Tendresse et violence[1]

Mireille Cifali

 

I. Introduction

Je lis, depuis un certain temps, des récits qui ne sont pas ceux de la tendresse. Je les ai commencés, parce que je voulais comprendre comment un récit témoigne d'une expérience, mais aussi d'une pratique. Il s'agit des Récits de Kolyma de Varlam Chalamov[2], qui racontent l'intolérable des camps russes staliniens. En pensant à cette conférence où de tendresse j'allais devoir parler, j'étais certaine ne pas découvrir ce mot, là où n'existe rien d'autre qu'une survie et une dignité de vivre au plus loin de l'innommable, avec une question lancinante de celui qui écrit: "Dans cet enfer, suis-je resté un humain?" A chaque page, de la violence, du mépris, des trahisons, la mort. Pourtant, comme l'écrit Alain Badiou[3], ce livre est "proprement admirable, donne forme d'art à l'éthique vraie".

Dans ces mots qui décrivent la faim, le désert blanc à moins cinquante degrés, l'utilisation de l'homme par l'homme, une force immense est octroyée; dans la quotidienneté, une dignité humaine, quelque chose de soi à soi. Chalamov n'est pas tendre vis-à-vis de lui. Il n'aurait pas survécu. Il devient dur, indifférent, n'a même plus d'angoisse, il s'arrange à vivre et à éprouver ce qui peut être encore un plaisir : du pain, un arbre, un réchauffement. La vie et la mort lui sont égales. De cela, on n'en revient pas, on ne peut en sortir, il le clame. "Les récits de Chalamov, écrit Andrei Siniavski dans sa préface, sont un manuel de résistance des matériaux, appliquée à l'homme. Les techniciens et les ingénieurs la connaissent car ils s'occupent de production, de construction. Mais pour nous, à quoi bon ? Comme point d'appui. Pour connaître les limites. Et pour nous rappeler, nous rappeler toujours, tout en nous laissant aller aux rêves et aux tentatives, de quoi nous sommes faits. Pour cela, quelqu'un devait dresser le bilan de Kolyma, le bilan de l'homme. Nous ne pourrons tenir bon avec des châteaux en Espagne. Mais connaissant le pire, on peut encore essayer de vivre". Cette résistance de l'humain dans ce qui est force de vie provoquera, peut-être, chez le lecteur, le courage de continuer la sienne sans se trahir, à la poursuite d'un processus de vérité, sans croyance en une vérité toute-puissante qui cause tant de désastres.

Cette lecture qui ne supporte pas la précipitation, épreuve d'endurance s'il en est, n'avait rien à voir avec la tendresse, j'en étais persuadée. Et puis un jour, à la page 124 de Quai de l'enfer, le début d'un récit intitulé : "La quarantaine" :

 

"L'homme en blouse blanche tendit la main et Andreiev mit sa vareuse raide de sueur dans les doigts écartés, tout roses et bien propres avec des ongles courts. L'homme la repoussa et secoua la main.

- Je n'ai pas de sous-vêtements, dit Andreiev avec indifférence.

Alors l'infirmier prit la vareuse à pleines mains, retourna les manches d'un geste habile et coutumier et les considéra attentivement ...

- Il y en a, Lidia Ivanovna! dit-il et il cria à Andreiev : Pourquoi es-tu couvert de poux, hein ?

Mais la doctoresse ne le laissa pas continuer.

- Est-ce de leur faute ? dit Lidia Ivanovna à voix basse et d'un ton plein de reproche, en appuyant sur le mot "leur", et elle prit son stéthoscope qui était sur la table.

Cette Lidia Ivanovna aux cheveux roux se grava pour toujours dans la mémoire d'Andreiev et il la bénit des milliers de fois, pensant à elle avec tendresse et chaleur. Pourquoi ? Parce qu'elle avait appuyé sur le mot "leur" dans cette unique phrase qu'il l'eût entendue prononcer. Pour une bonne parole dite au bon moment. Ces bénédictions lui sont-elles parvenues ?

L'examen fut bref. Il n'y avait pas besoin de stéthoscope pour un tel examen."

