DES HAUTS ET DÉBATS
: DÉPRESSION
Table ronde animée
par Bertrand Kiefer
17 mars 2004
Pessimisme,
sentiment d'impuissance, dévalorisation
personnelle, manque d'appétit, diminution
de la libido, ralentissement général
de l'activité ou des fonctions intellectuelles,
la dépression est une maladie aux conséquences
parfois lourdes et aux contours souvent mal
définis. Si elle se développe
de manière accrue dans le monde contemporain,
c'est dans les pays industrialisés qu'elle
sévit le plus sévèrement.
De plus, à en croire les statistiques
de l'Organisation mondiale de la santé,
5 à 10% des hommes et 10 à 20%
des femmes se retrouveraient une fois au moins
dans un état dépressif pathologique
proprement dit. Environ 10% de ces cas sont
soignés, les quatre cinquièmes
par des médecins non spécialisés,
un cinquième seulement par des psychiatres.
Les dépressions surviennent plus fréquemment
après la cinquantaine et sont plus nombreuses
en Occident que dans d'autres régions
comme les pays musulmans où la pratique
religieuse semble endiguer le phénomène.
C'est pour mieux saisir les spécificités
de cette maladie et les possibilités
thérapeutiques qui s'offrent aux personnes
touchée que la table ronde "Des
hauts et débats: dépression"
sollicite les savoirs complémentaires
de trois spécialistes.
L'emprise
de tête
Pour la sociologue Eliane Perrin, les exigences
vis-à-vis de notre corps, de nos capacités
intellectuelles et de notre contrôle
émotionnel sont très élevées
dans les sociétés occidentales
actuelles. Quotidiennement, l'individu doit
être performant dans tous les domaines,
qu'ils soient professionnel, sportif ou sexuel,
de l'enfance jusqu'à un âge très
avancé. Ne plus y parvenir inflige alors
un sentiment de faiblesse et de culpabilité
qui nous oriente vers la médecine pour
demander de l'aide.
Qu'elle soit
déclenchée par un ou plusieurs
événements (décès,
accident, maladie, échec scolaire, licenciement,
séparation, divorce, etc.) ou qu'elle
surgisse sans raison apparente, la dépression
plonge les individus et leur entourage dans
une situation socialement inacceptable et rapidement
insupportable. Alors que, suite à un
décès, la période de deuil
pouvait durer jusqu'à un an, la loi
enjoint aujourd'hui à ne pas être
absent plus de trois jours de son lieu de travail
sans certificat médical. Face à
cette problématique, Eliane Perrin évoquera
les types de prises en charge socialement acceptées
de nos jours: les réponses médicales
les plus fréquentes à la dépression
sont soit médicamenteuses (antidépresseurs)
soit relationnelles (thérapies psychologiques)
ou les deux. Elle parlera du choix de ces approches,
chaque thérapie dépendant en
effet fortement de la perception sociale, des
représentations que se font les individus
et leur entourage de ce qu'est une dépression,
de ses causes (événements, hérédité),
des médicaments et des possibilités
de guérir (maladie momentanée
ou chronique). Elle montrera notamment que
ces différentes représentations
sont construites culturellement et que les
discours de la médecine comme de la
science participent à leur édification.
A double
tranchant
Gilles Bertschy et Jean-Michel Aubry présenteront,
quant à eux, un regard de clinicien
sur le champ de la dépression comme
maladie à la fois psychologique et biologique
que l'on peut approcher au mieux en intégrant
et non en opposant ces deux perspectives. Gilles
Bertschy insistera d'abord sur une nouvelle
perspective, celle qui envisage la construction
progressive de la "mécanique"
de la dépression à travers la
répétition d'agressions et de
stress. Il y aurait d'abord la survenue d'éventuels
micro-épisodes puis d'un premier épisode
majeur qui est fréquemment suivi d'épisodes
ultérieurs. Si les mécanismes
psychologiques et biologiques se mettent ainsi
en place et se développent, ils ne sont
donc pas forcément les mêmes lors
d'un premier épisode que lors d'une
Xe rechute. Dans cette mécanique complexe,
la dépression pourrait favoriser sa
propre récurrence en constituant des
sortes de cicatrices ou séquelles des
épisodes antérieurs.
Dans la continuité
de cette approche, Jean-Michel Aubry présentera
un aperçu des changements biologiques
liés à la dépression et
plus particulièrement lors de dépressions
récidivantes. Il évoquera notamment
le dysfonctionnement d'un système neuroendocrinien
faisant partie de "l'axe du stress"
et se manifestant par une augmentation chronique
du cortisol sanguin. Il abordera aussi les
pistes liées à d'éventuelles
"cicatrices" biologiques d'épisodes
dépressifs. Le groupe de recherche avec
lequel collaborent Jean-Michel Aubry et Gilles
Bertschy tente ainsi de cerner l'existence
de ces "cicatrices" dans leur dimension
biologique d'une part et dans leur dimension
psychologique et clinique d'autre part, afin
de mieux comprendre les mécanismes de
la rechute et agir plus efficacement à
sa prévention.
Intervenants
Jean-Michel
Aubry effectue ses études de médecine
à l'Université de Genève.
Durant sa formation postgraduée, il
développe un intérêt pour
la recherche qui l'amène à travailler
au Salk Institute for Biological Studies aux
Etats-Unis entre 1994 et 1996. Après
son retour en Suisse, il a terminé sa
spécialisation en psychiatrie adulte.
Il est actuellement médecin adjoint
agrégé au Département
de psychiatrie de Genève. Dans ses activités
cliniques, il dirige le programme spécialisé
pour les patients souffrant d'un trouble bipolaire
de l'humeur. Il codirige également un
groupe de recherche dans le domaine de l'évaluation
et du traitement des troubles de l'humeur,
avec un intérêt particulier pour
les perturbations biologiques associées
à la dépression et pour la prévention
des rechutes.
Gilles
Bertschy fait ses études de médecine
et sa formation postgraduée en psychiatrie
à Besançon. Il est interne des
hôpitaux en 1983, puis chef de clinique
en 1987. Il mène en parallèle
une formation à la recherche qui aboutit
en 1993 à un doctorat en sciences de
la vie et de la santé de l'Université
Paris VI. Il rejoint en 1992 le Département
de psychiatrie de Lausanne, puis celui de Genève
à partir de 1996. Depuis 2003, il est
professeur adjoint au Département de
psychiatrie et médecin adjoint agrégé
au Service de psychiatrie adulte. Il codirige
le même groupe de recherche dans le domaine
de l'évaluation et du traitement des
troubles de l'humeur que Jean-Michel Aubry,
avec un intérêt particulier pour
l'évaluation clinique des états
mixtes, le traitement des dépressions
résistantes, la pharmacocinétique
des antidépresseurs et les perturbations
biologiques associées à la dépression.
Eliane
Perrin fait des études de sociologie
à l'Université de Genève
et les poursuit à l'Université
de Nice où elle obtient un doctorat
en 1980. Ses recherches se situent dans le
champ de la sociologie et de l'anthropologie
du corps, du sport, de la santé et de
la maladie. Elle enseigne et mène actuellement
des recherches aux Universités de Genève
et de Lausanne, dans la HES Le Bon Secours
et en psychiatrie (HUG). Ses travaux récents
portent sur la santé des femmes, notamment
dans le cadre de l'avortement ou de la contraception,
le retour à domicile de personnes âgées
hospitalisées nécessitant des
soins chez eux et la prise en charge de la
douleur dans des sociétés multiculturelles.
|