinq pays tiers.


Rencontre à Genève

      En mai 1998, à l'occasion de la célébration du 50e anniversaire du système commercial multilatéral à Genève, Washington et La Havane ont eu l'occasion de préciser leurs positions sur ce dossier.

      Le 18 mai 1998, M. Bill Clinton déclarait ainsi, dans la Salle des Assemblées de l'ONU à Genève et en présence de M. Fidel Castro : « je voudrais dire clairement aujourd'hui que l'Amérique est attachée à un commerce ouvert entre toutes les nations ». Avant d'ajouter : « un système commercial adapté au XXIème siècle doit être constitué de gouvernements aux pratiques ouvertes, honnêtes et équitables » 219 .

      Nous étions présents dans la Salle des Assemblées ce jour-là. La scénographie utilisée par les Américains permet de mieux comprendre l'impact du discours du président Clinton. Le Président était installé debout derrière son pupitre d'orateur, sur le podium de la salle des Assemblées, entouré de plusieurs drapeaux américains et d'aigles symboles de la puissance américaine, et inondé par de puissants projecteurs. Face au président se tenaient au premier rang la délégation américaine, la délégation suisse, puis la délégation cubaine légèrement décalée sur la droite, de manière à éviter au président américain de se retrouver face à face avec M. Fidel Castro. A aucun moment, le président Clinton n'a daigné jeter un regard en direction de la délégation cubaine, superbement ignorée tout au long des quinze minutes qu'a duré de son discours.

      La scénographie elle-même supposait une situation précise d'énonciation : celui de la puissance sûre de son droit, qui ne pouvait pas être perturbée dans sa démonstration de force par un trublion barbu, fût-il lui également tout aussi sûr de son droit. Cette scénographie n'avait d'autre objectif que de légitimer et justifier le discours du président Clinton, sans prêter attention au destinataire principal du discours : M. Fidel Castro lui-même.

      Cette scénographie arrogante était pourtant annonciatrice d'un assouplissement de la position américaine, intervenu quelques jours plus tard. Elle signifiait : « nous, puissance américaine, avons certes décidé de relativiser notre position vis-à-vis de l'Union européenne, mais sachez que nous continuons à mépriser Fidel Castro et son régime ».

      Nous avons vu dans la Ière Partie qu'en analyse de discours, il existe trois fonctions sociales de la représentation. Le discours du président Clinton répond à ces trois fonctions :

  • la fonction de « représentation collective », qui organise les schèmes de classement, d'action et de jugement, et qui positionne les Etats-Unis comme superpuissance incontournable ;
  • la fonction « d'exhibition » de l'être social, en l'occurrence le président des Etats-Unis, à travers le rituel de la mise en scène de la Salle des Assemblées et les signes symboliques de la puissance (la bannière étoilée, l'aigle) ;
  • enfin, la fonction de « présentification », qui est l'incarnation dans un représentant d'une identité collective, en l'occurrence l'identité américaine incarnée dans le président et définie également dans le regard de l'Autre, considéré depuis 1959 comme une des incarnations du Mal : M. Fidel Castro.

      A l'issue du discours américain, M. Fidel Castro s'est retourné vers ses conseillers et leur a dit : « tout de même, je fais le premier pas, et il n'y a rien ! » 220 . La scénographie, la démonstration de puissance, le dédain vis-à-vis de la délégation cubaine, et le discours du président Clinton avaient, une fois de plus, eu le don d'irriter le révolutionnaire cubain, qui rajouta, d'un ton ironique : « de toute façon, Clinton et moi-même nous nous connaissons très bien, par l'intermédiaire de notre ami commun l'écrivain Garcia Marquez ! » 221 .

      Le lendemain, le 19 mai 1998, M. Fidel Castro rétorquait au président Clinton : «l'extraterritorialité du blocus s'applique, en effet, depuis longtemps, même avant cette honteuse loi (Helms-Burton). Le gouvernement des Etats-Unis interdit à toute entreprise nord-américaine implantée dans n'importe quel autre pays de commercer avec Cuba. C'est violer la souveraineté et c'est extraterritorial. Le monde a toutes les raisons d'être humilié et préoccupé, et l'OMC doit être capable d'empêcher le génocide économique » 222 .

      A noter que l'argumentation cubaine reposait sur une critique de l'atteinte à la souveraineté des Etats en général, et pas seulement vis-à-vis de Cuba. La Havane a voulu coupler les effets de l'extraterritorialité de la loi Helms-Burton à une attaque contre l'indépendance des Etats et à une violation des règles du droit international.

      Et quelques jours plus tard, le 22 mai 1998, confirmant le Memorandum of understanding de 1997, les Etats-Unis et l'Union européenne ont signé un accord exemptant les sociétés européennes des sanctions prévues par la loi Helms-Burton, mettant ainsi un terme provisoire à leur différend, mais qui laisse un arrière goût amer au gouvernement cubain.

      En automne 1998, soit quelques mois après la résolution du différend sur la loi Helms-Burton, force est de constater que plus de la majorité des Européens soutiennent les efforts dans le domaine de la PESC (57% d'avis positifs) 223 .


Réaction des médias

      Contrairement à d'autres crises internationales, comme par exemple l'alerte nucléaire américaine lors de la guerre de Kippour en octobre 1973, les médias américains et européens ont eu une position très semblable sur la loi Helms-Burton. En utilisant les méthodes d'analyse qualitative, et en particulier l'analyse herméneutique, nous pouvons faire les remarques suivantes.

      Les médias américains n'ont pas joué le rôle de relais automatique du Congrès dans l'explication de la loi Helms-Burton à l'opinion publique américaine. Autrement dit, le contexte de conflit idéologique qui était celui du Congrès et, un temps, de la Maison Blanche, n'a pas été mis en exergue par les médias américains, dont la stratégie narrative a été critique, distante de l'Evangile selon Washington 224 .

      Le New York Times, dans son édition du 15 novembre 1998, et sous le titre « Un coup d'oeil frais sur Cuba », a fait allusion pour la troisième fois en moins d'un mois à une lettre envoyée à M. Bill Clinton par 20 sénateurs, dont 15 républicains, et un groupe de personnalités parmi lesquelles l'ancien Secrétaire d'Etat M. Henry Kissinger.

      Cette lettre demandait que les Etats-Unis mettent fin « à l'embargo le plus tôt possible et aillent dans le sens de relations diplomatiques normales ». Et de conclure: « Presque 40 ans après que le président Fidel Castro ait pris le pouvoir et dix ans après la fin de la guerre froide, une révision de la politique nord-américaine envers Cuba est inévitable ».

      Les médias, tant américains qu'européens, ont eu une approche pragmatique, sans être imprégnée d'analyse idéologique en quelque sorte, et favorable à la libéralisation du commerce, y compris avec Cuba, plutôt qu'à un renforcement des mesures de contraintes à son égard.

      Nous observons également que les médias ont peu analysé l'effet dissuasif du dispositif de la loi Helms-Burton vis-à-vis d'entreprises qui préféreront ne pas prendre le risque de poursuites ou de sanctions aux Etats-Unis, en abandonnant leurs projets à Cuba.

      Un article paru dans The Economist montre bien qu'une confrontation entre les Etats-Unis et l'Union européenne au sein de l'Organisation mondiale du commerce à propos de la loi Helms-Burton n'était en réalité dans l'intérêt de personne : « cela peut sembler être un sujet sans importance, technique. Or les grandes constructions peuvent être rongées par de petits animaux dans leurs fondations, et cet animal a les dents particulièrement longues » 225 .

      Il est vrai que le risque politique majeur a sans doute été assez largement sous-estimé par Washington. En effet, ignorer les décisions du panel, qui obligent les Etats membres de l'OMC, aurait créé un précédent fort dommageable non seulement pour le fonctionnement même de l'OMC, mais aurait également miné sa crédibilité. La Chine, qui négociait à l'époque son entrée à l'OMC, aurait ainsi pu un jour imposer des sanctions à toute entreprise commerçant avec Taïwan, en s'inspirant du précédent américain.

      Selon Matt Mossman, «les Etats-Unis ne pouvaient tout simplement pas ignorer les conclusion du panel » 226 .

      Le message perçu par les Américains fut clair : l'Europe économique est une authentique puissance, avec laquelle il faut négocier. L'impérialisme économique de Washington s'est ainsi vu contesté par Bruxelles.

      Les médias ont ainsi relaté l'affaire dans un souci d'apaiser la tension entre ces deux blocs économiques, en analysant très vite l'ineptie de la loi Helms-Burton, et les risques qu'elle faisait peser sur l'Organisation mondiale du commerce, nouvellement créée, et sur le système commercial international. Il est important de souligner que l'OMC, souvent décriée parce que peu connue, est la seule organisation internationale à avoir mis sur pied un Organe de Règlement des Différends qui oblige ses Etats membres, en cas de litige entre eux, à trouver une solution en son sein. Les médias ont d'ailleurs peu insisté sur ce point, montrant par là-même une relative méconnaissance de ce mécanisme.

      En se levant comme un seul homme, en régissant rapidement, en montrant pour une fois une belle unanimité, l'Union européenne a montré qu'elle pouvait être perçue comme une puissance dans les affaires internationales, en déclarant, à juste titre, que la loi Helms-Burton constituait une «atteinte à sa souveraineté», un des attributs de la puissance d'un Etat ou d'un groupe d'Etats, comme nous l'avons vu dans la Ière partie. Les pays membres de l'Union européenne ont eu une très large convergence de vues sur la politique à adopter vis-à-vis de ce qu'ils ont considéré comme un coup de force de Washington.

      Dans l'affaire Helms-Burton, l'Union européenne a fait preuve d'une habile manoeuvre politique. Elle a su parler d'une seule voix, en définissant une stratégie à double niveau vis-à-vis de l'Autre, en l'occurrence les Etats-Unis. De ce fait, l'affaire Helms-Burton a participé au développement progressif d'une identité européenne, dans un domaine à la fois politique et économique.

      L'affaire Helms-Burton a illustré le rôle que peut jouer une organisation internationale comme l'OMC en tant que véhicule de la politique de l'Union européenne, même dans un champ annexe à la PESC. Même si, en l'occurrence, la connotation commerciale fut prédominante, il n'en reste pas moins que l'Union européenne a fait montre d'une belle unité et, surtout, obtenu gain de cause dans une bataille qui n'était pas gagnée d'avance et qui touchait de près aux enjeux stratégiques de Washington.


11. L'épreuve du Proche-Orient

      Nous allons voir dans ce chapitre que l'engagement politique de l'Union européenne dans le processus de paix au Proche-orient a été avant tout déclaratoire, peu efficace sur le plan opérationnel, et placé devant la prédominance américaine dans la région. Avec le traité de Maastricht, l'implication de l'Union européenne au Proche-Orient s'est renforcée, sans toutefois pouvoir influer réellement sur les événements. En effet, l'adoption de plusieurs actions communes - un des instruments de la PESC à l'ère maastrichtienne - et les diverses tentatives de médiation européenne sur le terrain ont révélé une volonté nouvelle de l'Europe de faire entendre sa voix dans la région.


Engagement déclaratoire

      Il est indéniable que, d'une part, le legs de la « Coopération politique européenne » (CPE), que nous avons étudié dans la IIème Partie, ainsi que, d'autre part, les multiples déclarations officielle de l'Union européenne depuis le traité de Maastricht sont révélateurs d'une volonté de l'Europe de se positionner à la fois moralement et politiquement sur la scène proche-orientale.

      Il convient de souligner, par exemple, que la Déclaration de Principes israélo-palestinienne du 13 septembre 1993 mentionne explicitement l'Union européenne, dans son Article 4, relatif à la sécurité : « les deux parties, reconnaissant que la compréhension mutuelle et la coopération en matière de sécurité vont constituer un élément important de leurs relations et vont améliorer la sécurité dans la région, s'engagent à baser leurs relations de sécurité sur la confiance réciproque, avancer sur la base d'intérêts communs et de la coopération, et viser à un cadre régional de partenariat dans la paix. En vue de cet objectif, les Parties reconnaissent la réussite de la Communauté européenne et de l'Union européenne dans le développement de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) et s'engagent à la création, au Proche-Orient, d'une Conférence sur la Sécurité et la Coopération au Proche-Orient (CSCME) » 227 .

      Il est intéressant de souligner que quelques semaines après la poignée de mains historique entre MM. Yasser Arafat et Yitzak Rabin, les citoyens européens se sont prononcés très largement en faveur de la poursuite des efforts diplomatiques européens dans le cadre de la PESC, avec 69% d'opinions favorables, et seulement 17% d'avis contraires 228 .

      Le Conseil européen de Lisbonne, en juillet 1992, a ainsi défini les pays et groupes de pays susceptibles de faire l'objet d'actions communes au titre de la PESC. Le Conseil a ainsi proposé «d'appuyer concrètement et systématiquement le processus de négociations engagé par le processus de Madrid sur le Moyen-Orient sur la base des résolutions pertinentes du Conseil de Sécurité des Nations Unies, (...) d'assurer la participation active de l'Union au processus de paix, et de s'efforcer de persuader Israël de modifier sa politique d'implantation dans les territoires occupés et de convaincre les pays arabes de renoncer à leur boycott commercial » 229 .

      C'est un euphémisme de dire que les objectifs du Conseil européen n'ont pas été atteints, loin s'en faut.

      Au moment du Sommet d'Amsterdam, en 1997, les pays membres de l'Union européenne ont ainsi lancé un vibrant appel en faveur d'une relance du processus de paix au Proche-Orient, allant jusqu'à inviter «le peuple d'Israël à reconnaître le droit des Palestiniens à l'autodétermination, sans exclure la possibilité d'un Etat. La création d'une entité palestinienne souveraine, viable et pacifique, est le meilleur garant de la sécurité d'Israël. (...) Nous demandons au peuple palestinien de réaffirmer son engagement à l'égard du droit légitime d'Israël de vivre dans des frontières sûres et reconnues » 230 .

      C'est la première déclaration européenne qui mentionne explicitement la création d'un Etat palestinien au Proche-Orient, alors que, jusqu'alors, l'Union européenne s'était contentée d'une phraséologie peu engagée et prudente. C'est un acte de parole illocutoire, qui vise à fabriquer une nouvelle réalité au Proche-Orient, dans un contexte pour le moins délicat.

      En analysant ce discours à la lumière des « lois du discours » dont nous avons parlé dans la Ière Partie, il apparaît hors contexte : le discours ne répond pas à la loi de pertinence, qui stipule qu'un discours doit être approprié au contexte dans lequel il intervient, puisque nous sommes en pleine première Intifada ; il ne répond pas non plus à la loi de sincérité, qui touche à l'engagement de l'énonciateur du discours et qui, en l'occurrence, est un voeu pieux vu l'absence de réelle capacité diplomatique et opérationnelle de l'Union européenne dans la région ; enfin, il néglige la loi d'exhaustivité qui vise à donner l'information maximale par rapport à la situation exposée.

      La présence de l'Union européenne au Proche-Orient est restée essentiellement déclaratoire, ce qui a sans aucun doute porté atteinte à la crédibilité de l'action européenne dans la région. Sur les centaines de déclarations faites au titre de la PESC entre l'entrée en vigueur du traité de Maastricht et l'an 2000, à peine un tiers ont trait au Moyen-Orient, à la Méditerranée et à l'Afrique du Sud, et moins de 10% concernent le Proche-Orient.

      Les déclarations communes au titre de la PESC restent peu opérationnelles et très déclaratoires, et insistent souvent sur les principes et les valeurs inhérentes à la position européenne, à avoir le respect des résolutions pertinentes des Nations Unies, le respect des droits de l'homme et le droit à l'autodétermination.

      L'Europe aime rappeler ses valeurs, féliciter les parties lors de la conclusion d'un accord, et déplorer les parties lors de la rupture d'un cessez-le-feu. Ces déclarations montrent, certes, que l'Union européenne suit de près le développement de la situation au Proche-Orient, mais qu'elle reste empruntée lorsqu'il s'agit de proposer des actions concrètes.

      L'Union européenne a ainsi tout un chapelet d'outils déclaratoires, de la «déclaration de la présidence du Conseil» à la «déclaration de l'Union européenne», en passant par la «déclaration des Conseils d'affaires générales », la « déclaration conjointe sur » ou encore la « déclaration sur »... Ceci ajoute à la confusion générale et entache la visibilité et la crédibilité de l'Union européenne dans la région.

      Par ailleurs, force est de constater que l'Union européenne n'a jamais adopté une «position commune solennelle » à propos du processus de paix, c'est-à-dire une position unanime publiée au Journal officiel, formant la base d'une stratégie politique claire au Proche-Orient. Les raisons sont nombreuses : divergences fortes ou relatives des Etats membres vis-à-vis du Proche-Orient, notamment entre les positions de Paris, volontiers pro-arabe, et Londres, plus proche d'Israël, manque de clarté quant aux outils dont dispose la PESC, et difficulté de mise en oeuvre d'une action commune.


Actions communes

      Il convient toutefois de souligner que trois actions communes - outil opérationnel stipulé dans le traité de Maastricht - ont été adoptées entre 1993 et 1997 à propos du Proche-Orient.

      Le Conseil européen a, en effet, adopté le 19 avril 1994 une action commune 231  pour appuyer le processus de paix au Proche-Orient. L'Union européenne a ainsi décidé de fournir une assistance à la création d'une force de police palestinienne, de participer à la protection du peuple palestinien en envoyant une « présence internationale temporaire » dans les territoires palestiniens, et de soutenir la préparation et l'observation des élections palestiniennes.

      C'est la première fois que l'Union européenne est réellement sortie de sa réserve en adoptant une position non plus réactive et attentiste, mais proactive. Il est ainsi révélateur d'observer que l'Union européenne s'est concentrée sur des objectifs symboliques, touchant à la souveraineté nationale, au processus électoral et à la police.

      La deuxième action commune concerne la désignation d'un envoyé spécial de l'Union européenne pour le processus de paix en Proche-Orient. Le Conseil européen de Florence, les 21 et 22 juin 1996, a ainsi désigné M. Miguel Angel Moratinos à ce poste, pour une période d'un an.

      Prémisse à la désignation formelle d'un envoyé spécial dans le cadre du traité d'Amsterdam, l'envoyé spécial, dans sa version florentine, avait comme mandat « d'établir et de maintenir des contacts étroits avec toutes les parties au processus de paix, les autres pays de la région, les Etats-Unis d'Amérique et d'autres pays intéressés, ainsi que les organisations internationales compétentes, afin d'oeuvrer avec eux au renforcement du processus de paix, d'observer les négociations de paix entre les parties et d'être prêt à offrir les conseils de l'Union européenne et ses bons offices si les parties en font la demande, de contribuer, lorsque cela est demandé, à la mise en oeuvre des accords internationaux conclu entre les parties et d'engager avec elles un processus diplomatique en cas de non-respect des dispositions de ces accords, d'établir des contacts constructifs avec les signataires d'accords dans le cadre du processus de paix afin de promouvoir le respect des normes fondamentales de la démocratie, y compris le respect des droits de l'homme et de l'Etat de droit » 232 .

      L'Union européenne a montré dans ce texte sa volonté d'exister sur le plan international, en tentant de se profiler comme un acteur à part entière sur la scène politique proche-orientale, sans en avoir toutefois ni les moyens ni la volonté politique unanime de la part de ses Etats membres. La formulation «lorsque cela est demandé » montre que l'Union européenne est un acteur potentiel à disposition, mais sans pour autant franchir le pas de se draper des habits du médiateur reconnu par tous, et crédible aux yeux des protagonistes.

      M. Miguel Angel Moratinos, envoyé spécial de l'Union européenne au Proche-Orient, a bien proposé aux Etats-Unis un code de bonne conduite articulé en dix points visant à « renforcer la complémentarité » entre l'Union européenne et les Etats-Unis. Le médiateur américain au Proche-Orient, M. Denis Ross, a bien sûr salué l'initiative, sans toutefois penser un instant que le leadership américain pouvait être partagé avec l'Europe.

      Une troisième action commune 233  a été adoptée en avril 1997 sur la création d'un programme d'aide de l'Union européenne visant à soutenir l'Autorité palestinienne dans ses efforts pour lutter contre les actions terroristes trouvant leur origine dans les territoires sous son contrôle. Ainsi, 3,6 millions d'ECU ont été alloués à cet effet, sur trois ans.

      En l'occurrence, l'Union européenne a pris une décision basée sur une de ses valeurs clés, à savoir les droits de l'homme. Quelques mois plus tard, lors du Conseil européen d'Amsterdam, les 16 et 17 juin 1997, l'Union européenne a réaffirmé qu'elle était attachée aux droits de l'homme, à la démocratie et à la promotion de la société civile dans le contexte israélo-arabe, qu'elle condamnait « toute violation de ces droits, qu'il s'agisse d'abus de la part des autorités chargées de la sécurité, de torture, de la restriction de la liberté d'expression ou de la liberté des médias, de confiscation de terres, d'exécutions extrajudiciaires, de la privation du droit de séjour ou de l'incitation à la violence » 234 .

      Nous avons vu dans la Ière Partie que, selon Jean-Michel Adam, le schéma de la communication politique est le suivant : l'émetteur envoie un message au récepteur. Pour qu'il soit opérant, ce message requiert un contexte ou un référent, soit verbal, soit suceptible d'être verbalisé. Il faut ensuite un code commun à l'encodeur et au décodeur du message. Il faut enfin un contact ou un canal permettant la connexion entre l'émetteur et le récepteur. Il y a ainsi trois entités principales dans tout schéma de communication : le sujet émetteur (encodeur), le message (code), et le sujet récepteur (décodeur).

      En l'occurrence, le locuteur collectif qu'est le Conseil européen a transmis une information à destination de l'opinion publique, avec comme objectif de donner un effet de sens, celui de la projection des valeurs européennes sur la scène proche-orientale, et, dans le même temps, de développer le sentiment identitaire européen par rapport à cet Autre - le Proche-Orient - si compliqué. C'est précisément le rôle du message, du contenu, de la langue, des mots choisis - «attachée aux droits de l'homme, à la démocratie et à la promotion de la société civile» - de produire cet effet de sens.


Le rapport aux Etats-Unis

      Un des points les plus sensibles de la politique européenne au Proche-Orient réside dans son rapport aux Etats-Unis, dans son rapport à cet Autre si présent et omnipotent. L'Union européenne a accepté « un rôle diplomatiquement et politiquement complémentaire des Etats-Unis » 235 .

      Selon la Commission européenne, l'Union doit réorienter sa stratégie de complémentarité autour de deux axes : d'une part, le rôle historique de l'Union européenne pourrait être amélioré si les parties et les Etats-Unis reconnaissent que l'Union doit, tant au niveau ministériel qu'en la personne de son envoyé spécial, participer à côté des Etats-Unis à toutes les enceintes créées pour appuyer les négociations bilatérales entre les Parties ; d'autre part, l'Union européenne a, à elle seule, fourni plus de la moitié des ressources financières nécessaires au processus de paix. Elle estime que l'assistance internationale doit être redéfinie, pour autant qu'elle soit poursuivie. Etant donné que le principal contributeur doit aussi être le principal coordinateur, l'effort économique international doit être coordonné par l'Union européenne au sein du comité de liaison ad-hoc réunissant les Palestiniens, les Israéliens, les institutions de Bretton Woods, les Nations Unies et les principaux donateurs.

      Selon Erwan Lannon, « l'affirmation politique de l'Union européenne sur l'échiquier moyen-oriental passe, semble-t-il, par une certaine confrontation avec les Etats-Unis. (...) La recherche d'une certaine émancipation de l'Union européenne vis-à-vis du leadership américain au Moyen-Orient est de plus en plus explicite » 236 .

      Les actions menées par l'Union européenne au Proche-Orient ont souvent souffert d'un manque flagrant de visibilité, qui lui aurait permis de mieux faire entendre sa voix en tant que médiateur dans le processus de paix. Ou alors de visibilité peu valorisante : nous pensons aux jets de pierres dont fut victime le Premier ministre français Lionel Jospin lors de son voyage au Proche-Orient en l'an 2000.

      A cet égard le traité d'Amsterdam, en entérinant notamment la désignation d'un «Haut Représentant de la PESC» et en institutionnalisant la fonction de « Représentant spécial » au Proche-Orient, a eu comme objectif de donner une meilleure continuité à l'action de l'Union européenne, et partant, une meilleur visibilité, ce qui ne signifie toutefois pas une soudaine efficacité opérationnelle sur le terrain.

      Selon l'Article J16 du traité d'Amsterdam, le Secrétaire général du Conseil européen a pour mission d'assister le Conseil pour les affaires touchant à la PESC, précisément en tant que « Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune ». Sa mission consiste ainsi à formuler, élaborer et mettre en oeuvre les décisions politiques prises par le Conseil, voire même, le cas échéant, à conduire le dialogue diplomatique avec des tiers.

