DÉMARCHE CLINIQUE, FORMATION ET ÉCRITURE[1]

MIREILLE CIFALI

 

Introduction

"Entre la tentation positiviste et prescriptive, et celle de l'intransmissible et de l'ineffable, y a-t-il place pour une intelligibilité de l'activité enseignante ?" Telle fut, un jour[2], la question posée à laquelle, comme psychanalyste, je me devais de répondre.

Si, avec quelque humour, j'étais attendue du côté de l'ineffable, il me revenait de brouiller les pistes et montrer qu'il y a de quoi penser, apprendre, progresser, construire des connaissances et se former là où on parle d'affect et de relation. Une première condition : ne pas nier leur présence dans un métier de l'humain tel celui de l'enseignement. Une deuxième : dans la dualité "savoir et affect", ne pas évacuer l'un des termes au profit unique de l'autre. C'est dire à la fois que la relation ne fait pas l'entier du métier et le cognitif ne résout pas à lui seul la poétique humaine; que l'école permet l'accès à un savoir structurant et qu'elle contribue à la construction d'un sujet capable de s'y repérer dans son rapport aux autres et à lui-même. Comme psychanalyste, je n'évacue donc ni cognitif ni social, et ne reste pas non plus sur mon territoire supposé : l'inconscient et l'individuel.

 

I. Espace de la clinique

L'enseignement rejoint d'autres métiers que j'ai dénommé : métiers de l'humain. On s'y confronte à des situations sociales complexes, soumises au temps où se mêlent le sociétal, l'institutionnel et le personnel; l'enjeu y est que l'autre accède au savoir, grandisse, dépasse une difficulté handicapante, guérisse. Nous oeuvrons ainsi dans un espace exigeant une démarche particulière de pensée, une éthique de l'action et une formation adéquate, que le mot de "clinique" peut qualifier.

Toute situation y est singulière, elle concerne une personne, un groupe ou une institution. Tel ou telle ne sont jamais identiques; ma relation à eux diffère même s'ils sont rapprochés dans le langage par un même vocable, par exemple : élève. Celui que j'ai vis-à-vis de moi a un nom, un prénom, une histoire; il existe donc dans sa singularité et sa différence; la situation qui nous lie est à nulle autre pareille même si je peux y retrouver des aspects décrits dans la théorie. D'autre part, il me rencontre, je ne suis pas interchangeable même si j'occupe une fonction dans un lieu institutionnel; ma singularité fait partie de la situation. De plus, même si je connais "tout" de l'apprendre et de l'enseigner, il me faudra, dans l'instant, inventer, faire surgir des gestes et des paroles qui ne sont pas dans les livres et ce, non pas d'abord pour mon bénéfice personnel ou pour l'accumulation d'une science, mais pour son bénéfice à lui.

Nous ne pouvons ici dérouler l'histoire de la construction de la démarche clinique en médecine (Foucault, 1972); en psychologie, puis dans les sciences humaines (Revault d'Allonnes, 1989); de même qu'en sociologie (Enriquez E., Houle G., Rhéaume J. et Sévigny R. , 1993; De Gaulejac V. et Roy S., 1993). Prenons simplement une définition, celle avancée par Jacques Ardoino : "Est donc proprement clinique, aujourd'hui, ce qui veut appréhender le sujet (individuel et/ou collectif) à travers un système de relations (constitué en dispositif, c'est-à-dire au sein duquel le praticien, ou le chercheur, comme leurs partenaires, se reconnaissent effectivement impliqués, qu'il s'agisse de viser l'évolution, le développement, la transformation d'un tel sujet ou la production de connaissances, en soi comme pour lui ou pour nous". Et il ajoute qu'il s'agit "plutôt une sagacité (perspicacité) d'accompagnement dans une durée, d'intimité partagée, dont, comme le travail de l'historien, les exemples psychanalytique, socioanalytique, ethnologique, ethnographique, voir ethnométhodologique peuvent nous donner une idée" (Ardoino, 1989: 64).

La démarche clinique n'appartient donc pas à une seule discipline ni n'est un terrain spécifique, c'est une approche qui vise un changement, se tient dans la singularité, n'a pas peur du risque et de la complexité, et co-produit un sens de ce qui se passe. Elle se caractérise par : une nécessaire implication; un travail sur la juste distance; une inexorable demande; une rencontre intersubjective entre des êtres humains qui ne sont pas dans la même position; la complexité du vivant et le mélange imparable du psychique et du social.

Implication

Dans une relation à un autre vivant, on ne peut être extérieur : "J'y suis avec mon histoire, mes affects". Les siècles passés ont certes pu nous désimpliquer dans notre rapport à la nature parce que des connaissances ont été accumulées qui nous permettent de ne plus avoir peur d'un orage ou d'un éclair. Dans notre rapport à l'autre ou au social, nous sommes en revanche dans un rapport extrêmement affectif, passionnel dans lequel nous sommes aveuglés par ce que nous sommes; nous n'y sommes pas désengagés. L'enjeu des sciences humaines serait, comme l'écrit le sociologue Norbert Elias (1993), de "désaffectiver" quelque peu notre rapport à l'autre et à soi. Tout le travail du professionnel est effectivement et continuellement de se mettre à la bonne distance, sans rêver d'être distancé a priori.

Une telle implication est par ailleurs nécessaire. On ne rencontre l'autre qu'à travers une présence, une authenticité. C'est la base de la rencontre, nos sentiments ne sont pas inopportuns dans la circonstance, mais ont à être travaillés pour que l'autre ne deviennent pas l'otage de nos affects. Notre subjectivité serait dès lors l'un des instruments de la rencontre. Si nous ne voulons pas répéter et prendre les personnes rencontrées comme des objets sur lesquels nous rejouons une partie de notre histoire, nous avons à réaliser ce travail qui découvre parfois ce qui nous a "poussé à".

Il y a, pour tout métier de l'humain, un travail incessant de lucidité à mener. Rien ne nous protège de dérapage, pour soi et pour l'autre. Même les plus hauts diplômes ne préservent pas nos gestes de se retourner en leur contraire. Nos choix sont biaisés, c'est humain et nécessaire. Il vaut mieux cependant le savoir. Lorsqu'une situation fait éclater nos repères conscients, il nous revient de nous coltiner à nos clivages, répétitions et scénarios imaginaires.

