TRANSMISSION DE L'EXPÉRIENCE, ENTRE PAROLE ET ÉCRITURE[1]

Mireille Cifali

Que les problèmes de l'écriture dans le champ de l'enseignement et de l'éducation se posent, il était temps. On peut les aborder de différentes manières.

Avec d'autres comme Michel de Certeau, Cornelius Castoriadis ou Francis Imbert[2], je pense que nos métiers appartiennent à une praxis : c'est-à-dire un art de faire soutenu par un acteur; où il y a de l'interaction - un acte avec d'autres; de la singularité - ce qui s'y passe est unique. Par sa complexité humaine, où un acteur pose un acte avec un/des récepteurs qui le reçoivent et le transforment, un tel métier exige une théorisation appropriée[3]. Il me semble aujourd'hui nécessaire d'y inscrire une démarche clinique[4] ou même une clinique, c'est-à-dire un "lieu" de théorisation où des connaissances se construisent à même le vivant et dans l'implication. Mon interrogation sur l'écriture y est liée et se résume à ceci : "Comment la pratique quotidienne s'écrit-elle?" "Pourquoi les savoir-faire, les pratiques, les métiers n'ont-ils pas d'écriture propre et se font `coloniser' par des théoriciens venus d'ailleurs qui finissent par écrire à leur place ?"

A la poursuite de ces simples questions, j'ai procédé à des recherches historiques qui me mènent à poser comme hypothèse que le récit serait l'espace théorique des pratiques. Cette écriture proche de la littérature, que connaissent d'ailleurs l'histoire et l'ethnologie, pourrait être entrevue comme un des modes d'intelligibilité des situations du vivant. Je ne suis pas seule dans cette démarche, ni la première à poser une telle hypothèse. Je dois ici l'essentiel à Michel de Certeau qui va jusqu'à affirmer "qu'une théorie du récit est indissociable d'une théorie des pratiques, comme sa condition et en même temps que sa production[5]".

Un discrédit est pourtant jeté sur l'histoire racontée : n'est-elle pas ce qui vient en premier à un praticien ? Il raconte ce qui s'est passé. Et le théoricien d'ajouter que ce raconter-là ne se suffit pas à lui-même, il est matériau brut de l'expérience, parfois seulement description; on serait bien loin d'une connaissance et surtout d'une explication de ce qui s'est passé. Raconter est tout au plus reconnu comme le mode par lequel les "gens de peu"- ceux qui n'ont pas le bagage théorique leur permettant de s'élever au-dessus de la petite histoire - témoignent de ce qui leur est arrivé avec tous leurs préjugés et illusions d'optique.

Or, que ce soit au niveau d'un peuple ou d'un individu, ces histoires contribuent à forger leur identité. Il n'y a pas de peuple sans histoires dans lesquelles il se reconnaît. La psychanalyse a montré par ailleurs que tout sujet se construit à travers les fragments de son histoire : le processus analytique part de brides, d'événements discontinus et sans lien apparent, de trous, pour construire une continuité, une cohérence et finalement une histoire de vie où le sujet se retrouve sans pour autant s'y perdre. Pour un métier, n'en irait-il pas de même ? On parle beaucoup d'identité professionnelle : que le récit - condition de la mémoire - contribue à sa construction, on ne l'évoque que rarement.

Je crois en la force du récit comme mode de transmission de l'expérience. J'ai donc été cherché chez les historiens comme Michel de Certeau, Pierre-Irénée Marrou ou Paul Veyne, chez les philosophes comme Paul Ricoeur, Georges Misrahi, chez les anthropologues comme Marcel Mauss ou des critiques littéraires comme Maurice Blanchot ou Walter Benjamin[6], pour comprendre comment se transmet l'expérience. Je suis proche du remarquable travail que réalise Francis Imbert avec le Groupe de Recherche en Pédagogie Onstitutionnelle qui l'amène à publier des récits d'enseignant[7].

Parallèlement à cette recherche, les étudiants qui suivent mes cours écrivent depuis longtemps des situations qui leur posent problème, à partir desquels ils cherchent à comprendre. Ils évoquent soit des situations passées dans lesquelles ils s'étaient empêtrés ou avaient réussi mais à propos desquelles des éléments leur étaient demeurés difficilement saisissables; soit des situations présentes par rapport auxquelles ils semblent ne plus avoir de distance et qui provoquent leur angoisse. Ils ont mis ainsi par écrit des récits qui possèdent une grande force, à partir desquels je me suis mise à mon tour à travailler. Je les utilise maintenant dans mes cours universitaires et tente de comprendre comment ils provoquent une prise de connaissance chez ceux qui les écoutent.

Rendre visible notre travail au quotidien n'est guère facile, cela exige un engagement personnel, confronte inévitablement aux enjeux de pouvoir et de contexte institutionnel. De quoi est faite cette action pédagogique susceptible d'être écrite, à quoi tient son succès ou son échec? De quelle expérience et de quel transfert de savoir, parle-t-on ? Que peut-on en écrire et donc en transmettre ?

1. Les mille petits riens du quotidien

On pourrait affirmer qu'une action pédagogique est principalement constituée par un dispositif, des manuels et un contexte institutionnel. A ce moment-là, le transfert du dispositif et de son matériel - que ce soit un coin lecture ou un livre - permettrait la répétition du bénéfice repéré, et d'écriture de l'expérience il ne serait nullement question.

La réussite d'une action pédagogique ne s'explique pas uniquement par ces médiateurs, ce serait en quelque sorte trop facile; elle est par contre faite de mille autres petits riens. Prenons un exemple, quelqu'un[8] écrit sur le travail personnel de l'élève et annonce que des élèves reviennent après la classe, même de ceux qui sont partis dans d'autres collèges, et on les aide à réaliser leur travail. Ça semble bien marcher, en atteste la fréquentation, l'utilisation par plus d'un de cette possibilité offerte. "Qui fait cela ?", me suis-je demandé? Je découvre un professeur de mathématique, qui semble être à l'origine de l'initiative, c'est lui qui est présent après les heures de classe. Il signale une bonne ambiance de travail, et remarque en passant : "L'accueil agréable de la gardienne quelle que soit l'heure", et "la tolérance de l'Administration à l'égard d'un certain va-et-vient (les élèves ayant fini leur travail s'en vont quand d'autres arrivent)". Le dispositif est simple : une classe, un collège, un prof, une disponibilité, et des élèves qui reviennent.