      Voeux pieux : la conduite du dialogue avec les tiers n'a jamais été vraiment considérée comme un élément dynamique et crédible de la part des protagonistes du Proche-Orient. Le seul cas de figure pouvant rendre crédible ce dispositif consiste, de la part de l'Union européenne, a réellement jouer un rôle de médiateur dans la région.

      Il convient de souligner qu'une des marques linguistiques majeures, comme nous l'avons vu dans la Ière Partie, est l'embrayage, qui concerne l'ensemble des opérations par lesquelles un discours s'inscrit dans son énonciation, au travers d'un certain nombre d'embrayeurs de personne, appelés également « éléments déictiques ». Le rôle des embrayeurs de personne est de permettre à l'émetteur et au récepteur du message d'identifier leurs référents.

      C'est précisément l'objectif de l'Union européenne en créant un « Haut Représentant de la PESC », capable d'incarner en quelque sorte l'Europe en tant qu'acteur sur la scène internationale. Ainsi, lorsque le « Haut Représentant de la PESC » s'exprime, cela correspond à une prise en charge du discours. Et cette prise en charge du discours permet au locuteur dans le même temps d'être à la source de repérages énonciatifs - le «je » renvoie à la fonction de « Haut Représentant de la PESC » et de fait, incarne la légitimité et l'autorité de l'Union européenne - et de se poser en responsable de l'acte de parole ainsi accompli, comme garant de la vérité.


Dilution des centres de pouvoir

      L'Article J8§5 du traité d'Amsterdam stipule que « le Conseil peut, chaque fois qu'il l'estime nécessaire, nommer un représentant spécial auquel il est conféré un mandat en liaison avec des questions politiques particulières ». Il existe ainsi depuis 1997 un envoyé spécial de l'Union européenne pour le processus de paix au Proche-Orient. Force est de constater qu'il existe un flou artistique en ce qui concerne la répartition des tâches entre respectivement le Haut Représentant de la PESC et les divers envoyés, conseillers ou représentants spéciaux de l'Union européenne. Et à trop diluer les centres de compétence et de pouvoir, l'Europe ne peut parler d'une seule voix, à fortiori être représentée par un seul visage.

      Il importe de mentionner également les nombreuses visites et tournées de la troïka européenne depuis 1993 au Proche-Orient, qui n'ont pourtant suscité que peu d'espoir, voire même des réactions virulentes. Ce fut notamment le cas du gouvernement israélien lorsque la troïka s'est rendue en 1996 en visite officielle à la Maison d'Orient à Jérusalem-Est, où est représentée l'Autorité palestinienne. La nouvelle troïka, composée de la présidence du Conseil, du secrétaire général du même Conseil, et de la Commission, est censée donner une meilleure cohérence aux diverses actions menées par l'Union européenne dans la région. Le danger, ainsi, consiste à voir une PESC tricéphale sans tête ni direction bien définies.

      La fragilité et la volatilité de la politique au Proche-Orient demande, de la part des partenaires concernés, une capacité d'adaptation et une rapidité de réaction indispensables pour tenter de mener des actions efficaces. Or l'absence de véritable capacité opérationnelle de la PESC hypothèque ipso facto son envergure et son influence au Proche-Orient.

      Il faut toutefois signaler qu'après le massacre d'Hebron, l'Union européenne a mis sur pied une mission humanitaire de type Petersberg en envoyant sur place une centaine d'observateurs européens en uniforme blanc venant d'Italie, du Danemark et de Norvège. Selon Erwan Lannon, « à l'avenir, les mission Petersberg pourraient constituer un élément essentiel du développement de l'identité européenne de sécurité et de défense (IESD) » 237 .

      Les Européens eux-mêmes restent toutefois lucides sur leur réelle capacité à influer le jeu proche-oriental. Réunis en novembre 1995 à Madrid 238 , les ministres de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) ont identifié les lacunes d'une authentique force opérationnelle dans la région :

  • mécanismes de gestion des crises ;
  • reconnaissance et renseignement ;
  • capacité de transport stratégique sur zone ;
  • standardisation et interopérabilité ;
  • et base industrielle de défense en Europe.

      Le constat est amer mais irréfutable : l'Europe n'a pas les moyens militaires de ses ambitions politiques au Proche-Orient.

      De son côté, le président du Conseil européen, M. Poos, a déclaré le 24 novembre 1997 : « la PESC fonctionne particulièrement bien au Moyen-Orient, un rôle politique étant reconnu à l'Union européenne par toutes les parties », et d'ajouter : « Il n'y a pas d'autre domaine où l'Union a une position commune aussi solide » 239 . Il s'agit là d'un « acte de parole » illocutoire vis-à-vis de l'opinion publique européenne, qui vise à montrer que l'Union européenne peut réellement influer sur le jeu proche-oriental, alors qu'il s'agit d'un énoncé perçu de manière pour le moins fragile par les protagonistes du Proche-Orient.

      En 1993 déjà, M. Marin, Commissaire européen responsable du développement et de l'aide humanitaire, restait sceptique en montrant la fragilité de cette prétendue « position commune solide » : « ce ne sont pas les pouvoirs qui manquent à l'Union européenne pour intervenir dans le processus de paix au Moyen-Orient, mais la volonté. Les Etats membres sont divisés et n'utilisent pas les pouvoirs attribués à l'Union européenne par les chapitres du traité sur la PESC » 240 .

      Il convient de rappeler que lors de la réunion du Conseil européen qui s'est tenue à Helsinki les 10 et 11 décembre 1999, les chefs d'Etat ou de gouvernement des pays de l'Union européenne ont pris une décision historique liée à la PESC. En effet, les Etats membres doivent être en mesure, d'ici 2003, de déployer dans un délai de 60 jours et de soutenir pendant au moins une année des forces militaires pouvant atteindre 50.000 à 60.000 personnes. Cette décision, historique, vise à atténuer l'effet de la superpuissance américaine, et permettre à l'Union européenne de déployer des forces militaires assez rapidement.


Relative convergence de vue

      Il est vrai que par rapport aux dissonances européennes dans les Balkans, le processus de paix au Proche-Orient a permis aux pays membres de l'Union européenne de monter une relative convergence de vue quant à l'expression de leur politique étrangère nationale, sans toutefois faire preuve d'une réelle unité de ton à l'échelon supérieur : celui de la PESC. Mais sans une réelle volonté politique, l'Union européenne aura de la peine à affirmer son ambition, légitime, de médiateur au Proche-Orient.

      Depuis le traité de Maastricht, la PESC n'a cessé d'évoluer au fur et à mesure de la prise de conscience de l'Union européenne de la nécessité d'un engagement plus important au Proche-Orient. L'Union européenne a ainsi mis en place une diplomatie préventive, essentiellement vis-à-vis de la Syrie, du Liban et de l'Autorité palestinienne, et active de manière ponctuelle, comme à Hebron.

      Selon M. Miguel Angel Moratinos, envoyé spécial de l'Union européenne pour le processus de paix au Proche-Orient, « après un XIXème et un XXème siècles lourds de guerres sur le Vieux Continent, le projet de l'Union européenne est un projet novateur. Les pères fondateurs ont su regarder vers l'avenir et comprendre qu'il existe dans le nouveau millénaire un espace pour des relations de coopération et de solidarité, un nouveau concept de sécurité est apparu. Une fois que nous aurons consolidé ce modèle, nous pouvons envisager qu'il puisse servir d'inspiration au Proche-Orient et dans toute la région méditerranéenne pour améliorer les relations entre les peuples. Comme l'histoire nous l'enseigne, les utopies d'hier sont la réalité de demain » 241 .

      La clé pour analyser la prétention de l'Union européenne à agir comme un acteur à part entière sur la scène proche-orientale consiste à se concentrer sur sa cohésion interne et l'unicité de son discours. La nomination de M. Miguel Angel Moratinos est une nouvelle étape dans la personnalisation de l'Union européenne dans la région. Toutefois, selon Stelios Stavridis et Justin Hutchence, « il n'est pas aisé de savoir si l'Union européenne a désormais davantage d'influence au Proche-Orient qu'auparavant » 242 .

      Il est clair que l'engagement de l'Union européenne à la Conférence de Madrid, l'institutionnalisation de la PESC et la nomination d'un envoyé spécial au Proche-Orient ont incontestablement augmenté la visibilité de l'Europe dans la région. Or cela ne signifie pas nécessairement que son action a été ipso facto plus déterminante ou plus efficace. Il faut se rappeler que le gouvernement israélien, historiquement, a le plus souvent considéré les positions politiques de l'Europe comme étant pro-arabes et plutôt défavorables à Israël.

      M. Shimon Peres, depuis la signature des accords d'Oslo en 1993 dont il fut un des principaux architectes, a souvent cité le processus d'intégration européenne en exemple pour le développement de ce qu'il a appelé le « Nouveau Proche-Orient ».

      Le rôle joué par l'Union européenne n'a été reconnu qu'au moment des accords d'Oslo en 1993, alors que la première grande déclaration politique de l'Europe sur le Proche-Orient remonte à la Déclaration de Venise en 1980 243 .


Manque de consistance politique

      Les exemples susmentionnés indiquent que l'Union européenne est désormais perçue au Proche-Orient comme une «entité discernable » comme le disent Stelios Stavridis et Justin Hutchence 244 . Néanmoins, en ne conditionnant pas son aide économique dans la région à une amélioration dans le domaine du respect des droits de l'homme et des droits démocratiques, et en se montrant modeste sur le plan de sa capacité militaire, l'Union européenne manque de consistance politique. Il y a, en effet, un pas entre « l'entité discernable » et la puissance reconnue comme telle dans la région.

      Pourtant, de nombreux spécialistes souhaitent une Europe plus influente au Proche-Orient. M. Eli Barnavi, Ambassadeur d'Israël en France, appelle ainsi de ses voeux une Europe puissante pour équilibrer le rôle des Etats-Unis dans la région: « je ne demande pas mieux que le monde soit assis sur deux pieds. Je crois que ce serait bon pour Israël, bon pour les Américains, et bien sûr bon pour les Européens. Le véritable hinterland d'Israël, ce n'est pas l'Amérique, c'est l'Europe » 245 .

      La Conférence de Barcelone sur la Sécurité et la Coopération en Méditerranée, en 1997, a jeté les bases d'une collaboration entre l'Union européenne et les pays méditerranéens sur les questions sociales, culturelles, et humaines. Il s'agit en réalité d'une déclaration d'intention politique qui a toujours été considérée par Washington et les protagonistes de la région comme « séparée mais complémentaire » 246  du processus de paix au Proche-Orient. Une formule diplomatique qui replace le processus de Barcelone à un niveau peu influent.

      Selon Yossi Amitay, « la vision d'un monde unique et uni autour de plusieurs régions intégrées, transcendant le fanatisme ethnique, religieux ou linguistique, où chaque groupe ou association recevrait la garantie d'un maximum d'autodétermination, est un idéal longtemps souhaité. Même dans son fonctionnement actuel, l'Union européenne est supposée servir de modèle pour un processus similaire, et j'espère qu'il pourra se développer dans d'autres régions, notamment au Proche-Orient» 247 .

      Il convient de souligner qu'en dépit du fait que l'Union européenne est le principal bailleur de fonds dans la région, l'Europe a le plus souvent eu une position médiane et n'a jamais considéré, d'une part, de voter des sanctions contre l'Autorité palestinienne, qui est souvent reconnue comme une institution assez largement corrompue, ni, d'autre part, de fermement condamner l'occupation israélienne des territoires depuis 1967.

      L'Union européenne, si elle a fait preuve d'une convergence de vues certaine sur la situation au Proche-Orient, n'a jamais eu en revanche les moyens de ses ambitions dans la région, où l'influence de Washington demeure prépondérante.


12. Le regard conditionné vers l'Afrique

      Nous allons voir dans ce chapitre que la politique européenne vis-à-vis du continent africain est marquée au sceau de l'époque coloniale et, de fait, est souvent restée empêtrée dans des contradictions oscillant entre, d'une part, une attitude paternaliste et, d'autre part, la reconnaissance du besoin d'émancipation des jeunes Etats africains. Née avec le traité de Rome de 1957, la politique communautaire de coopération avec les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) projetée par les six Etats fondateurs - la France, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas - a en effet d'emblée été imprégnée par l'esprit dominateur des puissances coloniales, la France en premier chef, et des « petits soldats de l'Empire » 248 . L'Union européenne, en projetant sa politique d'aide au développement, a voulu donner une légitimité plus grande à la PESC. Autrement dit, la PESC s'est en quelque sorte invitée vis-à-vis des pays ACP au travers du principe de conditionnalité, qui lie l'aide au développement au respect des valeurs que l'Union européenne considère comme universelles : droits de l'homme, liberté individuelle, liberté d'expression, bonne gouvernance et transparence.


Bref historique

      Dès le début de la construction européenne, la Convention d'application de Rome fut le résultat d'une demande expresse de Paris qui souhaitait ne pas compromettre ses relations privilégiées de libre-échange avec bon nombre des pays concernés. La France a ainsi demandé et obtenu des autres Etats membres que son entrée dans la Communauté européenne ne soit pas dommageable pour ses relations avec les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Cette première Convention a ainsi joué « un rôle pionnier dans la lente construction de l'action extérieure de l'Union européenne » 249 .

      La coopération française, en Afrique notamment, est un sujet en soi. Relevons simplement la formule de Thérèse Pujolle: « la politique africaine de la France est largement une affaire de politique intérieure » 250 . Paris a, en effet, inscrit son aide au développement dans une géopolitique héritée de l'Histoire et concentrée sur le premier cercle de ses anciennes colonies.

      L'engagement de l'Europe vis-à-vis des pays ACP, paternaliste dans un premier temps, s'est modifié à la lumière du processus de décolonisation et de l'indépendance des anciennes colonies : d'abord avec les Conventions de Yaoundé de 1963 et de 1969, puis avec les différentes Conventions de Lomé, à partir de 1975, pour devenir plus associatif.

      Les Conventions de Lomé sont un ensemble d'accords commerciaux de libre-échange concernant à la fois les produits industriels et les matières premières, ainsi que des aides publiques octroyées aux pays ACP. Elles ont instauré un accord paritaire entre les pays membres de la Communauté européenne et les pays ACP, donnant à ces derniers un accès privilégié de leurs produits sur le marché européen.

      La Convention de Lomé I, signée le 28 avril 1975 entre la Communauté et quarante-six Etats ACP, avait avant tout comme objectif de créer un espace économique structuré.

      La deuxième Convention de Lomé fut également signée pour une période de cinq ans, de 1979 à 1984, mais cette fois avec cinquante-sept pays ACP. Plus complète que Lomé I, Lomé II a introduit des clauses sur les investissements privés, la main-d'oeuvre, la pêche et le développement agricole.

      La troisième Convention de Lomé, qui couvre la période 1984-89, fut signée le 8 décembre 1984 entre la Communauté élargie à dix Etats membres et les pays ACP, et insistait sur la coopération en matière culturelle, sociale et humanitaire. Le texte de Lomé III précise que l'objectif était de «promouvoir et stimuler le développement économique, culturel et social des pays ACP », et de « renforcer et diversifier leurs relations avec l'Europe dans un esprit de solidarité et d'intérêt mutuel ».

      La quatrième Convention de Lomé fut signée le 15 décembre 1989 pour une période de dix ans cette fois, jusqu'en 2000, mais revisitée à mi-parcours, en 1995, année où Paris assurait la présidence par rotation de l'Union européenne. Le texte de Lomé IV a notamment mis l'accent sur « la promotion des droits de l'homme, la démocratie et la bonne gestion des affaires publiques ».

      Les Convention de Lomé ont ainsi été réexaminées tous les cinq ans depuis Lomé I, permettant aux parties contractantes, toujours plus nombreuses, d'amender le dispositif en fonction des nouvelles données socio-économiques et historiques, et de fixer de nouvelles priorités.

      En réalité, dès Lomé I l'Europe a pensé ses relations avec les pays ACP dans une optique politique. A l'époque de la guerre froide, la neutralité politique entre la Communauté et les pays ACP arrangeait l'ensemble des protagonistes : elle permettait, en effet, d'entretenir et de développer des relations stables avec des pays sans porter de jugement sur leurs orientations idéologiques, politiques ou économiques. Selon Dieter Frisch, il s'agissait là d'un « respect presque aveugle de la souveraineté de nos partenaires » 251 .

      Pour la France, ancienne puissance coloniale, les intérêts économiques étaient un élément majeur de sa politique. Comme l'a souligné Sylvie Brunel, « si l'aide est une bonne affaire pour les Africains, elle l'est aussi pour la France, car une bonne partie de ce que nous allouons à l'Afrique retombe dans notre escarcelle » 252 .

      Autrement dit, transcender les clivages et cicatriser les blessures de l'époque coloniale répondait à une ambition éminemment politique de la part de l'Europe. Les relations CEE-ACP, institutionnalisées par le processus de Lomé, garantissaient ainsi l'existence d'un dialogue constructif entre les pays partenaires, alors que les relations bilatérales étaient le plus souvent réduites au strict minimum. Lomé a par exemple permis de maintenir un dialogue avec l'Ethiopie de Mengistu, et de négocier une politique agricole dynamique contraire à la phraséologie marxiste et orthodoxe du régime.


La dimension politique

      L'Union européenne et ses Etats membres sont le principal fournisseur d'aide internationale, représentant près de 60% de l'ensemble de l'aide publique au développement dans le monde, contre 4% pour les Etats-Unis et 18% pour le Japon. L'Union européenne assume à elle seule plus de 10% de l'aide fournie par les pays de l'OCDE. L'Afrique subsaharienne en est la principale bénéficiaire, via les Conventions de Lomé, avec près de 40% du montant total.

      C'est sous l'égide du Commissaire européen chargé de la coopération, M. Edgard Pisani, qu'a été institué le principe du «dialogue politique» au moment des négociations de Lomé III en 1985. Jusqu'à cette date, Lomé I et II avaient brillé par l'absence de conditionnalité en ce qui concerne l'octroi de l'aide au développement, en étant basé sur le principe du partenariat entre la Communauté économique européenne et les pays ACP, fondé sur le respect des souverainetés nationales et de l'indépendance des Etats.

      Dès les années 1990, l'Union européenne a fait du « dialogue politique » le troisième pilier de ses relations avec les pays ACP, avec les échanges commerciaux et la coopération au développement.

      Cet automatisme de l'aide au développement fut peu à peu battu en brèche par les prémisses de la fin de la guerre froide et l'effondrement du communisme, en ce sens que la libération des esprits allaient donner un souffle nouveau à l'architecture de l'aide au développement de l'Union européenne. Le « dialogue politique » signifiait un véritable dialogue sur l'optimisation des outils de coopération.

      Désormais, il devenait possible, sinon souhaitable, de discuter de la politique des prix, de l'importation ou de la commercialisation des produits avant d'accorder un programme de développement agricole.

      Selon Vijay S. Makhan, « le dialogue politique constitue également aux yeux de l'Union européenne une part essentielle de sa politique étrangère et de sécurité commune (PESC) » 253 .

      Nous avons vu dans la Ière Partie que le langage joue un rôle essentiel dans notre perception de la réalité, et qu'il est donc possible de connaître la réalité à travers la construction linguistique et l'analyse discursive. Nous avons vu également que le discours politique est un élément constitutif du pouvoir, et qu'il peut également produire une forme d'action sur autrui. Dans le cas des pays ACP, la notion de « dialogue politique » développée et utilisée par l'Union européenne est un acte de parole illocutoire, en ce sens qu'il accomplit quelque chose en étant énoncé. Il s'agit de la fonction « conative » du langage, qui vise à agir sur autrui. L'effet de sens est à nouveau transphrastique, et dépasse le cadre stricto sensu du contenu du message.

      De plus, les circonstances dans lesquelles l'énoncé s'accomplit, en l'occurrence venant d'un locuteur de taille : M. Edgard Pisani, Commissaire européen, conditionne son impact auprès des récepteurs du message, les dirigeants politiques et les populations des pays ACP. En parlant de « dialogue politique » de manière répétée, les acteurs politiques et les médias européens participent à son imprégnation sociale auprès des populations concernées.

      Dans le cas précis, M. Edgard Pisani répond aux trois fonctions sociales de la représentation :

  • la fonction de « représentation collective », en incarnant l'Union européenne en tant que Commissaire européen, et comme référent légitime;
  • la fonction « d'exhibition » de l'être social à travers les signes symboliques, en représentant une nouvelle espérance née avec l'arrivée des socialistes en France en 1981 ;
  • et la fonction de « présentification », en projetant une forme d'incarnation de l'identité collective européenne au travers de sa personne, au-dessus de tout soupçon et connue pour sa grandeur morale.

      Or en faisant nombre de discours sur le « dialogue politique » avec les pays ACP, les locuteurs de l'Union européenne contribuent à fabriquer une réalité sociale européenne distincte de la réalité sociale des pays ACP, en ce sens qu'elle apparaît comme ayant déjà intégré la « dialogue politique » comme une de ses valeurs civilisationnelles. Comme nous l'avons vu, c'est ce qu'Austin a appelé « la force illocutoire » du langage.

      Dans cette logique, l'aide au développement se trouve étroitement liée à la paix et à la sécurité. La PESC, nous l'avons vu dans la IIIème Partie de notre thèse, a comme objet la prévention et la résolution des conflits. L'Europe de Maastricht a ainsi conditionné l'aide au développement par le respect des valeurs qu'elle considère comme universelles - droits de l'homme, liberté individuelle, liberté d'expression, bonne gouvernance, transparence.

      Comme l'a souligné M. Vaclav Havel, « il faut donner à l'Europe la capacité de promouvoir les valeurs dont elle est le berceau : la solidarité, la tolérance, la démocratie, le respect de la personne humaine dans ses droits fondamentaux » 254 .

      En posant le principe de conditionnalité, l'Union européenne a projeté sur ses relations avec les pays ACP un ensemble de valeurs et d'engagements pris dans le cadre des grandes conférences internationales qui se sont déroulées dans les années 1990 : l'environnement et le développement durable (Rio), les droits de l'homme (Vienne), la population (Le Caire), les femmes (Pékin), les villes et la migration (Istanbul), le commerce et le développement (Midrand, Afrique du Sud), et la sécurité alimentaire (Rome).

      Le volontarisme politique qui ne cesse de marquer l'évolution de la construction européenne a trouvé un terrain d'expression particulièrement fertile vis-à-vis des pays ACP. L'Union européenne, en effet, estime que l'application de ces engagements ne relève pas seulement du domaine technique ou économique, mais également d'une réelle volonté politique. On est loin ici des affirmations de M. Claude Cheysson, l'un des fondateurs de la politique européenne de coopération, qui dans un souci de partenariat avait coutume de dire à ses interlocuteurs des pays ACP : « C'est votre argent ».

      Il est donc incontestable que le traité de Maastricht a donné un nouveau cadre à la politique de coopération de l'Union européenne. La version révisée de Lomé IV (1995) prévoit explicitement le « dialogue politique » avec les pays ACP. Les dispositions en faveur des droits de l'homme sont mentionnées expressis verbis, et la violation des droits fondamentaux peut même conduire à la suspension de la coopération 255 .

      La conditionnalité a pris le pas sur l'inconditionnalité. « De sages contraintes rendent l'homme libre » dit l'adage...

      En 1997, M. de Deus Pinheiro, Commissaire européen chargé de la politique de développement, déclarait ainsi : « il ne doit subsister aucun tabou » 256 .

      L'Organisation mondiale du commerce (OMC) a mis en place la clause de « préférence généralisée » à l'ensemble des pays en voie de développement (PVD) sans distinction, et sans prendre en considération les différences tant structurelles que conjoncturelles au sein même des PVD. La généralisation du libre-échange a diminué les droits de douane partout dans le monde. En 1999, 7% seulement des exportations des produits ACP vers le marché européen ont encore bénéficié d'une marge préférentielle supérieure à 7%.

      La plupart des Etats, tant européens qu'ACP, ont utilisé différemment les divers rouages des Conventions de Lomé. Les intérêts particuliers ont souvent prévalu sur l'intérêt général du développement des pays ACP. Et de nombreux dysfonctionnements sont apparus : mauvaise gouvernance, corruption, déficit démocratique, faiblesses structurelles de l'Etat, et guerres.

      La coopération a ainsi pris une dimension plus directive de la part de l'Union européenne, basée davantage sur le monologue que sur le dialogue. M. Dominique Strauss-Kahn, Ministre français des finances, a bien exprimé ces contradictions européennes en 1998 : « je suis très attaché à ce que l'action exemplaire des Européens dans le domaine de l'aide publique au développement soit maintenue. Pour autant, l'aide publique au développement ne sera légitime et souhaitée que si son efficacité est claire. En la matière, il faut reconnaître que notre crédibilité, et peut-être particulièrement celle des fonds européens, s'est amoindrie au cours des dernières années. Je souhaite donc une refondation du système de Lomé pour garantir son efficacité et sa pérennité » 257 .

