ENJEUX PSYCHIQUES D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN[1]

Mireille Cifali

Lorsque ça ne tient plus dans la classe, quand le savoir est boudé et refusé malgré le talent, la passion et l'envie d'un enseignant, il s'agit de s'arrêter et d'affronter ce qui se passe. L'interprétation personnaliste qui fait reporter le poids de la faute sur un enseignant, une formation ou les circonstances ne nous mène pas très loin, tout au plus à une paralysie de la pensée, de l'action et des structures. Il importe que les professionnels sortent du rouage de la culpabilité et considèrent sans dramatisation mais avec ténacité l'urgence de cette mise en danger de soi et de l'autre, tout comme les effets du flottement des repères culturels d'une société.

Peut-être qu'en cette année 1995 où notre mémoire est particulièrement douloureuse, nous faut-il reprendre pied dans ce que nous avons à construire, nous efforcer de quitter nos commodités pour faire face à nos responsabilités d'humains. Certains ont eu à vivre durant notre vingtième siècle de tels bouleversements psychiques et sociaux que nous connaissons désormais comment se construisent les exclusions et les destructions psychiques. Nous savons par ailleurs combien l'accès au savoir est structurant et en quoi la reconnaissance d'une place pour chacun est nécessaire.

Jusqu'à quelles souffrances devrons-nous aller pour déplacer nos pratiques, nous mettre ensemble pour penser, agir et habiter autrement nos identités d'enseignant et de formateur ? Certains y sont déjà, d'autres campent encore sur leurs bastions. D'où viendra demain ? A quoi faut-il renoncer de nos images d'Épinal ? Les transformations sociales surgissent souvent de là où c'est intenable. Nous y confronter sans trouver de tangente individualiste, nous aidera à demeurer vivant sans excès d'impuissance ou de toute puissance.

Crise du savoir

On dit les métiers de l'enseignement en crise d'identité. La structuration nodale du métier autour du savoir ne tiendrait plus; certains veulent dès lors la rétablir stricto sensu, alors que d'autres souhaitent y renoncer. L'une comme l'autre position est aventureuse.

Aucune solution provenant d'une monomanie ne nous apportera de dégagement : ni le politique ni le syndicaliste ni le didacticien ni le psychanalyste ni le sociologue ne détiennent l'entrée unique. Il peut certes y avoir des orientations plus sociales, plus psychiques, plus cognitives que d'autres, mais elles sont condamnées à intégrer à terme les autres dimensions. On exerce donc ce métier avec des connaissances sociologiques, ethnologiques, politiques, psychosociologiques, psychanalytiques, c'est-à-dire avec des repères sur le fonctionnement des groupes, des institutions et de soi. On l'exerce évidemment en travaillant le savoir des disciplines à enseigner, mais également ses implications psychique et éthique. On réfléchit ainsi avec les outils construits par les sciences humaines, même si celles-ci n'ont pas le pouvoir de réguler et de normer les pratiques. Être intelligent dans ces situations du vivant mobilise donc connaissances et intuition, comme dans toute démarche clinique[2].

Nous avons à réfléchir pour retrouver les plages possibles du savoir, de l'apprentissage et du repérage de chacun dans une histoire sociale et individuelle. Certains adolescents en savent beaucoup aujourd'hui pour s'approprier ce qui est interdit et survivre. Mais ils sont en dérive, dans la violence ou le refus, et à terme dans la destruction d'eux-mêmes et des autres. Que devient un enseignant avec ces adolescents-là, lui qui a souvent épousé le savoir, obtenu des diplômes et cru peut-être un instant se réfugier dans l'aire neutre du savoir théorique et de la discipline à enseigner ? Certaines formations ont parfois contribué à le leurrer si elles lui ont fait croire que cela lui suffirait pour s'en tirer. La cécité des formateurs sur la réalité de l'exercice de ce métier n'est donc pas sans effet sur la possibilité de tenir ou non dans la quotidienneté. Il s'agit, certes, de faire en sorte qu'un apprentissage puisse avoir lieu; bien des choses sont cependant à mettre en place avant que nous ne puissions tous être réunis valablement autour du savoir.

