LA DIGNITE D'UN METIER[1]

Mireille Cifali

 

Peurs égrenées

Qui n'exerce pas encore le métier d'enseignant ou qui l'a pratiqué quelques mois seulement, s'interroge inévitablement sur les difficultés déjà éprouvées et à venir. Des peurs surgissent. Il ne les rencontre pas toutes, tant s'en faut: certaines sont en pointillé; d'autres apparaissent en majuscule.

... D'abord il a cette impression confuse de pouvoir être dépassé par la complexité ambiante. Confronté à des éléments qui lui échappent et l'entraînent sans qu'il n'y puisse rien, il avoue ne pas tout comprendre, malgré sa peur d'être rejeté vers une position d'ignorance, si déstabilisante et si peu honorante. Il pense devoir se mettre à la recherche de repères qui le protègent de ce sentiment désagréable. Il rêve de tout comprendre. Mais son impression persiste de se voir continuellement livré à l'inconnu, et dès lors à l'angoisse.

... Il est en désarroi devant ce qui surgit d'imprévisible; il souhaiterait que tout arrive selon ce qu'il prévoyait; il se prépare minutieusement à l'avance, notamment grâce à une judicieuse structuration de la matière et du temps et à l'apport d'un précieux matériel; mais toujours ça semble en partie lui échapper, avec cette solitude qui lui colle à la peau. Il aimerait d'ailleurs tant que quelqu'un l'arrache à cette confrontation solitaire. C'est comme si rien n'était bien stable. Les repères ne sont plus universels, il est renvoyé à ses scrupules ou à son manque de scrupule. Où s'arrêter face à un enfant? Quel est son rôle? Il est préoccupé, constamment en remue-ménage, et il serait tenté de se stabiliser sur des choses simples mais solides, sur des procédés que d'autres assureraient infaillibles.

... Son sentiment de pouvoir se tromper est envahissant: il peut commettre des erreurs d'autant plus graves qu'elles touchent un autre être humain. Un doute émerge quant à l'acte commis, quant à la parole dite: "qu'est-ce que j'ai fait?", "aurais-je dû m'y prendre autrement?" Chaque geste, ou presque, pourrait être interrogé: incertitude sur le juste et le faux, à laquelle s'ajoute cette sensation de flou. Il ne peut pas vivre constamment ainsi. Comment en effet supporter de ne pas être assuré à chaque fois et garanti quant à ce qu'il fait? Cette hantise est mise au compte d'un défaut personnel ou d'une trop grande jeunesse. Plus tard, il pourra savoir avec fermeté; pour l'instant soit il est condamné à jouer l'assurance, soit à s'épuiser à rechercher à chaque instant le bien et à douter de lui.

... Blesser, offenser, attrister, brusquer les enfants mais aussi les parents de ces enfants: il pense ne pas pouvoir l'éviter et ça le bouleverse. Comment donc leur parler? Ils sont si facilement effarouchés, si impressionnables pour certains. Il va devoir dire des vérités, celles qui ne sont pas faciles à entendre. Il craint d'usurper une autorité dont il n'est pas digne. Peut-il croire qu'il sait ce qu'eux ne savent pas?

... Son trouble est d'autant plus fort que courent des idéaux. Un rêve lui a fait parfois choisir ce métier-là. Le rêve d'une disponibilité: rester serein, insuffler le plaisir d'apprendre tout en ayant plaisir à être présent. Sur comment il devrait être, il semble n'avoir aucun doute, mais demeure le malaise de ne pas vraiment y ressembler. Son amour des enfants pourrait-il le protéger de toute difficulté? Il l'espère mais n'en est déjà plus tout à fait certain.

... Rien de pire encore que d'envisager que ses élèves pourraient le détester, le haïr ? Il a tellement besoin d'être reconnu, aimé, de travailler dans une certaine harmonie. Et puis l'épreuve arrive: "tu ne m'aimes pas; tu me résistes, ne m'entends pas; tu es hors de mon atteinte, te fermes à moi". Et c'est lui qui vacille. Il ne peut pardonner à l'autre de ne rien vouloir de lui. Il perd confiance et redoute la déroute.

... Il craint que ses sentiments n'interfèrent avec ceux de l'autre: il ne pourrait plus faire la distinction entre eux deux. Quel impact aura alors son implication personnelle dans le métier? Que va-t-il faire s'il se sent mal? Pourra-t-il assumer sa profession, si la colère ou la tristesse l'envahit? Exercer ce métier lui demande, il le croit, d'être sans problème personnel. Comment y parviendra-t-il?