      M. John Kenneth Galbraith avait trouvé une belle formule à ce sujet : «est juste ce qui est approprié au stade atteint dans le processus historique » 258 .


Projection de l'Europe

      Avec Lomé III et IV, la dimension politique de l'aide au développement s'est considérablement affermie. Le préambule de Lomé IV révisé (1995) mentionne le désir de resserrer les liens entre les pays de l'Union européenne et les pays ACP «par un dialogue politique renforcé et par son élargissement à des thèmes et problèmes de politique étrangère et de sécurité ». La rhétorique maastrichtienne a ainsi imprégné le corps même du texte des Conventions de Lomé.

      Cette projection de l'Europe dans un texte régissant ses relations commerciales avec les pays ACP participe à la construction identitaire d'une Europe se percevant comme une réelle puissance. Nous l'avons vu, la construction de l'identité d'un groupe d'Etats se réalise dans la définition d'une altérité. En l'occurrence, l'altérité des pays ACP - et le miroir qu'ils renvoient à l'Europe - est constitutive de l'identité européenne et, partant, de sa puissance comme acteur sur la scène internationale. Et nous avons vu que l'identité est inintelligible si elle n'est pas située dans le monde.

      Il est tout à fait révélateur de noter que si Lomé I et II commençaient, dès l'article 1, avec la coopération commerciale, Lomé III et IV débutent par un préambule d'une vingtaine d'articles traitant de la dignité humaine, des droits économiques, sociaux et culturels, de la consolidation de l'Etat de droit et de la bonne gestion des affaires publiques.

      Le Livre vert de l'Union européenne de 1995 met précisément le point sur une politique de coopération basée non pas sur les engagements mais sur des résultats : « la conditionnalité renforce le poids du critère de performance dans l'allocation des ressources, et une approche globale cohérente de ces questions devra être définie » 259 .

      Lors des débats sur le Livre vert, M. Michel Rocard a insisté sur la condition absolue de tout développement que constitue, selon lui, la stabilité juridique des législations, des fiscalités et des contrats. Il est vrai que l'une des règles coutumières du processus de Lomé est de dire que l'efficacité du dispositif dépend précisément de l'adhésion des pays concernés à la conditionnalité européenne.

      Il convient également de souligner qu'avec l'élargissement de l'Union européenne, notamment avec l'entrée des pays scandinaves, une nouvelle sensibilité a éclos : l'important, dans la coopération, n'est pas le legs de l'Histoire mais au contraire les responsabilités des uns et des autres. Parmi les valeurs notamment mises en avant par les pays scandinaves, l'Autriche et les Pays-Bas, figurent le devoir - et pas simplement le droit - de lutter contre la pauvreté, de répondre aux exigences humanitaires et de trouver des solutions aux conflits.

      Un autre élément essentiel de cette nouvelle approche de l'Union européenne concerne l'exigence de transparence des projets vis-à-vis tant des opinions publiques que des décideurs.


L'importance de la société civile

      La politique européenne vis-à-vis des pays ACP, si elle se situe tout de même à la marge à proprement parler de la PESC, n'en demeure pas moins ipso facto un gage d'ouverture de l'Europe sur le monde.

      Les Eurobaromètres d'une manière générale, et l'Eurobaromètre 52 de 2000 en particulier montrent clairement que les Européens soutiennent très largement une politique commune d'aide au développement, avec 67% de réponse positive 260 .

      L'Union européenne se définit dans le miroir de l'Autre, en l'occurrence les pays ACP. En mettant l'accent sur l'importance de la société civile, qu'elle a elle-même inventé au XVIIIème siècle dans la période pré-révolutionnaire française, l'Europe renforce ses valeurs et les projette à l'extérieur.

      M. Jean-Robert Goulongana, Secrétaire général du Groupe des Etats ACP, a déclaré à Bruxelles le 3 juillet 2001: « il faut associer aux efforts de développement et sous la responsabilité des pouvoirs publics, maîtres d'oeuvre en la matière, l'ensemble des forces vives de la société. De la sorte, les objectifs de la coopération, qui placent la lutte contre la pauvreté en tête de leurs priorités, seraient mieux atteints en partageant de manière plus efficiente les responsabilités » 261 .

      La Commission européenne a ainsi dégagé un certain nombre d'orientations, et encouragé les pays ACP à faire des propositions concrètes sur les meilleurs moyens d'organiser l'information et la consultation de la société civile, la représentation de ses différentes composantes, et sa participation à la mise en oeuvre des projets et des programmes.

      L'Union européenne va même jusqu'à encourager la collaboration entre la société civile ACP et la société civile européenne.

      Le Premier ministre belge M. Dehaene, dans un discours très paternaliste sur les pays ACP, a dit à Bruges le 1er décembre 1998: « l'Union européenne a réussi à traduire son pouvoir potentiel en influence réelle. L'Europe doit relever le défi consistant à trouver la force pour jouer un rôle dirigeant dans le concert international. La convention de Lomé constitue une « valeur étrangère ajoutée ». Pour nombre de pays en voie de développement, la collaboration ACP fut la principale « life-line » avec les pays occidentaux. L'Union européenne a souvent relancé le moteur du progrès dans ces pays. Ces succès ne sont pas le fruit du hasard. Il y a une logique, une logique qui doit également nous aider dans l'avenir » 262 .

      Autrement dit, en disant que l'Europe a souvent relancé le moteur du progrès dans ces pays, il veut convaincre autrui de cette réalité. M. Deheane fait un acte de parole illocutoire, en ce sens qu'il accomplit quelque chose par le simple fait d'être énoncé.

      Pourtant, ainsi que l'estime Alice Landau, « l'empreinte de la signification première des Conventions de Lomé demeure difficile à infléchir : Lomé demeure un modèle, certes, mais un modèle qui ne repose pas sur une refonte des relations entre l'Europe et le Tiers-Monde » 263 .

      Le préambule de l'Accord de Cotonou 264 , signé le 23 juin 2001 au Bénin entre l'Union européenne et les pays ACP, est très révélateur de la projection des valeurs chères à l'Europe à l'ensemble du groupe ACP. Le contenu de l'accord de Cotonou demeure toutefois lié aux exigences de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) sur les zones de libre-échange régionales, basées sur le principe de la proximité géographique.

      L'accord de Cotonou a comme objectif le développement durable des pays ACP et prévoit d'améliorer leur capacité de production et leur compétitivité. L'étude herméneutique de ce préambule montre qu'au-delà des mots, il y a des actes de paroles qui sont autant d'actes de pouvoir pour projeter les valeurs de l'Europe dans les esprits de pays ACP. Comme nous l'avons vu dans la Ière Partie, les actes de parole sont considérés comme des actions menées au travers des discours. Le discours politique devient ainsi constitutif de l'action politique.

      Les parties contractantes affirment en effet dans ce préambule « leur engagement à oeuvrer ensemble en vue de la réalisation des objectifs d'éradication de la pauvreté, de développement durable et d'intégration progressive des pays ACP dans l'économie mondiale » ; elles expriment « leur détermination à apporter par leur coopération une contribution significative au développement économique, social et culturel des États ACP et au mieux-être de leurs populations, à les aider à relever les défis de la mondialisation et à renforcer le partenariat ACP-UE dans un effort visant à donner au processus de mondialisation une dimension sociale plus forte ».

      Les pays ACP réaffirment « leur volonté de revitaliser leurs relations privilégiées et de mettre en oeuvre une approche globale et intégrée en vue d'un partenariat renforcé fondé sur le dialogue politique, la coopération au développement et les relations économiques et commerciales » ; ils reconnaissent « qu'un environnement politique garantissant la paix, la sécurité et la stabilité, le respect des droits de l'homme, des principes démocratiques et de l'État de droit et la bonne gestion des affaires publiques, fait partie intégrante du développement à long terme, reconnaissant que la responsabilité première de la mise en place d'un tel environnement relève des pays concernés ».

      La projection identitaire européenne se poursuit en énumérant les références majeures censées draper l'Union européenne des habits de la vertu, à savoir :

  • les principes de la Charte des Nations Unies ;
  • la Déclaration universelle des droits de l'homme ;
  • les conclusions de la Conférence de Vienne de 1993 sur les droits de l'homme ;
  • les Pactes sur les droits civils et politiques et sur les droits économiques, sociaux et culturels ;
  • la Convention sur les droits de l'enfant ;
  • la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes ;
  • la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale ;
  • les Conventions de Genève de 1949 et les autres instruments du droit international humanitaire ;
  • la Convention de 1954 sur le statut des apatrides ;
  • la Convention de Genève de 1951 et le protocole de New York de 1967 relatifs aux statut des réfugiés ;
  • la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du Conseil de l'Europe ;
  • la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ;
  • ainsi que la Convention américaine des droits de l'homme comme des contributions régionales positives au respect des droits de l'Homme dans l'Union européenne et les États ACP.

      Ce corpus très large de références et de textes majeurs sont autant de messages portant sur l'affirmation des valeurs universelles constitutives de l'identité européenne. La fonction « conative » de ce corpus vise à agir sur autrui et à véhiculer les valeurs morales de l'Union européenne tant à l'intérieur qu'à l'extérieure. Autrement dit, le processus de fabrication de l'identité européenne est certes évolutif, mais il suit une double logique interne (opinion publique de l'Union européenne) et externe (opinions publiques des pays ACP).

      Le préambule de l'Accord de Cotonou porte une attention particulière aux engagements souscrits lors des conférences des Nations Unies de Rio, Vienne, Le Caire, Copenhague, Pékin, Istanbul et Rome, et reconnaît la nécessité de poursuivre les efforts en vue de réaliser les objectifs et de mettre en oeuvre les programmes d'action qui ont été définis dans ces enceintes.

      L'Article 2 (principes fondamentaux) énumère les valeurs sacrées de l'Europe:

  • l'égalité des partenaires et l'appropriation des stratégies de développement: en vue de la réalisation des objectifs du partenariat, les États ACP déterminent, en toute souveraineté, les stratégies de développement de leurs économies et de leurs sociétés dans le respect des éléments essentiels visés à l'article 9; le partenariat encourage l'appropriation des stratégies de développement par les pays et populations concernés;
  • la participation: outre l'État en tant que partenaire principal, le partenariat est ouvert à différents types d'autres acteurs, en vue de favoriser la participation de toutes les couches de la société, du secteur privé et des organisations de la société civile à la vie politique, économique et sociale;
  • le rôle central du dialogue et le respect des engagements mutuels: les engagements pris par les parties dans le cadre de leur dialogue sont au centre du partenariat et des relations de coopération;
  • la différenciation et la régionalisation: les modalités et les priorités de la coopération varient en fonction du niveau de développement du partenaire, de ses besoins, de ses performances et de sa stratégie de développement à long terme. Une importance particulière est accordée à la dimension régionale. Un traitement particulier est accordé aux pays les moins avancés.

      Le langage joue un rôle essentiel dans notre perception de la réalité, et il est donc possible de connaître la réalité à travers la construction linguistique et l'analyse discursive. La théorie d'Austin, que nous avons analysée dans la Ière Partie, permet de saisir les rapports du discours et de l'action, en ce sens que, selon lui, tout énoncé a ipso facto valeur d'action. Nous l'avons vu : rien n'est neutre dans le langage. Il y a toujours un « arrière-plan » pré-intentionnel qui conditionne la perception du message par les autres.

      Le langage politique de l'Europe vis-à-vis des pays du Sud, dont ce long préambule est un exemple probant, contient des évaluations, réaffirme des valeurs et sert une ambition politique, celle d'asseoir l'influence de l'Union européenne envers les pays ACP et de développer une identité européenne propre au continent.


13. Vers l'Est incertain

      Nous allons voir dans ce chapitre qu'avec l'effondrement du communisme et la désagrégation de l'Empire soviétique, le paysage géostratégique de l'Europe a connu, depuis 1989, de profonds bouleversements. D'un point de vue terminologique, des expressions faisant partie du langage courant comme « l'Europe de l'Est » ou « les relations est-ouest » ont perdu du sens. Contrepartie de ces mouvances rhétoriques, l'Europe centrale a retrouvé un second souffle et une nouvelle dimension qui, jusqu'alors, avaient été occultés par l'antagonisme des deux blocs. Nous allons voir que le centre de l'Europe, désormais, n'est plus à l'est mais bien au coeur du continent, et que le discours sécuritaire a davantage lieu dans le cadre de l'Alliance atlantique que dans celui de la PESC.


Des « Etats-laboratoires »

      Si le Mur de Berlin est tombé sans provoquer un conflit d'importance majeure, c'est en grande partie dû au fait que des pays comme la Pologne ou la Hongrie, voire l'Allemagne de l'Est, ont peu à peu préparé le terrain en se présentant comme des « Etats-laboratoires », pour reprendre l'expression de Jean-Christophe Romer 265 .

      Ainsi, dès les années 1985 et l'arrivée au pouvoir de M. Mikhaïl Gorbatchev, des discussions ont eu lieu sur le devenir des alliances stratégiques, l'Alliance atlantique d'une part, et le Pacte de Varsovie d'autre part.

      Signe de cette évolution géo-stratégique : la décision de Moscou, en décembre 1988, de procéder à une réduction unilatérale de ses forces conventionnelles en Europe de 500.000 hommes, et de passer d'un concept d'alliance à prédominance militaire à un concept d'alliance à prédominance politique.

      La « doctrine Brejnev » de souveraineté limitée a peu à peu été battue en brèche par la perestroïka de M. Gorbatchev : chaque Etat de l'ancien glacis soviétique pouvait commencer à penser différemment et à réfléchir sur sa propre structure sécuritaire.

      Le changement de cap est officiellement tombé le 27 octobre 1989, soit deux semaines avant la chute du Mur de Berlin, lorsque le porte-parole du Ministère russe des affaires étrangères, M. Gerassimo, annonçait la fin de la « doctrine Brejnev ». La chronologie des événements montre que le Mur n'a pu tomber que parce que Moscou avait d'ores et déjà intégré ce scénario.

      Dans la foulée, les trois pays d'Europe centrale - à savoir la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie - se sont réunis le 17 mars 1990 et ont annoncé leur volonté de quitter le Pacte de Varsovie. Le sommet Kohl-Gorbatchev de juillet 1990 a permis de préparer la mort formelle du Pacte de Varsovie, intervenue lors du sommet de Paris de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) en novembre 1990.

      Le dernier soldat soviétique présent en Europe centrale a quitté la Hongrie le 19 juin 1991. Et le 1er juillet 1991, le Pacte de Varsovie fut officiellement dissout. Maintenu en état de survie artificielle depuis la chute du Mur de Berlin, le Pacte de Varsovie a été victime du rétablissement de l'indépendance de ses propres Etats satellites est-européens.

      Il convient de noter que les armes nucléaires tactiques ont été évacuées dès 1988 de Hongrie, en 1990 de Pologne et de Tchécoslovaquie, et en 1991 d'Allemagne de l'Est. Les forces terrestres leur ont emboîté le pas, et l'Allemagne de l'Est, qui comptait les effectifs les plus importants, avec près 400.000 soldats et 200.000 civils, a vu les premiers départs en 1990, ce jusqu'au dernier soldat à quitter le territoire en 1994.

      Ainsi, en quatre ans, l'Armée rouge et son arsenal militaire et nucléaire ont reculé de 2.000 km vers l'Est, sans guerre ni victoire militaire. Ce recul du dispositif militaire soviétique plaçait Moscou à l'époque de Pierre le Grand, à la fin du XVIIème siècle, lorsque la Russie avait assis son emprise militaire au fond du golfe du Finlande et au-delà du Dniepr.

      Pour reprendre l'expression de Jean-François Drevet 266 , un vaste « vide militaire » s'est alors ouvert au sein des pays d'Europe centrale et orientale (PECO).

      Résultat: Moscou s'est de plus en plus perçu comme vulnérable, jugeant que ses frontières devenaient de plus en plus difficiles à défendre.

      Il convient de rappeler que le bloc communiste avait érigé un système de sécurité à plusieurs cercles. En Union soviétique même, la militarisation de l'économie, le quadrillage du territoire, la concentration des armements dans la région baltique, en Mer Noire, dans l'océan Arctique et dans le Pacifique représentaient, en effet, un potentiel militaire hors du commun.

      Or qui, dans cette situation instable, allait pouvoir assumer les questions de sécurité des pays d'Europe centrale ? Autrement dit, qui allait pouvoir remplacer la doctrine de dissuasion nucléaire, à un moment où ces pays se trouvaient privés du parapluie protecteur russe ?

      La mort du Pacte de Varsovie les laissait dans une situation de vide stratégique difficile à gérer. Or, la constitution d'un « ventre mou » ou d'une zone tampon n'était souhaitée par personne et en premier lieu pas par les intéressés. Il fallait, dans ces conditions, « repenser totalement le concept de sécurité pour le centre de l'Europe » 267 .


Plusieurs institutions sont entrées en scène

      La Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), qui est la seule organisation de sécurité à réunir sous le même toit Moscou et Washington, selon la formule consacrée, « de Vancouver à Vladivostock », a décidé de créer un Conseil des ministres des affaires étrangères et un Centre de prévention des conflits. Or là où le bât blesse, c'est que la CSCE n'ait pas les moyens de ses ambitions, et aucune marge de manoeuvre pour faire appliquer ses décisions.

      L'Union de l'Europe occidentale (UEO), nous l'avons vu dans la IIIème Partie, se réveillait lentement de sa léthargie des années de guerre froide.

      Et, bien sûr, l'OTAN qui, dans cette situation de transition, s'apprêtait à être de plus en plus sollicitée. Fut ainsi créé en novembre 1991 à Rome, suite à une proposition commune Baker-Genscher, le Conseil de Coopération Nord-Atlantique (COCONA). Le COCONA regroupe l'ensemble des pays de feu le Pacte de Varsovie, les trois pays baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie), ainsi que les pays de la Communauté des Etats Indépendants (CEI), créée le 8 décembre 1991 au moment de la disparition de l'Union soviétique.

      Ce « besoin d'OTAN » est manifeste, en particulier sous l'impulsion des pays du « Triangle de Visegrad » - Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie - du nom de la réunion de ces trois Etats à Visegrad en Hongrie le 15 février 1991. Leur objectif : adhérer à l'Alliance atlantique.

      La chute du Mur de Berlin a ainsi permis aux pays d'Europe centrale de retrouver un centre et, partant, une dimension historique et identitaire mise en veilleuse durant les années communistes. Le fait est que cela correspondait également à une certaine logique géopolitique.

      L'Union européenne se développe selon une dynamique « westphalienne » 268 : le processus d'élargissement conduit à une Europe à plusieurs vitesses, avec un nombre croissant de pays participant à des degrés divers à l'effort de construction européenne. C'est précisément selon cette dynamique que se développent les relations entre l'Union européenne et les PECO.

      Du point de vue de Moscou, plutôt favorable à l'élargissement, cela ne va pas néanmoins sans certaines inquiétudes à propos de ce que la Russie appelle l'«OTAN-bis», à savoir des projets sécuritaires des Etats du Triangle de Visegrad et des Etats baltes. Une sorte de « cordon sanitaire » mal perçu par Moscou qui, historiquement, n'a jamais apprécié de se sentir encerclé de la sorte, avec une poussée quasiment frontale.

      Ce d'autant plus que Washington a reconnu que la sécurité des PECO affectait ipso facto celle des Etats-Unis, et que l'adhésion des pays du « Triangle de Visegrad » à l'Alliance atlantique donnerait à Washington une profondeur stratégique à laquelle les faucons du Pentagone avaient espéré parvenir, en vain, à l'époque de la guerre froide.

      L'Article 5 de l'OTAN, qui prévoit qu'une attaque contre un des membres de l'Alliance est considéré comme une attaque contre l'ensemble des membres, permet ainsi une sanctuarisation des PECO.

      En 1993, Washington a lancé l'idée d'un « Partenariat pour la Paix » dont l'objectif visait à fidéliser les pays d'Europe centrale à ce « besoin d'OTAN ». Pendant plusieurs années, Moscou a manifesté son hostilité à ce Partenariat et à toute idée d'élargissement de l'OTAN en direction de ses anciens « protectorats » centre-européens.


L'Acte Fondateur

      Réaction: le 27 mai 1997 fut signé à Paris l'Acte Fondateur des nouvelles relations entre Moscou et l'Alliance atlantique. Les pays de l'OTAN ont donc compris qu'il fallait à tout prix éviter un phénomène de victimisation de la Russie. Nous l'avons vu, ni la CSCE, ni l'Union européenne, à fortiori ni l'Union de l'Europe occidentale (UEO) n'ont été à même de définir un concept de sécurité tout à la fois efficace et crédible en Europe.

      Selon Jean-Christophe Romer, « l'Acte fondateur rétablit implicitement sur le continent européen une forme de condominium américano-russe - même si la Russie n'est pas l'URSS et si sa puissance, considérablement affaiblie, rend ce condominium largement inégalitaire dans les faits » 269 .

      L'Acte fondateur renforce ipso facto la prédominance américaine en Europe, mettant en réelle difficulté la mise en place du pilier européen de l'OTAN autour de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) et de l'identité européenne de défense et de sécurité. Washington renforçait ainsi sa maîtrise de l'échiquier européen et son emprise sur la sécurité européenne. Cette « vassalisation » de l'Union européenne et de l'UEO est un fait, renforcée par les expériences de la guerre du Kosovo.

      Il convient de rappeler les paroles de M. Hunter, Ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'OTAN, qui disait en 1996: « les Etats-Unis se considèrent comme une puissance européenne » 270 . Il s'agit clairement d'un acte de parole illocutoire : en parlant de « puissance européenne » à propos des Etats-Unis, l'objectif de l'Ambassadeur américain vise à définir une réalité auprès des Européens, en envoyant un message clair, et facile à déchiffrer : « les Etats-Unis sont en réalité les seuls protecteurs de l'Europe », « en dehors de Washington, il n'y a pas de salut sécuritaire pour les Européens », « la PESC est un exercice de style, mais la puissance américaine est une réalité incontournable ». C'est un acte de parole qui est un acte de pouvoir auprès de l'Union européenne et qui, paradoxalement, renforce dans le même temps le sentiment d'identité européenne.

      Si nous nous basons sur les « lois du discours » énoncées dans la Ière Partie, le discours de M. Hunter répond à la loi de pertinence, qui stipule que le discours est approprié au contexte dans lequel il intervient, et donc stimule l'intérêt du destinataire du message, en l'occurrence les Européens, mais il ne répond pas à la loi de sincérité, qui touche à l'engagement de l'énonciateur du discours, et à un certain degré de vérité par rapport à ce qu'avance l'orateur. En effet, cela vise davantage à positionner les Etats-Unis de manière dominante en Europe en ce qui concerne la sécurité du continent. Son discours apparaît ainsi comme une organisation au-delà de la phrase, transphrastique, et qui a un impact au-delà du contenu stricto sensu du message.

      Il existe deux écoles à propos de la politique de sécurité à développer vis-à-vis de Moscou. Les optimistes pensent qu'il faut apporter un soutien concret à Moscou en l'aidant à se comporter de manière normale sur le plan international, et éviter de provoquer un repli identitaire et stratégique pouvant être dommageable, à terme, pour l'équilibre de la sécurité en Europe. C'est d'ailleurs pour cette raison que le Conseil de l'Europe a avalisé l'adhésion de la Russie en son sein alors que le conflit tchétchène battait son plein.

      De leur côté, les pessimistes jugent au contraire que cette politique d'ouverture de la Russie n'est qu'un leurre, comme sous Alexandre II ou sous Khroutchev, et que Moscou ne conçoit les relations internationales que dans une dynamique de rapport de force.

      L'élément clé, à l'origine de la difficulté de l'Union européenne à penser l'après-guerre froide, c'est Washington. En effet, les Américains n'ont jamais voulu lâcher la bride à l'OTAN et ont toujours regardé les évolutions sécuritaires européennes avec scepticisme. Le développement de la PESC n'a pas non plus bénéficié du soutien inconditionnel des personnalités de l'Europe centrale. M. Vaclav Havel, par exemple, a souvent manifesté son soutien en faveur de l'Alliance atlantique et de son élargissement en direction des pays du « Triangle de Visegrad ». De son point de vue, comme d'ailleurs du point de vue hongrois et polonais, Washington demeure seule à même de pouvoir réellement contrer l'influence russe, qui reste perçue comme une menace en Europe centrale.

      En 1997, la perspective d'un élargissement de l'OTAN est devenu inéluctable. M. Javier Solana, Secrétaire général de l'OTAN, a alors déclaré que cet élargissement pouvait se faire « à un ou plusieurs pays » 271 .

      L'intérêt stratégique de l'Union européenne et de l'OTAN consiste à construire la sécurité du continent non pas sans la Russie, mais bien avec elle. Frank Umbach apporte toutefois une nuance: « alors qu'il n'est certainement pas possible de créer une sécurité en Europe sans la Russie, il semble qu'actuellement il soit également improbable d'établir cette sécurité avec la Russie » 272 .