Lorsqu'on travaille avec du vivant, l'autre nous touche parfois, nous résiste souvent. Il provoque fascination, agacement ou rejet. Dans ces métiers, nous éprouvons des sentiments d'amour et de haine. Le uns ne sont pas forcément souhaitables, bienveillants, positifs sans ambiguïté. L'amour peut s'avérer destructeur : amour passion qui utilise l'autre comme un objet et le laisse floué, détruit, manipulé, violenté même si séduit. Nos sentiments violents ne sont pas que négatifs. Ils le sont lorsqu'ils visent la destruction de l'autre, mais une colère peut faire événement et s'avérer porteuse d'avenir. Nos violences, comme nos attirances, sont matériaux à traiter.

Les personnes avec lesquelles nous travaillons, nous renvoie immanquablement à l'essentiel de nos vies d'hommes et de femmes : à l'impuissance et l'ignorance, à la sexualité et la mort, à la dépendance ... On oscille alors entre deux positions : celle d'une grande proximité, une participation et confusion avec l'autre et celle d'un grand éloignement qui se traduit par de l'indifférence. On oscille de l'une à l'autre, lorsqu'on n'a pas les outils pour se repérer. Nous acceptons d'abord d'être touchés et comme cela devient dangereux pour notre propre survie psychique, nous mettons en place des mécanismes de défense. Comme l'on ne peut pas vivre tout le temps touché, on se distance; on met, entre l'autre et nous, des théories, des outils techniques; on s'en protège par une armature institutionnelle et c'est là que naît notre indifférence, notre cynisme, notre rire au creux de sa souffrance; nous le transformons en un objet manipulable qui ne doit pas nous "embêter" et dont l'agressivité doit être matée.

Quand on suggère d'avoir la bonne distance et de la réguler d'heure en heure, cela nous engage à travailler nos proximités. Nos sentiments sont un guide de ce que nous vivons et de ce que l'autre vit : un guide qui, travaillé, permet de comprendre sans projeter, en faisant la part des choses, de soi et de l'autre. Reconnaître nos implications psychiques dans notre métier nous rend moins nocifs. Une théorie, aussi élaborée soit-elle, ne nous met pas, à elle seule, à l'abri des dérapages, des prises de pouvoir, du rejet d'un autre qui nous déçoit.

Intelligence clinique

Chaque métier a des outils médiateurs, des théories indispensables. Le métier d'enseignant demande sans nul doute une capacité de programmer, de préparer ce qui devrait être, d'ordonner, de prévoir les séquences et d'en attendre des effets. Dans notre quotidienneté, comme Morin (1990) l'écrit, nous sommes en pilotage automatique. Puis intervient l'incident. Soit nous sommes hors circuit, parce que nos repères et nos habitudes sont chamboulés, soit nous savons jouer avec ce qui déroge notre attente. D'où l'importance de l'"horizon d'attente", c'est-à-dire de la prédiction : "Ça devrait se passer ainsi", auquel suit "Ça ne s'est pas passé ainsi". Nous sommes obligés de programmer, penser faire ceci pour obtenir cela, croire en une logique de l'action où, si on met tel ou tel ingrédient à l'entrée, tel ou tel résultat devrait en résulter, puis accepter que les effets prévus ne sont jamais tout à fait ceux qui surviennent dans une relation humaine. La séquence programmée va en effet rencontrer telle variable différente, et ma logique d'action en sera transformée. Soit je veux à tout prix obtenir ce qui avait été prévu, soit j'accepte de programmer et d'être dévié de ce qui aurait dû être. L'action dépasse nos intentions, comme d'ailleurs la parole.

Dans les métiers de l'humain, on fait des paris, travaille avec l'aléa et le hasard, avec une incompréhension chronique. Dans l'incertitude, on prend cependant une décision, de celle qui noue et dénoue. Dans l'action, on est davantage stratège, c'est-à-dire quelqu'un qui connaît le programme mais est capable de traiter ce qui est hors programme. Être clinicien, c'est précisément partir d'un déjà-là, d'attendus, de repères préalables, et consentir cependant d'être surpris par l'autre, inventer sur le moment, avoir de l'intuition, le coup d'oeil, la sympathie : intelligence et sensibilité de l'instant, travail dans la relation, implication transférentielle d'où un jour, à cette minute-là, dans cet accompagnement, pourra émerger une parole ou un geste qui feront effet, pouvant être repris par l'autre parce qu'il est apte à l'entendre; ça se passe à force de confiance, de persévérance et sans se départir de la croyance en les pulsions de vie alors que semble l'emporter la destructivité.

Cela exige, comme l'écrit Morin, une pensée propre, une capacité de réfléchir par et pour soi-même, un jeu entre les automatismes nécessaires et l'incident. Ce qui déroge à l'ordonnance devient alors expérience palpitante, on se découvre pouvoir avoir des idées et faire face. Attitude de curiosité, de découverte, d'association où l'on se maintient intelligent. Trouver une solution qui n'est pas encore, quelle jubilation de s'y prêter. N'est-ce pas la même attitude que l'on rêve de préserver chez l'enfant, curiosité bricolante qui agence et met en relation ce qui ne l'était pas ? Encore faut-il accepter que le monde ne soit jamais à notre mesure, que la réalité ne soit pas agencée pour s'adapter à nous et nous contenter.

Cette intelligence ne découle pas uniquement de l'application de théories. Les médecins ont exprimé, dès la fin du XVIIIe siècle, qu'un "bon" clinicien (Foucault, 1972) est celui qui est authentique, a le coup d'oeil qui appréhende de l'intérieur quelque chose qui n'est pas forcément visible. Comme pour la création artistique, le savoir et la technique sont importants mais ils ne sont rien si on ne les a pas incorporés, intégrés à soi, intériorisés. Cette intelligence a une condition préalable : n'avoir pas peur de l'autre partenaire. On peut en effet aimer le savoir mais pas celui qui doit se l'approprier, comme on peut aimer la maladie mais pas le malade.