Dans nos professions, on ne va pas jusque-là dans l'inhumanité, quoiqu'il existe des lieux pour enfants qui, par la folie d'un ou de plusieurs, deviennent des enfers. Au-delà de ce passage où la tendresse scelle un souvenir, je me devais d'introduire ces récits quand il était convenu que je parle de douceur, que je nomme l'intime d'une émotion, la beauté d'un regard. Le bien et le mal ont une même face. Alain Badiou nous le rappelle. Indissociables. L'un peut devenir l'autre. L'amour, être meurtrier; la violence, constructrice; la tendresse, intrusion. Il est prudent de ne pas diviser les choses en deux, les hommes et les femmes, le bien et le mal. C'est dans la quotidienneté d'une relation, dans la vivance d'un instant, que les choses se jouent et que nous pouvons estimer où nous nous situons.

 

II. Intimité

 

"Si je reçois le geste tendre dans le champ de la demande, je suis comblé : ce geste n'est-il pas comme un condensé miraculeux de la présence ? Mais si je le reçois (et ce peut être simultané) dans le champ du désir, je suis inquiet : la tendresse, de droit, n'est pas exclusive, il me faut donc admettre que ce que je reçois, d'autres le reçoivent aussi (parfois le spectacle même m'en est donné). Là où tu es tendre, tu dis ton pluriel."

Roland Barthes[4]

Émotion

La tendresse signe une reconnaissance, celle de l'existence d'un autre. On est ému par sa présence. Notre émotion guide alors notre geste. "Je t'adresse un signe qui atteste que je te reconnais; mon signe tombe juste, tu le sens à ton tour comme témoin de ce que je tiens compte de toi, que je ne suis pas à côté de toi sans te voir." L'un ne veut pas de mal à l'autre; tout au contraire, il désire son devenir, sa beauté, sa construction. Regarder, dire, aimer, toucher, donner, tendre..., avec tendresse. Accueil d'un geste, d'un regard, d'un mot. Contraire du heurt, du mépris, de la force. Reconnaissance première : "Tu es accepté tel que tu es là, en ma présence. J'ai esquissé ce geste qui te singularise, ne te nie pas, qui t'assure que tu existes pour moi". Fragment d'un instant. Une main permet à une nuque de s'y reposer, un mot touche là où on ne s'attendait pas, un regard s'éclaire d'une émotion ... Les signes de la tendresse sont fugitifs; indices, on les reçoit comme bonheur d'être ainsi compris dans l'univers d'un autre, d'exister.

La tendresse ne peut se feindre, elle deviendrait mièvrerie ou stratégie séductrice. Lacan écrit que l'angoisse, ça ne trompe pas[5]. Dans l'instant, la tendresse ne trompe pas, elle non plus. Cela ne veut pas dire qu'elle donne des garanties pour l'amour et son avenir. Elle est éphémère; elle surgit d'une rencontre, d'un je-tu où nul n'est exclu. Elle n'est cependant pas positive en soi. Ni ne peut être permanente. Si elle l'était, elle deviendrait envahissement; si on l'exige avec insistance, elle se fait intrusion, se transforme en harcèlement. J'ai d'ailleurs de la peine à lire les "petites annonces", où l'on réclame de la tendresse comme un dû, entre loisirs et entente. Ce qui jaillit comme tendresse a comme toile de fonds d'inévitables affrontements. Deux solitudes, deux différences qui se heurtent et se conjuguent une fraction de seconde. Elle révèle la qualité d'un échange, ne peut donc pas être exigée, elle advient à partir de deux. Elle n'est pas un devoir, ne se commande pas, elle naît au creux de toi avec moi.

La tendresse ne se résume ni au câlin ni à la confusion tendre, elle n'est pas forcément que caresse. De femme à femme, on revendique souvent l'apanage de savoir être tendre, de connaître les gestes. De femme à femme, pourtant une grande violence. Le geste tendre serait acceptée par elle et non par lui, dit-on. Il est vrai que, parfois, certains la refusent. Elle les rendrait fragiles. Comme si, en répondant à l'émotion, ils se retrouvaient vulnérables; comme si le regard qui trahit le trouble d'être avec eux, les attachaient de trop. Alors on rompt, un geste s'arrête au bord de la tendresse. Lui aurait plus de peine à en esquisser et surtout à en recevoir. Peut-être, mais il n'y a pas de si commode partage. Il se pourrait que parfois le masculin ait à faire un chemin vers sa possibilité d'en recevoir et d'en donner. Il se pourrait tout aussi bien que la femme n'ait pas tout à miser sur elle, à ne pas devenir tyrannique par son exigence d'elle.