      Ce débat s'inscrit dans la définition du rôle et des prérogatives respectivement de l'Union européenne et des Etats-Unis en matière de sécurité, et de leur position par rapport au concept de « soft power » développé par Joseph Nye 273 . Selon Nye, le « soft power » définit le troisième pilier de la puissance d'un Etat ou d'un Groupe d'Etats, après les piliers militaire et économique, et concerne les efforts déployés dans le domaines de l'aide au développement, de l'accès à l'information, à l'éducation et à la culture.

      Cela suppose également la prise en considération de la complexité des relations internaitonales, et de l'importance d'une logique multilatérale et non pas exclusivement bilatérale. Ainsi, l'Union européenne apparaît comme un "soft power", alors que les Etats-Unis n'ont pas intégré cette logique dans leur politique étrangère. Autrement dit, le multilatéralisme n'est pas un choix mais une nécessité dans un monde de plus en plus complexe et interactif.


Partenariat constructif

      Le développement d'un partenariat constructif entre l'Union européenne et la Russie constitue néanmoins un objectif prioritaire à la fois pour Bruxelles et pour Moscou. Le fait d'avoir intégré la Russie dans le G7 - devenu désormais le G8 - constitue à cet égard davantage qu'un signe de bonne volonté de la part des membres de ce groupe des pays les plus industrialisés.

      L'émergence de la PESC, puis de la Politique étrangère et de défense commune, a amené Moscou à réévaluer sa position en Europe. En novembre 2000, le Ministre russe des Affaires étrangères, M. Igor Ivanov, a déclaré: « nous allons étudier les possibilités pour la Russie de participer aux déploiements de l'Union européenne dans le cadre de la gestion des crises » 274 .

      Moscou, pour sa part, est prêt à développer un partenariat tant avec l'Union européenne qu'avec l'OTAN. Les modalités de ce partenariat font l'objet d'une étude attentive à Moscou: l'Union européenne peut-elle remplacer l'Alliance atlantique dans un choix stratégique préférentiel pour Moscou? Le fait est que Bruxelles a des avantages à offrir à Moscou que l'OTAN n'a pas, notamment l'adhésion à l'Espace Economique Européen (EEE). En principe, il n'y a toutefois pas de raison objective pour empêcher un double partenariat OTAN-UE avec Moscou.

      En 1990, le président tchèque M. Vaclav Havel estimait peu probable que son pays devienne membre à part entière de l'OTAN. Or huit ans plus tard, c'était chose faite.

      La décision qu'ont prise les chefs d'Etat et de gouvernement des pays de l'OTAN lors du Sommet historique de Madrid de juillet 1997 était, selon le Secrétaire général de l'OTAN, M. Javier Solana, « une décision qui disait oui à l'engagement, et non à l'indifférence, oui à une ère nouvelle de coopération, et non aux anciennes lignes de division. C'est une décision qui laisse bien augurer de l'avenir de l'Europe, et de la région euro-atlantique tout entière » 275 .

      Selon l'OTAN, la République tchèque, la Hongrie et la Pologne sont à ce stade, toujours selon M. Javier Solana, sur un ton paternaliste qui vise à mettre en avant les valeurs séculaires de l'Europe, « les mieux préparées à apporter un plus à notre sécurité commune. C'est vous, peuples d'Europe centrale et orientale, qui par votre courage avez contribué à mettre fin à la division contre nature de l'Europe. C'est votre désir irrépressible de liberté qui nous a donné la possibilité de construire une Europe nouvelle - une Europe dont les frontières sont définies par des valeurs plutôt que par des sphères d'intérêt ».

      Le communiqué final de la réunion ministérielle du Conseil de l'Atlantique Nord tenue au siège de l'OTAN le 8 décembre 1998 mentionne: « nous nous félicitons que le processus de ratification concernant l'accession de la République tchèque, de la Hongrie et de la Pologne au Traité de Washington ait été mené à bien par tous les pays alliés. Nous accueillons avec satisfaction les progrès accomplis par les pays invités dans les préparatifs en vue de leur adhésion et nous les encourageons ainsi que les autorités militaires de l'OTAN à accélérer leurs efforts afin de répondre aux besoins militaires minimaux pertinents de l'Alliance. L'adhésion de ces pays contribuera à un renforcement global de l'Alliance et à une consolidation de la sécurité et de la stabilité en Europe. Nous nous réjouissons à la perspective d'accueillir la République tchèque, la Hongrie et la Pologne en tant que nouveaux Alliés » 276 .

      Et M. Javier Solana, encore : « l'OTAN n'est pas un bloc militaire. Il s'agit d'une communauté d'Etats démocratiques partageant les mêmes aspirations de sécurité. A la différence du Pacte de Varsovie, l'OTAN est une association volontaire d'Etats libres. Elle existe tout simplement parce que ses Etats membres veulent qu'elle existe ».

      Dans un discours prononcé le 13 avril 2000 à La Haye, le Secrétaire général de l'OTAN, Lord Robertson a quant à lui affirmé: « l'Alliance est en train de construire une Europe plus forte et plus stable, basée sur les valeurs de notre communauté transatlantique. L'OTAN entre dans le XXIème siècle en très bonne forme. Nous avons trois nouveaux membres, nous avons construit de solides relations avec la Russie et l'Ukraine, nous améliorons notre capacité militaire, et l'OTAN demeure le principal forum permettant à l'Europe et aux Etats-Unis de préserver nos intérêts communs en matière de sécurité » 277 .

      En nous basant sur l'analyse de Dominique Maingueneau, développée dans la Ière Partie, nous pouvons dire que ces deux interventions de M. Javier Solana et de M. Robertson répondent aux principales « lois du discours ». En effet, ces discours répondent à la loi de pertinence (tout discours doit être approprié au contexte), à la loi de sincérité (engagement de l'énonciateur, certain degré de vérité), à la loi d'informativité (contenu du discours et qualité des informations amenées au destinataire), à la loi d'exhaustivité (information maximale par rapport à la situation exposée), et loi de modalité (clarté du message de l'énonciateur).

      Leur discours, contextualisé, est également transphrastique, en ce sens qu'il a un impact au-delà du contenu stricto sensu du message, et qui signifie : « vous, pays d'Europe centrale, dont la sécurité a été foulée aux pied sous le joug communiste, avez la chance, aujourd'hui, d'être assurés de la sécurité de l'OTAN, qui plus est dans un environnement démocratique et respectueux des droits de l'homme et de vos libertés ». Quel Etat, dans ces conditions, n'aurait pas souhaité adhérer à l'Alliance atlantique ?

      L'OTAN ne cesse ainsi d'affirmer que sa porte reste ouverte à de nouvelles adhésions, conformément à l'Article 10 du Traité de l'Atlantique Nord et au paragraphe 8 de la Déclaration du Sommet de Madrid , qui affirme la volonté de l'Alliance d'aider les pays candidats à l'adhésion à répondre aux normes de l'OTAN.

      Lors de la réunion qui a marqué le 50ème anniversaire de la signature du traité de l'Atlantique Nord, en avril 1999 à Washington, les chefs d'Etat et de gouvernement des pays membres ont eu l'occasion d'exposer, selon un évangile de valeurs communes bien récité, leur vision partagée de l'Alliance dans les années à venir - « une Alliance adaptée, rénovée et prête à relever les défis de sécurité du XXIème siècle ».

      Force est de constater que l'Europe manque d'ethos, d'imagination, de générosité, de capacité d'oser regarder au-delà de l'horizon des intérêts particuliers. L'Europe doit réussir à développer un sens de la responsabilité plus profond pour elle-même.

      Comme l'ont indiqué Martin A. Smith et Graham Timmins, « l'histoire de l'intégration européenne a toujours été une histoire sans direction - de ne pas définir la destination finale de manière délibérée » 278 .

      Selon le président de la Commission européenne, M. Romado Prodi, «l'Europe est le seul défi institutionnel original dans le monde actuel. La construction européenne est ce que nous pouvons offrir de mieux à l'humanité » 279 . M. Prodi utilise la fonction « conative » du langage, qui vise à agir sur autrui et à produire un effet de sens auprès des opinions publiques.

      Selon Jacques Rupnik, «si la « bruxellisation » ne s'étend pas à l'Est, la « balkanisation » se propagera au Centre et à l'Ouest » 280 .

      A l'époque communiste, l'Europe centrale se situait, selon la formule de Milan Kundera, « géographiquement au Centre, culturellement à l'Ouest et politiquement à l'Est » 281 . La chute du Mur de Berlin a donné pour la première fois depuis cinquante ans le chance aux pays d'Europe centrale de réconcilier la géographie, la culture et la politique. Dans cette optique, le regard vers l'Union européenne est pour le moins soutenu et perçant.

      Il existe un clivage à l'intérieur des sociétés centre-européennes entre démocratie et nationalisme, entre l'adhésion à l'Europe et les replis tribaux et ethniques. Les courants libéraux, ouverts sur l'Union européenne, font face au populisme nationaliste, victime d'un blues post-totalitaire. Le modèle d'intégration et de rapprochement qui se dessine en Europe centrale a ceci de particulier qu'il diffère du processus d'intégration européen, partant de l'économie, pour arriver au politique et aux citoyens. En Europe centrale, il s'agit plutôt d'inverser les priorités : d'abord avancer dans la coopération politique et en matière de sécurité pour ensuite créer les conditions de l'intégration économique. Selon Jacques Rupnik, « pour le meilleur et pour le pire, nous faisons désormais partie de la même Europe » 282 .

      Autant l'Europe n'existait pas en tant qu'ensemble à l'époque de la guerre froide, autant il est devenu nécessaire, depuis la chute du communisme, de répondre à la question de savoir ce qu'est l'Europe.

      D'ailleurs, selon l'Eurobaromère 53 du printemps 2000 283 , l'élargissement reçoit un soutien modeste auprès des Européens (27%).

      Comme l'a justement analysé M. Walter Wallace, « l'Europe n'est pas un territoire délimité, mais une carte mentale, un espace imaginaire, des régions et des communautés politiquement définies qui restent soumises à de constantes redéfinitions, au gré de la géopolitique et de l'idéologie » 284 .

      Ce manque de direction de la construction européenne s'exprime de manière presque caricaturale vis-à-vis de l'Europe centrale : dualité Union européenne/OTAN, crainte de heurter la Russie, impréparation au moment de la chute du Mur de Berlin, hésitation par rapports aux demandes pressantes des pays d'Europe centrale. L'Union européenne semble naviguer à vue vis-à-vis des PECO, laissant l'initiative sécuritaire à l'OTAN.


V. Le sens d'être Européen dans le monde

« Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves »
Shakespeare

« Eveillés, ils dorment »
Héraclite

      Dans cette Vème et dernière Partie, nous allons nous pencher sur le sens d'être européen dans le monde. Nous analyserons le sens et les différents niveaux du rayonnement de l'Europe (valeurs européennes, volonté politique et moyens institutionnels, désir des citoyens), l'ambivalence et l'évolution de la notion d'identité européenne, à plusieurs niveaux (local, national, continental), et les rapports entre globalisation et identité autour de la théorie habermasienne de l'homme communicationnel, ainsi que du rôle des nouvelles technologies de l'information (NTI) dans l'échange de valeurs communes.


14. Un rayonnement à géométrie variable

      Dans ce chapitre, nous allons voir que les différentes aires d'intervention de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), notamment celles étudiées dans la IVème Partie, montrent que le rayonnement de l'Europe dans le monde est à géométrie variable, et qu'il s'agit d'un euphémisme. En fonction des régions du monde où elle cherche à promouvoir une influence, l'Union européenne a une politique variée et variable, qui débouche soit sur des convergences de vue, soit sur des divergences de vues, à la fois sur l'objectif à atteindre et sur les moyens à déployer. Les velléités d'intervention et d'efficacité opérationnelle de l'Europe varient en fonction de ses intérêts économiques (affaire Helms-Burton), géopolitiques (Europe de l'Est et Russie ; Balkans), ou un dosage des deux (pays ACP, Proche-Orient). Nous allons également voir que le mode de gouvernance de l'Union européenne, qui est à niveaux multiples, a développé un processus de décision complexe mais en définitive relativement consensuel.


Convergences de vues

      Dans l'affaire Helms-Burton à propos de Cuba, ce qui était en jeu était, d'une part, la capacité de l'Union européenne à se projeter en tant que puissance sur la scène internationale, en mettant en exergue le caractère inique et extraterritorial de la loi incriminée, et d'autre part, de le faire en utilisant le levier dissuasif de l'Organisation mondiale du commerce. Les intérêts économiques étaient importants, et ont justifié à eux seuls une très large convergence de vues au sein de l'Union européenne sur la politique à adopter vis-à-vis de Washington.

      Dans l'affaire Helms-Burton, l'Union européenne a su parler d'une seule voix, essentiellement via M. Jacques Santer, Président de la Commission européenne, Sir Leon Britain, Commissaire européen pour le commerce, et le Conseil européen. Ce faisant, en mobilisant les médias, en produisant des discours clairs vis-à-vis des Etats-Unis, en affichant crânement leurs positions dans une affaire sensible d'un point de vue politique et économique, les acteurs politiques européens ont participé à la construction progressive de l'identité européenne.

      De son côté, le processus de paix au Proche-Orient a permis aux pays membres de l'Union européenne de montrer une relative convergence de vue quant à l'expression de leur politique étrangère nationale, même s'ils n'ont pas toujours présenté une politique concertée au niveau de la PESC.

      L'Union européenne a tout de même réussi à mettre en place une diplomatie préventive dans la région, tout d'abord avec la première grande déclaration politique de l'Europe sur le Proche-Orient, faite à Venise en 1980, puis avec l'engagement de l'Union européenne à la Conférence de Madrid, l'institutionnalisation de la PESC, et la nomination de M. Miguel Angel Moratinos. Résultat : l'Union européenne est devenue un acteur remarqué et discernable au Proche-Orient.

      

      En revanche, l'Union européenne n'a jamais eu les moyens de son ambition politique dans la région par défaut de moyens militaires crédibles et du fait de ses propres divergences intraeuropéennes. L'Union européenne a ainsi le plus souvent laissé l'initiative aux Etats-Unis.

      Concernant les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), notamment sur la base du principe de «dialogue politique», l'Union européenne a montré une certaine convergence de vues sur la conditionnalité de son aide économique. Et dans les années 1990, au moment de l'institutionnalisation de la PESC, l'Union européenne a fait du «dialogue politique» le troisième pilier de ses relations avec les pays ACP, avec les échanges commerciaux et la coopération au développement.

      Mais la perception de ce dialogue politique peut être différent lorsqu'on se situe à la place du récepteur du message. Comme l'a souligné Samuel P. Huntington, «ce qui semble de l'universalisme aux yeux de l'Occident passe pour de l'impérialisme ailleurs» 285 .

      L'Europe post-maastrichtienne a ainsi, au moins au niveau du discours, clairement conditionné l'aide au développement par le respect des valeurs qu'elle considère comme universelles, à savoir : droits de l'homme, liberté individuelle, liberté d'expression, bonne gouvernance, et transparence. L'écart entre les paroles et les actes a ainsi souvent été criant, et les accommodements de circonstance dus aux relations politiques particulières avec tel ou tel Etat ont souvent prédominé sur les principes.

      La civilisation européenne diffère des autres civilisations par le caractère particulier de ses valeurs qui ont créé la modernité: pluralisme, individualisme et Etat de droit. Selon M. Arthur Schlesinger, « l'Europe est la source, l'unique source des notions de liberté individuelle, de démocratie politique, d'autorité de la loi, de droits de l'homme et de la liberté culturelle. Ce sont des idées typiquement européennes » 286 .

      

      Ainsi, la politique européenne vis-à-vis des pays ACP est le résultat d'une convergence de vues assez large sur les bases d'un dialogue constructif avec un ensemble de pays très divers et très vaste.

      Force est de constater que la convergence des politiques étrangères de l'Union européenne a aujourd'hui tendance à être l'expression des plus forts des Etats membres sur tel ou tel dossier. Autrement dit, il paraît difficile qu'un Etat membre plus petit par la taille et par le poids politique et économique s'oppose à une décision de politique étrangère conjointe de la France, de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne, de l'Italie et de l'Espagne, qui représentent ensemble 95% de la puissance militaire de l'Europe.

      Dans cette optique, selon Pierre de Boissieu, « il faut que les Etats membres plus petits acceptent un rôle secondaire dans l'élaboration de la politique étrangère en échange de leur engagement en faveur d'actions conjointes énergiques et ciblées » 287 .


Divergences de vues

      Les divergences de vue au sein de l'Union européenne ont éclaté en particulier à la lumière des deux guerres balkaniques, et, dans une moindre mesure, vis-à-vis des PECO.

      Concernant les guerres balkaniques, l'Union européenne s'est enlisée dans un bourbier nationaliste qui fut sans doute le plus grand défi posé à la naissance de la PESC et de l'Europe politique.

      La descente aux Enfers des Balkans est arrivée à un moment très sensible de la construction européenne, celui de l'approfondissement de sa dimension politique, notamment autour de la PESC, et du renforcement de ses institutions.

      L'écart fut grand, en effet, entre les discours sur l'identité des valeurs au sein de l'Europe pré et post-maastrichtienne, et la réalité stratégique qui fut celle de profondes divergences entre les Etats membres de l'Union européenne face à la guerre, notamment entre la France et l'Allemagne.

      Concernant la guerre du Kosovo, l'Union européenne a montré moins de divergences que dans la première guerre des Balkans, mais n'a pas pu ni su développer un front militaire uni. Certes, la PESC n'était plus à un stade embryonnaire, mais elle fut très largement dépassée par le rôle déterminant de Washington dans le cadre de l'Alliance, et de fait totalement relayée sur le plan opérationnel par la machine militaire de l'OTAN.

      Concernant les relations avec les PECO, il apparaît clairement que l'Union européenne a développé une relation constructive mais globalement divergente quant à la définition de ses priorités vis-à-vis de cette région au coeur du continent. Londres et Berlin ont ainsi eu des divergences de vues très marquées à propos de l'élargissement vers l'Est et des priorités stratégiques à fixer dans ce cadre. L'Union européenne, dans ce cas, se projette dans un espace proche et mouvant, sans territoire délimité, dans un espace en train de se réinventer lui-même.

      Ces tergiversations et ces hésitations vis-à-vis des PECO se révèlent dans le couple Union européenne/Alliance atlantique et dans le rapport de l'Union européenne vis-à-vis de la Russie.

      La géopolitique de l'Union européenne est à têtes multiples, selon que les acteurs se placent par rapport à l'étranger proche des PECO stricto sensu (dynamique de l'élargissement), ou par rapport à la Russie dont il faut ménager la susceptibilité, ou encore par rapport à la dynamique de l'OTAN et de son « partenariat pour la paix ». Il en est ainsi des divergences politiques entre Londres, Paris et Berlin, par exemple, vis-à-vis du rôle même de l'Union européenne par rapport aux pays d'Europe de l'Est. Londres, en effet, vise plutôt à diluer l'acquis communautaire dans le processus d'élargissement ; Berlin, de par l'histoire et sa position géostratégique au coeur de l'Europe, est plutôt enclin à développer activement ce partenariat, alors que Paris observe et agit à mi-chemin, dans une posture plus attentiste.

      Sans mentionner le positionnement de l'Union européenne vis-à-vis du Conseil de l'Europe et de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE).

      M. Jacques Delors a souvent parlé de « schizophrénie organisée » 288  en faisant allusion à la dynamique d'élargissement à l'Est et d'approfondissement du lien atlantiste.

      La dialectique entre l'approfondissement et l'élargissement de l'Union européenne est ainsi permanente. L'approfondissement désigne une dynamique d'intégration présente depuis le début de la construction européenne : en effet, les Communautés européennes se sont transformées en une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe. L'approfondissement apparaît ainsi comme un mouvement parallèle à celui de l'élargissement et a d'ailleurs souvent été présenté comme un préalable à celui-ci.

      De son côté, le concept d'élargissement fait référence aux quatre vagues successives de nouvelles adhésions qu'a connues la Communauté européenne par lesquelles plusieurs pays ont rejoint les six pays fondateurs (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas) :

  • 1973 : Danemark, Irlande et Royaume-Uni;
  • 1981 : Grèce;
  • 1986 : Espagne et Portugal;
  • 1995 : Autriche, Finlande et Suède.

      Face au grand nombre de pays candidats à l'adhésion, le concept d'élargissement revêt aujourd'hui un sens tout à fait particulier, en ce sens que le système issu du traité de Rome ne pourra plus fonctionner efficacement dans une Union de 25 à 30 membres.

      En 1995, L'Union européenne a décidé d'entamer les négociations en vue de l'adhésion avec Chypre. Pour les pays d'Europe centrale et orientale, les candidatures des dix pays ont été accueillies positivement lors du Conseil européen de Luxembourg, en décembre 1997, mais Bruxelles a néanmoins décidé de procéder en deux temps. Le 30 mars 1998, les négociations ont commencé avec les six pays de la « première vague » : Chypre, Estonie, Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovénie. Les autres pays d'Europe centrale et orientale, - Bulgarie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Slovaquie et Malte, y compris - dits de la « deuxième vague » ont rejoint la « première vague » en février 2000, lorsqu'il a été jugé que leurs réformes progressaient suffisamment rapidement.

      En 2002, les négociations d'adhésion concernent dix pays, à savoir la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Pologne, la Lettonie, l'Estonie, la Lituanie, la Slovénie, Malte et Chypre.

      

      L'adhésion de nouveaux membres doit ainsi être accompagnée d'une réforme des institutions européennes, qui est en cour dans le cadre des travaux de la Convention sur l'Avenir de l'Europe, présidée par l'ancien Président français M. Valéry Giscard d'Estaing, et formalisée avec le traité de Nice, signé le 26 février 2001 289 . La Convention a pour mission d'élaborer d'ici à 2003 un projet de réforme des institutions européennes, en prévision, précisément, de l'élargissement.

      

      Soucieux d'être à l'écoute des citoyens, M. Giscard d'Estaing a proposé aux Européens de débattre de l'avenir de l'Union européenne par le biais d'un forum sur Internet. Le 27 mars 2002, dans une lettre envoyée aux responsables des médias européens, Valéry Giscard d'Estaing et ses deux vice-présidents, M. Giuliano Amato et M. Jean-Luc Dehaene, ont ainsi exprimé leur «désir d'apprendre comment les peuples d'Europe voient leur Union et ce qu'ils attendent d'elle. Un forum sur Internet, destiné spécialement à l'échange de contributions écrites permettra aux représentants de la société civile ainsi qu'aux personnes intéressées de participer au débat » 290 .

      Ce souci d'être davantage à l'écoute des citoyens européens montre une évolution lente mais réelle de la construction européenne, non plus exclusivement centrée sur les élites, mais de plus en plus en prise avec les peuples de l'Europe.


Eventail d'outils

      Première puissance commerciale du monde, premier investisseur sur le plan international, l'Union européenne entend être, après les Etats-Unis, le principal acteur des affaires internationales de l'après-guerre froide. En dépit de divergences, mais en s'appuyant sur les convergences d'intérêt en son sein, l'Union européenne entend trouver la place qui lui revient dans le concert des nations. En revanche, force est de constater que l'Union européenne n'apparaît pas comme un acteur classique, une puissance à part entière, et que sa crédibilité à influer sur les affaires du monde est toute relative.

      Nous avons vu que l'Union européenne souhaite se présenter comme une entité régionale active dans un monde globalisé. Il est intéressant de constater qu'en dépit des difficultés de l'Union européenne à se percevoir comme un acteur authentique sur la scène internationale, et à sublimer les différences et les particularismes culturels et sociologiques internes à son union, elle demeure perçue depuis des décennies par les autres continents comme une unité, comme «un objet identifiable, en fonction de son poids économique, commercial, mais aussi de ses patrimoines social et culturel», selon Mathias Dewatripont 291 .

      L'Union européenne met en oeuvre et active son identité internationale à travers tout un éventail d'outils. Ceux-ci vont de la définition de stratégies et de principes stipulés dans les traités aux prises de positions communes, et s'opèrent soit dans le cadre communautaire, soit dans le cadre intergouvernemental.

      Il convient de souligner que la dynamique d'intégration européenne se caractérise par plusieurs processus qui se superposent les uns aux autres:

  • une convergence de la volonté politique d'intégration, dont la PESC est une expression tangible, et de la globalisation économique croissante du territoire européen (marché unique) qui renforcent l'approfondissement de l'Union européenne ;
  • une réalité politico-historique - l'effondrement des régimes communistes du bloc de l'Est - doublée du phénomène de globalisation économique sur le plan international qui renforcent et développent la création d'outils de régulation du marché au niveau mondial (Organisation mondiale du commerce, Banque Mondiale, Fonds Monétaire International, Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement );
  • des dynamiques engendrées par l'acquis communautaire qui agissent comme facteurs de convergence et d'intégration ;
  • une méthode d'intégration gradualiste, progressive et à géométrie variable, qui est sans doute également la plus pragmatique dans un ensemble aussi divers et multiple que celui de l'Union européenne.

