SILENCES ET RUMEURS DANS LES ETABLISSEMENTS SCOLAIRES: PROBLEMES DE COMMUNICATION ? APPORTS PSYCHANALYTIQUES [1]2

Mireille Cifali

 

I. Introduction

L'établissement scolaire comme lieu collectif appelle "naturellement" un regard sociologique posé sur ses rouages, ses organisations internes, ses règles, ses pouvoirs, et plus encore. La psychanalyse peut-elle alors s'y introduire, en a-t-elle même la légitimité ? Après bien d'autres - des psychanalystes et des psychosociologues comme René Kaes ou Eugène Enriquez[3] -, je répondrai "oui". Souvent sur un même objet, le point de vue de la sociologie ne peut exclure celui de la psychanalyse et vice versa : l'un ne va pas sans l'autre.

Notre rapport à l'organisation et à l'établissement peut être en effet appréhendé à travers des mécanismes psychiques très primitifs : peur, angoisse, attaque, fuite, crainte de l'autre, demande de protection, solidarité contre l'ennemi. Nous y jouons le clivage entre bon et mauvais. Comme mode organisationnel, l'établissement a donc une dimension affective qui, si on la nie, resurgira en crise, passage à l'acte, dépression, somatisation, etc. Chacun y cherche des pare-angoisses. Si tout changement y est vécu parfois si dramatiquement, c'est que l'extérieur est soutien à notre intérieur : l'un se fissurant, l'autre s'angoisse. Agressivité, incapacité de penser, inhibition, explosion passionnelle ne cessent de bouleverser l'ordre souhaité. Il est difficile d'être lucide sur ce plan. Nous pouvons souffrir de notre rapport à une organisation et il existe une pathologie institutionnelle, une folie engendrée parfois par ceux qui sont au pouvoir, parfois par d'autres circonstances.

Sur quelle réalité vais-je appuyer mon discours? Si j'ai travaillé dans des établissements d'éducation ou des hôpitaux, je n'ai pas de "recherches de terrain" dans les établissements scolaires secondaires. Pourquoi alors accepter de parler à des personnes qui y vivent quotidiennement? Parce que cette distance peut être précieuse, si elle est nommée. Sans prétendre savoir à la place de, je peux en revanche partager certaines interrogations qui seront soit reconnues pertinentes soit jugées impropres pour cause de différence. Avec bien des métiers de l'humain, je me maintiens dans cette position : non pas affirmation d'un savoir sur mais partage d'interrogations. Je me réfère à un "autre" savoir : que sort-il d'une telle confrontation? Depuis de nombreuses années, je tente en effet d'articuler deux champs particuliers, la psychanalyse et l'éducation, dans l'optique de permettre aux personnes du terrain de penser la complexité de leur métier : respect de leurs particularités mais décentration de leurs conceptions habituelles.

Paroles, silences, rumeurs dans les établissements... Je choisis d'aborder le silence au quotidien : là où on ne parle pas, on se tait, on ne s'adresse pas à l'autre, on a peur, et on étouffe. Mais auparavant quelques mots sur la rumeur, comme indice de notre condition d'humain.

 

2. "Il paraît que..."

La rumeur fait dans le sensationnel, elle a des relents sexualisés et de transgression. "Il semble que, on dit, je crois que, tu sais, j'ai appris...", paroles qui visent évidemment d'abord un autre, qui tissent des légendes, dévoilent des secrets, passent du cancan au scandale, touchent à la vie privée, aux histoires parallèles. Elles excitent chacun : "il est homosexuel...; il y a quelque chose entre cet élève et cette enseignante...; la directrice va prendre des mesures...; il a été la voir et a évidemment obtenu...; le directeur a une histoire avec la secrétaire...; on va fermer trois classes..."

La rumeur est parfois un indice - quand elle est chronique - que les personnes n'ont rien d'autre à penser, qu'il existe un vide favorisant la propension de tout être humain à fantasmer, projeter, détruire l'autre, lui assigner une place, faire courir le bruit, mélanger les scènes : plus personne ne s'y retrouvant, clashs et passages à l'acte se succèdent. La rumeur atteste de l'absence d'une éthique de la parole. On parle de l'autre pour ne pas parler de soi.