Comment cette action a-t-elle produit son effet ? C'est d'abord lié à des personnes qui s'y engagent parce qu'elles s'y sentent concernées. Imaginons : quelqu'un a un passé qui le rend sensible aux désarrois de ceux qui n'ont guère d'espace où travailler. Ils veut faire "quelque chose". Le chef d'établissement n'est pas contre, ne met pas les bâtons dans les roues, laisse créer, donne même de la place, ne prend pas peur. Une gardienne est partie prenante par son accueil et son sourire. Il y a des élèves qui aiment bien ce professeur-là. Les autres collègues voient son initiative d'un bon oeil, ils la valorisent, n'entrent pas dans un jugement immédiat, une rivalité pour tout ce qui sort de l'ordinaire et dont ils ne seraient pas à l'origine. Dans ce collège-là, il y aurait miraculeusement un respect de la création de certains, sans qu'elle ne devienne un enjeu de pouvoir entre les adultes.

Bref, ce sont mille et mille petites choses, presque des détails, avec des facteurs extrêmement sensibles où il y a des êtres particuliers, un contexte à nul autre pareil, une rencontre singulière, un courage, une envie, une posture, des paroles, une manière d'être qui fait qu'un dispositif est habité et peut aboutir à une création. Une action pédagogique ne se réduit donc pas qu'à un dispositif mais se réalise dans une temporalité où un projet se structure dans un possible, des échecs, des remédiations, des décisions, des reprises, des interrogations, du risque et de l'intelligence. On réfléchit à ce qui se passe, on modifie, on invente; on est ouvert à tous les facteurs en jeu, humain et matériel; on fait des choix, on tient compte de l'autre. Ainsi, dans ce contexte particulier, avec ce directeur-là, dans cette architecture, ce maire, ces copains, ces parents, cet inspecteur, on sait s'y prendre. Avec, comme repère, la réaction des jeunes qui deviennent ou non partie prenante.

La réussite d'une action part d'une idée, puis exige de l'invention face à l'impondérable : on désire créer ce qui n'existe pas encore, c'est-à-dire se risquer en sachant qu'on peut échouer. Toute expérience est liée au temps, à l'intelligence de l'action tout autant qu'au dispositif de départ et au matériel dont on dispose. Si on confond une action pédagogique avec son dispositif, on gomme toutes ces mini-régulations où l'on accepte de revenir sur ce qui a été fait, où l'on tente de comprendre pourquoi ça résiste et on devient intelligent en acceptant cette résistance.

Difficulté rencontrée

De plus, si réussite il y a, c'est qu'auparavant existait de la difficulté, de l'hors norme : pour certains, difficulté d'apprendre ou simplement d'être là; pour d'autres, violence comme seul langage d'existence. On souhaite inventer quelque chose pour qu'ils reprennent pied, dans la projection possible d'un futur. Dans la relation pédagogique, nous avons toujours des partenaires. C'est même eux qui nous font bouger. Leur résistance nous met en question et en mouvement. D'où vient la réussite, lorsque l'un d'eux reprend goût aux gestes de l'apprendre, lorsqu'il ne continue pas en chute libre et s'y repère un peu mieux ? De nous, du dispositif, de lui ? Comment va-t-on ne pas lui voler sa part de réussite ?

Nous ne pouvons pas valoriser les réussites comme nos victoires et mettre les échecs sur son compte. Nous avons intérêt à accepter que lui aussi fait partie de la réussite; elle résulte aussi de son action et de son intervention. Le passage qu'il réalise alors même qu'il était en danger, est la conséquence d'un travail de tous : du dispositif, des médiations, de l'extérieur, de lui, des circonstances sociales. Mais s'il y arrive, cela revient d'abord à lui qui a pu prendre ce qui lui était offert. S'il ne l'a pas pu, c'est que d'autres facteurs l'ont emporté. Il y a, comme l'écrit Bettelheim, une aussi forte motivation à échouer qu'à réussir[9]. Dès lors si parler de nos innovations nous appartient, parler de réussite lui appartient également. Transmettre le savoir de l'expérience, c'est parler de lui. Où est, dans nos écrits, le travail de notre partenaire, son intelligence, la manière qu'il a lui de s'y être construit une compétence ?

La réussite est donc faite de difficultés. Mon travail actuel revient d'ailleurs davantage à permettre qu'on énonce les difficultés qu'à valoriser les réussites. Il n'y a pas d'action pédagogique sans écueil. A cause de ses paramètres qui sont à la fois sociaux, cognitifs, personnels, historiques, nous ne pouvons pas rendre efficace notre action à nous tout seuls, nous sommes obligés aussi de tenir compte de l'autre : en tout cela la difficulté rencontrée est normale et inéluctable. Dès lors l'analyse des difficultés est particulièrement importante[10]. Dire la difficulté est actuellement un pari dans le champ de l'éducation, reconnaître qu'elle fait partie de l'action, qu'on apprend d'elle, qu'elle ne vient pas toujours de l'autre. Oser l'avouer, n'avoir pas honte, comprendre comment elle se fabrique, ne pas travestir et embellir ce que l'on est ou fait, en est le leitmotiv.

Une action pédagogique se déroule dans une temporalité où l'efficacité relève d'une alchimie où on réussit lorsque parfois on croit avoir échoué, où on échoue en croyant avoir réussi. Il ne sert à rien d'idéaliser nos actions pour gommer leurs difficultés et nos retards.

2. L'effet d'une parole

Il est délicat de parler de notre expérience au quotidien dans toutes ses dimensions. Dans des séminaires universitaires, lorsque je propose de tenir compte de ce quotidien, assure qu'il a son importance, une phrase revient : "Mais ce n'est pas intéressant"; "ce n'est pas grand chose"; "ce banal peut-il vraiment vous intéresser, comme théoricienne?"

Il y a chez les praticiens une dévalorisation de l'expérience singulière, ils éprouvent de la pudeur à en parler, presque une honte. Cette dévalorisation a été fabriquée et n'est pas sans lien avec la mésestime que portent certains théoriciens aux pratiques. Il y a de la dévalorisation pour qui place la connaissance dans l'Olympe des théoriciens, mais n'envisage pas qu'elle puisse émerger de la pratique quotidienne. Pour comprendre que ces gestes sont dignes d'une pensée, je renvoie en particulier aux ouvrages de Michel de Certeau sur l'invention du quotidien[11].