      Ces processus participent ensemble à l'édification d'un embryon d'Etat européen.

      A propos de la rationalité de l'Union européenne comme acteur étatique, il convient de souligner que l'une des principales caractéristiques de son processus multilatéral de négociation est d'offrir à chacun des Etats membres, à chacun des acteurs étatiques, la possibilité d'agir et donc de peser sur la répartition des gains politiques au-delà des différences de statuts et de ressources.

      Ainsi, l'ensemble des institutions de l'Union européenne - la Commission, le Conseil des ministres, le Parlement, la Cour de justice - n'ont pas uniquement une fonction instrumentale : elles ont également la prérogative, selon Christian Lequesne, de «générer des intérêts et des valeurs propres pouvant dépasser et défier les Etats qui les ont créées » 292 . Nous pouvons même aller plus loin en disant que l'Union européenne va augmenter le pouvoir des gouvernements des Etats membres en permettant à ses dirigeants d'utiliser la dimension de la coopération internationale et, partant, de la PESC, pour contourner un certain nombre de requêtes faites par les parlements nationaux et les groupes d'intérêts. Il existe ainsi une dynamique supranationale qui devrait s'amplifier avec le temps.

      L'Union européenne constitue ainsi ce que Laurent Cram a appelé une «multi-organisation» 293 .

      La définition d'une politique étrangère commune s'avère ainsi répondre à un processus complexe dans le cadre de l'Union européenne. Selon Christina Lequesne et Andy Smith, il y a une explication très claire à cette complexité: « l'absence d'un axe vertical de pouvoir au sein de l'Union européenne due à la prédominance de formes d'action publique fortement indépendantes et/ou inter-institutionnelles » 294 . Résultat : ce réseau d'action publique renforce la pratique de la négociation continue qui a cours au sein de l'Union européenne.


Gouvernance à niveaux multiples

      Il y a ainsi une gouvernance à niveaux multiples au sein de l'Union européenne, où les institutions européennes renforcent les prérogatives des gouvernements, les Etats tendent à perdre de plus en plus leur pouvoir, et les régions émergent de plus en plus comme des acteurs à part entière sur la scène européenne, à l'image des Länder allemands par exemple.

      Force est de constater que l'Union européenne est à la recherche constante d'un équilibre délicat à trouver entre les valeurs communautaires et les identités nationales. Cette recherche d'équilibre explique en partie les divergences, le plus souvent politiques et économiques, à propos de la PESC et de la définition d'actions communes sur la scène internationale. A cet égard, la construction d'une entité supranationale sans excès jacobin, mais plutôt basée sur une approche décentralisée - principe de subsidiarité - et sur le respect du droit, semble être la voie future de l'édifice européen.

      Par ailleurs, la prise de conscience croissante des responsabilités internationales de l'Europe diffère selon les Etats membres. Ainsi, la projection de l'Europe en tant que puissance sur la scène internationale se fait avec plus ou moins de conviction et de volonté selon que l'on perçoive son rapport au monde depuis Paris, Londres, Berlin, Rome, Madrid, Helsinki ou Lisbonne.

      A l'échelon de l'Union européenne, l'intérêt national doit sans cesse se redéfinir par rapport à ce nouvel espace englobant, et nous assistons de plus en plus à l'émergence d'un espace politique déterritorialisé.

      Jusqu'à présent, le rôle du politique s'opérait du local au national et vice-versa, sur des lieux clairement identifiés. Désormais, à la lumière de l'espace politique européen, l'action politique vise à s'accomplir dans le sens d'un intérêt transnational commun. L'Union européenne apparaît ainsi comme un espace politique englobant et inclusif. Selon Marc Abélès, «l'espace politique européen englobe, mais n'intègre pas» 295 . Résultat : le Conseil européen ne gouverne pas l'Europe comme un exécutif gouverne un Etat-nation classique.

      Au niveau sémantique, il est intéressant de constater que l'on nomme le Conseil européen ce qui, en réalité, constitue une multitude de Conseils : du Conseil des ministres des affaires étrangères au Conseil de l'Agriculture, en passant par le Conseil Transports et le Conseil des ministres de l'Economie et des Finances.

      Ainsi, la gestion politique de l'Union européenne consiste non pas à gouverner, au sens classique du terme, mais à gérer et harmoniser des politiques sectorielles s'inscrivant dans un espace global. A cet égard, la pratique politique de l'Union européenne, a fortiori la définition d'une Politique étrangère et de sécurité commune, apparaît comme la quintessence de la négociation permanente. Les acteurs eux-mêmes se muent en hommes politiques d'un nouveau genre, moitié experts et moitié politiques, au contraire des profils plus politiques des Etats nationaux.

      Cette logique a comme conséquence à la fois une pluralité des orientations présentées à Bruxelles et une prise en compte systématique des intérêts à la base. Autrement dit, Bruxelles et le centre d'une intense activité de lobbying.


La conditionnalité démocratique

      L'Union européenne a souvent projeté un messianisme en faveur de l'Etat de droit dans son rapport au monde, notamment dans ses relations avec les pays ACP comme nous l'avons vu dans la IVème Partie. Les Articles 6 et 7 du traité d'Amsterdam mentionnent ainsi «les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l'Etat de droit, principes qui sont communs aux Etats membres».

      L'article J.1 renforce ces principes : « l'Union définit et met en oeuvre une politique étrangère et de sécurité commune couvrant tous les domaines de la politique étrangère et de sécurité, dont les objectifs sont :
- la sauvegarde des valeurs communes, des intérêts fondamentaux, de l'indépendance et de l'intégrité de l'Union, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies ;
- le renforcement de la sécurité de l'Union sous toutes ses formes ;
- le maintien de la paix et le renforcement de la sécurité internationale, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, ainsi qu'aux principes de l'Acte final d'Helsinki et aux objectifs de la Charte de Paris, y compris ceux relatifs aux frontières extérieures. ».

      Et la Convention européenne des droits de l'homme de 1950 est mentionnée expressis verbis dans le traité d'Amsterdam.

      Il est vrai que, sur le plan intérieur, la Communauté européenne a joué un rôle fondamental dans la stabilisation des régimes démocratiques post-fascistes, tout d'abord en Allemagne, en Italie, et en Autriche dans les années 1950-60, puis en Espagne, au Portugal et en Grèce dans les années 1970, en prônant les valeurs affirmées et affermies depuis l'époque des Lumières, et en portant haut la bannière de la démocratie.

      L'importance du droit comme fondement de l'identité européenne a souvent été relevée. Ce qu'Emmanuel Kant avait, dès 1793, pressenti dans sa vision de l'Europe : «si c'est un devoir et s'il existe une espérance sérieuse de réaliser l'ordre du droit public, la paix perpétuelle qui suivra ce que l'on a nommé à tort jusqu'ici des traités de paix n'est pas une idée creuse, mais un problème qui, solutionné peu à peu, se rapproche constamment de son but » 296 .

      Par la suite, l'Europe s'est souvent projetée et présentée comme un Etat de droit vis-à-vis des anciens pays du bloc soviétique. Après avoir longtemps subi le joug de l'arbitraire, les habitants des pays de l'Europe de l'Est voient désormais dans l'Europe un moyen de surmonter les tensions inhérentes à la transformation de leurs pays. Selon le journaliste russe Serguei Butmann, «dans des pays encore déchirés par des conflits militaires, l'identité européenne représente le carré de ciel bleu qui symbolise la modernité face à la guerre» 297 .

      La conditionnalité démocratique concerne au premier chef les relations extérieures de l'Union européenne. Les Articles du traité d'Amsterdam relatifs à la PESC embrassent, en effet, des champs d'activités très larges, touchant à la coopération internationale et au développement, au renforcement de la démocratie et de l'Etat de droit, ainsi qu'au respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

      Les relations extérieures de l'Union européenne sont ainsi basées sur le principe du mouvement. Il s'agit, en définitive, de relations extérieures à plusieurs cercles : de la «concertation» à la «loyauté et solidarité mutuelle», en passant par la «convergence» et la «cohérence».


Vers une identité humaniste

      Il convient de définir aujourd'hui un nouveau concept, celui d'espace européen, et ne plus se focaliser sur le territoire ou la nation, schémas qui ont imprégné les consciences européennes depuis plusieurs siècles. Ceci montre la difficulté qu'il y a à construire une entité politique de la taille de l'Union européenne de manière démocratique, volontaire et pacifique. La libre circulation des personnes signifie ipso facto que le concept de frontière territoriale a de plus en plus du plomb dans l'aile. Dans le grand marché européen, la frontière apparaît désormais comme défonctionnalisée, et a acquis une dimension symbolique et essentiellement normative, celle d'être un des attributs de la définition de l'Etat en droit international public: frontières reconnues, population et vouloir-vivre collectif.

      La décomposition politique du champ sémantique peut soit transmettre la peur et le danger par le langage, soit au contraire construire une identité humaniste, bienveillante et ouverte sur le monde. Nous l'avons vu dans les IIème, IIIème et IVème Parties, les divers sujets parlant, les locuteurs que sont les acteurs politiques, sont à la fois vus, observés, nommés et entendus, ce qui leur permet d'affirmer et de raffermir leur message. L'opinion publique et les médias analysent leurs faits et gestes, digèrent et intègrent peu à peu leurs discours et leurs expressions.

      La formation de l'identité européenne est en permanence produite et reproduite par un corpus de nouveaux discours, de nouveaux récits, de nouveaux traités, de nouveaux textes qui renforcent son imprégnation sociale transeuropéenne, à la fois vis-à-vis du dehors et du dedans.

      Dans le cas de l'ex-Yougoslavie, nous avons vu que les laissés pour compte, les étrangers, les non-Serbes dans le langage nationaliste de Belgrade, se distinguaient par le fait qu'ils n'avaient pas de narration fondatrice, et qu'ils étaient, en quelque sorte, sans discours.

      Comme l'a souligné Rada Ivekovic, «des idéaux ambivalents sont exprimés dans le slogan socialiste yougoslave - tudje necemo, svoje ne damo : «nous ne céderons pas ce qui nous appartient, et nous ne voulons pas de ce qui ne nous appartient pas». Ce slogan de repli sur soi-même, répété sans compréhension et sans rappel historique de son origine, se réduit à l'expression d'un point de vue on ne peut plus autiste et suicidaire» 298 .

      En effet, qui peut réellement vivre sans communication ? Dans les guerres des Balkans, ce qui fut banni et rejeté, c'était précisément l'altérité, le mouvement et le pluralisme. Dans les Balkans, ce qui est en jeu, c'est que la schizophrénie nationaliste n'a jamais dépassé le stade de la bourgade, de la communauté villageoise, qui se replie sur elle-même comme une huître, dans une sorte de huis-clos tribal.

      L'Union européenne est devenue un objet en soi qui a un contenu normatif et qui, de fait, structure un comportement parmi les Etats membres. Autrement dit, si le développement d'une identité européenne présuppose un objet ou un référent spécifique comme base du processus d'identification, alors l'existence de l'Union européenne est en soi un facteur dynamique.

      Nous avons vu que l'identité forcée, artificielle, qui fut celle des pays du glacis communiste, n'a pas résisté à l'épreuve du temps. A contrario, nous pouvons dire que la construction de l'identité européenne ne peut se faire que sur une base démocratique et citoyenne.


Conception universaliste

      La construction européenne, souvent présentée sur la base d'une conception universelle de la civilisation, n'est pourtant pas le premier exemple de ce genre. La conception universaliste qui sous-tend la construction européenne, en effet, n'a pas été l'apanage de la civilisation occidentale.

      L'ensemble des conceptions du monde apparues entre 800 et 300 av. JC, à savoir les civilisations chinoise, indienne, grecque et juive, ont toutes développé une représentation objective du monde, en distinguant l'ordre de la nature de celui de l'histoire. Elles ont procédé à un dépassement de la pensée mythique en faveur de la réflexion analytique et dialectique.

      La légitimité, c'est la capacité d'un régime politique d'être reconnu. L'Union européenne a une légitimité en mouvement, évolutive, basée sur le contrat social des différents traités qui jalonnent son existence : traité de Rome, Acte unique, traité de Maastricht et traité d'Amsterdam. L'exigence de légitimité se réfère ainsi à la garantie d'intégration sociale propre à l'identité d'une société définie par des normes. Autrement dit, la légitimité de l'Union européenne repose sur la construction de l'identité européenne reconnue par des traités.

      A l'époque des premières civilisations, les puissants faisaient souvent référence à des mythes fondateurs pour asseoir leur pouvoir. Les Pharaons se faisaient passer pour des divinités, comme par exemple pour le dieu Horus, fils d'Osiris. Les justifications narratives et les récits mythologiques permettaient d'affirmer la légitimité des familles régnantes. Avec les récits de Confucius, Bouddha, Socrate, les Prophètes et Jésus, la dialectique s'est petit à petit substituée aux mythes.

      La fonction du mythe est de donner une signification au monde et à l'existence humaine. Selon Mircea Eliade, «le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des « commencements ». C'est toujours le récit d'une « création » : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être. Le mythe ne parle que de ce qui est arrivé réellement, de ce qui s'est pleinement manifesté » 299 .

      Autrement dit, selon l'analyse d'Eliade, le mythe touche à la sacralisation de la réalité, ce qui lui donne sa force symbolique. Ainsi, le mythe cosmogonique de la création du monde est vrai, puisque le monde existe. Le rôle du mythe consiste ainsi à révéler les activités humaines les plus essentielles, comme le mariage, le travail, l'éducation ou la sagesse.

      Puis, avec les idées générées par Rousseau, Kant, Hobbes, Locke et John Rawls, le principe de la Raison s'est imposé sur celui d'ordre divin et mythologique.

      Par ailleurs, il convient de rappeler que la projection de l'Europe sur le monde n'a pas toujours suivi un processus vertueux, loin s'en faut. Avant d'arriver à ce qu'Edgar Morin appelle « la seconde hélice » 300 , celle de la mondialisation de l'humanisme et des droits humains au XXème siècle, l'Europe a passé à travers «la première hélice », qui fut celle de son développement dans et par la violence, la destruction et l'esclavagisme.

      Dans le cas de l'Union européenne, ce qui prédomine, c'est la volonté de passer un accord entre tous les Etats membres et leurs peuples afin de donner une vraie légitimité à l'édifice européen. Les justifications narratives de l'Union européenne - via les discours, les traités, les médias, les acteurs politiques - autolégitiment l'effort d'intégration.

      L'Etat multinational que pourrait être la future Europe politique prendrait ainsi la forme d'une «fédération d'Etats-nations », dont les tenants et les aboutissants auront été dûment validés par les Etats membres, et expliqués aux citoyens à force d'actes de parole. Force est de constater l'existence de divergences quant au futur modèle de l'Union européenne : fédération, confédération, ou fédération à plusieurs cercles.

      L'idéal habermasien, que nous allons étudier au Chapitre 16, veut qu'une société authentiquement démocratique s'installe sous la forme d'un processus autocontrôlé d'apprentissage permanent. Autrement dit, la PESC doit obtenir «l'assentiment libre de tous les membres du corps social s'ils sont en mesure de prendre part - libres et égaux - à la formation de la volonté politique par le biais de discussions rationnelles» 301 .

      

      La légitimité d'un ordre politique comme celui de l'Union européenne se définit par la crédibilité dont elle bénéficie auprès de ceux soumis à son influence. Les Commissaires doivent ainsi apparaître comme les gardiens du temple européen. Or cette légitimité est relative, ainsi que l'a souligné M. Robert Reich, Ministre américain du travail : « pourquoi une société démocratique confierait-elle un tel pouvoir à des personnages non élus ?» 302 .

      Comme l'a souligné Gadamer, «ce qu'on tient pour juste, ce que, dans notre jugement sur nous-mêmes ou sur les autres nous approuvons ou critiquons obéit aux représentations générales que nous avons de ce qui est bon et juste, mais n'acquiert sa définition véritable que dans la réalité concrète d'une situation précise qui n'est pas un cas particulier où s'appliquerait une règle universelle» 303 .


Un ensemble multiforme

      L'identité européenne se dessine comme un ensemble multiforme et complexe qui inclut le sentiment d'appartenance à un espace juridique commun.

      Exemple révélateur : lors de la chute du Mur de Berlin, en novembre 1989, nous étions en Namibie pour couvrir les élections d'indépendance du dernier-né des Etats africains. Le regard des Africains sur l'Europe était très révélateur de leur appréciation du continent européen comme un ensemble uni, presque monolithique, comme un Etat respectueux des droits de l'homme. «L'Europe est à nouveau en marche » disaient-ils.

      Selon le professeur Dennis Driscoll de l'Université de Galway (Irlande), «les droits réels dont jouissent désormais tous les citoyens, garantis notamment par la Convention européenne des droits de l'homme, constituent le moteur de l'identité européenne, car ces droits concrétisent l'Europe tout en réorganisant les rapports sociaux. La prééminence du droit permet aux pays à la fois de se réconcilier avec eux mêmes et avec l'Europe ; celle-ci nous aide à apprendre qui nous sommes, nous renvoie une autre image de nous-mêmes afin d'être mieux perçus du reste du monde» 304 . Les valeurs projetées ici par le Conseil de l'Europe sont partie intégrante des idéaux fondateurs de l'Union européenne.

      Le création d'une Europe à géométrie variable se polit jour après jour, basée sur plusieurs cercles : l'Union européenne, les pays candidats à l'adhésion, et l'étranger proche qui va du Maroc à la Russie.

      L'Union européenne est de plus en plus perçue comme une confédération multi-dimensionnelle, en perpétuelle évolution, dont les décisions politiques sont le résultat d'intenses négociations et de constructions d'alliances entre de nombreux acteurs.

      Selon Alex Warleigh, la forme de l'Union européenne est «fluide et évolutionniste : elle a été prévue pour s'approfondir et pour s'élargir» 305 .

      L'Union européenne de demain ne sera ni une puissance politico-militaire de type classique, ni une simple zone de libre-échange économique, mais un modèle sui generis. Comme l'a dit M. Jacques Delors : « moi, je refuse une Europe qui serait un marché, une zone de libre-échange, sans âme, sans conscience, sans volonté politique, sans dimension sociale » 306 .

      Par ailleurs, les acteurs de l'Union européenne sont multiples et ne constituent pas un bloc monolithique: Etats membres, gouvernements nationaux, groupes d'intérêts, hauts fonctionnaires, homme politiques, hommes d'affaires, médias, citoyens, individus. Il s'agit d'un système de gouvernance à niveaux multiples, le seul à même de pouvoir gérer le dynamisme et le caractère évolutif inhérents à l'Union européenne. La différence fondamentale entre le système de gouvernance de l'Union européenne et celui d'un de ses Etats membre réside dans son niveau de complexité.


Actualité et projet

      La projection de l'Europe et de la PESC sur la scène internationale répond à une double dynamique, où coexistent en permanence à la fois l'actualité la plus immédiate et le projet en puissance. Comme le dit Marc Abeles, « l'Europe est tout à la fois en acte et en puissance. Ce mélange de quotidien et d'anticipation constitue une des spécificités de cet univers » 307 .

      La présence permanente du futur est un élément clé des discours politiques sur l'Europe :

  • « nous devons contribuer à bâtir l'Europe occidentale en un groupement politique organisé pour l'action, le progrès, la défense » (Charles de Gaulle) ;
  • «le prochain grand défi au moment de la mise en oeuvre du traité d'Amsterdam, c'est l'affirmation de l'Union européenne sur la scène internationale, à travers une véritable politique étrangère et une défense que les Européens soient capables de mettre en oeuvre eux-mêmes » (Jacques Chirac, Lionel Jospin et Tony Blair) ;
  • «notre ambition est de donner à l'Union les instruments d'une politique étrangère et de sécurité digne de ce nom » (Jacques Santer)
  • « nous tous devons être bien conscients que le développement de l'Europe signifie pour nous tous un investissement dans un avenir de liberté et de paix pour nos peuples. C'est là notre contribution à la paix dans le monde » (Hans-Dietrich Genscher).

      La puissance de l'agenda politique rend présents des événements et des projets non encore réalisés. La PESC, ou la monnaie unique, en sont des exemples très révélateurs. Le virtuel possède une force de stimulation et de projection plus efficace que le présent, toujours plus fade.

      Quant à eux, les pères fondateurs de l'Europe - Monnet, Schuman, Adenauer, Gasperi, Spaak - ont toujours vu loin tout en ayant les pieds sur terre. Ils pensaient l'Europe en termes de marché, mais également comme projet de civilisation.

      Les discours sur la PESC sont un exemple de construction sociale de l'identité européenne. Les institutions européennes ont développé un authentique «réflexe de coordination diplomatique», pour reprendre la formule de Kenneth Glarbo 308 . Ce réflexe fait référence à l'automatisme de la consultation permanente et réciproque en matière de politique étrangère de l'Europe. L'habitude de travailler ensemble rend, en effet, plus facile, et donc plus normale, la recherche d'un consensus lorsqu'arrive une situation nouvelle ou impromptue. Il s'agit d'un processus en construction et en reconstruction permanente et continue.

      De plus, ce réflexe de coordination diplomatique est renforcé par le processus de communication permanente qui permet aux acteurs politiques de faire converger leurs idées dans la même direction.

      La dimension intersubjective de la diplomatie européenne développe des codes de compréhension réciproque entre les différents partenaires européens, qui permettent de définir les axes prioritaires de la PESC. Ainsi, les institutions européennes sont le lieu de discussion permanente permettant peu à peu la construction sociale de l'identité européenne, notamment au Parlement européen.

      Des initiatives personnelles comme le voyage du président Mitterrand à Sarajevo, indépendamment de la pertinence ou non dudit voyage et de sa force symbolique, sont des exemples de plus en plus rares à notre sens, dans la mesure où l'esprit de corps au sein du Conseil se renforce au fur et à mesure du temps et des législatures. La concertation entre les Chancelleries de l'Union européenne est devenue impérative et institutionnalisée, ce qui, à notre sens, renforce le processus d'identité européenne au travers de la PESC. La politique du fait accompli d'un seul Etat ou d'un seul chef d'Etat pourrait, à l'avenir, être bien plus l'exception que la règle.


15. Une identité multiple

      Nous allons voir, dans ce chapitre, que la construction de l'identité européenne est un phénomène en perpétuel mouvement, qui conduit à une identité plurielle, mouvante, à la carte, à la fois essentielle et situationnelle, et que la PESC constitue un des facteurs de cette identité européenne multiple. L'identité européenne est ainsi à la fois assignée par les autres, et construite par chacun. Ce que révèle la projection de l'Europe comme puissance, à travers la PESC et la production des discours sur la PESC, est une identité européenne «en perpétuel mouvement», selon la formule hégélienne. L'identité européenne est ainsi perçue comme l'essor, voire même comme l'issue du mouvement de la construction européenne.


Multiples identités

      Dans une Europe en construction, le citoyen anglais, français, espagnol, italien, finlandais, allemand ou grec, en effet, tire son identité davantage de ce vers quoi il va, de sa projection vers le futur, de ce à quoi il aspire, que de ce qu'il quitte ou de ses origines. Autrement dit, comme le dit Michel Surya, «toute origine naît des fins auxquelles nous advenons plutôt que des commencements desquels nous provenons ; elle naît des fins auxquelles nous nous rendons» 309 .

      Ce qu'il y a, à notre sens, de nouveau dans la lente construction de l'identité européenne, c'est que contrairement aux revendications identitaires classiques - celles d'une minorité nationale, d'une région, d'un groupe ethnique - il n'y a ici ni éloge de la différence, ni revendication violente, ni déficit d'identité, ni sentiment de déculturation. On est loin de la construction identitaire des Etats-nations européens, ou des revendications régionalistes fortes (Belgique, Italie du Nord), voire violentes (Corse, Pays basque, Irlande du Nord).

      L'identité européenne n'est pas imaginaire. Selon André Berten, elle sera «une manière pour les individus d'orienter leurs projets personnels, sociaux et politiques par et à travers la confrontation avec autrui et avec les modèles institutionnels proposés » 310 .

      Pour Jean-Paul II, porteur d'une de ces conceptions, le coeur de l'identité européenne est le christianisme : « l'âme de l'Europe reste unie, car elle possède des valeurs chrétiennes et humaines identiques, comme la dignité de la personne humaine, le sens profond de la justice et de la liberté, le respect de la vie, la tolérance et le désir de coopération et de la paix » 311 .