La tendresse entre masculin et féminin ne se confond pas avec maternage ni avec bonté, comme le suggère Barthes lorsqu'il écrit : "Ce n'est pas seulement besoin de tendresse, c'est aussi d'être tendre pour l'autre : nous nous enfermons dans une bonté mutuelle, nous nous maternons réciproquement; nous revenons à la racine de toute relation, là où besoin et désir se joignent. Le geste tendre dit : demande-moi quoi que ce soit qui puisse endormir ton corps, mais n'oublie pas que je te désire un peu, légèrement, sans vouloir rien saisir tout de suite."[6] La tendresse ne remplace pas le désir, elle le soutient et l'entoure. Elle s'inscrit dans la rencontre des corps et du quotidien, se conjugue et ne se déclame donc pas bruyamment comme qualité de qui nous sommes.

Envers l'enfant

La tendresse colore le rapport à un enfant. Le regard que le père et la mère ont sur lui module cette émotion. Ils "fondent" devant cette existence toute nouvelle, devant cette découverte du monde. Elle devrait être présente dans la première de nos relations. Le regard de l'homme et de la femme sur celui ou celle qui vient de naître a cette intensité : ça se sent à l'intérieur, se lit sur l'expression de leur visage, dans leurs yeux quand ils se troublent.

Leurs gestes inscrivent, dans notre corps, la mémoire de leur justesse. Ils savent parfois soulagés, changer la posture, ajouter l'oreiller qui permet de se sentir bien. Ces gestes pour le bien-être de notre corps, nous ne les oublions pas, jusqu'à notre mort. Et lorsque nous sommes, à nouveau, dans la dépendance d'un autre - maladie ou vieillesse -, le geste qui vient juste au bon moment, qui anticipe sur ce qui constitue notre malaise et le transforme, nous émeut et nous réjouit. "Au bon moment, avant même que je ne l'exprime. Je n'ai pas eu besoin de le lui dire. Le geste est là, plus juste encore que si je l'avais demandé." Bonheur de ce don, inespéré, qui peut advenir dans n'importe quelles circonstances, même les pires.

En mémoire de celle et de celui qui, au commencement, a su parfois n'être pas aveugle quant à ce que nous vivions, peut-être pourrions-nous nous interroger : avons-nous préservé, dans le quotidien de notre vie privée ou celui de notre espace professionnel, la possibilité que de tels gestes adviennent. Il ne s'agit pas d'être bon, d'être à la disposition de l'autre, de ne pas avoir de violence, d'être altruiste à tous les instants. Cela nous rendrait insipides. Il s'agit simplement de préserver la possibilité de ces rencontres, qui sont le témoin de notre capacité, parfois, d'être avec un autre.