Cette expérience reste donc le plus souvent dans le silence; on la garde pour soi. Cette résistance est à prendre en compte. Dès qu'on en parle, on sait qu'on s'expose, et dans le milieu de l'enseignement on a peur presque immédiatement d'être jugé, on pense qu'un autre va vous assigner sur l'échelle du juste et du faux. On n'a donc pas l'habitude de rendre compte de ses actes à d'autres. On crève, comme certains l'expriment, dans l'isolement mais on éprouve de la peur à rendre visible ce qu'on fait. On est ambivalent : à la fois on se plaint d'être seul et à la fois on craint de partager sa pratique. Or effectivement, si on veut tirer des connaissances de l'expérience, il s'agit de s'habituer à rendre compte de ses gestes en sortant de la logique du jugement, c'est-à-dire d'un juste et d'un faux a priori.

Émerge donc souvent la crainte du dévoilement : exposition d'une intimité qui pourrait être mise à mal par un autre. Les espaces de paroles sur la pratique exigent donc certaines conditions éthiques. On instaure - suivant en cela une tradition et éthique psychanalytique - une clause du secret qui protège la parole de chaque participant : cette parole ne sera pas reprise à l'extérieur dans de possibles enjeux institutionnels. Chacun peut alors avoir une parole authentique, puisqu'on sait que personne ne l'utilisera contre soi. Si on veut parler de nos pratiques, une liberté de parole doit être octroyée par l'institution qui, même si elle paye le temps et l'intervenant, n'a aucun droit de regard sur ce qui y est prononcé; elle accepte ainsi de laisser les praticiens parler à la fois leur difficulté, leur angoisse, leur échec, leur réussite, leur joie, leur transgression, leur doute, sans contrôle ...

On parle évidemment de ce qui résiste, est incompréhensible, de ce qui est lourd comme de ce qui a réussi. On accepte de parler de ce qui est difficile pour soi ou pour un lieu. La quotidienneté, notre angoisse, notre implication peuvent être pensés. On n'est plus écrasé par ce qui arrive. Quand un professionnel s'y engage, il prend des risques mais en retire des bénéfices. Il ne peut le faire du bout des lèvres. Et c'est là qu'on quitte le discours contraint et convenant qui masque souvent ce qui est vécu. Le regard réflexif que l'on porte sur ce que l'on fait, l'acceptation de rendre compte devant d'autres de ses actions, de partager notre doute est un pas immense qui est fait par certains, pour quitter la trop grande solitude.

Parler de sa pratique ne résulte donc pas simplement de quelques outils qu'on pourrait donner aux uns et aux autres, mais cela engage soi, même si c'est une situation didactique qui relève de la ratio, même si on pense être à distance. "Je" y est à chaque fois. Donc pouvoir revenir sur ce que on a fait est exigeant. Nous mettrons longtemps à pouvoir trouver cette authenticité d'une parole. S'il y a de la résistance, si les praticiens ne veulent pas qu'on touche à leur pratique, c'est qu'ils ont aussi été échaudés par la façon dont d'autres l'ont utilisé. Dans certains contextes institutionnels, il est vrai, qu'il mieux vaut ne rien dire, se protéger.

Lorsque la confiance s'est instaurée, alors quelque chose se construit qui émeut. Nos pratiques sont des pratiques d'angoisse, de confrontation. Ce n'est pas seulement dans des unités de soins intensifs pour enfants, que l'on se confronte à la mort, au risque de ne plus tenir à la vie, que l'on éprouve nos impuissances. On objectera peut-être qu'une innovation en didactique, que des dispositifs pédagogiques ne nous mettent pas face à de telles confrontations et qu'on peut s'arrêter à la description du dit dispositif, à la valorisation de ce qui s'est passé, et taire tout ce qui a fait l'expérience quotidienne, les angoisses, les doutes. Ce que je soutiens, est-il valable seulement pour des circonstances exceptionnelles, là où il y a de la souffrance, donc où l'affect est prédominant. On pourrait ainsi dire qu'il y a des situations purement didactique, purement sociologique, purement relationnelle, et que chacune aurait son analyse bien ciblée. Je ne nie pas que les styles soient différents, mais je ne pense pas que la réalité se divise selon nos regards disciplinaires. Il y a des pondérations différentes, mais une pratique contient tout le faisceau qui va du social au cognitif, du psychique au social etc. Certes les enjeux ne sont pas toujours de vie et de mort, mais à coup sûr d'accès à soi et au savoir.

Parler métabolise l'angoisse afin qu'elle ne reste pas enkystée dans le corps. On s'aperçoit qu'on peut devenir intelligent dans les situations les plus difficiles. En devenant intelligent et créateur, on supporte les épreuves. Et même, on retire de ce qui nous arrive tout autre chose qu'une impuissance, on en récolte parfois une grandeur humaine. Quand existent ces lieux de paroles où on se confronte à ce qui se passe, on voit une énergie réapparaître, et cela devient intéressant tout en restant difficile, souvent insoluble, jamais idéal, et même si les conditions de l'exercice du métier sont particulièrement pénibles. C'est l'un des effets d'une parole sur les pratiques.

Devenir intelligent, rendre les situations intelligibles, comprendre constitue une manière de tenir qui n'est pas sans plaisir et qui induit de ne pas reporter sur les autres la faute de n'être plus ce qu'ils étaient et de nous compliquer le travail. Les enjeux auxquels ils nous confrontent aujourd'hui sont vitaux. Ils nous provoquent. A nous de considérer si nous acceptons d'être enrichi par qui nous tirent hors de nous-mêmes, nous imposent de quitter ce que l'on sait faire, par qui nous déstabilisent par leur manière différente de se positionner. Les enjeux sont en terme de vie-mort et de rapport à l'apprendre. Enjeux de toujours, enjeux d'aujourd'hui que nous ne pouvons esquiver sous prétexte que nous n'avons pas les outils adéquats, qu'on n'a pas été formé pour affronter cela. Dans le milieu de l'enseignement, manquent souvent ces lieux de paroles, qui permettent de tenir psychiquement et sont source de connaissances.

Sens clinique

Comme professionnel, on n'est pas rivé au programme, on est toujours en train de dévier pour être en prise avec ce qui se passe. L'enseignement est fait de dialogue, dont toute une partie se tient dans le silence, parfois à l'insu des protagonistes. Dialogue où "je" est en relation avec "tu", où "je" ne nie pas son interlocuteur. Peut-on en tirer des connaissances ?