      Chacun a en effet de multiples identités : professionnelle, culturelle, territoriale, éducationnelle, partisane, de cousinage, idéologique. L'identité européenne, comme toute identité, ne peut se définir que par rapport à l'Autre, une autre région, une autre civilisation, un autre groupe d'Etats. Selon Ali Mazrui, «en politique, la tendance à opposer «nous» et «eux» est presque universelle» 312 . Ce à quoi rajoute Samuel P. Huntington, d'un ton quelque peu cynique : « haïr fait partie de l'humanité de l'homme » 313 .

      Dans les régions où la revendication identitaire est forte, il est intéressant de noter que le principal argument d'opposition provient du fait que beaucoup souffrent d'un manque de reconnaissance d'une identité qui, pourtant, existe.

      Pour illustrer cela, nous avons pris l'exemple de trois régions fortes d'un point de vue identitaire : la Catalogne, la Bavière et la Corse.

      La Catalogne, tout d'abord, est une région méditerranéenne certes moderne et versée dans les nouvelles technologies, mais avec une personnalité affirmée et fière de ses traditions séculaires. En l'an 800, les troupes de Charlemagne reprirent une partie du territoire catalan actuel aux musulmans de la péninsule ibérique : ce fut l'acte initiatique de la nation catalane. Cette ligne de front de l'Empire carolingien devint une nation indépendante à la fin du IXème siècle. La grande expansion territoriale de la Catalogne se produisit sous le règne de Jaime I (1208-1276), qui intégra les territoires de Valence et Majorque à son royaume. Aujourd'hui encore, le roi Jaime I est considéré comme le père de la nation catalane.

      Au XVIIIème siècle, le roi d'Espagne abolit les souverainetés régionales et essaya d'imposer la langue et les coutumes de Castille jusqu'au moment de la création de la Grande communauté de Catalogne au début du XXème siècle, restaurée en 1977 après la période de la dictature de Franco.

      La Catalogne s'est toujours caractérisée par une base industrielle très importante reposant sur les industries de transformation, principalement le textile, mais qui a également su évoluer vers d'autres secteurs comme l'automobile (Seat y Nissan ont leurs quartiers généraux.), l'alimentaire, les industries chimiques, l'électronique, ainsi qu'un secteur pétrochimique important 314 .

      L'identité catalane est définie par un territoire, un sentiment d'appartenance à une histoire et des valeurs communes, une vision du monde commune, et par une langue.

      Ainsi, au fur et à mesure du développement de ses prérogatives autonomistes, inscrites dans la Constitution espagnole, la Catalogne a dans le même temps profité de l'adhésion de l 'Espagne à l'Union européenne en 1986 pour raffermir son régionalisme politique et son identité propre, très marqués par rapport à Madrid et à l'identité castillane. La Catalogne a souvent souffert d'un manque de reconnaissance de son identité qui, nous l'avons vu, est pourtant séculaire, et que la démocratie espagnole et la construction européenne ont toutes deux renforcée.

      Le cas de la Bavière, ensuite, véritable centre européen économique, technologique et financier, est à cet égard encore plus éloquent.

      La construction de l'identité bavaroise couvre presque quinze siècles: duché de 555 à 1623, principauté de 1623 à 1806, royaume jusqu'à 1918, et depuis ce temps là « Etat libre », puis enfin Land reconnu par la Constitution allemande de 1949. Il ne faut pas oublier, en effet, que la Bavière fut la lanterne rouge des Länder allemands au lendemain de la seconde guerre mondiale, sans ressources naturelles et peuplée de deux millions de réfugiés. Cinq décennies plus tard, la Bavière est le premier moteur de l'économie allemande, grâce au développement des réseaux d'autoroutes (années cinquante), nucléaire (années soixante), universitaire et polytechnique (années quatre-vingts), de haute technologie informatique et biotechnologique (années quatre-vingts-dix).

      Selon Rudolf Hanisch, « si la Bavière était membre de l'Union européenne, avec ses douze millions d'habitants, son Produit Intérieur Brut de 352 milliards d'Euros en 2000, et un taux de croissance de 4,5% contre 3% au niveau fédéral, elle en serait la septième puissance » 315 .

      Par ailleurs, la connaissance du marché de l'Europe de l'Est et le renforcement d'intenses relations avec ses voisins, mises sous le joug du communisme au moment de la guerre froide, donnent à la Bavière un atout indéniable dans le processus d'intégration de ces futurs marchés de l'Union européenne que sont la République tchèque, la Hongrie, la Pologne, voire même la Russie. L'élargissement de l'Union européenne vers l'Est va encore renforcer cet état de fait.

      Enfin, le cas corse est également très révélateur. Depuis l'époque romaine, la Corse a connu dix-neuf changements de domination, trente-sept révoltes générales, et sept périodes d'anarchie. Toujours conquise, jamais intégrée, «l'île de Beauté» défie le temps et apparaît comme une survivante, essentiellement grâce à une identité très forte qui, précisément, lui a permis de surnager.

      L'identité de la Corse repose sur une contradiction permanente entre conquête et résistance, insularité et continentalité, singulier et pluriel, progrès et tradition. Jean-Jacques Rousseau écrivait, en 1765, à propos des Corses : « il s'agit moins de devenir autres que vous n'êtes, mais de savoir rester vous-mêmes » 316 . Aujourd'hui, les Corses s'ouvrent vers le monde, regardent davantage vers la mer et moins vers la montagne, en tentant de profiter des espaces politiques que l'Union européenne offre aux régions, affermissant ainsi la forte identité des Corses.


Le marquage identitaire

      Il convient de souligner que l'identité civile constitue, en soi, un marquage social inhérent à la condition humaine, et en quelque sorte découlant des liens du sang et de la lignée familiale. Le nom et la naissance participent à la création d'une identité qui ne peut pas être le fruit d'un libre choix. Ce marquage identitaire, qui imprègne le parcours de chaque individu, l'oblige vis-à-vis du cercle familial. Il s'agit, en effet, d'une propriété arbitraire du nom qui accompagne chacun tout au long de sa vie, sous réserve de la perte du nom de jeune fille lors du mariage, encore que cela se fasse de mois en moins.

      Certains auteurs - Hanna Arendt, Raymond Aron, Michel Surya - ont ainsi fait des parallèles entre ce marquage familial et la névrose fasciste en soulignant l'obsession totalitaire à sacraliser le lien familial, concentré d'élan patriotique et de patriarcat. Souvenons-nous, en effet, des slogans sur l'indissociabilité de la famille et de la patrie dans l'Allemagne nazie, l'Italie mussolinienne et, dans une moindre mesure, la France pétainiste.

      Dans le cas de l'identité européenne, le processus est évolutif, et se situe davantage dans une dynamique de trop d'identité. Le citoyen européen, en effet, paraît avoir plutôt trop d'identité que pas suffisamment. Le défi consiste à gérer ce développement identitaire européen sans tomber dans une asphyxie d'identité.

      De plus, le degré d'identité européenne varie selon les pays, les régions, les histoires, ou le passé colonial. A cet égard, il est intéressant de constater que la Suisse, contrairement à la France ou à l'Angleterre, n'a pas de passé colonial. Depuis sa constitution en un Etat moderne en 1848, la Suisse a développé une politique active d'immigration, avec une moyenne de 15% à 25% d'étrangers vivant dans le pays. Ce que Marie-Claire Caloz-Tschopp a appelé une «démocratie apatride» 317 .

      Nous pouvons ainsi dire que dans cette Europe en devenir, en mouvement perpétuel, en construction, il appartient aux citoyens européens de réfléchir à un nouveau paradigme de la politique, basé sur le désir de liberté et sur la dynamique des idées. Cette nouvelle politique conduit à une déterritorialisation de l'identité, en ce sens que l'individu est de moins en moins circonscrit dans un territoire donné, dans un Etat-nation unique, mais se construit dans plusieurs ensembles complémentaires, à savoir la famille, le village, la ville, la région, le pays, l'Europe. Il y a ainsi un dépassement du marquage identitaire civil local qui mène à la citoyenneté européenne.

      Cette mobilité des individus participe ainsi à la revigoration d'un espace public pluriel, en mouvement. La condition humaine du citoyen européen est en quelque sorte ontologiquement en mouvement.


Espace sans frontières

      L'action humaine se réduit de moins en moins à l'Etat-nation ou au marché : elle transcende les frontières nationales, franchit le Rubicon et s'étend dans un espace sans frontières. La différence fondamentale entre notre époque et celle des sociétés marchandes de la Renaissance, c'est l'abolition des distances et l'amélioration des communications et des transports, grâce au développement de la technique.

      L'identité européenne ne se réduit pas à une seule société, avec sa propre histoire, ses moeurs, ses progrès technologiques ou ses expressions culturelles et artistiques. L'identité européenne concerne, en effet, un ensemble de peuples délimités dans une vaste zone géographique.

      Selon le Père Laurent Mazas, « déjà à l'intérieur d'un même État, il peut exister des communautés minoritaires qui aspirent à vivre d'une manière différente de celle de la majorité, selon des caractéristiques propres, tant linguistiques, qu'ethniques, religieuses ou coutumières, sans pour autant chercher à se séparer d'une organisation politique dont l'État est l'expression juridique. Il faut donc prendre garde de ne pas réduire l'identité de l'Europe à l'identité politique» 318 .

      

      Une autorité politique telle que l'Union européenne est également éducatrice, et doit ainsi être soucieuse de tout mettre en oeuvre pour que les valeurs fondatrices de l'Europe demeurent le socle stable des sociétés modernes en mutation. C'est à cette condition que les dirigeants politiques de l'Union européenne peuvent prétendre obtenir l'adhésion du plus grand nombre de citoyens.

      L'identité européenne renvoie au sentiment d'appartenance à des valeurs communes, à une géographie commune, à un socle civilisationnel commun. Elle comprend, outre cette perception spécifique de l'individu-citoyen dans le cadre européen, le souhait de voir son identité reconnue et valorisée par autrui, en l'occurrence par les pays non-européens et les pays européens qui n'ont pas encore adhéré à l'Union européenne.

      Comme l'ont noté Nathan Glazer et Daniel P. Moynihan à propos de l'identité ethnique, il s'agit d'une «tendance des individus à insister sur l'importance de leurs caractéristiques distinctives et de leur identité et sur les droits qui dérivent de ces particularités de groupe» 319 .

      Il est important de comprendre ce qui procède à l'identification, un moi collectif ou le regard des autres. Il existe souvent des décalages qui entraînent des différences de perception. Ainsi, les populations d'Europe orientale et de la région balte ont souvent eu le sentiment de faire partie intégrante de la grande Europe, alors que les habitants d'Europe occidentale ne les percevaient pas comme faisant partie de l'Europe. Le regard de l'Autre les maintenait à distance respectable.

      De plus, le langage des acteurs de la grande Europe a souvent une dimension symbolique et psychologique. Le slogan du «retour à l'Europe», par exemple, a représenté pour les Etats de l'ancien glacis soviétique un objectif dont la charge émotionnelle et psychologique était considérable.

      Autre exemple : la formule lancée par M. Mikhail Gorbachev, «la maison commune européenne», évoquait à la fois un programme politique et la projection d'une identité collective. En parlant de «maison commune européenne », le président soviétique a fait un acte de parole illocutoire : en le disant, il l'inscrivait comme un authentique projet politique réalisable à l'échelle du continent, alors qu'il ne s'agissait en réalité que de la projection d'un désir sensé imprégner l'opinion publique à moyen et long terme.

      Plus récemment, le 12 mai 2000, le ministre allemand des Affaires étrangères, M. Joshka Fischer, a lancé l'idée d'une Constitution pour l'Europe, selon la formule d'une «fédération d'Etats-nations ».


L'identité essentielle ou situationnelle

      L'identité peut être soit essentielle, soit situationnelle 320 .

      L'identité essentielle met en exergue le caractère naturel et la stabilité des liens culturels, religieux, historiques et affectifs au sein d'une communauté. L'identité essentielle est un élément acquis et indépendant.

      L'identité situationnelle, quant à elle, repose sur des artifices construits par les acteurs politiques, avec des objectifs bien définis de construction sociale et d'identités de groupe. L'identité situationnelle se définit par rapport à d'autres communautés en insistant sur les différences entre langues, traditions, histoires et pays.

      Nous pensons que l'identité européenne est à la fois essentielle, car elle repose sur des liens historiques et religieux très ancrés, et situationnelle, en ce sens qu'elle se définit par rapport aux autres régions du monde ou groupe d'Etats, comme nous l'avons démontré dans notre thèse.

      Les anciennes frontières intra-européenne, abolies avec l'avènement du Marché commun, sont encore dans les esprits des Européens. Selon Frederick Barth, qui a travaillé sur la frontière comme lieu de fabrication des identités, «le fait de traverser une frontière est, en soi, une révélation et un moyen décisif de prendre conscience de sa propre identité» 321 . De plus en plus, l'Européen pense en fonction de deux frontières, celle, virtuelle, entre deux pays membres de l'Union européenne - France-Allemagne, Espagne-Portugal, Finlande-Suède - et celle, bien réelle, entre l'Union européenne et les autres pays européens - Autriche-République tchèque, Finlande-Russie, Allemagne-Pologne, par exemple.

      Selon Durkheim, l'identité est modelée par les interactions sociales, et le philosophe a utilisé les expressions «appartenant au groupe» et «extérieur au groupe». Nous sommes, il est vrai, soit à l'intérieur de l'Union européenne, soit en dehors.

      Annonçant Habermas, Karl Deutsch, quant à lui, a examiné de manière approfondie l'influence des contacts et de la communication dans la construction des identités collectives 322 .

      En revanche, Samuel P. Huntington estime que « ce que les gens ont en commun, c'est davantage la conscience d'un ennemi commun que le partage d'une culture commune » 323 .

      Ainsi, l'identité européenne est construite, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'existe pas réellement, mais qu'elle évolue en s'inscrivant dans le changement perpétuel.


Discours politiques

      La construction de l'identité européenne, nous l'avons vu, vient de nombreux éléments: discours des hommes d'Etat et des acteurs politiques, messages circulant dans les universités et dans les médias, textes politiques ou culturels. L'identité de l'Union européenne est à la fois fabriquée et affectée par les événements, les dirigeants, la mobilisation et la contestation politique.

      Nous l'avons vu dans l'affaire Helms-Burton, la mobilisation de l'Union européenne contre un danger commun - en l'occurrence un déficit économique imposé aux entreprises européennes ayant des intérêts à Cuba - peut être un élément important du développement de l'identité collective européenne.

      Il convient de rappeler les actes de parole du début de la guerre froide avec la construction d'identités collectives comme «l'Ouest» et le «monde libre», par opposition à «l'Est» et «l'Empire du mal». L'identité peut s'exprimer aussi sous forme de négation : le rejet de l'identité soviétique fut alors la base de l'auto-identification ouest-européenne.

      Rappelons-nous également du fameux discours de M. Ronald Reagan en 1983 à Orlando, à propos de «l'Empire du mal». Selon Amity Shlaes, «le discours de Reagan a montré qu'une affirmation excessive du leadership américain pouvait conduire à des changements politiques positifs» 324 .

      Comme nous l'avons vu dans la Ière Partie, le langage est davantage qu'un moyen d'expression : il structure la réalité et façonne l'identité politique par des projections et des images, soit positives soit négatives, ainsi que par des normes et des évaluations.

      L'identité est toujours en voie de formation et de reformation. Les grands dirigeants et mouvements historiques ont participé à la construction identitaire de leur peuple. Que l'on pense à Napoléon en France, à Garibaldi en Italie, à Masaryk en Tchécoslovaquie ou à Atatürk en Turquie.

      Selon le Professeur Rasma Karklins, «les pratiques juridiques et administratives, elles aussi, construisent et renforcent les identités collectives, parce que les administrateurs doivent traiter de réalités sociales définies. Ainsi, l'identification juridique d'une nationalité, au sens de la citoyenneté, est une pratique commune à l'échelle mondiale. Dans chaque pays, il existe des nationaux et des non nationaux, et chaque collectivité a un nom. La citoyenneté a des conséquences juridiques et implique des droits et des obligations spécifiques » 325 .

      La création juridique et administrative de l'identité signifie que les identités sont codifiées de différentes manières, à partir de termes géographiques ou culturels, par le langage. Il est révélateur de noter que dans les anciens régimes communistes, l'identification administrative précédait souvent l'auto-identification nationale ou régionale et participait ainsi à l'érection de «l'homo sovieticus ».

      L'émotion et la psychologie jouent également un rôle important dans la fabrication des identités collectives. Nous avons défini les communautés comme des groupes de personnes ou de populations partageant les mêmes valeurs. Les traditions, la mémoire historique des peuples et des communautés sont généralement transmises d'une génération à l'autre, au travers d'un tissu dense d'institutions et de relais comme la famille, l'école, les clubs sociaux, les discours public et les médias.

      Il ressort que l'aspect affectif et psychologique de cette identification communautaire apparaît plus nettement lors des crises, ou lorsque le débat collectif se développe. Il est, en effet, plus satisfaisant de s'identifier à des mythes glorieux, à de grandes idées, à un souffle mobilisateur, à un patrimoine commun, plutôt qu'aux heures sombres d'un passé mal perçu. Ainsi, des processus très subjectifs influencent l'auto-identification et la perception des autres. A cet égard, il est intéressant de constater l'engouement des Allemands pour la construction européenne dès les premières années du Marché commun, un processus d'auto-identification qui les éloignait chaque jour un peu plus des sombres années du national-socialisme.


Le rôle de l'euro

      L'avènement de l'euro en janvier 2002, monnaie unique de l'Union européenne, est également un élément constitutif de l'identité européenne. De la même manière que la monnaie a façonné l'identité suisse depuis 150 ans, ou allemande depuis 1945, l'euro va peu à peu fabriquer l'identité européenne.

      Selon l'Eurobaromètre 55 de l'Union européenne 326 , près de trois Européens sur quatre soutiennent l'idée selon laquelle l'euro va créer un lien plus fort entre Européens : 27% sont « tout à fait d'accord », et 47% sont « plutôt d'accord ». Ceci alors même que selon le même sondage, 58% d'entre eux ne se sentent « pas très bien informés » sur l'euro.

      Par ailleurs, ce même sondage indique que 58% des Européens souhaitent un dialogue plus grand avec les institutions européennes, pour mieux comprendre les enjeux de la construction européenne.

      L'euro, en effet, représente un lien social, une sorte « d'expression de la communauté dans son ensemble » 327 . La monnaie est ainsi également un élément constitutif de l'identité européenne en ce sens que l'euro fabrique de la confiance par mimétisme entre les uns et les autres. L'euro aide à imiter l'Autre pour développer un consensus collectif.

      La monnaie n'a de légitimité que dans le cadre d'une souveraineté. La complexité de l'euro est qu'il reçoit sa légitimité non pas d'un seul Etat de quinze Etats. Ainsi, en obligeant les Etats membres de l'Union européenne à afficher une solidarité commune sur la scène monétaire internationale, l'euro est susceptible de créer et de renforcer auprès des Européens leur sentiment de partager des intérêts communs. Selon Carole Lager, « dans ses relations avec les Etats-Unis et le Japon, l'Union européenne doit jouer la nouvelle carte de l'euro, pas seulement comme une carte économique, mais comme un moyen de générer une culture et des sentiments européens » 328 . La monnaie, en quelque sorte, porte à l'extérieur le drapeau européen, et signifie à l'intérieur un symbole concret de l'appartenance des Européens à la même communauté de destin.


Vision collective

      Les visions et les projections collectives de l'avenir sont également des éléments qui tissent les liens d'une communauté. Les mythes fondateurs jouent aussi un rôle décisif. Psychologiquement, les communautés fortes sont soudées par la fierté et la solidarité.

      L'une des dimensions de l'identité collective est le sentiment d'appartenance à des groupes nationaux, à un territoire ou à un environnement socioculturel. Ce sentiment d'appartenance est un processus cognitif à la base, mais des composantes émotionnelles affectent l'auto-identification. On peut citer parmi ces composantes l'exaltation affective et la fierté d'appartenir à une communauté.

      L'identité, définie comme le sentiment d'appartenir à un groupe, n'exclut pas les liens avec d'autres groupes. Nous l'avons vu, il peut y avoir une hiérarchie d'identités, l'une prédominante et les autres ayant moins d'importance. L'identité peut se définir à plusieurs niveaux: l'individu pense d'abord à sa nationalité avant de se sentir européen.

      Selon l'Eurobaromètre 52 de l'Union européenne 329 , réalisé en 1999, près de deux tiers des citoyens de l'Union européenne estiment que les pays membres « devraient avoir une politique étrangère commune ». Près de trois quarts estiment qu'ils « devraient avoir une politique de sécurité et de défense commune ». Par ailleurs, selon le même sondage, 51% des citoyens de l'Union estiment que l'appartenance de leurs pays à l'Union européenne est «une bonne chose».

      L'Eurobaromètre 47 de l'Union européenne 330 , réalisé en 1997, montrait que quarante-six pour cent des Européens pensaient que la participation de leur pays à l'Union européenne était « une bonne chose ». Pour les jeunes Européens, l'Europe signifie ainsi avant tout l'espoir d'un avenir meilleur, et la garantie d'une paix durable sur le continent. Elément révélateur : la majorité des sondés estiment que le Parlement européen - seul organe où les députés sont élus au suffrage universel - est l'institution européenne la plus fiable.

      L'Eurobaromètre 53 du printemps 2000 331 , illustré ci-dessous, montre ainsi que les Européens continuent, à une large majorité, de souhaiter une politique étrangère commune, avec 64% d'opinions favorables, et de soutenir une politique de sécurité et de défense commune, avec 73% d'opinions favorables.

      
Tabl. 1 : Eurobaromètre 53 du printemps 2000
Pays
Membres
UE
Soutien Politique étrangère commune   Soutien politique sécurité/
défense commune
 
B 72 (=) 85 (+1)
DK 53 (-6) 53 (-2)
DK 69 (-2) 76 (=)
GR 73 (-2) 76 (-3)
E 66 (+3) 76 (+4)
F 70 (+4) 82 (+4)
IRL 61 (=) 56 (-1)
IRL 77 (+2) 85 (+2)
L 68 (-3) 79 (-1)
NL 74 (-3) 83 (-2)
A 63 (-3) 61 (-4)
P 58 (+1) 66 (-2)
FIN 53 (+3) 46 (=)
S 50 (-3) 45 (-7)
UK 40 (-1) 49 (-7)
EU 64 (=) 73 (=)

      Il y a donc une prise de conscience croissante de l'importance de l'Union européenne comme espace commun auprès de citoyens européens. Cette prise de conscience se développe notamment au travers de la PESC et participe à la construction identitaire de l'Europe.

      Nous l'avons vu : l'Europe se lit également dans le regard des autres. Un exemple est révélateur à ce propos : les résultats d'une enquête sur l'identité «Lettonie-Europe» 332 , réalisée en 1996, montrent que l'identification européenne est plus forte chez les Lettons (57%) qu'auprès des Russes de Lettonie (37%). Le modèle d'avenir le plus acceptable selon cette enquête semble être l'association «Lettonie-Europe». Ce modèle a été choisi le plus souvent par des personnes ayant fait des études supérieures, aisées, qui évaluent de manière relativement optimiste les perspectives économiques de la Lettonie, et voient d'un bon oeil l'ouverture de leur pays vers l'Union européenne. Autrement dit, l'identité lettone, longtemps étouffée sous le joug soviétique, se définit davantage par rapport à cet Autre européen, souhaité et rêvé, que vis-à-vis de Moscou.

      Les identités existent à différents niveaux et sont liées à des unités spatiales et géographiques telles que les quartiers, les villes, les zones urbaines, les provinces, les Etats, les régions, les continents. L'identité est multidimensionnelle. Chaque individu a des identités multiples, relatives à sa profession, sa catégorie sociale, son opinion politique, son sexe, son âge, son lieu de résidence et son groupe ethnique.

      Il existe des situations dans lesquelles des identités multiples sont en harmonie, voire se complètent et s'enrichissent mutuellement, et d'autres situations où les identités entrent en opposition. Ainsi, le multiculturalisme est de plus en plus à la mode, et nous pouvons nous demander si cette orientation n'est pas préjudiciable aux loyautés à l'égard de l'Etat. De même, on s'interroge sur les tensions éventuelles entre les loyautés nationales et la formation de nouvelles identités collectives internationales et transnationales.

      Il semble que ces identités multiples sont conciliables, mais que cette conciliation d'identités différentes n'est envisageable que si l'on applique les politiques pluralistes appropriées.

      Nous pensons à la devise «E pluribus unum», au sens où les groupes peuvent être employés en tant qu'éléments de construction de l'unité, plutôt que d'être détruits sous prétexte de sauvegarder cette dernière.


Option pluraliste

      La thèse pluraliste stipule que les grandes collectivités sont fondées sur l'interaction de collectivités plus petites, comme dans le cas de l'Union européenne. Dans cette optique, les identités collectives ont pour base un réseau pluraliste, et non une sorte d'universalisme indifférencié. Selon Arend Liphal, «l'importance attachée aux identités et aux droits de groupes distingue les démocraties plurielles des démocraties libérales qui mettent l'accent sur les droit des individus ou les droits des Etats au niveau international» 333 .