Je pourrais soutenir qu'elle est un mal humain nécessaire, le fait de quelques personnes plus portées sur la petite histoire. Il y a plus. La rumeur est un intéressant analyseur institutionnel. Souvent elle gonfle parce qu'existe un vice dans l'information donnée, attestant de nos craintes et fragilités quant au pouvoir. Elle témoigne que, même si elle est gérée très rationnellement, la circulation de parole ne fonctionne pas. Plus une direction d'établissement favorise le secret, cache, ne peut affronter la vérité, plus elle alimente la fantasmatique de chacun. Quand n'existent pas de lieux de parole, pas de lieux de régulation, que le pouvoir est occulté ou dilué, que le responsable rechigne à prendre clairement des positions, alors l'imaginaire de chacun se met en mouvement, laisse transparaître l'angoisse et égrène les craintes.

Un établissement envahi de rumeurs est un établissement en danger. Tous en sont responsables, et en premier lieu ceux qui sont "à sa tête". Les rumeurs iront forcément bon train si celui qui est au poste de responsabilité favorise les uns aux détriments des autres, parle aux uns des autres sans que les premiers n'en sachent rien, mélange vie privée et vie professionnelle; s'il a surtout peur de déplaire et qu'il tente d'étouffer plutôt que d'affronter; s'il ne prend pas soin de partager ce qu'il sait, dans l'oubli que l'autre n'est pas lui. La présence d'un tel imaginaire est souvent davantage révélatrice de l'état d'un établissement que les informations rationnelles.

Un établissement menacé par l'extérieur - ou plutôt se sentant menacé - voit les histoires les plus invraisemblables apparaître, augmentant la panique, exacerbant les passions, créant des situations inextricables, la fantasmatique "parano" ne manquant jamais d'être au rendez-vous. Lorsqu'un chef d'établissement prend des précautions pour nommer ce qui arrive, qu'il a conscience de la place de parole occupée, qu'il ose prendre des risques, une partie de la rumeur disparaît. Une parole qui exprime le plus difficile est moins nocive qu'une parole qui élude ou travestit. Quand nous nous affrontons à un "objet", réalité nommée, nous nous repérons quant aux limites et aux règles, quand nous saisissons le pourquoi et le comment d'une mesure, la rumeur faiblit.

La parole est porteuse d'imaginaire, mais c'est aussi elle qui permet de le défaire. La parole guérit la rumeur, quand elle rend visible et laisse l'espace pour une transformation.

 

3. Pour se parler

Venons-en au silence. Il est précieux lorsqu'il signifie recueillement, subtil art de se taire. Comme toute chose, il a sa face de lumière et d'ombre puisqu'en certaines circonstances il devient mortifère. Le silence renvoie inévitablement à la prise de parole, à sa persistance et à pourquoi il est parfois si difficile de se parler.

Parler à l'autre revient à accepter sa différence et consentir à l'affronter; c'est tenir une position et admettre aussi d'en être délogés, ne pas craindre d'être bousculés, fragilisés; nous risquer et n'être plus maître de ce que nous montrons. Lui parler et l'écouter n'advient que lorsque nous n'avons pas peur de lui, que nous ne devons pas nous en protéger, ne craignons pas d'être découverts. Parler indique donc l'état de notre rapport à l'autre : "Est-ce que je le tiens en estime, en ai-je peur, est-il mon ennemi avant même qu'il ne me parle, faut-il que je le détruise, puis-je entendre sa position, l'ai-je immédiatement installé dans un rapport de force, me met-il en danger d'identité par sa présence même, suis-je obligé de m'en défendre en le rejetant, en l'infériorisant pour n'être pas mis en danger quant à ce que je crois être, suis-je à ce point fragile pour que son existence me soit insupportable?"