Rappelons qu'une partie de la connaissance médicale est née au lit du patient, ce qu'on appelle la clinique[12]. Et même si la médecine est aujourd'hui confrontée à des enjeux qui ne sont pas que cliniques, cette part du métier ne peut disparaître. Soigner ne peut devenir pure technique, application technicienne sans travail dans la situation vivante avec le malade. Cette sensibilité clinique est certes énigmatique quant à sa formation, parce qu'elle est faite à la fois de connaissance, d'intuition, de savoir préalable, d'intelligence du moment, de présence, de tact et de relation. C'est pourtant ce sens clinique qui permet à force de travail et de réflexion d'être capable d'un geste adéquat.

Connaissance et intuition ne sont pas antagonistes mais liées pour qu'on soit présent à une situation ou dans une action. On sent, observe, regarde, écoute non par don inné mais parce qu'on s'est confronté aux théories, à ce qui nous a déplacé de notre manière de voir et d'entendre, parce qu'on s'est confronté aux autres, été cherché en soi-même[13]. Le sens clinique va de pair avec notre capacité d'accepter notre ignorance, notre non maîtrise dans toute situation aussi rationnelle soit-elle.

3. Le risque d'une écriture

Parler dans un groupe Balint, dans des espaces de discussion, advient dans un contexte qui n'est plus privé mais pas encore public. Écrire son expérience, c'est aller un peu plus loin précisément dans la socialisation de la connaissance. Lorsque j'engage les professionnels à écrire leur expérience, à ne plus la garder pour eux ou l'exposer dans un groupe où peu à peu s'est construite une confiance, que je les engage à l'écrire pour un lecteur dont ils ne savent rien, que se passe-t-il ?

Dans le monde de l'enseignement, on répète souvent qu'existe une résistance à l'écriture, qu'on serait dans un monde de la parole. On se plaint. Les praticiens disent : "Ce sont les théoriciens - eux qui ont l'habitude, le temps et le don - qui écrivent et s'approprient notre savoir pour des publications qui ont des bénéfices pour leur carrière et leur narcissisme.". Mais de leur côté, existe une crainte à écrire et un refus avec parfois même un "Je ne sais pas écrire, je n'aime pas écrire". Quand on travaille ce rapport à l'écriture, on remonte au collège, à l'école primaire, aux pratiques de l'écriture scolaire. Certains disent : "J'aimais écrire, mais un tel prof m'a bloqué; depuis ce jour-là, j'ai perdu tout plaisir". Il y a des souvenirs sur l'écriture, souvenirs transposés, peut-être dramatisés mais qui entravent, même si on est devenu enseignant, que l'on pratique l'écriture et qu'on est sensé la rendre possible aux élèves. L'enseignant fait écrire, mais souvent son rapport à l'écriture est douloureux. L'écriture expose, elle n'est pas neutre. Écrire demande un engagement : "J'y engage moi, mes idées, mes capacités". C'est là que réside l'un des principaux obstacles, pour n'importe quel texte d'ailleurs.

Lorsqu'on a franchi la peur d'écrire, travaillé certaines représentations sociales inhibantes, et qu'on se met à écrire son expérience, qu'en résulte-t-il ? Les étudiants de mes cours ont cherché à penser leur pratique d'écriture telle celle-ci : Je me souviens de ma septième année d'enseignement. J'avais une classe de trente-deux élèves de neuf ans. Ils sont donc nombreux, bruyants, fatiguants, et même plus. Je fais régner une sorte de terreur. Je ne tolère aucun bruit, aucune incartade. Je suis d'une extrême nervosité avec ces enfants. Je leur fais peur. A peine il y a quelque chose qui ne me convient pas que je me mets à crier. Il n'y a aucune interaction avec eux. Je ne supporte pas qu'ils me posent des questions. Il m'est même arrivé cette année-là de balancer les cahiers par la fenêtre de la classe. Un jour, un enfant prenant son courage à deux mains, ose lever la main et me dit : "Monsieur, au moins vous nous laissez respirer ?". Ce fut pour moi un choc terrible. Ainsi ces enfants en étaient venus à me demander tout simplement le droit de vivre. Ce droit que je leur avais supprimé par ma dureté, par ma peur d'être chahuté, par mon désir de les mouler dans un système, par une volonté farouche de faire le programme à tout prix. Dire que mon comportement a changé radicalement dès ce jour-là, est bien sûr erroné. Mais je crois que j'ai commencé à avoir des enfants dans une classe, et non pas une classe remplie d'enfants. Je pense donc, et sans commentaire, avoir à l'époque transféré mes propres peurs d'écolier sur ces enfants. Inconsciemment les souffrances qui furent les miennes à leur âge, je le leur ai fait subir. Les coups que j'avais reçu, je le leur donnais. En fait, j'enseignais comme on m'avait enseigné quand j'avais neuf ans[14].

Lorsque l'histoire appartient à un passé plus ou moins lointain, le recours à l'écriture impose d'abord d'oser dire, parfois même le terme d'avouer est utilisé : ne pas laisser en silence quelque chose qui a fait mal. Oser, ne plus avoir honte, enfin pouvoir partager. L'écriture ne peut rien changer à ce passé, mais par l'écriture on se le réapproprie, on l'ouvre, ce qui laisse la possibilité d'un futur différent. Il s'agit d'une réappropriation d'un fragment de son passé, qui ne bloquera peut-être plus le présent ou le futur. On se sent libéré. On a appris, parfois compris. On sait que, dans les mêmes pièges, on peut tomber; mais on se sent un peu plus assuré de ne pas repartir sur d'identiques chemins. La possibilité d'écrire ce qui est resté en silence, même si on n'en retire pas une compréhension définitive, semble nous réinscrire dans la perspective d'un avenir différent. En l'écrivant, l'histoire se modifie; ce que l'on croyait savoir se transforme. Ce n'est plus la même histoire qui s'écrit, pas la même que celle que l'on ressassait dans sa tête, douloureusement. Elle apparaît structurée différemment, ordonnée autrement. Souvent l'écriture a transformé le savoir qu'on croyait en avoir.

L'écriture fonctionne donc dans un premier temps comme un exutoire. On exprime avoir acquis une distance, on a l'impression de s'être déplacé. Personne ne peut certes vérifier cette impression, timide certitude que l'écriture a permis une autre position dans la quotidienneté. Après s'être impliqué, intervient une possible mise à distance. Surtout se répète cette impression d'une dédramatisation de ce qui est vécu, la prise de conscience de l'effet du temps sur le rapport à un élève, la surprise de découvrir par où on est passé et comment on pensait avant.