      Pour que de nouvelles identités collectives se construisent, les hommes politiques comme les analystes doivent être clairs quant à la vision qui sous-tend le processus et ses résultats. Par exemple, lorsque l'on s'efforce d'unifier des groupes ethniques ou des nations, recherche-t-on une société caractérisée par l'homogénéité et l'assimilation, ou par la diversité et le pluralisme culturel ?

      Selon cette analyse, l'assimilation peut constituer la perte d'une identité pour mieux en assumer une autre, ce qui risque de causer des insatisfactions croissantes. Il est vrai que les communautés sont généralement désireuses de voir leur identité confirmée et reconnue par d'autres interlocuteurs.

      Les pluralistes ne visent pas l'homogénéité et l'assimilation, et sont convaincus que la diversité et le pluralisme sont une force. Ils contestent le postulat des partisans de l'assimilation selon lequel plus les citoyens sont semblables les uns aux autres, plus l'intégration nationale sera forte. Pour les pluralistes, l'identification de tous les citoyens avec l'Etat civique est l'élément prioritaire, et l'intégration individuelle et collective se définit comme une orientation vers des valeurs communes et l'exercice d'une fonction dans la société, sans perte d'identités culturelle.

      Un habitant de la Suisse peut se considérer comme suisse-italien, suisse et européen, chacun de ces sentiments d'appartenance ayant ses propres connotations et se révélant plus ou moins pertinent et approprié, selon le contexte.

      Un habitant de la Corse peut se considérer de Porto-Vecchio, et en même temps comme un citoyen corse, français et européen, chacune de ses appartenances ayant ses propres caractéristiques, et s'adaptant en fonction des contextes.

      D'un point de vue analytique, tout individu appartient au moins à deux communautés, la communauté territoriale civique de l'Etat et une communauté ethnique. L'idéal serait que les deux identités coïncident dans un Etat mono-ethnique ou s'harmonisent dans un Etat multi-ethnique. S'il est formé de plusieurs nations, l'Etat modèle devrait représenter une «communauté de communautés».

      Ceci ne veut pas dire que de nouvelles collectivités n'aient pas besoin d'acquérir avec le temps une certaine culture commune. L'Union européenne ne peut être véritablement intégrée que si elle réussit à générer une culture partagée.

      Il est intéressant de noter que dans le contexte de la mondialisation de l'information, de la culture, et de l'économie, beaucoup de gens se penchent davantage qu'auparavant sur leur appartenance collective, sur le sens de l'identité européenne et de leur identité régionale.


Un inachèvement permanent

      Ce qui est nouveau avec la construction européenne, c'est l'importance de la subjectivité. On peut ainsi choisir son identité à la carte. On peut se la fabriquer. Un serf sous l'Ancien régime n'avait pas le choix : il demeurait serf jusqu'à sa mort, victime de son appartenance à un groupe social opprimé. Depuis les Lumières, nous sommes de plus en plus libres de choisir - ou de ne pas choisir - notre identification et nos communautés d'appartenance.

      Il est, à notre sens, très positif que se constituent de grands ensembles régionaux comme l'Union européenne, une conscience continentale, internationale, mais à condition que les instances de contrôle démocratique soient en place.

      Ainsi, le citoyen européen est peu à peu amené à vivre son identité comme des poupées russes : j'appartiens à ce village, à cette région, à ce pays, à cet ensemble qu'est l'Union européenne, et au monde. Saint-Just parlait, à propos de la République, de «communauté d'émotions». Il s'agit bel et bien de cette même «communauté d'émotions» qui est en construction au niveau européen.

      Selon Ronan Le Coadic, «toute identité a besoin de reconnaissance. L'identité renvoie à l'altérité, à l'Autre. On est soi par rapport à l'image qu'on se fait de soi et cette image est liée à l'image qu'on pense que l'Autre se fait de soi. Cela vaut pour un individu comme pour un groupe. On a toujours besoin de reconnaissance » 334 .

      Il est vrai que l'Europe apparaît à la fois comme proche et éloignée, comme contemporaine et future, comme quotidienne et projetée.

      La valeur symbolique du terme même de «construction européenne» renvoie à la fois au présent et à l'inachevé. L'Europe, en définitive, n'en finit pas de se construire, de s'édifier. Il s'agit bien d'un inachèvement permanent, une sorte de norme impalpable de l'Europe comme fuite en avant. L'Europe porte en elle-même le report constant de son propre achèvement, éternellement différé.

      Les acteurs de l'Union européenne - hommes politiques, médias, citoyens, groupes d'intérêts, associations, clubs - vivent ainsi la construction européenne comme un chantier permanent. En 1950, M. Robert Schumann, en lançant la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), disait déjà : « l'Europe ne se fera pas d'un coup ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait » 335 . Une philosophie de la construction européenne que corroborait ainsi M. Jean Monnet : «c'était le choix fondamental d'une méthode à intégrer sans fin les choses et les esprits» 336 .

      Pour comprendre le fonctionnement et les hésitations liées à la mise en application de la PESC, il faut sans cesse avoir à l'esprit la dimension inachevée de l'Europe. Il n'y a pas, en effet, de référence fixe et stable, un socle de politique étrangère séculaire. Au contraire, il y a souvent des pointillés, des perspectives de montée en puissance, des projections vers l'avenir. Mais il n'y a pas de certitudes présentes.

      L'action politique des élus et des fonctionnaires européens s'inscrit entièrement dans cette assomption du futur, dans ce postulat d'une Europe en marche perpétuelle. Dans ce contexte, il est d'autant moins aisé de définir les contours précis de la PESC. L'Europe, en quelque sorte, se réinvente sans cesse, donnant de nouvelles impulsions à sa construction au gré des appels et des visions politiques : Livre blanc, Marché commun, PESC.

      Le constructivisme montre que l'individu est conditionné par l'environnement dans lequel il vit et agit, et par les messages qu'il reçoit. Selon Ben Rosamond, l'environnement agit comme « un facteur intersubjectif qui contribue à la création de normes et d'attitudes » 337 . Ainsi, nous sommes ce que nous faisons de nous-mêmes, et ce que nous faisons de nous-mêmes est lié à l'environnement et les messages qui nous entourent et nous parviennent.

      Ce que nous avons voulu montrer dans ce chapitre, c'est que l'identité commune au Européens repose et se développe en-dehors de toute référence à la souveraineté territoriale. La projection de l'Europe en-dehors de l'Europe révèle que la force d'une idée provient de son facteur consensuel.

      Dans cette optique, les processus de communication sont la condition nécessaire à la création du consensus. Autrement dit, la valeur instrumentale de la PESC ne peut fonctionner qu'au travers du processus discursif sur la PESC. Le débat crée l'identité, et le langage sur l'Europe comme puissance renforce le sentiment d'appartenance à l'Europe et de lieu d'expression commun.


16. La société de l'information et la valorisation identitaire européenne

      Nous allons voir, dans ce dernier chapitre, que la société de l'information et l'ensemble des éléments qu'elle déploie sont autant d'éléments de valorisation de l'identité européenne, et que la théorie de Habermas sur l'homme communicationnel et l'espace public permet une grille d'analyse du citoyen européen en puissance et en devenir. Dans cette optique, l'intégration politique, qui se base sur un sentiment d'appartenance et de citoyenneté européenne, n'est possible que si elle se nourit de son histoire commune sans vouloir se substituer aux cultures locales. Les citoyens des Etats européens entendent rester membres de leur nation respective, avec tous les effets juridiques et politiques que cela implique (droit de vote, droit d'éligibilité), en développant simultanément un sentiment d'appartenance à la réalité supranationale de l'Europe.


Société de l'information

      Ce que l'on nomme « société de l'information » évolue à une vitesse vertigineuse. Selon l'Union internationale des télécommunications (UIT), «l'accélération de la convergence entre les télécommunications, la radiodiffusion, le multimédia et les technologies de l'information et de la communication (TIC) fait naître de nouveaux produits et services ainsi que de nouvelles méthodes dans la vie économique et commerciale. Parallèlement, les perspectives commerciales, sociales et professionnelles se démultiplient alors que de nouveaux marchés s'ouvrent à la concurrence et aux investissements et capitaux étrangers. Le monde moderne vit une véritable métamorphose » 338 .

      La société de l'information génère des applications multiples dans les domaines de la politique, de la santé, de l'environnement, des sciences, des échanges et du commerce, et constitue un élément clé de la construction sociale et identitaire de l'Europe.

      La mise en réseau des connaissances, la vitesse des échanges d'information 339 , l'accès aux débats interactifs : l'ensemble des outils de l'ère de la communication et du village global sont autant de facteurs exponentiels d'échanges, de transgression des frontières et de déterritorialisation de la pensée.

      Le pouvoir, désormais, c'est l'accès à l'information et la capacité de transformer cette information en connaissance. Selon Robert O. Keohane et Joseph S. Nye, « la technologie de l'information est en train de devenir la principale source de pouvoir » 340 . Internet, en effet, transcende les frontières et renforce les échanges au-delà des lignes de séparation classiques.

      Selon le Professeur Uli Windish, « avec la multiplication des possibilités d'information et de discussion, la très grande majorité des citoyens sont plus informés et compétents que jamais, alors que la méfiance envers le peuple reste grande, un réflexe pour ainsi dire conditionné chez les élites, les politiques et les technocrates » 341 .

      Internet transforme la politique d'au moins trois manières : en changeant la façon de convaincre les électeurs, en enrichissant le discours politique, qui devient plus global, et enfin, en développant un contact direct entre les dirigeants et la population.

      Dans le contexte européen, Internet et ses multiples modalités d'application vont développer les ingrédients d'une démocratie directe virtuelle, en lieu et place de la démocratie parlementaire. Selon M. Dick Morris, ancien conseiller en communication de M. Bill Clinton, «cela est d'autant plus important en Europe que Bruxelles n'a aucun contact avec les citoyens de l'Union » 342 .


Une «Europe des peuples»

      Le général de Gaulle, dans une belle formule, a un jour appelé de ses voeux «une Europe qui intéresse les peuples» 343 . Dans son esprit, il s'agissait d'encourager les acteurs politiques à expliciter et à discuter publiquement les enjeux et les projets de la construction européenne.

      La société civile européenne représente davantage que la somme des sociétés civiles nationales en Europe. Comme le disait M. Willy Brandt, «ce qui appartient au même ensemble devrait grandir ensemble ». Ainsi, dans la mesure où l'Europe se trouve dans un processus d'intégration, la dimension de la société civile est à prendre en considération.

      Dès 1974, Jürgen Harbemas estimait que les identités sociales n'étaient pas nécessairement liées aux Etats et à leurs frontières. Selon lui, une identité collective peut uniquement être conçue dans une forme réflexive, c'est-à-dire dans la conscience qu'a un individu de pouvoir participer au processus de communication au travers duquel se forme l'identité d'un groupe ou d'un continent.

      Cette norme créative paraît d'ailleurs souvent diffuse, peu tangible, et se répand à travers l'ensemble des structures de la société - médias, associations, activité professionnelle, clubs de sport, vie intime. Cette norme a une dimension extra-politique, en ce sens qu'elle influence de manière indirecte le système politique, de manière transversale.

      L'identité européenne peut être considérée comme se construisant en opposition, ou en complémentarité des identités nationales ou régionales, telles que les identités atlantistes anglo-américaines, francophones, lusitaniennes, hispanophones ou méditerranéennes.

      Une des dimensions de l'identité européenne, et, partant, qui explique la lente construction identitaire du continent, tient à la grande diversité des langues pratiquées en Europe. Par rapport à l'unité de langage de l'Amérique du Nord ou de la région partageant les pictogrammes chinois, l'Europe apparaît comme extraordinairement variée et plurielle.

      L'immigration, de son côté, constitue un autre élément d'analyse de la diversité européenne. L'Europe a un niveau d'immigration relativement bas par rapport aux Etats-Unis par exemple. De la même manière, le nombre de mariages entre deux conjoints de nationalité diverse reste relativement bas ; la classe politique reste très largement nationale, à part quelques exceptions comme M. Daniel Cohn-Bendit, de nationalité allemande et élu sur des listes française, ou M. Jiri Pelikan, ancien député tchèque élu sur des listes italiennes, ou encore Mme Gisela Stuart, de nationalité allemande et élue députée de Birmingham. Force est de constater que ces cas restent isolés. De même, il n'y a pas encore d'authentique journal européen, en dépit des efforts de The European, qui reste loin de l'audience du Financial Times, du Herald Tribune, ou du Figaro.

      Comme il n'y a pas de véritable parti politique européen, capable de rassembler les partis politiques nationaux autour de valeurs et d'objectifs communs. Les partis politiques sont des entités historiquement ancrées dans le tissu social, linguistique et idéologique d'un pays, et la tentation transnationale apparaît le plus souvent comme un voeu pieux. Pour citer un exemple, le socialisme de MM. Blair, Jospin et Schröder, s'il s'entend sur les grands axes européens, n'en demeure par moins marqué par les valeurs et les particularités nationales propres à l'Angleterre, la France et l'Allemagne.

      Une société moderne est essentiellement une société d'individus. Durkheim disait que l'individualisme a pris le pas sur les croyances religieuses. La volonté de parents de voir leurs enfants non plus dans une relation d'obédience mais au contraire d'indépendance est révélatrice de cette évolution des mentalités, certes plus marquée dans les cultures protestantes du Nord de l'Europe que dans la culture méditerranéenne.

      L'individualisme favorise ainsi la construction de l'identité européenne. Plus nous sommes souverains et réflexifs dans la construction de notre identité, plus facilement nous pouvons nous projeter dans une identité européenne.


Le « patriotisme constitutionnel »

      Habermas a développé le concept de «patriotisme constitutionnel», basé non pas sur l'appartenance à une communauté ethnique ou nationale, mais sur l'identification rationnelle à un Etat constitutionnel - un futur Etat européen transnational - qui renforce et raffermit le sentiment de liberté de l'individu : « j'ai la bourgeoisie de Zurich, je suis citoyen suisse et européen, et établi à Londres ou à Barcelone ».

      Dans cette optique, l'approfondissement de l'Union européenne combinée au renforcement des autonomies locales et régionales - principe de subsidiarité - est en train de devenir un facteur majeur de la reconfiguration identitaire des vieux Etats-nations européens. L'Europe, en ce sens, fait oeuvre de pionnière en développant une structure multiculturelle, transnationale. C'est la démocratie cosmopolite.

      Ce modèle européen est constitué de divers éléments : les innovations idéologiques (l'Etat transnational) ; la primauté de l'individu ; la distinction entre les légitimités religieuse, politique et économique ; la notion de capital ; la combinaison entre la science et la technologie ; le pouvoir de la majorité ; la force juridique du contrat et la relation de confiance qu'il suppose ; l'Etat constitutionnel et le droit romain. Ce sont les éléments clés de la civilisation européenne.

      L'Eurobaromètre 49 de 1998 344 , illustré ci-dessous, a montré que 47% des citoyens interrogés se sentent « à la fois européens et nationaux » et que 5% se sentent « seulement européens », soit une majorité de 52% qui se sentent Européens et nationaux.

      

Fig. 2 : Eurobaromètre 49 de 1998

      Il est intéressant de constater que le paramètre « seulement européen », certes modeste en pourcentage, augmente toutefois sensiblement depuis 1992 :

  • printemps 1992 : 4%
  • automne 1993 : 4%
  • automne 1994 : 7%
  • automne 1995 : 5%
  • printemps 1996 : 5%
  • printemps 1997 : 5%
  • printemps 1998 : 5%

      Il y a ainsi toujours plus de citoyens qui se sentent « avant tout Européens » et qui ont le sentiment de partager une identité commune.

      Le sentiment de se sentir européen a augmenté de manière significative entre le printemps 1997 et le printemps 1998 en particulier en Belgique (+6%), au Danemark (+5%), en Espagne (+4%) et en Italie (+3%). L'analyse démographique montre que 54% des hommes et 50% des femmes se sentent d'une certaine manière européens. Les gens âgés de plus 55 ans ont tendance à moins se sentir européens (42%) que les autres catégories d'âge. Il est intéressant de constater que le sens d'appartenance à l'Europe est plus fort auprès des gens éduqués (69%), des étudiants et des managers (66%).

      L'Eurobaromètre 51 de l'Union européenne du printemps 1999 345  a confirmé ce sentiment d'identité plurielle des Européens: « au niveau de l'Union européenne, près de 90% des gens se sentent attachés à leur pays, leur ville, leur village ou leur région. Plus de la moitié des citoyens de l'Union européenne se sentent attachés à l'Europe, sauf aux Pays-Bas (49%), en Grèce (41%) et en Grande-Bretagne (37%) ».

      L'Europe va ainsi demeurer culturellement distincte des autres régions du monde, avec des particularismes régionaux renforcés et une identité globale. Autrement dit, les atavismes identitaires nationaux et régionaux, plus traditionnels, vont se frotter à une identité européenne plus globale et plus ambivalente. Cette dialectique permanente participe à l'intégration à l'échelle du continent.

      Le concept de nation indique une communauté politique marquée par une identité ethnique, linguistique, culturelle et historique. Dans la fabrication des Etats-nations en Europe, l'émergence d'une conscience nationale a rendu possible la participation des individus à des structures décisionnelles de type politique qui, elles-mêmes, ont permis de créer le statut de citoyenneté politique, échelon suprême de légitimité dans la société moderne.

      Le fait d'être reconnu comme citoyens égaux exige deux éléments : respect de l'identité de chaque individu et, simultanément, respect de la manière de voir le monde et de percevoir les autres. Ce double respect est à la base de la notion d'identité européenne.


Solidarités globales

      Si la démocratie européenne en devenir est, en effet, un pluralisme des individualités régionales et nationales, et donc autant de modèles de vie, elle va produire des solidarités globales entre individus qui vivent ensemble, mais qui se reconnaissent le droit de demeurer différent et «Autre».

      Selon Habermas, «l'unique conception de la cohabitation socio-politique capable d'apporter une réponse constructive aux problèmes d'une société en transformation doit faire référence non pas à l'identité historico-culturelle de la communauté, mais bien aux multiples formes de communication inter-subjectives. Il faut différencier la dimension politique de l'identité collective de la dimension socio-culturelle. La culture politique partagée devient le réseau qui s'étend sur la base des identités non politiques (culture, religion, ethnie), comprises dans un territoire donné, tout en permettant la cohabitation » 346 .

      Il y a ainsi trois formes de communication intersubjective, qui correspondent à trois dimensions distinctes de l'identité collective :

  • la dimension « transcendentale » implique tous les êtres humains en tant que tels, sans affinités politiques, religieuses ou culturelle ;
  • la dimension « politique » entre êtres humains qui décident collectivement d'ordonner les structures politiques et sociales ;
  • et la dimension « culturelle » entre individus caractérisés par une histoire commune, des traditions ethniques ou religieuses partagées, une idée collective qui est à la base de leur identité.

      Dans cette optique, l'intégration politique européenne, qui se base sur un sentiment d'appartenance et de citoyenneté européenne, n'est possible que si elle se nourit de son histoire commune sans vouloir se substituer aux cultures locales. Les citoyens des Etats européens entendent rester membres de leur nation, avec tous les effets juridiques et politiques que cela implique (droit de vote, droit d'éligibilité), en développant simultanément un sentiment d'appartenance à la réalité supranationale de l'Europe.

      Selon Pierre Bourdieu, il existe des obstacles réels à la création d'un mouvement social européen : linguistiques, liés aux modes de pensée, à la force des structures sociales, et syndicales 347 .

      Le principe de subsidiarité va également développer l'identité européenne. La décentralisation, en effet, est née de trois exigences :

  • la réponse aux revendications identitaire régionales et à l'expérience fédérale (Espagne, Belgique, Allemagne, en partie en Angleterre et en Italie) ;
  • la volonté d'augmenter la participation démocratique des citoyens en rapprochant les populations des organes de décision ;
  • et la volonté d'avoir une meilleure efficacité dans la gestion des affaires.

      La subsidiarité active stipule que chaque niveau de pouvoir doit résoudre les problèmes à son échelle, en toute autonomie et sans interférence des instances supérieures.

      Il est vrai, comme nous l'avons vu dans la IIème Partie, que la construction communautaire est longtemps restée l'affaire des dirigeants et des élites.

      Force est de constater qu'il y a en quelque sorte une européanisation croissante du politique en Europe. Ce que Pierre Muller a appelé un «espace européen d'action publique» 348 . L'action politique est ainsi considérée comme un élément moteur d'un rapprochement, voire d'une convergence des systèmes politiques nationaux vers un nouveau modèle politique européen.

      Dominique Wolton 349  parle de trois espaces qui sont souvent confondus lorsqu'il s'agit d'espace d'expression pour les citoyens européens :

  • l'espace commun, le plus large, se définit par le territoire de l'Union européenne et par les réseaux de solidarité qui le traversent ;
  • l'espace public renvoie à l'idée de rendre public, de faire part ouvertement de ses convictions de débattre librement, en brandissant l'étendard du droit à l'expression et à la parole ;
  • l'espace politique, enfin, est le plus petit des trois espaces, mais sans doute le plus puissant puisqu'il est le lieu de la décision et de l'action.

      Selon Bernard Cassen, l'espace politique occupe tout le terrain, et il est primordial de «combler le grand écart, qui risque de devenir abîme, entre les représentations que se font les citoyens de leur propre société, voire d'une éventuelle société européenne, et leur traduction dans la politique concrète» 350 . Autrement dit, la légitimité profonde de la construction européenne devrait davantage reposer sur l'existence et l'affirmation de l'espace public européen comme socle de l'espace politique.


La « fétichisation » de la société civile

      Le «contexte de communication», cher à Habermas, permet ainsi de traverser les limites des sphères publiques longtemps limitées aux frontières nationales. Les partis, les syndicats, les associations et les mouvements de citoyens ont le plus souvent une structure uniquement nationale. Cela ne les empêche pas de tisser des liens avec leurs homologues dans les autres pays européens, mais cela se fait souvent dans une optique de relations internationales, et non pas dans une optique d'échanges transnationaux et transversaux.

      Il y a, depuis la chute du Mur de Berlin, « une sorte de fétichisation du concept de société civile » 351 . Le sens du mot « société civile » ne fait plus, selon la référence marxiste, allusion à la sphère de l'économie et du marché. La société civile renvoie désormais à un large éventail d'associations, d'Eglises, d'organisations professionnelles, d'organisations non gouvernementales (ONG), de partis politiques, de syndicats, de médias, de clubs de sports, et d'associations de citoyens.

      Selon Habermas, la civilité est la base d'une culture de la délibération publique, de l'intervention et de la participation active des sujets publics dans le champ politique. Selon lui, l'espace public ne peut exister qu'au travers des institutions comme les partis ou les associations qui jouent le rôle d'intermédiaires entre l'Etat et la société. Ce rôle de relais joués par ces intermédiaires, constitués en réseaux, est la condition sine qua non d'une vitalité de la société civile.

      La conception habermasienne de la société civile lui donne le rôle d'émancipatrice de la société et de garde-fou de la toute-puissance de l'Etat. C'est l'anti-Léviathan.

      Les individus, les associations comme la famille, la tribu, le quartier, la corporation, le club : l'ensemble de ces acteurs sont créateurs d'initiatives et constituent la base sociale de l'Etat. Le rôle de l'Etat consiste dès lors à réguler cette énergie, et à la redéployer en puissance de production et de reproduction. L'Etat communiste, en voulant contrôler l'individu jusque dans son intimité, notamment par le biais des délations intrafamilales, et en refusant de s'appuyer sur cette dynamique, a inexorablement creusé sa propre tombe.

      Le phénomène de la mondialisation a favorisé la résurgence de la société civile en tant qu'acteur sur la scène régionale, nationale, européenne et internationale. Selon Yakuba Konate, « le pouvoir de mobilisation informelle de la société civile a développé la puissance de l'émeute qui redonne vie à l'homme et à la société, tout en déplaçant les frontières de l'intolérable » 352 .

      Les individus actifs dans la société civile apportent leurs expériences subjectives, en redonnant corps à la parole, à l'opinion et à l'action sociale. La société civile apparaît ainsi comme une résultante de la capacité de mobilisation citoyenne. Les mots clés deviennent : responsabilité, autonomie et volonté.


Revigoration de la société civile

      Force est de constater que la société civile est trans-sociale, transversale, et qu'elle traverse les clivages traditionnels entre pays, entre partis, entre Eglises, entre associations, entre médias. L'idée d'une société civile européenne se développe peu à peu et prend forme sous nos yeux. Il s'agit de rassembler de manière informelle des acteurs partageant les mêmes aspirations de transformation ou d'évolution sociale. Le progrès de la démocratie européenne passe par cette mobilisation citoyenne et par la revigoration de la société civile.