Éthique

Une question se pose constamment dans l'agir : "Est-ce bien, est-ce mal ?". Elle est même première chez les débutants, avec l'espoir d'un jugement qui pourrait départager et surtout protéger du mal. Dans nos métiers, on se confronte à la question de la "justesse de l'acte". Nous posons des actes, mais comment, avec quelle certitude ? Notre intervention semble plus simple lorsque nous agissons sur des objets. Nous faisons un geste et mesurons son impact par la transformation opérée sur l'objet. La mesure de mon geste m'est donnée par l'objet et l'intention que j'avais. Ma réussite et mon échec sont lisibles dans la mesure où j'accepte de prendre en compte les conséquences de cet acte. Dans les métiers de l'humain, il y a des actes dont on sait immédiatement leur impact, par le soulagement qu'ils provoquent. Et puis il y a tous les autres où nous sommes dans l'indécidable. "J'ai fait cela, j'aurais pu faire autre chose". "J'ai dit cela, j'aurais pu dire autre chose ". Nous savons qu'il y a toujours de multiples possibilités, qu'un choix doit être opéré et qu'il nous faut l'assumer, lui et ses conséquences. Tout acte transforme la situation qui ne cesse d'évoluer. Le vertige nous prend, lorsque nous ne décryptons pas facilement chez l'autre la répercussion de notre acte. L'autre cache, ne réagit pas et nous risquons de nous tromper sur les conséquences. Seul le dialogue peut, et encore, nous donner la mesure de ce que nous avons fait.

Y a-t-il nécessité d'une dimension éthique pour l'acte d'enseigner ? Le pédagogue s'en méfie, à cause de la morale d'antan qu'il a voulu quitter et qui faisait dépendre l'acte pédagogique de normes strictes. Pour ceux qui ont voulu tirer l'acte pédagogique du côté de la science, l'évocation d'une morale, même sous le vocable plus moderne d'éthique, est inadmissible. Or même s'il faut reconnaître le bien-fondé d'une autonomisation de la recherche par rapport aux valeurs, la science ne peut à elle seule tout déterminer, elle laisse dans l'ombre certains aspects de l'agir. L'acteur doit se référer à d'autres repères et poursuivre d'autres questions. Si on ne veut pas que des valeurs fonctionnent en silence, que l'idéalité se réinscrivent au détour d'une phrase, il importe de considérer ce qu'une dimension éthique apporte à l'acteur dans son agir.

La mode actuelle de l'éthique doit certes être interrogée, comme l'exige Alain Badiou (1993). Elle peut faire écran à des pratiques peu reluisantes, se contentant de discours ou de doctes commissions qui souvent n'empêchent rien dans les situations singulières. Si ce mot peut effectivement devenir un alibi commode, il ne s'agit pas pour autant d'y renoncer ou ne pas se préoccuper de ce qu'il recouvre. Badiou proclame qu'il n'y a d'éthique que dans la singularité et dans l'intersubjectivité des situations du vivant. Elle est interrogation réflexive plus qu'affirmation; guide et repérage, plus que chemin tout tracé. Elle prend en compte l'indécidable de l'action, où la réponse est à chercher pour soi et ne viendra certainement pas d'ailleurs.

 

II. Formation

L'espace clinique se distingue du contexte de laboratoire mais ne s'y oppose pas. Dans la clinique, on utilise les résultats obtenus dans l'espace d'un laboratoire, mais l'attitude pertinente face au vivant est autre que celle développée en laboratoire. La tension est cependant grande entre ces deux mondes. Celui qualifié d'expérimental assure qu'il est le seul garant d'une scientificité et regarde avec méfiance celui qui ne donne pas les mêmes garanties de sérieux. Le clinicien essaie, lui, d'assurer sa spécificité, de faire reconnaître sa valeur dans la production de connaissance, et d'intervenir avec d'autres critères. Dans la formation, il a généralement moins d'assurance, car former un clinicien ne passe pas par des avenues stabilisées et laisse dans l'ombre certains talents dont on ne sait pas très bien comment ils s'acquièrent mais qui font l'excellence de certains praticiens.

Il s'agirait de concevoir une formation initiale autorisant la construction d'une attitude clinique face à la classe, à l'institution, à un enfant; une formation à la base d'une attitude d'intervention et de recherche à développer tout au long du temps d'un métier, qui permette tant la production de connaissances que leur transmission. Une telle formation implique de considérer l'articulation entre les savoirs constitués et les savoirs d'expérience.

Savoirs constitués

Comment envisager dans un tel contexte le passage par les savoirs constitués ? Acquisition de contenu ? Pour sûr, mais aussi interrogation sur le processus de connaissance. Passer par le questionnement des principales disciplines des sciences humaines : psychologie, sociologie, histoire, ethnographie, sociologie des organisations, psychanalyse etc., est susceptible de provoquer un décentrement par rapport au savoir que chacun construit sur son rapport à lui-même et aux autres, à la société et ses organisations. Un tel passage est dès lors indispensable, à condition que ce savoir préalable soit reconnu précieux, à partir duquel chacun se questionne.

Dans l'orientation clinique, chacun aurait également à saisir les limites des sciences humaines par rapport à l'action : non pas guide infaillible d'une pratique mais repère pour un questionnement constant du vivant des situations. Cela exige le deuil d'une maîtrise rationnelle, le renoncement à une totalisation, et l'abandon d'une compréhension définitive : croire certes en la raison mais en repérer les limites et les pièges, c'est-à-dire revenir sans cesse à la question : "Jusqu'où va la science et où commence l'éthique ?"

Chacun qui entre dans ce métier aurait ainsi à se repérer dans le statut des sciences humaines, pour mettre à la bonne place cette quête du savoir et comprendre quel usage il peut en faire dans la pratique effective du métier. Ce qui revient à entrevoir la difficulté et spécificité d'une démarche de connaissance concernant l'humain et à différencier les approches - l'expérimental et la clinique - avec leurs enjeux respectifs. Les savoirs de base, ceux qui aide à la construction de la programmation, ne sont donc nullement à minimiser, mais ont à être mis en perspective d'un usage clinique.