Un dialogue n'est possible que s'il y a affrontement, chacun respectant assez l'autre pour poursuivre et pourquoi pas modifier son discours. Il est ainsi nécessaire de sortir de son isolement et dans la confrontation donner existence à l'autre, au risque d'avoir à reconnaître que chacun a tord et raison. Le dialogue sert à expliciter l'angle à partir duquel chacun parle; ensemble il faut inventer un troisième terme qui ne sera pas la victoire de l'un sur l'autre mais l'invention d'une solution originale. Cela implique de renoncer à la toute puissance d'avoir toujours raison.

Certes, nous parlons plus facilement à une personne en face à face, dans l'intimité d'une tasse de thé, lorsque les enjeux institutionnels n'existent pas, que nous avons confiance et que nous pouvons nous confier; quand nous savons que notre parole ne va pas être retournée contre nous; qu'il ne règne pas un climat fait uniquement d'attaque ou de jugement. Toute parole émise devient dangereuse, quand nous sentons que l'autre va l'utiliser pour nous ridiculiser. Parler c'est nous rendre visible alors qu'il serait parfois plus prudent de ne pas nous signaler. Dans certaines circonstances mieux vaut alors nous taire, ne rien oser ou prononcer la parole qu'on attend, codée, normée, institutionnalisée : "je" s'annule et se coule dans ce qui est demandé.

Dans un établissement scolaire, la circulation de la parole n'est pas simple. Elle n'est pas première, parce qu'opèrent des enjeux de pouvoir. Chacun se sent devoir se préserver et a raison parfois de se taire lorsque on veut le forcer à parler, qu'on ne sollicite qu'une parole-alibi.

 

4. Pouvoir dire

Dans n'importe quel établissement, chacun s'y accorde, être à un poste de responsabilité est d'abord affaire de gestion. On peut s'y former et sur ce terrain on a le sentiment de maîtriser un tant soit peu. A-t-on d'autres responsabilités ? Au niveau du collectif, de la mission de l'établissement, des buts, de l'éthique, du climat? Dans l'idéal, la réponse est oui. La réalité est souvent autre. Le temps est une excellente excuse. La gestion, avance-t-on, n'en laisse pas pour autre chose. Il peut en effet être tentant de se réfugier derrière l'administratif d'un poste.

Chacun a un style de pouvoir. Etre à un poste de responsabilité, c'est de toute façon avoir le pouvoir d'une parole : généralement celle qui dicte au nom d'une légitimité ne supportant aucune opposition, ou celle qui sollicite l'autre par peur de paraître autoritaire mais finit par n'en pas tenir compte. Avoir un pouvoir sans s'en servir ou faire comme si le pouvoir ne pouvait être que bon, telle est parfois la tentation de celui qui rêve d'un "pouvoir fraternel". Chacun espère le pouvoir et le redoute[4]; il aimerait en atténuer les effets dangereux.

Si un chef d'établissement ne tient pas sa place symbolique, on peut craindre des effets pernicieux. Quand il ne pense qu'à lui et à son économie, il peut lui paraître avantageux de mobiliser l'essentiel de ses énergies pour que les conflits n'apparaissent pas et surtout pour ne pas monter trop de gens contre lui. Il peut vouloir alors contenter les uns et les autres tout en évitant les clans : pacifier le climat, ne pas heurter, n'être qu'un reflet. L'atmosphère sera peut-être excellente, sans vague, chacun ayant eu ce qu'il voulait, avec parfois quelques mécontents mais peu. La stratégie vise à ce qu'il n'y ait pas trop de parole. Le silence convient. Un silence qui s'épaissit est construction d'ensemble. Comme toute chose, un silence se fabrique. Certains appellent effectivement cela "un bon climat", les conflits étant ainsi évités. Rien ne bouge. La parole bloquée, l'angoisse monte cependant, et un jour ça éclatera.