Il est donc temps que nous, les adultes, cessions de nous entre-déchirer à coup d'hypothèses, les uns tenant à une version sociologique, les autres à une option relationnelle et les troisièmes à la cognition. Il est temps que nous reconstituions ensemble des aires de pensée, de soutien et de création. Nous nous sommes parfois fourvoyés dans la croyance que tout était possible ou dans un plaisir immédiat, avec repli sur soi et annulation de l'autre; chacun a été pris par ce sur quoi il n'avait pas vraiment de prise, se forgeant ainsi une identité bousculée aujourd'hui par les circonstances. Le leurre de notre société où il n'y a plus de devoirs face aux droits, où règne l'illusion d'un avoir en guise d'être, est une donnée que nous avons tous contribué à fabriquer.

Psychiquement responsable

Réfléchir à soi dans ces circonstances sociales est-il alors encore de mise[3] ? N'est-ce pas un nombrilisme de plus, une manière de se tourner vers son narcissisme pour ne pas voir l'autre ? Je ne le pense pas. Réfléchir avec d'autres sur les contrecoups psychiques du métier, c'est pouvoir s'y repérer, sortir de la solitude, comprendre les mécanismes, évoluer et n'être peut-être plus enfermé dans certains pièges répétitifs. Réfléchir à ce que psychiquement l'on vit, aboutit bizarrement à ne pas donner toute la place à soi, c'est-à-dire à relativiser la part de notre affect, de notre passion et des tensions inhérentes à ce métier. On peut ainsi se mobiliser pour d'autres alternatives sans dénégation de la part qu'on y prend.

Dès lors il ne peut y avoir d'enseignant psychologiquement solide à lui tout seul. Être psychiquement solide ne veut pas dire grand chose, et cela me fait plutôt peur lorsqu'une telle expression est utilisée. La solidité peut être forteresse, purement défensive, qui est commode pour celui qui fonctionne selon un système sans en être ébranlé mais dont le prix pour les autres est parfois lourd. S'y repérer psychiquement nous engage au contraire à devenir sans cesse capable de remise en question, de doutes dans la pensée et d'interrogations; à accepter d'apprendre de l'autre sans être enclin à le rejeter pour se sauver soi-même; à témoigner dans l'action de certitudes, avec prises de décision au mieux de ce que l'on ressent pour en reprendre les effets après coup; à continuellement réfléchir sur les difficultés d'apprendre et les obstacles à enseigner.

S'en sortir sans totalement s'épuiser nécessite ainsi de s'extraire d'une logique du jugement et de renoncer à avoir raison à soi tout seul. Sachant d'avance que l'on va échouer, on s'y prépare et on intègre le résultat peu satisfaisant en regard de ses attentes, non comme blessure narcissique mais comme partie du jeu. Toute situation peut d'ailleurs être reprise : d'une catastrophe sort parfois le meilleur; de ce qui paraissait être un échec naît une victoire.

Socialement impliqué

Il n'y a pas de solution individuelle aux problèmes que nous rencontrons sur certains terrains, mais une mise en mouvement d'établissements, de structures, d'innovations, donc de travail sur le groupe, les fonctions, les rôles, les dispositifs comme le réalisent certains courants de la pédagogie institutionnelle[4], sans annuler la part du travail psychique que chacun a à mener ni négliger la transmission des savoirs.

Nous avons dès lors à favoriser la capacité de chacun de se forger des outils pour penser, des capacités et des compétences pour analyser les situations singulières auxquelles il ne cesse de se confronter, avec la possibilité d'émettre des hypothèses, d'écouter, d'observer et de partager avec les multiples professionnels en présence. Les chemins pour y parvenir sont divers : groupes Balint, groupes d'analyse de la pratique professionnelle, projets d'établissement[5].