Mais la tendresse comporte des pièges dans la relation à l'enfant. Sandor Ferenczi écrit : "Nous devons nous référer ici à des idées que Freud a développées, depuis longtemps, quand il soulignait le fait que la capacité d'éprouver un amour objectal était précédée d'un stade d'identification. Je qualifierai ce stade comme étant celui de l'amour objectal passif, ou stade de la tendresse. Des traces de l'amour d'objet peuvent apparaître déjà, mais seulement en tant que fantasme, de façon ludique. C'est ainsi que les enfants, presque tous sans exception, jouent avec l'idée de prendre la place du parent du même sexe, pour devenir le conjoint du sexe opposé, ceci, notons-le bien, en imagination seulement. En réalité, ils ne voudraient, ni ne pourraient, se passer de la tendresse et surtout de la tendresse maternelle. Si au moment de cette phase de tendresse, on impose aux enfants plus d'amour ou un amour différent de ce qu'ils désirent, cela peut entraîner les mêmes conséquences pathogènes que la privation d'amour jusqu'ici invoquées. Cela nous entraînerait trop loin de parler, ici, de toutes les névroses et conséquences caractérologiques qui peuvent résulter de la greffe prématurée de formes d'amour passionnel et truffé de sentiments de culpabilité chez un être encore immature et innocent. La conséquence ne peut être que cette confusion de langues..."[7] L'un des pièges est précisément une érotisation de la relation sous couvert de tendresse, une séduction incestueuse. Ce possible dérapage entraîne qu'on se garde de la tendresse dans la relation professionnelle, quand elle peut être synonyme de caresse, geste érotisé d'un adulte qui a besoin de ce contact parce qu'aucun adulte ne le lui octroie. Le risque est grand, en effet, de l'ambiguïté d'un geste qui n'est pas signe d'aimance mais d'une jouissance éprouvée sur le corps d'un autre enfant. Pour s'en défendre, on aseptise alors la relation, on se distancie et on oublie que la tendresse ne se réduit pas au toucher du corps, mais grave une acceptation par un mot, une tonalité, un coup d'oeil.

 

III. Métier

Il peut y avoir ainsi dans le regard, la parole, la prévenance, dans l'émoi qu'un autre fait surgir, tendresse effective : don au coeur de ce qui est parfois le plus dur, signe de reconnaissance à même l'affrontement. Ça touche, donne de la force, c'est comme une rencontre, on l'emporte. On est ému à ce souvenir, quelque chose nous rassure quant à notre humanité et celle de l'autre.

Souvent dans la relation professionnelle où un enfant vit des difficultés, où le monde qui l'entoure devient menaçant, que fait l'adulte? Une violence[8] des mots, plus que du corps, lui exprime qu'il n'y a pas d'issue, pas de soleil pour lui, qu'il n'est rien, bête, incapable. Dans le regard se lit l'agacement ou le rejet; les gestes n'accueillent jamais, fuyant pour n'avoir pas à toucher. Dans la relation professionnelle, ce n'est pas tant la violence de l'enfant qui est problématique. Pourtant combien les professionnels aiment parler d'elle, se désolent sur notre présent qui produit de telles excroissances. Les leurs, leur indifférence, leurs mots, ils les interrogent moins souvent.

Envers certains enfants en difficulté, l'enseignant ordinaire n'éprouve aucune tendresse, aucune émotion dans la rencontre. Dans l'enseignement spécialisé, la chose est-elle différente? Sa difficulté peut nous émouvoir comme quand un enfant fait la bêtise que nous n'avons jamais faite dans notre enfance. Sa violence, son impertinence peuvent nous attendrir. Est-ce bon ou mauvais signe ? Bon signe si nous restons à notre place, pour signifier une limite, un "non". Mauvais signe si cela traduit notre identification à lui au point de n'être plus cette différence contre laquelle il se heurte et se structure.

En différence

La tendresse signifie bel et bien que "je" reste "je", dans son écart d'avec toi. Le geste[9] atteste que, malgré la différence, je suis en relation avec toi. S'il y avait confusion entre moi-toi, alors nous serions dans le miroir. "Je serai toi. Mes gestes seront peut-être comme les tiens, mais tu resteras seul avec un double de toi." Dans la tendresse, il y a au contraire de la surprise. "Ce geste vient de toi, il n'est pas moi." Il m'étonne par sa justesse, sans confusion. C'est ce qui fait du geste tendre ce plus qui nous ravit. Lorsque la tendresse est ainsi reconnue, c'est que l'on ne s'y attendait pas vraiment. La surprise et sa justesse nous bouleversent.