Un jour, ce qui était en effet stabilité devient désordre; ce qui était ordonnance et calme, s'agite. Tout à coup, l'équilibre se rompt où chacun avait trouvé sa commodité, parfois peu propice pour les élèves. Le réel social fait éclater les repères. Il s'agit alors de faire face, parler, assumer, prendre des responsabilités, affronter, mettre en place, permettre que ça travaille, faire confiance, écouter, sortir de soi, anticiper. C'est tout un autre travail qui est mis en mouvement, lorsqu'a été reconnu que la stabilité n'est pas de ce monde et que nous ne pouvons pas reprocher au social de ne pas nous laisser tranquilles dans nos habitudes.

Entendre, expliciter, puis prendre une position claire et l'assumer, tout un parcours où se jouent certaines de nos craintes. Un style est à trouver, fait de fiabilité et de positions visibles. Il n'y a pas de recette. Tout est dans le ton, dans la manière avec laquelle on s'adresse à l'autre. Une même information, suivant comment elle est dite, engendre de la création ou de la destruction. Si nous avons peur de l'autre, nous sommes sur la défensive, forcément. Ou, plus grave encore, dans un combat à mort : "moi ou lui". Etre responsable, c'est être redevable d'une parole qui repère, qui précise où est la marge de liberté, qui marque l'interdit. Si on se cache derrière un bureau, si les autres inhibent, alors le vide induira un silence, des prises de pouvoir, des clans et des affrontements mortifères.

Savoir parler n'est pas objet de technique, mais affaire d'homme et de femme. Ça s'apprend lorsqu'on a quitté la peur pour soi, saisit la dimension créative de toute fonction, fait l'analyse de son rapport à l'institution, su mettre en place des rouages et des "lieux" qui fonctionnent et qui fabriquent de la parole et des décisions parfois. Faire circuler la parole dans un établissement scolaire, c'est en effet avoir prévu des lieux qui s'y prêtent, sortir de "l'angélisme oppressif[5]", renoncer à être bon pour tous; c'est accepter d'être contesté, avoir une éthique, savoir et dire ce qui est permis et ce qui ne l'est pas...

Parler est un long apprentissage, avec toujours la possibilité de ne rien entendre et donc de ne rien apprendre.

 

5. Entre eux

Comme d'autres, un enseignant a souvent peur[6] : peur d'être pris en faute, découvert en faillite. Il ne lui reste plus alors qu'à faire son travail mais surtout n'en pas parler. Il lui est aussi difficile de n'être plus le "maître de la parole" vis-à-vis d'un collègue, alors qu'il croit l'être dans la classe. L'handicap majeur est le rapport au savoir : un enseignant serait obligé de savoir et accepte difficilement de déchoir d'une telle position. Peuvent s'installer alors le quant à soi, l'exclusion de l'autre et son rejet au nom de ce qu'il n'est pas comme moi. Chacun dans son coin, un enseignant y trouve d'importants bénéfices, même si parfois il s'en plaint. "Ne venez pas me chercher et je vous laisserai tranquille". A l'élève qu'il exhorte d'être altruiste, un adulte donne parfois le triste spectacle de s'être engoncé dans des privilèges exclusifs.

Il lui importe également de se prémunir contre ceux qu'il perçoit comme des pouvoirs extérieurs : parents, société et même élèves. Un enseignant se croit obligé de défendre sa place, d'attaquer ou de se taire. La parole dérape en agressivité, en report sur l'autre de la responsabilité de la mauvaise communication. Violence quotidienne où plus personne n'écoute et chacun répond au nom de son intérêt. Silence et monologue dans les conseils des maîtres; parole technique dans les conseils de classes. On ne fait pas confiance et on somatise à force de cacher ce qui est lourd : le rapport quotidien avec des adolescents qui remettent en question.

Un enseignant parle sans doute plus facilement à l'intérieur d'une même discipline, quand ont été acceptées des rencontres et qu'au fil du temps une confiance se tisse en dépit des différences : chacun peut alors dire en sachant que, malgré tout, ils continueront à s'estimer. Oser dire à l'autre que nous ne sommes pas d'accord avec lui est le plus difficile : crainte de ne plus être aimés, peur de blesser. Nous préférons le protéger et en même temps nous protéger au nom d'un corps professionnel mais au détriment de notre mission - l'accès au savoir d'un enfant - et, à plus ou moins long terme, de celui à qui rien n'est dit.