Émergent cependant des doutes sur la réalité ainsi recréée par les mots. A chaque fois ou presque on se plaint et on a peur. Cette histoire écrite est bien pauvre face à ce que on a vécu, ressenti. On a oublié des détails, la linéarité de l'écriture enlève tout ce qui est de la simultanéité. On l'a travestie, et même trahie. On se méfie du pouvoir objectif de l'écriture N'aurait-on pas biaisé entraînant peut-être en cela le lecteur sur de fausses pistes ? Ce doute est difficile à assumer. Mériterait d'être approfondie cette question "de l'écriture et de la réalité", de notre conception première que le langage ne fait que traduire le réel - c'est-à-dire un déjà là -, alors que la réalité n'est que langage ou plutôt qu'il n'y a de réel que recréé par la langue. Le récit n'a pas à se prendre pour la réalité - en cela il fonctionnerait comme texte totalitaire[15] - , mais comme une version possible de la réalité. Il y aurait nécessité de reprendre, en relation avec Ricoeur, cette exigence impossible de traduire exactement la réalité professionnelle. Comment peut-on s'extraire de cette exigence pour reconnaître qu'il s'agit d'une reconstruction, d'une transfiguration de la réalité, et qu'elle a sa valeur de "monde" ? Aspect du monde, réalité transfigurée avec cette nécessité d'assumer que jamais la réalité ne sera simplement traduite, que ce soit dans la parole ou dans l'écriture. La réalité n'existe pas sans langage, donc sans ordonnance. Il s'agit d'un texte qui ne se prend pas pour la réalité, mais qui donne à voir "un monde".

Rendre intelligible l'action, c'est forcément choisir, ordonner, lier. Donc effectivement reconstruire la réalité, donner à voir un fragment mais jamais la totalité. Il nous faut nous abstraire d'une croyance surmoïque : que le langage devrait simplement traduire au plus juste. Nous avons à opérer des choix, tracer un ordre pour que l'histoire se comprenne. Il y a pourtant toujours cette faute qu'on croit avoir commise de n'avoir pas épousé exactement ce qui s'est passé. Le texte de Ricoeur sur l'Interprétation[16] est pour cela extrêmement important : comment l'action devient texte; comment le texte produit du monde; et comment nous avons besoin de textes pour nous comprendre. Une profession a besoin de textes pour se comprendre. On ne peut pas soutenir que le monde pédagogique n'a pas de textes, il croule au contraire sous les textes. Mais des textes du quotidien, des textes qui produisent un "monde dans sa complexité", j'avancerais qu'il en est pas beaucoup. Il s'agirait vraiment de comprendre pourquoi certains textes pédagogiques ne fonctionnent pas comme une construction du "soi professionnel" et en quoi ces textes se différencient des récits qui font de l'effet et qui fonctionnent comme médiateurs pour une compréhension de soi.

L'écriture ne traduit donc pas le réel mais le réinvente. Si on écrit ce que l'on sait déjà, l'écriture ne nous apporte rien. L'écriture déplace quand autre chose vient à la place de ce qu'on croyait avoir vécu. L'écriture fait penser. Quelle écriture ? Il y a des débats sur le statut de la narration. Certains affirment : il ne suffit pas de décrire. Au contraire, Philippe Meirieu pense qu'il faut décrire[17], aller jusqu'au bout de la description. Mais accepter aussi que quand on commence à écrire, on ne sait pas ce que cela va donner. On croit tenir ce qu'il faudrait écrire, et puis en écrivant on est surpris.

Un travail de la mémoire s'instaure alors. Quand on a écrit, on peut relire, c'est ce qui différencie l'écriture de la parole. Souvent on me souffle: "Je préfère parler à un collègue parce qu'il peut me poser des questions, je ne suis pas laissé seul, c'est plus vivant; l'écriture est par trop solitaire". L'écriture n'est certes pas le dialogue, elle ne le remplace pas, mais elle permet de revenir et de faire mémoire. L'effet de distanciation vient après coup. On relit donc avec de drôles de sentiments. La relecture est pénible : attraction et répulsion comme quand un objet nous est trop proche. La relecture a cependant permis de faire des liens, de penser, de se rendre compte des répétitions, de comprendre dans quoi on a été. On ressent ce sentiment très étrange où on est obligé de constater : "C'est nous et pourtant ce n'est plus nous". La pratique de l'écriture est une pratique de deuil; notre écriture devenue texte, et je le perds, mais à la fois cela nous a permis de nous y retrouver, d'y retravailler et de construire ainsi une identité. L'écriture est une pratique qui comporte un pan de solitude, mais elle fait mémoire, et donc peut devenir par la suite socialisée.

Même quand on demande à quelqu'un d'écrire une fiche sur son expérience, le bénéfice serait aussi de passer par cette écriture-là, sorte de formation par l'écriture. Découverte, plaisir, repérage, prise de distance, déplacement par rapport à sa pratique, curiosité développée, envie de savoir, envie de comprendre, prise de conscience de la complexité des gestes quotidiens, réhabilitation du banal, estime de la quotidienneté, tels peuvent être les effets. A nouveau toute écriture n'engage pas de la même façon, mais tout passage par l'écriture comporte un risque, une confrontation de soi à son action, une épreuve à mettre ses pensées sur papier et à sortir de soi, avec d'indéniables bénéfices lorsque le processus aboutit.

Publier

Le récit de pratique posent naturellement d'importants problèmes éthiques, parce qu'on y expose d'autres que soi. On a des devoirs qui rendent parfois impubliables certaines histoires. L'écriture n'entre toutefois dans le registre du savoir et de la transmission du savoir que si elle autorise plus d'un lecteur. L'une des caractéristiques du savoir est d'être socialisé, c'est-à-dire confronté à d'autres. Quand j'ai posé à des auteurs de récits la question de savoir s'ils accepteraient d'être publiés, la réponse fut non. Et l'un des principaux obstacles était : "Mais qu'est-ce que diraient les collègues ?". Est forte la peur du jugement des collègues, un jugement pas tellement sur ce qu'on a écrit, mais davantage sur le fait qu'on a osé prendre la plume. Que vont penser les collègues lorsqu'ils liront ? Ils diront pour sûr : "Mais pour qui te prends-tu pour oser écrire ?" Ce qui signifie : "Tu te prends pour quelqu'un d'important". Là où il règne une normativité, l'écriture individualise; il y est périlleux de se rendre visible, c'est-à-dire différent; on a, semble-t-il, intérêt à ne pas se singulariser.