Savoirs d'expérience

En parallèle, donc dès le début, une approche du terrain par l'action et la réflexion sur l'action est requise. Il s'agit d'apprendre à observer sur le terrain alors qu'on y participe, c'est-à-dire observer à même l'implication.

En laboratoire ou en milieu protégé, on peut se donner les moyens d'une observation systématique, codée, armée, et cela peut être bénéfique pour entrevoir la difficulté d'une appréhension de la réalité humaine. En implication, on ne peut s'y prendre ainsi : dans la vivance de l'instant, il y a comme une vigilance, une imprégnation où on est perméable à un ensemble de signes sans pour cela forcément pouvoir y réfléchir. L'observation n'y est souvent que rétroactive : ce n'est qu'après coup, lorsqu'on revient au comment d'un geste, que l'on peut "observer" ce qui s'est passé; la mémoire y joue un rôle, une reconstruction est inévitable (Vermersch, 1993). Après coup, on esquisse des hypothèses plus qu'on n'explique, on repère ce qui fut inventé dans l'instant, en mesurant en somme l'effet de son action. La réussite n'y est pas seule valorisée, l'effet négatif est connaissance tout autant précieuse pour la poursuite de l'action. Tout geste n'acquière dès lors sa valeur qu'avec la réaction de celui ou de ceux à qui il est adressé : si eux comptent tout autant, nous sommes donc dépossédés d'un Bien a priori. Nous ne pouvons aborder l'effet du geste qu'en acceptant alors d'entrer dans une interrogation éthique sur sa portée dans une situation singulière.

Notre capacité à revenir sur l'expérience passée s'affine avec le concours de quelqu'un qui aide à regarder ce que l'on refuse de voir, à comprendre comment - par exemple lorsqu'on a peur - beaucoup de signes nous échappent. On apprend ainsi à nommer, mettre en mots malgré l'incompréhension chronique à laquelle chacun est confronté. On repère les effets inconscients de la théorie et comment elle est enrichie par l'action. C'est là que précisément s'allient les connaissances apprises des sciences humaines et notre capacité de les mobiliser dans un geste. Plus ces connaissances auront produit un décentrement, plus on sera capable d'inventer sur le moment, et d'y réfléchir après coup (Faingold, 1995a). On travaille donc son intuition, sans renier ses mouvements premiers mais en les engageant dans une réflexion dialogique selon les effets opérés sur une classe, un enfant.

A chaque fois, on est à la recherche de vérités tout en sachant douter sans entrer dans la paralysie de l'action. Il y a comme une confiance qui se construit, non pas une confiance aveuglante en soi mais en sa capacité vitale de supporter le désarroi et de poursuivre néanmoins dans l'attente de ce qui pourra finalement se structurer. Cette confiance n'est évidemment pas là au début où le manque d'expériences dramatise les gestes et le quotidien, où l'affolement est au rendez-vous parce que tout est inconnu. Elle se gagne au fil de l'expérience si on prend garde à la réfléchir. L'expérience n'est cependant bénéfique qu'alliée à une constante remise en mouvement des savoirs qu'elle autorise; elle produit un savoir-cadre que bouscule toute nouvelle situation mais qui rend chacun néanmoins capable de différenciation.

Le rapport au terrain et à l'action passe dès lors par une série de compréhensions et d'acceptations, donc par un apprentissage qui implique un travail intérieur. Apprendre de ce qui surgit et ne pas le maîtriser par une rapide explication, c'est accepter de se confronter à l'inconnu, faire place à l'événement, préserver son étonnement et consentir au risque d'un échec renouvelé. En posant des questions sans vouloir à tout prix une réponse, nous admettons notre ignorance en singularité humaine.

Savoirs d'altérité

Avoir comme point de mire un métier de l'humain implique qu'on réserve une place au porteur de l'action et à sa relation avec les autres vivants. Lorsqu'on reconnaît être porteur de sa pratique en tant que sujet - sujet déterminé par des lois et une culture mais aussi capable de création -, on accepte la part qu'on prend dans toute action, cette part pouvant être travaillée avec d'autres. On comprend aussi qu'il ne revient pas forcément toujours à l'autre de se transformer, mais à soi de se déplacer en lui laissant un espace pour évoluer; que l'on se défend de lui dans un premier temps parce qu'il fait peur; qu'il ne s'agit pas d'être à sa disposition mais être attentif aux signes qu'il donne. Nous acceptons alors d'apprendre de la difficulté - la nôtre et celle de l'enfant - en ayant éprouvé le statut de l'erreur dans toute démarche de connaissance.

Nous sommes dès lors invités à conjuguer une pratique de l'altérité qui exige une régulation de la distance aux événements, à tel ou tel élève : une "bonne" distance qui se travaille lorsque nous semblons la perdre soit par trop grande confusion soit par trop d'indifférence. Nous connaissons alors l'angoisse, la peur des autres sans nous en effrayer : c'est prix d'un métier où l'interlocuteur est un humain, où nous avons à rester vivants, capables de créer des événements communautaires qui fournissent des souvenirs. Et douloureusement, nous admettons alors pouvoir être pathologique pour un autre, lui infligeant des souffrances.

Ces acceptations et apprentissages exigent qu'un travail se réalise à partir d'une implication et d'une urgence. Aborder les problèmes relationnels, l'intersubjectivité et la subjectivité dans les métiers d'enseigner et d'éduquer entraîne vers l'élaboration de dispositifs propres à la démarche clinique. Études de cas, travail sur des situations, récits d'expérience, groupe d'orientation Balint : autant d'occasions pour celui qui se forme de s'y repérer et de construire ses propres convictions.