Se parler entre disciplines, entre ordres d'enseignement, est plus éprouvant encore, car alors prime la logique des territoires, où il s'agit surtout de défendre son intérêt, sans vue d'ensemble. Le mépris et l'infériorisation surgissent pour pouvoir se maintenir en stabilité et en puissance. Le conflit ne peut être que stérile : monologue contre monologue; territoire contre territoire où rien ne doit être cédé à l'autre. Un dialogue s'établit parfois grâce à des situations difficiles : parce exilés dans un lieu isolé - géographie excentrée pour élèves en difficulté - des enseignants se sentant exclus, mis en danger, comprennent que se parler permet d'avancer, de se sentir moins seuls et de créer.

Il ne faut pas rêver. Les premiers échanges seront rongés par les projections et les craintes. On ne dialogue, peut-être, que lorsqu'on s'est patiemment côtoyé autour d'un projet, les différentes compétences n'étant plus ressenties comme concurrentes. C'est le rapport de chacun à la détention de la vérité qui se joue là.

Pour oser s'exprimer dans un établissement et être dans une position de création[7], chacun doit acquérir une lucidité quant à son rapport à l'institution. Nous oscillons : du désir qu'un établissement soit une bonne mère à la crainte qu'il ne soit cause de notre destruction. Etre dans un établissement, c'est vivre ensemble - enfants et adultes -, ce qui signifie que des règles, fabriquées avec tous, sont nécessaires. Des lois structurent les échanges auxquelles chacun souscrit, lois qui se modifient selon les circonstances. Une organisation n'est pas faite à notre unique convenance. Il ne s'agit pas non plus de surdéterminer l'imposition qu'un établissement fait peser sur nous : nous nous croyons facilement le jouet d'un pouvoir aveugle qui réduirait à néant tout espace de création. Le poids institutionnel est parfois tellement grossi, que seules des circonstances dramatiques peuvent provoquer le changement.

Un établissement se doit être en mouvement sous peine de se scléroser. Les maisons d'éducation l'ont compris. Afin qu'un établissement soit bénéfique pour des enfants, il s'agit que les adultes soient, avec eux, mobilisés par un élément tiers. L'établissement qui, dans des circonstances difficiles, se met à faire un excellent travail, est souvent celui qui s'est mis en projet, avec une invention et une solidarité des enseignants non contre l'extérieur mais pour inventer et transformer. Il y a à vivre ensemble et garder vivant le projet commun, toujours en élaboration et en recommencement. Pouvoir dire et réaliser serait à ce prix.

 

6. A leur adresse

La manière dont un enseignant dialogue avec ses pairs rejaillit sur sa façon de parler à ceux dont il a la charge. Mais dira-t-on, y a-t-il besoin d'une parole autre que celle qui transmet le savoir, met des notes, porte des jugements et obtient le silence : autre qu'une parole institutionnalisée? Y a-t-il besoin d'une parole à soi, authentique qui échappe au registre du savoir ou de la didactique? Là s'opère souvent un clivage entre des enseignants du secondaire et ceux du primaire. En caricaturant, enseigner pour les premiers serait se maintenir dans le registre du savoir, un point c'est tout. Alors que pour les seconds, on estime qu'une parole adressée d'une personne à une autre, est importante au même titre qu'une parole qui aborde le rationnel, les mathématiques et les règles de grammaire.