Dans le milieu de l'enseignement, on se plaint que les théoriciens s'approprient l'écriture, mais tout à la fois on ne veut pas vraiment que des praticiens écrivent. Ainsi on ose parler et écrire pour soi, mais on n'ose pas publier. Voilà un enjeu important que l'on ne retrouve pas forcément dans d'autres métiers. Que l'écriture entraîne des rivalités de pouvoir, cela est évident. Mais au point de faire barrage, de provoquer une autocensure, je ne l'avais pas à ce point pressenti. L'histoire de l'écriture des praticiens nous révélera peut-être sur ce plan-là des indications précieuses, bien que dans ces textes anciens nous ne retrouverons que rarement l'évocation de cette attitude de rétorsion ou l'écho des souffrances infligées à celui qui a osé. Cela est resté dans les ombres d'une vie. Je croyais pourtant que l'écriture avait une force de valorisation d'une profession. Le clivage entre un chercheur et un clinicien est notoire : choix entre "exercer son métier en privilégiant la recherche avec du temps d'écrire" et l'exercer essentiellement sur le terrain. Affaire de goût ? Peut-être. Ce clivage s'accentue actuellement. Pour ma part, je souhaiterais qu'il s'estompe. Mais plus les praticiens écriront, plus l'emprise d'une pareille atmosphère s'allégera, c'est du moins ce que j'espère. Après qu'en 1990 Guy Jobert ait, dans son article Écrite l'expérience est un capital, invité les formateurs à "passer à l'écriture"[18], ils ont été nombreux à s'y risquer. Deux numéros de cette revue ont été consacrés à l'écriture des praticiens[19]. Les suppléments d'Education permanente (Education nationale, AFPA et EDF/GDF) font maintenant partie de cette histoire, dont il nous reste à tracer les lignes de force[20].

D'autre part, cela semble faire moins peur d'être lu par ceux que l'on ne connaît pas, on redoute particulièrement ceux avec qui on travaille. Y a-t-il une accentuation du pouvoir du collègue, la crainte est-elle fantasmatique ou a-t-elle une juste raison ? Un certain nombre d'événements rapportés m'incite à penser qu'il ne s'agit pas que de fantasmes. Une théorie du récit n'ira donc pas sans une théorie de la lecture; une pratique du récit n'ira pas sans une pratique de la lecture. Par rapport à la lecture, il y a peut-être un même travail à réaliser que pour l'écoute. Écouter l'autre dans sa différence, comme écouter un texte. "Comment lit-on le texte d'un autre ?" Certains ont une lecture peu généreuse, où ils cherchent à prendre en défaut l'auteur du texte plutôt qu'à dialoguer avec lui, qu'à apprendre de lui. On assiste souvent à une lecture qui porte jugement, qui entre immédiatement dans une rivalité du savoir. Un praticien peut résister à apprendre d'un pair, comme s'il ne le tenait pas comme potentiellement créateur d'un savoir transmissible. Cela concerne une théorie de la réception.

Contraintes

Reste que l'engouement actuelle pour l'écriture n'est pas sans ambiguïté. Il semble, selon la revue Éducation permanente, que l'écriture devienne aujourd'hui un enjeu dans bien des entreprises. Que l'on demande d'écrire recèle plusieurs dimensions qu'il ne faut pas négliger. Lorsqu'un chercheur écrit, il le fait selon l'exigence de son métier, mais dans une certaine liberté. Ce n'est pas son supérieur hiérarchique qui l'exige. Il a le choix et écrit dans et hors son temps de travail. Lorsqu'on demande à quelqu'un d'écrire et que l'on est soi-même dans une position hiérarchique, on se situe dans un autre type d'écriture. On ne peut pas demander une authenticité d'écriture si on est dans des enjeux de pouvoir. L'écriture est d'ailleurs un véritable révélateur des jeux de pouvoir. Nous devons faire attention à l'ambiguïté de la demande et de la position que l'on occupe.

Parfois il s'agit effectivement de contraindre à écrire, sinon ça n'écrit pas. La contrainte n'est pas que négative lorsqu'elle permet à l'autre de s'approprier quelque chose qu'il n'aurait pas été chercher tout seul. Cependant, nous avons à prendre garde de ne pas mettre une personne dans des contradictions psychiquement lourdes où son écriture à elle serait par exemple cause de notre valorisation. On lui demanderait ainsi d'écrire non pas tellement pour ce qu'elle a réalisé mais parce que sinon on serait nous-mêmes pris en défaut, et cela peut créer de la destruction plus que de la construction, des blessures plus que du savoir. Il importe de toujours clarifier les conditions d'une écriture.

Il n'est pas impossible, en position hiérarchique, de solliciter une écriture, mais les règles du jeu doivent être posées, ainsi que le contexte et les possibles ambiguïtés. Nous avons alors à nous y tenir, même si cela nous met en danger, même si pour cela on doit assumer une position vis-à-vis de notre propre hiérarchie au contraire à ce qu'elle attend. L'écriture est un outil bien trop précieux - comme d'ailleurs la parole - pour qu'on ne la mette à mal avec des demandes ambiguës. Celui qui demande d'écrire ne peut donc pas éluder sa position institutionnelle, les répartitions du pouvoir, sinon l'écriture devient une contrainte au mauvais sens du terme. L'écriture donne parfois le meilleur et parfois le pire. Nul n'est donc garanti lorsqu'il l'utilise, comme dans toute chose d'ailleurs.

Pour celui qui reçoit la demande, tout un travail de lucidité est à mener. Si on sent que les conditions ne nous donnent pas une garantie, alors nous pouvons jouer le jeu de la demande en évitant de nous mettre en danger avec une écriture de commande où on ne met rien de soi, où on cherche surtout à se conformer, à élaguer ce qui pourrait être dangereux, à se censurer. Nous sommes dans une écriture qui ne produit ni de la connaissance, ni une formation pour soi, mais tout au plus une formation à une intelligence institutionnelle.

4. Prise de connaissance

On écrit pour être lu, pour qu'un autre en obtienne des connaissances. Or un lecteur peut ne rien retirer de certains écrits. Tout un travail serait à mener pour comprendre comment écrire l'expérience pour que celle-ci puisse apporter des connaissances à celui qui en devient le lecteur. Je vais donc aborder ce qu'on appelle un transfert de connaissance. Je prendrai donc ce terme dans son acception de transport, de généralisation, avec sous-jacent, l'espoir que ce que l'on a fait et écrit, puisse être utile ailleurs et serve à d'autres.