Faut-il rendre obligatoire de tels passages ? Telle est toujours la question. Évidemment non, et c'est là une contradiction majeure. Cet aspect du travail où s'inclut la subjectivité exigée, nul ne devrait s'y soustraire. Pourtant l'imposer peut créer de telles résistances que le bénéfice en sera nul. Je crois, pour l'avoir éprouvé, qu'un choix doit être laissé; l'obligatoire étant d'en avoir entendu parler même si on ne l'a pas écouté. Un jour ou l'autre, quelqu'un se souviendra. Un jour ou l'autre, chacun est amené à interroger son geste et sa décision. Alors peut-être y reviendra-t-il de son propre chef, mais il aura fallu pour cela qu'il ait au moins entendu que cela existe. C'est pourquoi ce type de travail peut être mené dans des cours ex cathedra où la distance imposée autorise un travail plus ou moins impliqué; nous pouvons au moins y transmettre une manière de se questionner et laisser entrevoir la possibilité de partager avec d'autres les difficultés sans les interpréter immédiatement comme indignité personnelle.

Tensions

Une tension existe entre la logique du savoir préalable des sciences humaines et celle de la connaissance construite à partir de l'expérience. S'y joue la place du terrain dans la construction des connaissances.

Parfois on fait comme si un étudiant doit apprendre les préalables scientifiques sans se poser de questions et sans comprendre pourquoi, faire la preuve qu'il peut s'approprier ce que d'autres ont requis comme savoirs de base. Ce serait bien plus tard que, devenu à son tour expert, le lien pourrait être fait par lui. Les savoirs de base sont ainsi déconnectés sans dommage de leur usage dans une pratique. Les experts centrés sur leurs spécialités ne seraient d'ailleurs pas habilités à opérer de tels liens. La valeur d'une appropriation des savoirs de base suffirait déjà pour augurer une rationalité dans l'action future. Une telle position est malheureusement de celle qui provoque chez les praticiens des résistances et des réflexes anti-intellectualistes, avec la conviction qu'on élude l'essentiel.

 

III. Formateurs

La possibilité d'une formation clinique dépend des formateurs. La qualité de leur rapport aux savoirs constitués, aux savoirs d'expérience et d'altérité rejaillit évidemment sur leur conception de la formation. Ils occupent le devant de la scène; leurs querelles et leurs luttes de territoire sont au centre d'une formation.

Responsabilité

Le questionnement inauguré par les principales disciplines constituées des sciences humaines, l'étudiant ne les aborde que si le formateur se les pose et explicite sa position. Paradoxalement, un formateur venant d'une discipline comme la sociologie, la psychologie ou d'autres encore n'a pas à nier sa spécialité, et pourtant il n'a pas à l'imposer aux futurs praticiens comme la seule appréhension du métier; il aurait à considérer avec eux comment ce savoir se mobilise dans l'action et ce qu'il ne résout pas. Face à l'usage du savoir dans un métier, aucun formateur s'adressant à de futurs professionnels de l'enseignement n'évite la question de la place d'une discipline pour un praticien, quelle que soit la réponse qu'il fournit. S'il croit en une science qui peut programmer et être un guide suffisant pour une pratique, qu'il le nomme. S'il pense autrement le rapport entre la théorie et l'expérience, qu'il l'explicite. Le plus pernicieux en la matière, ce sont les savoirs préalables transmis sans autre questionnement.

La complexité du métier entraîne plus d'un piège, dont celui d'une totalité par juxtaposition des "regards" disciplinaires : sociologie, histoire, psychologie cognitive, psychanalyse, didcatique, etc.. Morin l'avance, le découpage des disciplines scientifiques est nécessaire; l'est tout autant une volonté d'en dépasser les clivages en travaillant aux interstices, se méfiant des hégémonies. Nous sommes encore loin de pouvoir soit réfléchir ensemble sur l'objet de l'enseignement et de l'éducation, soit travailler seul en marquant ses limites. La responsabilité du formateur est à cet endroit convoquée : comment accepte-t-il de relativiser son approche; a-t-il pu interroger son rapport à la vérité et comment le transmet-il; comment accepte-t-il le questionnement d'autres spécialistes ?

La formation initiale donne la programmatique, les fondements, outils premiers sans lesquels le métier ne peut s'exercer. On devrait également y apprendre à jouer avec ce qui se passe. Dans ce jeu, chacun aurait à s'y aventurer. Un métier de l'humain ne peut s'exercer sans une prise de risque, et on ne sait pas comment ça vient à l'un ou à l'autre. Sauf à dire que si les formateurs le prennent et le nomment, cela fait parfois effet, à terme.

Esprit clinique

Une démarche clinique est d'une grande exigence. Elle n'est pas une formation psychologique à proprement parler. Elle vise principalement le développement d'une sensibilité qui intègre les savoirs expérimentaux dans la relation à l'autre. La transmission d'une attitude clinique est difficile et fragile. Je crois surtout en la capacité des formateurs de l'exercer sur le terrain même de la formation. Reste que, suivant à quelle discipline on se réfère, la reconnaissance de l'importance d'une attitude clinique comme compétence à enseigner n'est pas la même : elle peut être invalidée ou mise au centre de la démarche.

Une attitude clinique aboutit à la construction d'une éthique des situations singulières où est constamment interrogé notre rapport à l'autre (Badiou, 1993). Cette attitude n'est pas la chasse gardée d'un spécialiste. Elle est le fait de tout formateur qui s'intéresse aux phénomènes de la subjectivité et de l'intersubjectivité, et qui a interrogé son rapport à la psychanalyse. Dans chaque dispositif, l'enjeu se situe invariablement à son niveau : quelle place fait-il au terrain; comment travaille-t-il son savoir par rapport à la logique de l'action; comment se confronte-t-il au savoir et à l'ignorance ? L'attitude clinique ne revient donc pas forcément aux psychanalystes ou psychologues, surtout si ceux-ci considèrent le terrain d'enseignement comme un territoire à annexer pour exercer leur savoir théorique en ne se souciant que peu de leur partenaire (Cifali, 1982).