Un établissement - son fonctionnement et ses réseaux de communication - est souvent l'étrange reflet de sa population. Ses enjeux et ses dérives ont à voir avec la place occupée par l'usager. Le climat et les aveuglements d'un établissement pour enfants psychotiques ne sont, par exemple, pas les mêmes que ceux d'un établissement pour ceux désignés délinquants. Au secondaire, on côtoie des préadolescents et à des adolescents, c'est-à-dire - pour reprendre les termes de Daniel Sibony[8] - des êtres qui n'ont pas encore leur place et qui la cherchent, qui se confrontent à l'entre-deux, découvrent ce qui n'est pas encore, le sexe par exemple; qui se heurtent à l'interdit et à sa transgression. L'adolescence rend vulnérable un adulte qui ne sait plus qu'elle est sa place, entre nostalgie et séduction, entre compréhension[9] et lâcheté[10], qui n'en revient parfois pas d'avoir dû quitter sa jeunesse. Un adulte peut fuir ou séduire, et ne pas se maintenir à l'endroit où l'autre se teste en différence. Un adolescent demande qu'on lui parle, qu'on entre en conflit, qu'on ne lui laisse pas faire n'importe quoi, que des interdits[11] soient tenus. Un adulte oscille à nouveau entre le laisser faire et la répression, ce qui laisse à chaque fois vide de tout dialogue. Alors il se plaint d'eux : il soutient qu'ils deviennent fainéants, en refus de savoir et de parole[12]. La faute est évidemment la leur ou celle de la société, il n'interroge pas sa place d'adulte qui ne sait plus assurer le face-à-face.

L'état de l'établissement, l'état de la parole qui circule engendre ou non ce climat propice à l'enseignement et au savoir. Si la parole ne circule pas, si tout est cadenassé, institué, alors le risque du passage à l'acte est grand; la violence[13] est là, qui fait surface non parce qu'ils sont "tous des voyous" mais parce que c'est parfois la seule manière de se faire entendre.

Il importe de ne pas reporter la responsabilité sur x ou y : la télévision ou la fin de notre vingtième siècle. Et de s'interroger sur ce que l'on fabrique au jour le jour. Il nous revient d'inventer, même dans le pire état du social. Chacun est responsable au titre de sa place et au regard de l'ensemble. Quand on cesse le report des responsabilités pour s'innocenter, alors on peut apprendre peu à peu. Avec les mêmes contraintes institutionnelles, on tisse à l'infini d'autres réalités que celles attendues.

Savoir leur parler et savoir se parler sont ensemble conjugués.

 

7. Chute

Beau discours, dira-t-on, mais comment se traduit-il dans l'établissement ? Quel groupe, quelle technique, quelle sollicitation? Et puis il y a des tonnes de résistances : ce sont les autres qui se murent dans le silence, préfèrent la petite histoire à la confrontation.

Dans toute situation pédagogique, il y a un pôle qui est en notre responsabilité : nous-même. Lorsqu'on accepte de se déplacer, cela ouvre un espace où l'autre se découvre lui aussi différent. Avant de lui demander de changer, nous avons la responsabilité d'abord de nous interroger. Si nous sommes du côté de ceux qui sont "en place", il nous revient d'abord de bouger. Il s'agit de l'éthique de notre fonction, qu'on oublie trop vite en rendant l'autre coupable de n'être pas ce qu'il devrait être. Que l'on soit enseignant, cadre de tout ordre, c'est notre manière d'être dans la fonction qui impose des différences. L'accepter risque de nous faire prendre des coups, voire d'échouer, c'est-à-dire peut nous maintenir apprenant : mise en jeu de nos certitudes face à la fragilité et à la complexité des situations humaines que nous vivons.

Sur le territoire helvétique, bien des établissements scolaires ont été, jusqu'ici, protégés des turbulences sociales. Ce n'est pas que je leur en souhaite. Mais face aux changements de l'histoire, allons-nous à jamais nous parer de la nostalgie d'un avant ou nous autoriser à recréer des liens. Il nous appartient de préserver certaines valeurs pour ceux qui nous suivent et d'être vis-à-vis d'elles en congruence de dire et de faire. Le dialogue, la confrontation bénéfique, la parole adressée font pour moi partie de celles-là. Ce rappel ne relève pas d'un grandiloquent discours humaniste, mais d'un travail quotidien de chacun au regard d'une responsabilité collective.

Paris, le 25 juin 1993.

 

retour