Il existe des écrits qui sont tellement centrés sur eux-mêmes que personne ne peut y pénétrer. Bien sûr chaque lecteur a des sensibilités différentes. Un lecteur peut voir sa compréhension facilitée par des tableaux ou des schémas, alors que pour moi leur présence obscurcit ma lecture et que ma pensée est dynamisée par la lecture d'un récit. Qu'est-ce qui dans l'expérience apporte des connaissances ? Je partirai ici de ma propre expérience. J'ai donc lu dans mon cours des récits, comme ceux que récoltent Nadine Faingold avec l'entretien d'explicitation, ou ceux de Francis Imbert[21]. Ces récits se mêlent à ma parole sans que je les commente, ni les explique, ni les théorise en recourant à des concepts psychanalytiques ou psychosociologiques. Je les ai lus et ai demandé aux étudiants qui le souhaitaient, de tenir un journal par rapport à l'écoute de ces récits. Quels effets avaient provoqués ces récits subjectifs transmis par ma voix chez ceux qui étaient soit des professionnels expérimentés, soit des étudiants sans pratique ? Qu'ont-ils retirés de ces récits qui disent "je" et rapportent la singularité d'une expérience ? Telle était ma curiosité.

Ceux qui ont écrit leurs réactions, ont exprimé l'émotion souvent ressentie. Les récits les ont touchés. Ils ont ressentis de l'émotion, parfois même les larmes aux yeux. Cette écriture touche l'affect, et pas, dans un premier temps, l'intellect si on se tient à ce partage. Ils ont été touchés. Après viennent des associations, des images, des souvenirs. Des liens se tissent, des morceaux d'expérience souvent oubliés reviennent en mémoire. Alors ils se mettent à penser, parfois une compréhension a lieu. Le récit enclenche une pensée propre qui est liée à l'histoire de chacun. Ce travail psychique pendant et après l'écoute empêche certains étudiants de continuer à suivre le cours. Donc à partir de cette singularité, ils se mettent en mouvement dans leur pensée, deviennent curieux, parfois ils comprennent. Les récits que je lis n'ont pas de morale, ils évitent de ressembler aux images religieuses qui voulaient enseigner une vertu, d'où il fallait tirer une règle de conduite. Le récit de pratique ne donne ni solution, ni recette. Il ouvre la compréhension, dévoile ce qu'on savait déjà mais qui, parlé ainsi, fait reconnaissance. Lorsqu'il s'agit de jeunes étudiants, il peut y avoir la déception de ne pas trouver dans le récit la manière dont il faudrait s'y prendre. Puis ils saisissent qu'il leur revient de la trouver. Les phénomènes décrits coïncident parfois avec leur propre expérience du moment, alors l'effet est très fort et les bouleverse. Le récit permet de faire des liens, de tisser des ponts entre des choses qui étaient jusque là séparées.

Les réactions au récit peuvent être tranchées : horreur, agacement, souffrance, rejet, reconnaissance. Si elles s'arrêtent là, les récits ne feraient que renforcer les convictions, n'ayant pas la force de tirer hors de soi-même, de surprendre, de provoquer ce choc cognitif qui permet qu'on n'est plus comme avant. Certes, le piège existe que les récits renforcent ce qui est déjà là, mais je crois que le récit a aussi la force de tirer quelqu'un hors de lui-même et de lui imposer un redéploiement. Je demeure encore incertaine sur ce qu'il faudrait ajouter de plus pour que la compréhension devienne acquisition cognitive, capacité de transférer l'acquis dans une autre situation. Pourtant le choc du récit se situe bien aussi dans sa potentialité particulière de revenir en la mémoire lorsqu'une situation vécue ultérieure ressemble à l'histoire racontée. Mais je n'en sais pas encore assez pour aller plus loin. Si l'écriture du récit provoque une distanciation là où un auteur dit "je", l'écoute du récit entraîne donc une implication. On ne peut pas rester à l'extérieur, c'est l'une des forces du récit. Impossibilité de cliver entre un savoir que l'on peut apprendre, et soi. Peut-être le récit est-il l'un des maillons d'une articulation entre théorie et pratique où la notion d'engagement et de distanciation est nodale.

Les étudiants sans pratique professionnelle ont évidemment des réactions différentes que ceux qui s'appuient sur une expérience, mais je ne m'y arrête pas. Ce qu'ils apprécient les uns et les autres, c'est d'entendre des récits où quelqu'un dit "je", qui n'apparaît pas dans la maîtrise. Les récits exposent souvent non une réussite mais une difficulté. L'histoire ne finit pas forcément bien. Sinon, cela paraît miraculeux. L'écriture a, dans ce cas, tellement concentré l'expérience de vie, qu'il donne à considérer un professionnel à qui on ne ressemble pas, qui est hors de portée tant il apparaît comme sachant, comme se débrouillant là où on se perd, nous rejetant ainsi dans l'impuissance. Les étudiants expriment que, par la rencontre avec un "je" qui s'expose dans son expérience, ils sont enfin sortis de leur isolement. Ils ne sont plus seuls avec leurs difficultés, croyant que qu'elles relèvent de leur incapacité. Quelqu'un a osé dire, c'est donc possible de l'avouer. Il se constitue alors ce que Ricoeur appelle : "une identité narrative". Dans la profession d'enseignement, on manque de cette reconnaissance de sa propre expérience dans l'expérience de l'autre. Cela ne permet pas de se rassurer ni de savoir comment faire, mais cela fait comprendre que l'on appartient à une communauté, on n'est pas seul à le vivre, à l'éprouver. Un "je" singulier permet l'identification d'autres "je". Ce n'est pas n'importe quel "je" qui en est le porteur. Il y a des "je" égocentriques qui ne l'autorisent pas. Le récit ne s'expose donc pas comme un modèle, ne donne pas à voir une maîtrise. Il rend visible les heurts de l'action. Il montre la temporalité, l'évolution, le travail, la transpiration inéluctable lorsqu'on va jusqu'au bout d'une action pédagogique.