Quant aux savoirs d'expériences et d'altérité, les apprentissages ne se réalisent pas in abstracto, in effigie. Dans un cours, un formateur peut utiliser les récits de la pratique pour cerner les enjeux d'un métier, pour laisser entrevoir comment un professionnel réfléchit sa pratique (Gervais, 1993). Cela ne suffit toutefois pas. Il s'agit de construire des dispositifs où l'étudiant éprouve les situations puis en parle, les partage, les observe après coup, comprend son incompréhension, pose ses questions, n'a pas peur de ses incompétences, accepte les limites d'aujourd'hui pour construire le savoir de demain (Faingold, 1995b). Cette capacité de parler, en formation initiale, n'est rien moins qu'évidente puisqu'elle suppose une parole qui ne s'inhibe pas, alors que tout est là pour qu'un débutant ne lui fasse pas confiance, par dénigrement de sa manière de penser, par idéalisation du savoir du formateur auquel il mesure, par jugement, la pauvreté de ses constructions. Pour que cette parole émerge, il est question de climat à créer, de respect à construire, de capacité du formateur à nommer ce qui est difficile, à ne pas jouer avec l'impuissance et la peur éprouvées. De tels dispositifs devraient se situer hors des enjeux d'évaluation certificative. Notre capacité de penser ne se mesure pas; elle ne se développe que dans un espace qui échappe à la sanction, ce qui ne signifie pas, loin de là, que ce soit sans exigence ni possibilité d'évaluation.

Dans la formation initiale, la prudence reste cependant de mise. L'implication ne peut pas toujours être exigée, le rythme de chacun pour s'y repérer varie. On crée des résistances en imposant ce que l'on croit être le meilleur; là comme ailleurs, le bon se retourne en mauvais et la louable intention produit le contraire de ce qui était espéré. Une formation à la démarche clinique est lourde psychiquement, elle n'a pas à être de tous les instants. On peut apprendre parfois de loin, puis se sentir concerné. Il importe surtout de maintenir ouverte une telle démarche en formation continue où l'expérience aide le professionnel à entrevoir son enjeu, et se garder de la galvauder en formation initiale.

IV. Écriture[3]

Si on apprend de l'expérience et s'y forme, avec quelle écriture peut-on construit-on des connaissances et les transmettre ? Y a-t-il une écriture spécifique de l'expérience et de la clinique ? Cette interrogation rejoint une autre, au fond fort banale puisqu'elle se résume à ceci : "Comment la pratique quotidienne s'écrit-elle?" A la poursuite de ces simples questions, j'ai procédé à des recherches historiques - pas totalement abouties - qui me mènent à poser comme hypothèse que le récit serait l'espace théorique des pratiques. Cette écriture proche de la littérature, que connaissent d'ailleurs l'histoire et l'ethnologie, pourrait être entrevue comme un des modes d'intelligibilité des situations du vivant. Je ne suis pas seule dans cette démarche, ni la première à poser une telle hypothèse. Aujourd'hui, ce développement a des parentés avec le travail mené par Francis Imbert (1994) ou les interrogations d'un Philippe Meirieu ou Alain André (1993). Je dois cependant l'essentiel à Michel de Certeau qui va jusqu'à affirmer "qu'une théorie du récit est indissociable d'une théorie des pratiques, comme sa condition et en même temps que sa production"(1990: 120).

Un discrédit est pourtant jeté sur l'histoire racontée : n'est-elle pas ce qui vient en premier à un praticien ? Il raconte ce qui s'est passé. Et le théoricien d'ajouter que ce raconter-là ne se suffit pas à lui-même, il est matériau brut de l'expérience, parfois seulement description; on serait bien loin d'une connaissance et surtout d'une explication de ce qui s'est passé. Raconter est tout au plus reconnu comme le mode par lequel les "gens de peu"- ceux qui n'ont pas le bagage théorique leur permettant de s'élever au-dessus de la petite histoire - témoignent de ce qui leur est arrivé avec tous leurs préjugés et illusions d'optique.

Or, que ce soit au niveau d'un peuple ou d'un individu, ces histoires contribuent à forger leur identité. Il n'y a pas de peuple sans histoires dans lesquelles il se reconnaît. La psychanalyse a montré par ailleurs que tout sujet se construit à travers les fragments de son histoire : le processus analytique part de brides, d'événements discontinus et sans lien apparent, de trous, pour construire une continuité, une cohérence et finalement une histoire de vie où le sujet se retrouve sans pour autant s'y perdre. Pour un métier, n'en irait-il pas de même ? On parle beaucoup d'identité professionnelle : que le récit - condition de la mémoire - contribue à sa construction, on ne l'évoque que rarement.

Souvent on n'estime pas les gestes quotidiens. Je tisse, pour ma part, une filiation entre cette mauvaise estime et l'absence d'une clinique avec son écriture spécifique. La médecine voit son geste valorisé dans notre société : son estime sociale - qui n'a d'ailleurs pas toujours été - tient-elle seulement à ce qu'elle touche à la vie et à la mort ? Peut-être. Mais l'accès au savoir a une tradition qui remonte aussi loin que l'homme; l'acquisition de connaissances qui est à la base de nos cultures nous est aussi indispensable que la santé. Pourquoi alors une telle dévalorisation persistante ? Certains en rejettent la responsabilité sur une représentation sociale liée à l'enfant, malgré sa survalorisation affective dans nos sociétés. Un enseignant se considère surtout victime d'une dévalorisation extérieure; sa responsabilité est également engagée dans la manière dont il reconnaît son geste et l'apprécie, dont il le pense ou ne les pense pas, y est pour quelque chose. La production de récit et d'autres projets comme celui de la professionnalisation sauront probablement bousculer de telles représentations. Il y faudra du temps.

Notre mentalité scientifique est néanmoins choquée par l'affirmation que le récit serait l'un des espaces de théorisation des pratiques : où sont la théorie et les lois de fonctionnement; qu'apprend-on; de quelles connaissances peut-on se targuer ? Le récit appartenant à la fiction, relevant davantage de la littérature donc du poétique et de l'imagination, serait à l'opposé de la science, loin du réel et de l'objectivité, donc du sérieux d'une recherche. Pour affirmer que le récit n'a rien à rougir sur le registre de la connaissance; que son écriture ne rejette pas la discipline qui y recourt dans l'approximation d'un art, bien des deuils doivent être réalisés et une certaine conception de ce qui est scientifique retouchée. Les historiens nous y aident. J'écrirai ailleurs pour montrer que toute réalité est reconstruction, qu'il y a non seulement compréhension mais aussi explication dans la mise en récit, et que la singularité de la situation racontée peut toucher au général où beaucoup se retrouvent. C'est à ce prix que le récit figure parmi les outils d'intelligibilité.