Je ne crois donc pas à une solution miracle, mais à une lucidité psychique et sociale. Tenir dans la tempête est affaire de conviction, de repérage et de bonne distance, donc de capacité psychique à comprendre ce que l'on y joue, et de capacité sociale à cerner les rouages ou les pièges qui se mettent en place indépendamment de soi : repérage au quotidien pour ne pas se laisser aller à la paralysie de la pensée et de l'action. Devant des phénomènes qui tiennent à des causes psychiques et sociales, la réponse passera forcément par l'invention à plusieurs d'autres manières de procéder, où aucune possibilité n'est exclue, en favorisant des autonomies d'action selon la géographie d'un établissement. Je crois ainsi dans la production de savoir et d'invention locale, dans laquelle la capacité à réfléchir sur ce qui se passe est encouragée. Il n'y a donc pas de solution d'ensemble - même dans un pays centralisé comme la France -, mais un engagement de chacun là où il est pour entendre à chaque pas la portée de ses actes, de ses exclusions et de ses passions.

Transmission d'expériences

Beaucoup d'enseignants apportent aujourd'hui des dégagements. Il importe que ce travail ne reste pas dans le silence d'une action, mais devienne savoir transmissible. Que les praticiens écrivent, qu'on leur donne le temps de la recherche, de l'appropriation et de l'échange des savoirs[6]. Non pas pour faire croire que l'un a trouvé la solution et que les autres sont dans leur tort, mais pour montrer que des constructions sont possibles, même dans des situations extrêmes. L'appropriation des outils de la pensée et de l'écriture, la capacité de construire du savoir là où règnent angoisse et manque de repères, sont bénéfiques pour un professionnel comme pour celui avec qui il travaille. Rester vivant, c'est-à-dire pensant et créateur est la meilleure garantie pour qu'on se maintienne dans une recherche commune de savoir.

Cela implique une révolution dans les esprits, les raisons et les affects, mais surtout une renonciation à un système de défiance, d'infériorisation et de non reconnaissance des compétences. Tout est imbriqué : notre rapport au pouvoir, à l'humain et aux enjeux sociaux de demain. Si nous ne travaillons pas à notre niveau, notre génération aura échoué dans la poursuite de ses idéaux et ne pourra s'excuser de la violence que l'institution fait vivre, à travers eux, à ceux qui sont sensés apprendre.

Un humain est autant poussé par les forces de vie que de mort. Chaque communauté essaie de mettre des freins aux forces de mort, à la destruction du travail de l'autre, aux rivalités paranoïaques où les décisions prises visent davantage à casser le voisin qu'à faire avancer une situation. Chacun, enseignant comme politique, aurait à se confronter à l'éthique de son action et toujours se demander ce qui le pousse à faire ou dire ceci ou cela : dans quel règlement de compte il est pris et pour quel bénéfice de l'ensemble. Nos égoïsmes, nos luttes de pouvoirs sont du côté des forces de mort, et chacun en est responsable. Peut-être suis-je naïve d'en appeler à l'éthique de tous - à commencer par soi -, puisque celui qui y souscrit sera forcément perdant face à qui persévère dans la logique égocentrique où il fait passer ses intérêts avant ceux des autres et se désintéresse de la solution d'ensemble. On a peine à conjuguer logique d'ensemble et logique individuelle. Pourtant, je continue à penser que le domaine de l'éducation et de l'enseignement aurait à s'y essayer sans relâche.

Sommes-nous dans un moment de bascule où certains seront dans le travail et d'autres dans une survie d'assisté ? Seuls les historiens de demain pourront mesurer ce qui a été signifiant dans notre époque. Pour l'instant, nous ne pouvons que nous contenter de nos convictions et de nos entêtements, croire en l'espace ouvert d'une école et lutter pour que cette institution ni ne détruise les initiatives des adultes ni ne laisse des enfants vides de projets d'avenir.

retour