Autorisation

Que puis-je déduire de cette expérience d'écriture et de lecture de l'expérience sur le problème d'un transfert des connaissances ? La question du transfert est une vieille question dont on pourrait faire l'histoire : espoir qu'à travers des outils adéquats généralisés, les pratiques changent. Or ce qui est réussi une fois, ne l'est pas forcément une seconde. L'impasse des grands pédagogues et de leurs émules se situe en ce point : l'innovation de l'un n'est jamais répétable en tant que tel. On ne peut pas espérer la recommencer ailleurs et avoir forcément les mêmes résultats. L'outil est certes important, qui lui est transférable. Le médiateur est indispensable, mais une autre part revient au comment on utilise ce médiateur pour permettre à un autre d'y trouver de quoi dépasser sa difficulté ou se construire ou d'y être simplement partie prenante. On peut prendre un livre, un dispositif, mais ensuite il nous faut inventer, recréer en tenant compte des paramètres particuliers dans lesquels on est, de notre propre imagination, et de comment les autres nous entourent, collègues et élèves. Une part de la réussite viendra de notre intelligence de la situation dont nous faisons partie. Existent des règles de l'action, de l'innovation, que l'on peut retrouver d'un contexte à l'autre, sur lesquelles s'appuyer. Des spécialistes de l'innovation ont certainement la capacité d'indiquer ce qui revient toujours à la même place et avec lequel il faut compter. Mais il reste ce qui est le plus singulier et que je reconnais pour ma part comme l'essentiel de l'action pédagogique.

Que devrait alors provoquer l'écriture d'une innovation ? Permettre avant tout d'oser, donner du courage, ouvrir sur un "mais c'est possible ?", désinhiber et laisser la place pour inventer. Ce qui est transférable : d'abord une éthique, des valeurs, des possibilités, l'encouragement à créer, le courage de commencer[22], la nécessité de réfléchir, de se risquer sans être assuré dans tout, le courage du deuil d'un modèle qu'il suffirait d'appliquer consciencieusement. Si je reprends un mot de Ricoeur[23], rendre possible l'initiative.

Lorsqu'il y a du jeu dans l'action, il y a un engagement personnel, donc des risques à prendre, mais aussi un plaisir à recueillir, une jubilation et pourquoi pas une joie, comme l'indique Misrahi[24] pour désigner le bénéfice d'une réflexion de l'action. Cette jubilation de la pensée ne peut être transmise qu'à condition que nous ne nous sentions rejetés dans l'ignorance, dans l'incapacité ou l'impuissance. Aussi la visibilité d'une innovation devrait prendre la précaution de délier le lecteur de son obligation de faire la même chose, qu'il peut inventer à partir de là. Une innovation réussie ne rend dès lors pas visible seulement le dispositif, mais les pièges qu'il a fallu éviter, les paramètres dont il a fallu tenir compte, l'alchimie particulière dont on peut supposer qu'elle fut favorable.

Lorsqu'on polit un texte pour montrer comment on a réussi - et les pédagogues savent bien le faire - on leurre un lecteur qui a d'ailleurs perdu aujourd'hui quelque peu sa naïveté et qui n'apprend rien puisqu'il a l'intime conviction d'un trucage. Il n'est pas sans savoir l'idéalisation à l'oeuvre, comme si tout avait marché sans accrocs, sans résistances. Lorsqu'un texte présente cette maîtrise, il entraîne davantage de rivalité que d'apprentissage. L'authenticité qui dit les difficultés évite de tels pièges. Pouvoir donner à lire des éléments du parcours devrait donner du courage à ceux qui, à leur tour, s'y risqueront. Effet d'autorisation : un enseignant peut dramatiser les empêchements, surdéterminer la puissance d'un pouvoir. On se censure là où le pouvoir ne demande rien. Pour résumer, une action n'est pas répétable en tant que telle; il n'y a pas de modèle ou d'exemple qui doive être strictement suivi. Je crois beaucoup, avec d'autres, à l'invention locale, à la création d'un savoir à la mesure de nos situations, à l'autonomisation des initiatives dans le cadre de directives qui ne laissent pas perdre de vue les intérêts de tous. Création locale en s'appuyant sur ce qui s'est déjà fait mais sans y être totalement soumis.

La lecture des récits dans mon cours a eu, je crois, cette fonction, bien que je ne sache pas si cet effet fut passager : cela a donné l'envie de faire. Comment cet effet peut-il se poursuivre ? Le cadre d'un cours universitaire n'en donne pas les moyens. Il est important de tenir compte de cette réserve. Mais si l'écriture des pratiques advient dans un groupe, dans un réseau, que le tissage social se maintient, alors on peut penser que le bénéfice ne sera pas à court terme, qu'on ne s'épuisera pas tout suite. Mais là intervient aussi comment une hiérarchie reconnaît les efforts, les innovations, ne les ignore pas, ou ne les utilise pas au détriment de ceux qui s'y sont investis. Il y a tout un jeu de sensibilité qui fait que les hommes et femmes du terrain ont besoin de cette reconnaissance pour tenir, sinon ils prendront des tangentes individualistes qui ne peuvent pas leur être reprochées.

Certes, les étudiants ont remarqué que le récit pouvait fonctionner comme exemple ou image. Là où règne l'aridité de l'abstraction, le déroulement d'une histoire racontée séduit, repose, aère, fait rêver. Mais provoque-t-elle de la pensée ? N'est-elle là que pour séduire parce qu'on y entre facilement, sans problème de compréhension ? Qu'il y a des personnages, des actions, des sentiments, une fin ? L'histoire ne simplifie-t-elle pas la complexité de la réalité ? Là où il faudrait expliquer avec des concepts, des abstractions, les tenants et aboutissants d'une action ou d'une décision; là où les sciences humaines ont, pour expliquer, dû produire des lois péniblement assurées et validées, l'histoire racontée n'est-elle pas de la poudre aux yeux : on croit comprendre alors que rien n'est expliqué.

A ces objections, que puis-je répondre ? La fiction n'est-elle pas susceptible d'épouser mieux la complexité de la réalité ? L'histoire racontée permet effectivement de comprendre sans avoir besoin de mots spéciaux. La littérature peut aussi faire connaître, certes d'une autre manière que la science, mais néanmoins de manière crédible. Une histoire met des mots. Elle ne remplace pas "la théorie". Les récits sont écrits avec des mots ordinaires. L'auditeur a pourtant envie de comprendre. "Et après ?", demande l'enfant; "pourquoi ?", demande l'adulte[25]. Nous sommes sur un terrain familier, avec une compréhension immédiate des mots, avec une impression de "pouvoir suivre l'histoire", mais il y a néanmoins une mise en mouvement d'un désir de comprendre, de savoir. Si la réaction première fut d'émotion, un récit peut déclencher ensuite un travail de la pensée, un travail de la mémoire, une mise en lien, une intégration à l'histoire personnelle, avec rapprochement ou éloignement, prise de position et parfois rejet. La suite d'une histoire écoutée n'est jamais muette. Les récits engagent chacun dans un travail de recoupement, de liaison et de déliaison. C'est une réappropriation en même tant que parfois une déstabilisation.

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