Authenticité

Un récit n'est ni une somme d'informations ni la scrupuleuse description d'un extérieur où l'auteur n'est pas engagé. La conception du récit renvoie forcément à notre conception du métier. Nul récit, si le porteur de l'action n'assume pas sa subjectivité et nie l'impact de l'affect dans son métier. Ces deux conditions sont particulières et associent le récit avec l'expression, l'authenticité et l'exposition d'un "je". Le récit ne s'y réduit pas mais n'y échappe pas non plus. L'intérêt à dévoiler une telle implication est notoire : " Avouer l'affect, écrit Michel de Certeau, c'est aussi réapprendre une langue `oubliée' par la rationalité scientifique et réprimée par la normativité sociale."( 1987: 135) Un professionnel éprouve des sentiments et s'engage à les réfléchir : cela revient à les parler et parfois les écrire. Les avouer, c'est faire place à l'autre et accepter d'être atteint par lui; les écrire, c'est oser dire "je" et prendre sa place dans l'action.

Rendre compte des pratiques signifie alors qu'on accepte de parler des difficultés rencontrées. Le récit des pratiques ne leur est pas exclusivement attaché : les succès, les dégagements, les ouvertures, les progrès, les résistances déplacées ne sont pas exclus. J'insiste cependant sur la nécessité de ne pas taire la difficulté, car tout concourt à ce qu'on n'en parle qu'à mi-voix et presque jamais de façon publique. Oser dire la faiblesse, s'engager dans une sincérité, est-ce en effet bien raisonnable dans notre culture actuelle ? Dans le monde de l'éducation et de l'enseignement, l'erreur et le doute ne s'exposent pas depuis belle lurette. Il s'agit de ne rien en montrer de crainte qu'on s'en serve contre nous. On est pris dans des enjeux politiques qui empêchent de rendre public les doutes et les échecs.

Le raté est pourtant ce à partir de quoi on apprend, écrit et construit. Porteur de connaissances et de dégagements, il n'est pas une faute à éviter à tout prix. Une telle affirmation est probablement idéaliste. Pourtant, c'est en partant de la difficulté de l'autre et de la sienne, qu'on transmet l'expérience quotidienne. Je ne fais pas l'apologie du négatif ni n'affirme que nos métiers ne sont que souffrance et difficulté. Existe la réussite, la joie, la jubilation, l'assurance dans certaines manières de faire, la satisfaction, la beauté, l'esthétique, des progressions, des décrochements et des rencontres : cela fait aussi partie de l'expérience à transmettre. Mais l'écriture de la difficulté n'est pas non plus sans bénéfice : "Sans arrêt, du matin au soir, l'histoire en effet se raconte. Elle privilégie ce qui ne va pas (l'événement est d'abord un accident, un malheur, une crise), parce qu'il faut d'urgence recoudre d'abord ces déchirures avec un langage de sens" (1987: 74), nous glisse Michel de Certeau.

Auteur transformé

Que retire celui qui écrit en son nom un récit ? Peut-on parler de transformation, avec ce que cela signifie de bouleversements psychiques : le bénéfice n'est-il alors qu'affectif; comment nommer ce qui se passe ? Suivant à quelle orientation théorique on se rattache, on ne sera pas surpris de la pondération des facteurs. S'agit-il d'opérer une division entre bénéfices cognitifs de prise de connaissance et bénéfices affectifs ? Évidemment non. L'un et l'autre sont à escompter. Ricoeur l'exprime à sa manière en parlant de la fonction d'une fiction, "qu'on peut dire indivisément révélante et transformante à l'égard de la pratique quotidienne; révélante, en ce sens qu'elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au coeur de notre expérience praxique; transformante, en ce sens qu'une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre"(1985: 285).

Ce qui était informe a pris forme, ce qui était sans ordre temporel s'est structuré entre un avant et après. Des associations sont apparues, des détails oubliés sont retrouvés, des liens se tissent. Les événements discontinus prennent place dans un tableau. Ce qui semblait n'avoir ni commencement ni fin se délimite. Ce qui était détail prend son importance, une association enchaîne un souvenir, du sens émerge du brut d'une expérience. La conséquence en est une mise à distance, une dédramatisation, un déplacement de soi face à ce qui est arrivé. Une sélection a été opérée, ce n'est qu'une version de l'histoire, mais elle donne une première intelligibilité. On ne cherche pas l'explication, mais l'explication se construit en racontant. Ceci avec les mots de tous les jours : des mots ordinaires. Le bénéfice est d'ordre cognitif, d'une intelligibilité réflexive qui a comme bénéfice subsidiaire de permettre une estime de soi sans laquelle il n'y a pas d'estime de l'autre. "Je" s'assume et se place. "Je" professionnel se construit en même temps que le "je" d'une identité personnelle. Cette vie faite d'histoires devient quelque chose qui nous appartient et dont on est cependant déjà séparé.

La reconnaissance du récit comme mode de construction théorique se heurte, dans le champ professionnel, à plus d'une difficulté. Pour que le récit entre dans le champ de la science, il importe qu'il devienne public et donc publié. Il faudra encore plusieurs années pour que le contexte d'acceptation et de réception permette aux praticiens auteurs d'assumer leur texte sans crainte de représailles (Cifali, Hofstetter, 1995).

Goût de l'écriture

Dans une formation clinique, quel est le rôle du récit ? Un formateur peut s'y rapporter dans ses cours. Depuis quatorze ans que j'enseigne, j'ai toujours lu des récits pris dans des ouvrages de psychanalystes, des livres de la pédagogie institutionnelle. Le récit a manifestement un effet de séduction comme l'histoire racontée aux enfants. L'attention est captée, la qualité d'écoute se transforme. Cela pose question : effet de séduction; hypnotisme du récit qui berce comme les textes de notre enfance; identification aux héros comme au cinéma ?