Dans la relation professionnelle à l'enfant, regarder avec tendresse l'enfant le plus insupportable, celui qui ne nous contente pas, serait peut-être l'indice de notre professionnalisme. Non pas être tendre avec le petit blond, tout sucre tout miel, qui ressemble tant à une gravure de mode; lui n'en peut plus des gestes tendres à son endroit qui finissent par lui signifier une ambiguïté; il ne peut recevoir ces signes, à force d'être doux et doucereux, que comme des violences. Non, le "regard tendresse" irait à celui qui est dans la différence; il garantirait que, même dans l'affrontement, on l'estime, qu'il nous émeut jusque dans sa violence. On ne le touche pas, parce qu'il ne le supporterait pas. Mais nos paroles, notre "manière de" lui disent que nous le reconnaissons; nos gestes, parfois, lui correspondent. Avec pudeur. Car en résistance, il ne veut justement rien de nous, rien de notre sollicitude. Notre acceptation trop fortement exprimée serait pour lui violence. Pourtant c'est dans cet affrontement que nous pouvons témoigner de la qualité particulière de notre relation à lui. Cette qualité où on ne veut pas détruire, ne juge pas, ne poursuit pas, mais où on reconnaît, n'est pas l'apanage des femmes, des hommes aussi. Le ton d'une voix, des imperceptibles qui ne trompent pas : ils disent que l'on tient compte de lui.

Quand il y a révolte, quand l'un ne veut rien de l'autre, le style est donné. Tout parole mièvre serait effraction, d'autant plus fortement même qu'il est colère. Il y a des gestes tendres qui sont déplacés, qui veulent simplement que l'autre en finisse avec sa violence, son opposition et qui la nient en faisant don de douceur. On voudrait obtenir sa reddition, on croit que le geste qui caresse apaisera, et il est refusé avec plus de violence encore. Parfois il faut garder distance. Mais par le regard, une certaine présence, on sculpte notre position face à l'autre.

Il me le dit "presque avec tendresse" écrit Canetti à propos d'un homme qu'il estimait beaucoup : "Il se gardait de m'aider, écrit-il, et, sur ce point précis de la masse, ne fut jamais mon maître. Un jour que j'abordai tout de même le sujet, en hésitant toutefois et presque à contrecoeur, car son désaccord m'eût fait courir de graves dangers, il m'écouta gravement, paisiblement, puis après un silence plus long que d'habitude, il me dit presque avec tendresse : `Vous avez ouvert une porte. Maintenant il vous faut entrer. Ne comptez sur aucune aide. C'est le genre de choses qu'on accomplit seul.'[10]" Comme un père à son enfant, la chose est grave, la chose dite peut même faire mal, mais la manière dont il le lui dit ne le nie pas. Notre manière de nous exprimer importe plus qu'on ne le croit.

A chaque âge, ses gestes. Avec un adolescent, le parent n'est pas tendre comme avec un enfant de trois ans. La tendresse est affaire de tact et de pudeur. Elle est rencontre là où s'ancrent nos solitudes.

Violence et tendresse, un dressage hypnotique

La tendresse semble être affaire d'enfance mais aussi d'éducation. Pour le bien de l'enfant ? Évidemment pas toujours. Ferenczi a dénoncé violemment l'alternance de la tendresse et de l'intimidation comme l'un des modes tout à fait efficace pour obtenir l'obéissance et la dépendance d'un humain, enfant ou adulte[11]. Ce serait même la base de tout dressage, qu'il soit animal ou humain. Qu'à la fois la voix se fasse douce et caressante, puis qu'elle passe au registre de la fermeté. Tout humain ou animal pris dans cette alternance est hypnotisé par ce bon et mauvais qui vient de la même personne.

La tendresse à certains instants puis la violence à d'autres sont pernicieux pour l'indépendance et le psychisme. Ce sont les scansions de notre aliénation. Voici ce que j'en écrivais :"Pour Ferenczi, l'intimidation, c'est l'hypnose paternelle : usant de son autorité morale, on provoque la crainte, on prodigue ordres et conseils d'une voix qui impressionne, on exige une foi totale en son infaillibilité. Quant à la tendresse, c'est l'hypnose maternelle, qui englobe séduction, bienveillance et infinie tendresse. Pour assujettir un adulte ou un enfant, il faudrait jouer sur les deux registres, alterner les paroles douces et caressantes, avec les paroles sévères et répressives. Par la suggestion directe d'une telle moralité extérieure, on contraint ainsi en dépendance, en obéissance. Les résultats sont affligeants, ils ont pour prix la souffrance et la détresse de l'être humain, souligne-t-il. La puissance de l'éducateur est grande."[12] La tendresse n'est ainsi pas à elle seule construction, elle peut être au coeur de l'aliénation d'un humain, quand elle devient stratégie, lorsqu'elle est manière de s'approprier l'autre en le ligotant par son désir de nos gestes tendres.