... Il est hanté par sa fragilité, par la perspective qu'un jour ou l'autre le pouvoir sera pris par les autres: ses élèves se dresseront contre lui. Une révolte, venant d'eux, reste présente à son esprit, celle-ci révélerait la confrontation de pouvoirs qu'il aurait voulu masquer. Il redoute de ne plus les avoir en mains, qu'ils lui échappent et que s'installe ce cercle vicieux qui de la répression accentue la résistance, qui du dialogue rompu va vers le règlement de compte.

... Il se demande d'ailleurs quel rôle on lui fait jouer. Il est prêt à se tenir pour prisonnier d'exigences venant d'en haut. Ne sera-t-il pas alors amené à faire ce qu'il s'était promis de ne jamais réaliser? Sans qu'il s'en rende compte, il pourrait aller contre ses propres espoirs, n'être plus par exemple celui qui permet l'accès au savoir mais celui qui interdit la connaissance à plus d'un. Broyé par des enjeux sur lesquels il n'a pas de prise, tenu dans un piège que tout concourt à rendre invisible, sa liberté ne serait alors qu'un leurre.

... A l'orée du discours qui accepte d'énoncer ses peurs: le goût amer de son impuissance. Il voudrait tant ne pas la ressentir cette impuissance qui déboule par surprise, le fait vaciller: oh juste un instant, car très vite il la fuit. Il ne peut croire qu'il se défendra bientôt par un cynisme protecteur, une distanciation indifférente, qu'il aura des propos désabusés et qu'il en viendra au calcul du moindre effort et du moindre coût. Mais en regardant parmi les anciens, cette perspective n'est pas si inimaginable. Comment se protéger d'avoir à se réfugier derrière l'indifférence ?

... Il sait n'être jamais à la bonne distance. Trop proche ou trop éloigné, englué dans une demande, pris dans les rets d'un imaginaire. Il affirme parfois se repérer à ses sentiments qu'il considère comme un bon outil dans sa relation à l'autre, mais il a peur alors du manque de rigueur de sa pratique et aspire à une science qui lui donnerait des concepts clairs sans qu'il n'ait besoin d'aller grappiller à droite à gauche: un peu de sociologie, un peu d'anthropologie, un peu de psychologie, ce qui le rend amateur en tout et crédible en rien. Il se méfie des théoriciens, de ceux qui font de grands discours mais ne vont plus "au charbon"; ou il en vient à les idéaliser.

... En quoi résidera sa créativité? Il risque de s'ennuyer à répéter ainsi, cours après cours, le programme imposé. Insatisfait, il a peur de le devenir. Le savoir, les disciplines scientifiques, il peut espérer les maîtriser. Il sait ses manques, c'est rassurant. Le programme, il se l'approprie. A ce propos il appréhende surtout de ne pas suffisamment bien préparer ses élèves au degré scolaire suivant et de recevoir les commentaires acerbes du collègue; il en est narcissiquement humilié et les adultes ne se privent pas d'utiliser cette arme. Reste qu'il redoute d'avoir mal parfois à soi, mal à l'autre, mal à l'institution, et surtout la boule au vente.

 

Paradoxes de la formation

D'un contexte à l'autre, les peurs et angoisses s'atténuent ou s'accentuent. Elles concernent les alentours d'un métier. Une formation a-t-elle à remplacer les peurs par des certitudes? A vrai dire, qui peut nommer de telles peurs devrait se sentir rassuré: elles le pousseront probablement à réfléchir quotidiennement au sens de ce qu'il fait et là il détient l'une des meilleures garanties quant à son action et à ses paroles. Qui n'en éprouve aucune, même pas en de très brefs passages, gagne une tranquillité pour lui-même, mais sa trop unilatérale certitude peut s'avérer dangereuse pour telle ou telle de ses rencontres professionnelles.