Pour petits et grands, pourrait-on dire, - professionnels avertis ou débutants -, l'écoute me paraît la même. Un récit, qui fait effet, semble être celui qui permet à l'auditeur ou au lecteur d'opérer des recoupements, d'enclencher des associations qui lui traversent l'esprit : une ressemblance est reconnue; une différence, découverte. Dans l'apparence d'une passivité, chacun est engagé dans un travail actif. Il ne colle pas seulement à l'histoire; des connexions se tracent, d'autres histoires viennent à la mémoire. Cette richesse de mise en liens provoque, chez lui, une transformation.

Peut-on, dans un tel contexte, utiliser le terme si évocateur de catharsis ? Ricoeur en parle pour aborder l'effet sur le lecteur. Il parle d'un "effet plus moral qu'esthétique". La catharsis "n'a cet effet moral que parce que d'abord elle exhibe la puissance de clarification, d'examen, d'instruction exercée par l'oeuvre à la faveur de la distanciation par rapport à nos propres affects" (1985: 322-323). Cet effet d'éclaircissement est souvent attesté. "C'est ça", reconnaît-on : ce sont les mots justes pour ce qui n'était que confusément ressenti. Cela fait "sens" pour reprendre une expression qui, bien qu'à la mode, contient sa part de pertinence. Cette clarification met "à distance nos affects", écrit Ricoeur. Il y a aussi effet de reconnaissance : quelque chose de semblable est mis en scène, qui produit un effet sur la solitude de chaque professionnel.

Depuis peu, j'utilise systématiquement le récit dans un cours ex cathedra. J'en mesurerai bientôt les effets et comment il s'allie aux développements théoriques, en appelle à l'argumentation, à la discussion et même au commentaire. Je réfléchis également si ce type d'écriture peut être déjà promu en formation initiale et pour quel bénéfice. J'envisage diverses pratiques d'écriture, par exemple celle du journal de terrain qui accompagne dans la confrontation au savoir. Dans un tel journal s'écrit l'hors-texte, nécessaire à la construction d'nu savoir où le sujet n'est pas séparé de son objet. Je souhaite ainsi développer ces pratiques d'écriture comme mode de construction de l'expérience, et surtout préserver chez chacun le goût de l'écriture.

 

Conclusion

Tant pour les professionnels expérimentés que pour ceux qui se forment, cette réflexion autour de la démarche clinique et de l'écriture me semble nécessaire. Même s'il y a longtemps que je m'intéresse à elles, c'est aujourd'hui que je m'en vais quêter chez les historiens (Veyne, 1979 Marrou, 1975) les anthropologues (Adam J.M., Borel M.J., Calame C. et Kilani M., 1990) des repères qui pourraient tirer le monde de l'enseignement hors de l'enfermement où il s'est parfois construit. C'est en tout cas pour moi le début d'une recherche, qui recevra sa validité de mes pairs théoriciens, mais surtout des praticiens d'aujourd'hui et de demain.

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Adam, J.M., Borel, M.J., Calame, C. et Kilani, M. (1990). Le discours anthropologique. Paris : Méridiens Klincksieck.

André, A. (1993). Faut-il écrire pour penser ?, Cahiers pédagogiques, Ecrire, un enjeu pour les enseignants, 97-110.

Ardoino, J. (1989). De la clinique. Réseaux, ndeg. 55-57.

Badiou, A.(1993). Essai sur la conscience du mal. Paris : Hatier.

Cifali, M. (1982). Freud pédagogue ? Psychanalyse et éducation. Paris : InterEditions.

Cifali, M. (1994). Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique. Paris : PUF.

Cifali, M. et Moll, J. (1986). Educateur inconscient. Psychanalyse et pédagogie. Paris : Dunod.

Cifali, M. et Hofstetter, R. (1995). Des pratiques en récits. Educateur. Lausanne ( à paraître).

De Certeau M. (1987). Histoire et psychanalyse. Entre science et fiction. Paris: Gallimard, Folio.

De Certeau M. (1990). L'invention du quotidien 1. arts de faire. Paris : Gallimard, Folio (publication originale en 1980).

De Gaulejac V. et Roy S. (Eds). (1993). Sociologies cliniques. Paris : Epi.

Elias, N. (1993). Engagement et distanciation. Paris : Fayard.

Enriquez E., Houle G., Rhéaume J. et Sévigny R. (Eds). (1993). L'analyse clinique dans les sciences humaines. Montréal : Albert St-Martin.

Faingold, N. (1995a). Du stagiaire à l'expert : construire les compétences professionnelles. Infra.

Faingold, N. (1995b). De la pratique à la pratique par le détour de l'analyse. Paris : L'Harmattan. A paraître 1995.

Foucault, M. (1972). Naissance de la clinique. Paris : Presses universitaires de France.

Gervais F. (1993). Médiations entre théorie et pratique en formation professionnelle à l'enseignement : représentations d'intervenants/es. Université de Laval : thèse.

Houle G.(1993). L'analyse clinique en sciences humaines : pour une épistémologie pratique. L'analyse clinique dans les sciences humaines,. Montréal : Ed. Albert St-Martin, 39- 53.

Imbert F. (1994). Médiations, institutions et lois dans la classe. Paris: ESF.

Lacan, J. (1973). Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil.

Marrou H.I. (1975). De la connaissance historique. Paris : Seuil, Point (publication originale en 1954).

Meirieu Ph. (1993). Ecriture et recherche, Cahiers pédagogiques, Ecrire, un enjeu pour les enseignants, 111-129.

Morin E. (1990). Introduction à la pensée complexe. Paris : ESF.

Perrenoud, Ph. (1995). Le travail sur l'habitus dans la formation des enseignants. Analyse des pratiques et prise de conscience. Infra.

Revault d'Allonnes, C. (1989). La démarche clinique en sciences humaines. Paris : Dunod.

Ricoeur, P. (1985). Temps et récit 3. Le temps raconté. Paris : Seuil, Points.

Vermersch, P. (1993). L'entretien d'explicitation en formation initale et en formation continue. Paris, ESF.

Veyne, P. (1979). Comment on écrit l'histoire. Paris : Seuil, Point (publication originale en 1971).

retour