Dans la relation professionnelle, nous devrions nous interroger sur ces procédés dénoncés par Ferenczi. Nous découvrirons certainement que nous en faisons parfois usage.

Qualité de la relation

Derrière la tendresse, on peut mettre beaucoup. Quand on lit l'ouvrage de Jacques Salomé, Apprivoiser la tendresse[13] on voit s'élargir le champ. On peut y mettre beaucoup plus qu'il ne faut. Mais il est bien vrai que c'est toute la relation qui vient avec. Elle trahit la qualité de notre rapport à l'autre, elle n'en est que le symptôme.

La relation professionnelle réside en une constante régulation de la distance : ni trop proche, ni trop loin. Une femme qui ne construirait sa relation professionnelle que sur la tendresse, son effusion, son émotion, serait envahissante. Elle sèmerait l'agressivité et la violence.Trop de tendresse nuit, indice d'une confusion. Un homme qui fonderait sa relation sur la distance rationnelle, sans effusion, sans affect, engendrera également la violence de l'autre côté. Et vice versa. Toute qualité est toujours création commune. Que ce soit violence ou tendresse, il faut être deux. Ça ne se fabrique pas à soi tout seul.

Faut-il aimer pour que tendresse advienne ? Dans la relation entre adultes, certainement. Dans la relation professionnelle, non : sympathie, empathie certes, mais pas amour. Il s'agit là encore d'une autre histoire : la relation professionnelle avec des enfants en difficulté exige-t-elle de l'amour ? Non, si amour est ce principe a priori que l'on brandit avant même d'avoir rencontré un autre. Faire voeu de tendresse a priori serait carrément nocif. On sait bien que les grands principes n'empêchent rien dans la quotidienneté de la relation. Au contraire, plus au nom de la raison on clame de grands principes et plus on risque dans la vivance des situations d'oeuvrer dans son contraire et surtout d'avoir de quoi justifier rationnellement nos violences indues. Mais si on veut appeler "amour" ce travail de tous les jours où on ne se paie pas de mots, où on oeuvre pour n'être pas entraînés dans la destructivité, alors oui.

Il y a toujours de l'indécidable dans la relation. Toujours un geste peut virer à la construction ou à la destruction. Dans le même contenu, une parole est ou porteuse ou dévastatrice. Il n'y a d'éthique que de la relation intersubjective, comme l'écrit Badiou. Et aucune théorie ne dit le juste avant. L'éthique est une sagesse de l'action, mais une sagesse qui surgit du vivant et ne se décrète pas à coup de principes. Sinon c'est l'aseptisation de la relation avec de possibles passages à l'acte. Forces de vie toujours contre forces de mort. Répétons-le, le mal n'est pas la violence; le bien, la tendresse. Il y a, par exemple, de la violence dans la poursuite d'idées qui ne font pas l'unanimité, expression de leur originalité, et cette confrontation est une nécessité humaine. La tendresse fait-elle cependant partie de ce qui est profondément humain, de ce qui sauve l'homme de lui-même, de sa destructivité ? Peut-être. Qu'est-ce qui rend humain l'homme ? S'interroge Badiou . Ce n'est pas qu'il soit mortel, ce n'est pas son être-pour-la-mort. Il ne se définit pas non plus par ce qui, en lui, est victime. Mais l'homme est humain par ce qui résiste à son assimilation à un animal, à la vie biologique. Il se qualifie par sa capacité positive au bien. Badiou le définit par sa faculté d'être fidèle à un événement, d'être dans un processus de vérité, dans un intérêt désintéressé.

Reconnaître l'autre dans sa dignité et dans le fait qu'il est irremplaçable, serait au fondement de toute éthique. Et que cette dignité passe par la tendresse, je n'en doute pas.

Paris, le 14 avril 1994.

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