Comment un métier où il y a du vivant en jeu, de la relation en acte, de l'implication subjective et où se mêlent des déterminations psychiques et sociales peut-il mettre en place des processus de réflexion et de formation? C'est un métier qui est confronté à des situations complexes et singulières qui rendent difficile une déduction pure et simple à partir des lois de fonctionnement; il y a l'urgence de décisions à prendre et la nécessité d'une compréhension globale de ce qui se passe, avec en prime l'implication des acteurs[2]. Dans ce "métier de l'humain", il s'agit d'introduire une pensée; on ne peut pas faire simplement confiance à l'intuition et à un don inné. S'y actualise de l'irrationnel que ne peut juguler à elle seule la Raison. Ce métier a donc forcément un difficile rapport à la science[3].

Une formation, qui ne délivrerait que des savoirs extérieurs: savoirs de la psychologie, de la sociologie, de l'anthropologie etc., fournirait probablement des morceaux d'assurance, mais pas des instruments pour s'y repérer. On procède parfois encore à un saupoudrage: un petit peu de ceci, puis de cela. On risque la superficialité que les formés finissent, avec raison, par rejeter après coup. A quoi cela leur a-t-il servi? On a multiplié les apports, au point de ne plus laisser d'espace pour construire une réflexion personnelle. Une formation technicienne qui fait croire que certains ont tout maîtrisé accentue chez certains l'angoisse de n'y pas arriver et bloque la pensée propre. Or dans ce métier, il s'agit aussi d'avoir l'intelligence de ce qui se passe, et les savoirs extérieurs ne suffisent pas.

Ce sont précisément des outils pour penser cette complexité qu'il faut transmettre: des boussoles pour naviguer; des techniques pour monter et démonter la voile par tous les temps; des savoirs sur les vents et sur ce qui est toujours imprévisible. Des techniques certes, mais aussi une éthique de la navigation[4]: acquérir cette capacité de poser des questions même si elles sont sans réponse; conserver une modestie quant à l'autre et des interrogations quant à soi; préserver une humanité et le désir de rencontrer un être imprévisible autour de la médiation du savoir. Capacités et connaissances n'ont de sens que si elles s'articulent entre elles.

Ce sont les formateurs qui sont sur le pont. Du rapport à leur savoir, de leurs compétences, de leur suffisance, dépendra l'atmosphère de la formation: il en découlera le rejet ou l'acceptation, le désir de penser cette praxis ou le refus de toute réflexivité. La résistance à la formation des futurs gens du métier est légendaire. Plus on monte dans l'échelle des âges à enseigner, moins on veut apprendre: on croit savoir déjà et on méprise ces formateurs de sciences humaines qui sont si peu sûrs de leur objet ou qui parfois le transmettent, il faut l'avouer, sans rien entendre du questionnement spécifique à une pratique.

Chaque formateur aurait impérativement à interroger son rapport à l'usage des savoirs. Est-il de foi technocratique, qui croit tout résoudre avec la Raison, le calcul et l'objectivité? Accepte-t-il d'entrer dans l'immaîtrisé d'une pratique quotidienne ? L'angoisse suscitée par une telle perspective le pousse-t-il à trouver de quoi maîtriser plus encore? Ce sont certains formateurs qui tiennent tant à leur territoire qu'ils balisent une praxis par de simples cordeaux. Pour former à ce métier, il s'agit de s'être repéré soi-même, avoir pris distance avec son savoir, l'avoir relativisé, pouvoir le partager dans l'humour et non dans l'exclusivité sérieuse d'un credo nouvellement formulé.

 

La psychanalyse n'est pas la panacée.

La psychanalyse ne peut être la théorie unique d'une praxis autre que la sienne. Tout le monde devrait l'avoir admis. Elle doit donc éviter toute hégémonie, relativiser son apport, sous peine d'être terroriste et favoriser un intégrisme peu bénéfique sur le terrain des pratiques quotidiennes.

"A-t-elle même à intervenir?" diront certains. La profession d'enseignement est le terrain privilégié des sociologues et des didacticiens. Le nombre, la norme, le savoir, la transmission, voilà la mission prioritaire de ce métier. Toute approche privilégiant le psychisme individuel risquerait d'être contre-productive, dévoyant le rôle d'enseignant vers celui de thérapeute par exemple, lui faisant miroiter des pouvoirs réparateurs.