      Selon Paul Houee, «l'enracinement dans le local et l'ouverture à l'universel, concrètement incarnés dans la vitalité des réseaux associatifs et culturels, constituent une formule d'avenir, capable d'affirmer et de réaliser la primauté du politique et de l'éthique aussi bien sur les impératifs d'une économie hégémonique que sur des enfermements de règles identitaires» 353 .

      L'Etat-nation classique, en Europe, perd de sa force, voire de son identité. L'Etat, incarnation de l'identité d'un peuple, peine de plus en plus à donner un sens à l'action de la société, et se trouve pris de vitesse par l'échelon européen et international. Son emprise et son empire sur les hommes présents sur son territoire s'amenuisent. Son pouvoir institutionnel a perdu de sa légitimité dans la conduite des affaires publiques. On le constate : le privé l'emporte sur le public, la conduite des activités sur celle du territoire, et la flexibilité sur l'immobilisme.

      Selon Bertrand Badie, «la puissance étatique est fortement ébranlée par une déterritorialisation» 354 . L'acteur, aujourd'hui, devient de plus en plus transnational, et l'Etat devient un espace en pointillés...

      Selon Habermas, «c'est une erreur de penser que l'ordre démocratique requiert par nature un ancrage mental dans la nation entendue comme communauté prépolitique fondée sur un destin partagé. A longue échéance, seul un processus démocratique qui munit les citoyens de droits à la fois appropriés et équitablement répartis pourra être considéré comme légitime et engendrer la solidarité» 355 .

      Le médium d'avenir ne paraît plus être l'Université, comme ce fut le cas pendant plusieurs siècles lorsque l'accès au savoir était réservé à une élite, mais l'audiovisuel et les médias. La création de l'espace public européen se base sur l'exercice concret de pratiques concertatives, ouvertes au débat, relayées par les médias, et assurées par l'opinion publique.


L'art de la discussion

      Force est de constater que la délibération publique est généralisée et est en train de suppléer les dogmes et les évidences politiques ou idéologiques. Le citoyen est en train de se réapproprier un art qu'il n'aurait jamais dû perdre, celui de la discussion.

      Jürgen Habermas, en un sens, a tourné le dos au marxisme en privilégiant le paradigme de la communication au détriment du paradigme de la production. Il réhabilite une éthique formaliste de type kantien - l'Idée de Raison - qui critique le déterminisme historique marxiste. Sa théorie est fondée sur une anthropologie de la communication dans le langage, dont l'objectif est de fonder une authentique politique.

      Selon Habermas, «les structures de l'intersubjectivité constituée par le langage, dont l'archétype peut être étudié au niveau des actes de parole élémentaires, sont à la base des systèmes sociaux aussi bien que des systèmes de personnalité. Les systèmes sociaux peuvent être conçus comme des réseaux d'actions communicationnelles » 356 .

      Nous avons, dans la Ière Partie, mentionné l'existence de marques linguistiques à travers lesquelles se manifeste l'énonciation du discours, et que l'une des marques linguistiques majeures est l'embrayage, qui concerne l'ensemble des opérations par lesquelles un discours s'inscrit dans son énonciation, au travers d'un certain nombre d'embrayeurs de personne, appelés également « éléments déictiques » : les pronoms (je, tu nous, vous), les déterminants (mon, ton, notre, votre), et les pronoms (le mien, le tien, le nôtre, le vôtre). Le rôle des embrayeurs de personne est de permettre à l'émetteur et au récepteur du message d'identifier leurs référents.

      L'expression «nous» est ainsi souvent utilisée dans le cadre d'actes de langage collectifs qui visent à intégrer l'ensemble des interlocuteurs dans la même construction identitaire : «nous sommes un acteur reconnu sur la scène internationale», «notre position au Proche-Orient est la suivante», ou encore «nos valeurs européennes».

      Cette somme déclaratoire participe directement à la constitution de l'identité collective européenne. L'identité collective d'une société assure sa continuité et lui permet de se reconnaître. L'existence historique de l'identité européenne dépasse les limites d'une génération, et subit moins les césures objectives de la vie et de la mort propres à un individu.

      Il est vrai que le passage d'une identité nationale à l'identité européenne participe à une construction sociale plus abstraite. Le fondement de cette identité n'est plus le village, l'histoire de sa ville, son passé, son présent, ses us et coutumes, ses problèmes et ses joies, mais concerne une participation commune à une organisation large, aux frontières fluctuantes, dotée d'un espace territorial en expansion. La périphérie de l'Union européenne est, qu'on le veuille ou non, floue. Cette fluidité de la frontière n'est pas à proprement parler un élément rassurant pour la construction d'une identité collective.

      Or si nous sommes à la fois homme et citoyen, le niveau de la citoyenneté européenne doit reposer sur une Constitution ou des traités qui affirment avec force ce principe.

      Selon Habermas, «il apparaît que les projections d'identité deviennent de plus en plus universelles et de plus en plus abstraites jusqu'au moment où, pour finir, c'est le mécanisme de projection lui-même qui devient conscient en tant que tel et où la formation de l'identité prend une forme réflexive allant de pair avec la connaissance que ce sont les individus et les sociétés qui, en quelque sorte, produisent eux-mêmes leurs identités » 357 .

      L'action communicationnelle suppose la parole comme base de validité. Les exigences de validité universelles - vérité, justesse, véracité - permettent aux acteurs de créer le consensus pour une action en commun. Autrement dit, parler de «la puissance européenne» est, en l'état, davantage une vérité en puissance, en construction, qu'une vérité vraie.

      Ainsi, la rationalité de l'activité communicationnelle concerne à la fois la véracité des intentions exprimées et la justesse de certaines normes. Selon Habermas, les deux critères de la rationalité de l'action sont donc:

  • la véracité des intentions, qui signifie que l'action doit être en accord avec les besoins. Dans le cas qui nous occupe, la PESC et les discours sur la PESC sont-il en accord avec les besoins ? La réponse, comme nous l'avons vu, varie selon les cas étudiés.
  • la justesse des normes, qui signifie que les intérêts en jeu sont universalisables, et permettent la construction d'un compromis, d'un consensus. La PESC répond-elle à un enjeu global, basé sur un consensus parmi les Européens ? La réponse est, là encore, mitigée. L'enjeu est certes global, mais le consensus des citoyens européens en faveur d'une projection de la puissance de l'Europe en-dehors du théâtre européen est encore relatif.

      La rationalisation signifie l'élimination des rapports de domination entre l'émetteur et le percepteur du message, entre le locuteur et le public. Il est intéressant de constater que ces rapports dominant/dominé sont souvent escamotés par les règles de la communication.

      Nous avons vu que l'Histoire se construit par les actions et les récits. C'est par le langage que se construisent le pouvoir, le droit, l'argent, l'amour, la sexualité, la vérité.

      Luhmann a élaboré un système de différents médias de communication en s'appuyant sur les relations entre moi/expérience d'autrui/action 358 . Selon cette théorie, notre construction identitaire se fait au travers de médias spécialisés dans la reproduction et la diffusion de messages précis en fonction de public-cibles précis.


L'opinion publique est idiote

      Force est de constater que l'opinion publique, en soi, n'existe pas, qu'elle est une vue de l'esprit, un artefact, un chantre de l'instantané, un être pour le moins influençable, qui s'allie aux uns ou aux autres au gré de ses humeurs, alors que la politique se conçoit dans la durée. Selon le philosophe français Alain Etchegoyen, «l'opinion publique est idiote car elle ne récuse aucune question et répond d'autant plus vite qu'elle est incompétente» 359 . Alors, quid de la société civile?

      Avec la modernité est née une conception nouvelle de l'homme et du collectif. La société remplace la communauté chère à la cité grecque et à l'époque médiévale. Les théoriciens du contrat social, Rousseau et Hobbes, fournissent une explication rationnelle de l'existence collective en ramenant la condition humaine du métaphysique au politique: chacun s'unit à tous au travers d'un pacte.

      La notion de société civile se développe donc comme corollaire à la réflexion sur la liberté : «l'homme est né libre, écrit Rousseau au début du «Contrat social», et partout il est dans les fers» 360 . Il s'agit donc de savoir, en reprenant la formule stoïcienne, ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas.

      Le catalyseur de toute organisation citoyenne, c'est précisément cela: ce qui dépend de ses animateurs, et ce qui n'en dépend pas. Les organisations citoyennes partent ainsi de la distinction aronienne entre liberté formelle et liberté réelle, et qui signifie: qu'est-ce qu'une liberté à laquelle on a droit si on ne peut l'exercer ? La responsabilité du citoyen apparaît ainsi comme celle de l'engagement.

      D'un ton provocateur, Sartre aimait à défier son monde: « nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'Occupation ». Et il est vrai qu'on ne peut ôter au plus opprimé des hommes la liberté de sa pensée. La notion moderne de société civile a ainsi pris ses racines dans la lutte pour la liberté contre le communisme en Europe de l'Est. Les dissidents accusaient leur gouvernement d'opprimer les citoyens. Or ces derniers ont réussi, malgré tout, à former des associations indépendantes - Eglise, syndicats, clubs de sports - agissant comme un correctif vis-à-vis de gouvernements trop imprégnés idéologiquement.

      A cet égard, l'Histoire a montré l'extraordinaire apport de l'Acte final d'Helsinki (1975) et de sa fameuse troisième corbeille - droits de l'homme - dans l'émancipation individuelle et collective des peuples est-européens.

      La profusion d'organisations non-gouvernementales (ONG), que ce soit au niveau régional ou international, est donc un phénomène encourageant quant à la responsabilisation et à l'engagement de l'individu-citoyen dans un monde en mouvement.

      La philosophie de Habermas - dont l'analyse historique remonte à l'éveil bourgeois du XVIIIème siècle - se base sur l'usage immodéré que l'homme fait de son esprit critique, fort de sa liberté et de la publicité de ses opinions. Son idée de « politique délibérative » suppose que tout soit désormais dissout dans les réseaux de communication. Hier, on disait : « tout est dans la politique, la politique est dans tout ». Habermas pense que tout est dans la communication et que la communication est dans tout.

      Une des dimensions essentielles de la globalisation, c'est précisément l'interdépendance croissante des problèmes. Le domaine humanitaire a des interfaces avec le monde politique et le développement, le commerce a des relations de plus en plus étroites avec l'environnement et les affaires sociales.

      Selon Habermas, un espace public sensible et mobilisateur permet de percevoir avec une meilleure acuité les problèmes de société. Or depuis une dizaine d'années, nous assistons à l'émergence de nouveaux acteurs qui fonctionnent de plus en plus en réseaux. Les organisations internationales non-gouvernementales (ONG), en effet, se caractérisent à la fois par leur diversité, émanant d'une société civile elle-même plurielle, et par leur complémentarité. Elles illustrent ce modèle auquel Habermas fait référence.

      Les ONG expriment souvent une prise de conscience et la volonté du citoyen de prendre en main son destin : « quand on se suffit à soi-même, disait Epicure, on arrive souvent à posséder ce bien inestimable qu'est la liberté ». Les ONG sont d'ailleurs souvent les seules porte-parole de secteurs de la population non représentés par les organes gouvernementaux et publics.

      Basées sur des structures le plus souvent démocratiques et transversales, développant des liens étroits avec la population, les ONG sont de fait un relais privilégié des revendications et des aspirations de la société civile. Elles sont, en quelque sorte, les yeux, les oreilles et souvent la conscience de la société civile dont elles sont l'émanation.

      Il est ainsi révélateur de rappeler que le lauréat 1997 du Prix Nobel de la Paix fut une ONG, la Campagne internationale pour l'interdiction des mines antipersonnel, et que le lauréat 1999 fut encore une ONG : Médecins sans frontières (MSF).

      Les organisations citoyennes sont ainsi souvent tiraillées entre deux passions ennemies : elles ont envie d'être libres tout en ressentant le besoin d'être conduites. La liberté politique, en effet, contribue à rendre les hommes dignes d'elle, et à en faire des citoyens critiques et responsables.

      Par ailleurs, l'évolution des télécommunications induit et implique une nouvelle culture de la communication. Il s'agit d'une nouvelle façon d'agir, de produire, de décider qui implique un passage par les médias classiques et interactifs, et une circulation permanente de l'information.

      Hier, le savoir était réservé à une élite. Aujourd'hui, il est accessible au plus grand nombre, en temps réel. L'ensemble des institutions et des activités humaines change de logique de fonctionnement pour se plier à la logique du système de réseaux, moins formel.

      Le développement des nouvelles technologies de l'information a créé le postulat suivant : une société intelligente partout sera toujours plus efficace et, en un sens, plus démocratique qu'une société intelligemment dirigée. Bossuet ne disait-il pas : « entre toutes les passions de l'esprit humain, une des plus violentes, c'est le désir de savoir » ?

      Selon Habermas, l'espace public est un espace où des personnes privées débattent de sujets publics comme le commerce, ou les affaires du monde. Est public ce qui est lié à l'Etat, accessible à tout le monde, d'intérêt pour tout le monde, d'intérêt général. Est privé ce qui n'est pas lié à l'Etat, n'est pas accessible à tout le monde, n'est pas d'intérêt pour tout le monde, n'est pas d'intérêt général, est du domaine de la propriété privée dans une économie de marché, et est du domaine de la vie personnelle, intime, sexuelle.


Interpénétration Etat-société civile

      Selon Nancy Fraser 361 , la contestation discursive est importante en ce sens qu'elle peut rendre public un sujet qui d'ordinaire est traité dans la sphère privée, comme la violence domestique ou l'inceste. Habermas est proche du modèle républicain-civique, où la délibération se fait à propos du bien commun, par opposition au modèle libéral-individualiste.

      Pour qu'une démocratie fonctionne bien, il faut qu'il y ait interpénétration entre l'Etat et la société civile. La société civile est un corps mobilisé informel d'opinions discursives non-gouvernementales. Avec les parlements, on a assisté à l'émergence de publics forts, c'est-à-dire de publics capables de participer au processus de décision politique à l'intérieur de l'Etat. Les publics faibles sont ceux dont la pratique délibérative ne concerne que la formation de l'opinion et non pas le processus de décision.

      Selon Habermas, «nous manquons à l'heure actuelle de presque tout ce qui est nécessaire à la constitution d'un véritable processus démocratique à l'échelle de l'Europe. Nous n'avons pas de système de partis européens, pas de vraie société civile à l'échelle européenne, c'est-à-dire non pas des groupes d'intérêts, mais des mouvements sociaux capables de conclure des alliances transfrontalières. Surtout, nous n'avons pas d'espace public européen. J'entends par là une coordination des forums nationaux telle que les citoyens des différents Etats se forment une opinion sur les mêmes questions, mettant en jeu les mêmes éléments, au même moment » 362 

      Habermas estime qu'un espace public suffisamment sensible et intégrateur permet non seulement de percevoir les problèmes de société, mais aussi de transformer en thèmes de débat et d'engendrer l'influence que nous avons l'habitude d'appeler l'opinion publique. Celle-ci ne devient du pouvoir que par son interaction avec le second type de communication que sont les processus de délibération et de décision institutionnalisées dans le système politique. Une souveraineté populaire qui s'exprime par de multiples réseaux de communication n'a plus besoin du corps d'une nation plus ou moins homogène.


Apprendre à « faire ensemble »

      Les Européens doivent apprendre à se connaître, à «être ensemble» pour parvenir à «faire ensemble».

      Nous avons vu tout au long de notre thèse le rôle crucial joué par le langage dans la construction identitaire de l'Europe. Les termes, les formules et les métaphores véhiculées par les acteurs politiques ne sont pas innocents et imprègnent la mémoire collective des populations. Selon Thomas Christiansen, Kund Erik Jorgensen et Antje Wiener, «le développement d'un vocabulaire unique dans la connaissance partagée contribue à la construction d'une classe politique européenne. Ainsi, le développement d'un langage de l'intégration européenne se situe à la fois dans un sens large (le projet européen) et dans un sens étroit (à l'intérieur des projets politiques spécifiques)» 363 .

      Le langage fait davantage que décrire, en ce sens que notre vision du monde est inscrite dans le langage et les discours. Autrement dit, le sens des mots dépend de leur contexte discursif qui, loin d'être rigide, est en évolution constante et se meut dans un flux très flexible. Les discours ont ainsi un caractère normatif, une «qualité structurelle» 364  en ce sens qu'ils sont davantage qu'une somme d'actes individuels car ils définissent l'articulation d'un message et fabriquent une ou plusieurs identités.

      L'adhésion des peuples à la construction européenne ne peut se faire qu'au travers d'explications claires et de discours explicites sur la qualité et les ambitions de la PESC. L'effort communicationnel doit être constant. Comme l'a souligné Claude Julien, sans ces outils, sans ces discours, «les plus beaux outils deviendraient inutiles» 365 .


Conclusion

      Dans l'introduction de notre thèse, nous nous sommes fixés comme objectif de développer une hypothèse de travail, que nous avons qualifiée d'originale dans la mesure où elle nécessitait une étude pluridisciplinaire et transversale autour de deux axes :

      Nous estimons avoir tenu notre contrat. Nous avons analysé la PESC au travers des discours sur la PESC comme autant d'éléments qui, nous l'avons vu, façonnent l'identité européenne, elle-même en formation continue. L'identité n'est pas un phénomène statique, figé, mais se développe en permanence dans une perspective relationnelle.

      Nous avons vu que la définition d'une identité collective se fait en fonction d'une série de traits différentiels toujours mis en relation avec une altérité. L'intégration européenne est un processus de construction sociale continu, complexe et interactif, qui redéfinit les identités sociales de manière dynamique.

      Nous pensons que l'interprétation de la réalité doit être étudiée de manière globale. En effet, l'une des caractéristiques principales des sciences sociales est de reconstruire la réalité selon certains principes qui permettent de créer la réalité sociale intersubjective, qui est constituée de données brutes, d'actions et de structures identifiables, de certaines institutions, de procédures et d'actions. Cela développe ensuite des croyances, des réactions affectives, des évaluations comme étant autant de vécus psychologiques des individus.

      Autrement dit, il y a un distinguo entre réalité objective (données brutes et identifiables) et réalité subjective (sens pour les acteurs, évaluations, réactions affectives). Nous avons démontré que ce distinguo est particulièrement marquant dans le cas de la PESC et de la fabrication des discours sur la PESC.

      Nous avons montré que la politique étrangère donne un sens à la puissance d'un groupe d'Etats comme celui de l'Union européenne, et que le besoin de légitimité de l'Union européenne, pierre angulaire de tout système politique, trouve en effet un terrain particulièrement fertile dans la définition d'une politique étrangère commune. L'union européenne, comme la plupart des Etats, cherche à rattacher sa politique étrangère à un ensemble de principes et de règles admis par la communauté internationale et intégrés dans des actes normatifs d'importance : le traité de Mastricht et le traité d'Amsterdam.

      En mettant l'accent à la fois sur le contenu et l'ordonnance des discours politique sur la PESC, et sur le contexte de communication, nous avons démontré les efforts constants des locuteurs pour parler et discourir sur la PESC auprès de l'opinion publique. Nous avons vu que tout acte énonciatif doit être analysé à la fois à partir de son contenu, de son rythme rhétorique, mais également en fonction du lieu dont il émerge, du rôle de l'énonciateur, et du canal ou des canaux de diffusion utlilisés (oral, écrit, télévisé).

      Nous avons démontré que l'émetteur du discours, s'il entend être pris au sérieux, doit répondre à un certain nombre de « maximes conversationnelles » et de « lois du discours », et qu'en vertu du principe de coopération, les différents acteurs de la communication - émetteurs, récepteurs, média - acceptent de partager un certain cadre et de collaborer ainsi à la réussite de l'effort mutuel de communication.

      Nous avons également montré que la construction identitaire européenne est un phénomène lent, qui se fait au rythme du déplacement des plaques tectoniques, qu'il y a indéniablement eu des ébauches historiques de la politique étrangère européenne, et que la création de l'Europe comme puissance potentielle au regard du monde a de lointaines origines, qui remontent à la Grèce antique et à l'Empire romain.

      Nous avons également vu, après l'époque du « concert des nations » au XIXème siècle, et après les fondrières de la Grande Guerre, que l'organisation de l'Europe comme continent, comme région du monde, s'est faite sentir de manière de plus en plus prégnante, et que l'approche parétienne des élites est une constante des premières étapes de la construction européenne, qui, comme nous l'avons vu, s'est très largement faite par le haut.

      Nous avons montré la révolution conceptuelle, voire copernicienne, opérée par le traité de Maastricht, puis par le traité d'Amsterdam, à propos de la mise sur pied d'une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), et la manière dont les acteurs politiques lui ont apporté un soutien rhétorique permanent. Au travers de l'ensemble des discours, des déclarations, des actes normatifs et des traités, de Maastricht et d'Amsterdam, nous avons pu démontrer la croissance exponentielle du nombre d' « actes de parole » sur la PESC.

      Selon cette logique, le pouvoir politique a accumulé une collection substantielle d' « actes de parole » qui, en tant qu' « actes de pouvoir », ont indéniablement participé à la construction sociale de la PESC, à l'imprégnation des esprits et au développement de l'identité européenne. Ainsi, la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'Europe, hier un tabou, est devenue désormais une réalité et un élément constitutif de la construction européenne.

      Nous avons également vu que les différentes aires d'intervention de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) ont révélé que le rayonnement de l'Europe dans le monde est à géométrie variable. En confrontant les discours à la réalité, nous avons démontré que les velléités d'intervention et d'efficacité opérationnelle de l'Europe varient en fonction de ses intérêts économiques (affaire Helms-Burton), géopolitiques (Europe de l'Est et Russie ; Balkans), ou un dosage des deux (pays ACP, Proche-Orient), et qu'en fonction des régions du monde où elle cherche à promouvoir une influence, l'Union européenne a une politique variée et variable, qui débouche soit sur des convergences de vue, soit sur des divergences de vues, à la fois sur l'objectif à atteindre et sur les moyens à déployer. Nous avons démontré que la présence permanente du futur, la projection vers l'avenir, est un élément clé des discours politiques sur l'Europe.

      Nous avons vu que ce qu'il y a de nouveau dans la lente construction de l'identité européenne, c'est que contrairement aux revendications identitaires classiques, notamment celle de l'Etat-nation, il n'y a ici ni éloge de la différence, ni revendication violente, ni déficit d'identité, ni sentiment de déculturation. Nous avons démontré que l'identité commune aux Européens repose et se développe en-dehors de toute référence à la souveraineté territoriale. Dans cette optique, les processus de communication sont la condition nécessaire à la création du consensus. Nous avons démontré que la valeur instrumentale de la PESC ne peut fonctionner qu'au travers du processus discursif sur la PESC.

      Nous avons également vu que la société de l'information et l'ensemble des éléments qu'elle déploie sont autant d'éléments de valorisation de l'identité européenne. Dans cette optique, la théorie de Habermas sur l'homme communicationnel nous a été très utile, en montrant que les structures de l'intersubjectivité constituée par le langage sont à la base des systèmes sociaux qui peuvent précisément ainsi être conçus comme des réseaux d'actions communicationnelles.

      Nous avons vu que les termes utilisés pour conceptualiser la construction européenne visent à promouvoir une perception commune de la réalité politique et diplomatique européenne. Nous avons ainsi montré que l'effort communicationnel est constant et permanent, et qu'il intègre à chaque instant l'action humaine. C'est au travers, dans et par la communication que les Européens apprennent à se connaître, et rafermissent peu à peu leur identité plurielle.

      Nous avons pu démontrer que la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'Union européenne est une construction sociale générée par les discours et les textes politiques. En nous basant sur les analyses d'Austin, nous avons montré que le langage correspond le plus souvent à un acte illocutoire et/ou perlocutoire, et que c'est par le langage que se crée et se développe la PESC. Selon cette logique, nous avons vu que l'effort communicationnel des locuteurs était multiple, et constant.

      En analysant de nombreux sondages d'opinion - les Eurobaromètres - dans le cadre de la PESC, nous avons démontré qu'il y avait une corrélation entre les discours sur la PESC et leur impact auprès de l'opinion publique européenne, de plus en plus convaincue de l'importance d'avoir une Politique étrangère commune en Europe.

      Ce qui était une intuition d'étudiant il y a quinze ans s'est muée en hypothèse de travail il y a cinq ans, au début de notre recherche scientifique, pour être désormais une conviction : le rapport et la projection face à l'altérité non-européenne - les Etats-Unis, l'Amérique latine, l'Afrique, le Proche-Orient, l'Europe centrale et orientale - est un des éléments constitutifs du Soi européen. Et la PESC constitue l'un des véhicules de ce processus, un processus séculaire, profond, lent, bien réel, chaotique et fort. Il y a, à l'évidence, toujours des limites à l'exhaustivité de la démonstration académique : notre objectif a consisté à ouvrir des pistes de réflexion au sujet de la PESC et de l'identité européenne. Puisse cette thèse permettre de développer le débat citoyen en ce sens.


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