Comment je te nomme[1]

Mireille Cifali

Tristan, Louise, Francesca, Thibaut, Léna, autant de prénoms donnés au jour de la naissance, avec un nom de famille. Notre nom et prénom sont notre carte d'identité mais ne s'y réduisent pas, ils nous donnent existence comme sujet singulier, à nul autre comparable, à nul autre substituable; ils sont notre inscription symbolique, les témoins de ce que nous sommes uniques, héritier d'une histoire. Notre prénom fut choisi pour nous donner une place, il est parfois répétition, remplacement; il surgit en souvenir, en honneur, ou comme par hasard. Porter son nom et prénom n'est pas une mince affaire. Etre appelé par son nom, c'est être respecté, on se sait exister dans la vie de l'autre.

Lorsqu'on se trouve dans l'espace d'une institution ou d'une profession, comment nomme-t-on ? La question n'est qu'apparemment banale: dans la manière de nommer ceux avec qui on travaille, nous révélons notre rapport à l'autre. Ainsi parfois on ne le nomme pas, on le neutralise : "celle-là", "celui-là", "elle", "il"; l'autre fait partie d'une espèce, celle des élèves ou des vieux. On ne s'adresse pas à lui dans son être unique mais comme faisant partie d'un ensemble indifférencié. On parle à la troisième personne, comme quand on généralise : "les élèves sont", "les enseignants sont". On efface ainsi les identités et génère de la souffrance : celle de n'être pas reconnu en son nom propre, appartenant certes à une catégorie mais ne s'y réduisant pas.

La manière dont on s'adresse à l'autre signe la qualité de notre relation :respect, infantilisation ou dépersonnalisation ? Il n'est que de nous écouter parler. Dans une institution pour personne âgée, on peut entendre : "eh la mémé". Ce qui peut parfois être dit dans la proximité parce que chargé d'affection et d'histoire, ne peut être utilisé là où un sujet est soumis à la dure épreuve de voir sa vie institutionnalisée, lorsqu'il lutte pour exister en tant que "je" et non pas objet de soins ou de gardiennage. Il en va de même pour un enfant, un adolescent. Lorsqu'il y a respect de l'autre, il y a nomination. Nommer, c'est inscrire quelqu'un dans son histoire, reconnaître sa filiation. Le nom et le prénom signent l'être. Ils ne peuvent sans risque devenir l'objet d'un jeu ou d'exercice scolaire.

Lorsque le nom et prénom sont remplacés par un surnom qui exprime une appartenance, les risques sont grands que nous y traduisions un mépris. Mais tout est dans l'intonation."La vieille" peut être signe de reconnaissance, d'estime et de respect, comme il peut être véhicule de haine, de rejet, d'acharnement, de sadisme. Il se pourrait que nous devrions ainsi nous entendre parler à l'autre, nous entendre le nommer, écouter ce que notre voix charrie. Épisodiquement, la voix se durcit, il importe de lui faire sentir notre colère. Mais lorsque systématiquement la voix est tranchante quand elle interpelle, ou qu'elle déforme le prénom ou jamais ne nomme, alors nous avons à nous interroger sur notre rapport à cet autre, sur notre manière de lui prêter existence. Un enfant qui n'est pas nommé, confondu, amalgamé à un autre, pas différencié au plan de son prénom, est un enfant qui ne trouvera pas sa place.

Il est rare que l'on aime son surnom. Le surnom entraîne une stigmatisation, lorsqu'il désigne une partie de nous, celle dont on a honte, dont on est pas fier; il nous y réduit, dénie notre richesse pour nous réduire à une appartenance dévalorisée. Alors le surnom se fait torture, il nous signifie en nous ridiculisant : Jean le petit, toi le gros, etc. Nommer devient injure et celui qui en est affublé souffre en silence, se révolte et parfois passe à l'acte en violence et se fait punir : cercle vicieux d'une non reconnaissance.

Parfois, le prénom se transforme en surnom de tendresse dans la proximité de ceux qui nous ont donné naissance. A la tonalité de la voix lorsqu'il est prononcé, chacun sait être aimé, même s'il peut devenir ridicule à porter lorsqu'on grandit. Si le surnom de tendresse est bonheur lorsqu'il signe la filiation, dans la bouche d'un professionnel il peut devenir ambigu, coupant celui qu'il désigne de ses pairs, signifiant son élection et dès lors l'exclusion de certains autres.

Se différencier, être au singulier dans une communauté, c'est le parcours de notre devenir humain. Tous avons besoin d'être reconnus, d'exister aux yeux d'autrui; tous nous avons besoin d'être nommés et reconnus sujets d'une parole. C'est à quoi chaque métier de l'humain aurait à s'attacher.

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