Nous n'en sommes probablement plus là dans le débat. Les épistémologues ont reconnu depuis longtemps qu'il s'agit d'un métier complexe. Comme praxis, elle ne peut se référer qu'à des fragments de savoir. Pratique engagée, elle demande une approche multidimentionnelle. Il importe aujourd'hui de travailler dans les interstices des disciplines constituées, à leurs frontières: tenter des articulations; instaurer des rapports dialogiques. L'objectif visé est de permettre aux gens du métier de se repérer dans cette complexité, ne pas céder aux simplifications trop commodes ou se rassurer à bon marché avec des systèmes de pensée prêts à porter. Sociologues, psychanalystes et didacticiens sont embarqués sur un même bateau: de leur capacité à relativiser leurs approches découleront des avancées bénéfiques pour les gens du métier.

Dans cette tourmente, qu'apporte la psychanalyse ? On commence à reconnaître sa pertinence sur ce terrain. Elle a certes ses errances, il faut les nommer. Depuis Freud, les psychanalystes se sont parfois préoccupés des enseignants, souvent pour désigner leurs défauts, leurs impuissances et surtout les dégâts qu'ils opèrent. Un "contre-transfert négatif"[5] fut à l'oeuvre, à plus d'un instant. La psychanalyse ne cesserait d'avoir à réparer les dégâts de l'éducation et de l'enseignement. Peut-elle alors les tenir en estime ? La plupart du temps, la réponse est non. On entend dire qu'ils sont trop aveugles pour saisir ce qui se passe; qu'ils sont incapables de permettre à celui-ci ou celle-là de grandir sans arrêt ni trop de souffrance. Dès lors, entre les deux métiers, des rapports conflictuels sont advenus; des résistances et des plaintes continuelles se sont levées. Si on prend en effet cette position, mieux vaut se garder de se fréquenter, un contre-transfert négatif étant la moins bonne indication pour qu'une collaboration puisse s'établir.

Si la psychanalyse croit avoir définitivement résolu des travers tels ceux de l'hypnose et de la suggestion et pu éviter en sa pratique tout traumatisme, elle a beau jeu de se rehausser face à d'autres professions qui y seraient encore embourbés et de les regarder avec condescendance. Cette suffisance n'est pas de bonne augure.

 

Mes croyances

Il est difficile de ne pas douter et prendre définitivement position. Le vertige nous prend d'être dupe, de n'avoir pas saisi les enjeux, pris dans une problématique trop personnelle. On se confronte forcément un jour ou l'autre à une de nos limites, participant à la bêtise sans même nous en apercevoir. La psychanalyse nous a cependant engagé à ne pas taire notre doute. Le seul courage qui nous reste, c'est de l'annoncer au grand jour pour que d'autres reprennent là où sont nos aveuglements.

Ma certitude depuis de longues années et que ma pratique d'enseignement n'a pas encore bousculé se formule en effet dans ses termes. Se référer à la psychanalyse dans un autre champ, c'est y aller d'abord avec une éthique: nous devons permettre à l'autre de construire sa réalité, avec ses mots, en repérant ses répétitions, ses résistances, c'est-à-direlui permettre de construire précisément là où le sens manque. Certains questionnements ouverts par la psychanalyse rendent en effet possible au praticien la construction d'un savoir de leur pratique, sans pour autant qu'on les veuille en miroir du psychanalyste.

De nombreux auteurs[6] travaillent cette dimension. Il s'agit de nommer, tracer des bords, marquer des frontières, reprendre une à une les peurs, jongler avec toutes les dimensions, penser l'instantané, travailler l'implication. Le but est de restituer à ce métier la dignité de son acte. Il ne s'agit pas seulement de devenir des techniciens du savoir mais des professionnels capables de transmettre "la vertu" pour reprendre la formule d'Henri Atlan[7]. Edgar Morin l'avait affirmé il y a longtemps déjà[8]. La psychanalyse a probablement sa part, à côté des arts, de l'histoire, des lettres, de la poésie, de la philosophie et des sciences, une part qui ne se réduit pas en trois cours sur Freud.

 

La dignité de leur acte

Prenons un exemple: l'existence actuelle des thérapeutes à côté de celle des enseignants. Face à l'école, la présence de "thérapeutes" peut aujourd'hui fonctionner comme un alibi, un emplâtre sur un membre malade qui évite qu'il ne se soigne vraiment, puisque quelqu'un d'autre le prend en charge. La division semble claire: l'enseignant enseigne; si l'enfant éprouve une difficulté, quelqu'un d'autre s'en occupe, spécialiste en thérapeutique.

De ce fait, le rapport entre le métier d'enseignement et ces métiers thérapeutiques est souvent ambivalent: "ils me soulagent, mais ils sont également mes rivaux et mes juges; je reste en jalousie de leur pouvoir et de leur savoir-y-faire". Certains enseignants répondent à la dévalorisation de leur fonction, par une idéalisation des autres métiers et une fascination du thérapeutique: eux aussi aimeraient avoir - ce qu'ils considèrent comme un privilège -, des conditions plus favorables de rencontre avec l'enfant, sans ces contraintes, ces déterminations supplémentaires qui leur semblent grever leur métier.

Nous n'évitons pas la présence de ces métiers en bordure de l'école. Ce qui peut être en revanche transformé, c'est leur rapport entre eux. Leur présence ne doit pas être cet alibi qui épargne les métiers de l'école d'interroger leur pratique; ils n'ont pas à fonctionner comme décharge commode. C'est dire que les enseignants ont à travailler leur fascination du thérapeutique, à en faire le deuil et penser leur espace d'accueil des enfants. Cela est possible, et cela est déjà beaucoup. Deuil de vouloir être thérapeute de l'autre, à l'image de ce qu'ils croient être au centre de ces autres métiers. Deuil nécessaire pour que certaines positions, montages, gestes, paroles, savoirs puissent se révéler, dans le cadre de la classe, "thérapeutique" pour un enfant. C'est là ma position. Les procédures pédagogiques peuvent se révéler thérapeutiques, non par la volonté de l'adulte mais parce qu'un enfant vous l'indique: il a pu utiliser quelque chose - dont on ne saura jamais exactement quoi - pour poursuivre son chemin. C'est lui qui rend thérapeutique le milieu ou le geste ou le savoir ou la parole, et non nous qui voulons qu'ils soient à tout prix thérapeutique. La nuance est de taille. C'est ce que j'appelle "retrouver la dignité de nos actes".

Sur des scènes différentes qui gardent leur spécificité, les enseignants et les métiers réputés être thérapeutiques sont reliés entre eux par un effort commun de réflexivité. Pour qu'on s'y repère, il faut effectivement affronter et nommer les différences entre les terrains et les professions; désigner l'éthique de chacune d'elle. Un psychanalyste peut alors aider le métier d'enseigner à s'y repérer, à accepter les paramètres de son acte et à réfléchir comment le savoir peut être une plus-value d'être et non pas seulement d'avoir[9].

L'enseignant, comme tous les métiers de l'humain, a plusieurs outils sprécifiques à sa disposition, auxquels pour rien au monde il ne lui faut renoncer. L'un consiste en sa capacité de réfléchir sur ce qui se passe pour lui; de reconnaître que psychiquement il est pris. S'il ne se barricade pas dans la forteresse d'un moi fort, mais accepte d'être bousculé par l'autre, alors il peut travailler pour lui-même, se déplacer, alléger l'autre de ses réactions trop passionnelles; il peut travailler ses résistances. Il lui faut certes se défaire de sa toute-puissance, ne pas taire l'émergence de ses sentiments, reconnaître sa subjectivité. Etre professionnel ne revient pas à nier cette part subjective, mais à l'engager dans une réflexion pour dessiner les contours de son implication et surprendre de n'être pas là où on l'attend.

Quel que soit le contexte où on rencontre l'autre, qu'on soit éducateur, enseignant, psychomotricien, etc.; quelles que soient les médiations qui structurent la rencontre: le savoir, le quotidien, le corps, la parole, etc., il revient au professionnel de penser ce qui émerge dans cette relation, d'y travailler pour se placer à bonne distance, et ne pas se laisser piéger dans des mécanismes destructeurs. Cet outil est d'ailleurs ce qui fait lien entre des métiers différents.

Les psychanalystes qui restent sur des positions de réserves, ont beau jeu de reprocher aux autres métiers leurs aveuglements, leurs bons sentiments qui se retournent en destructivité, leur pathologie, leur climat traumatique, en un mot leur cécité. Si personne ne permet qu'un savoir se construise sur ces zones fragiles, nous sommes responsables de ce qui s'y passe en méconnaissance. Dans la formation initiale et continue, il y a place pour de telles interrogations qui, si elles respectent les contraintes du terrain, rebondissent .

Il n'est pas question de prévenir, d'aseptiser, d'assainir le contexte éducatif et d'enseignement. La psychanalyse en a fait le deuil depuis longtemps déjà. Il n'est pas question de croire avoir résolu tout problème surgissant dans la classe. A travers des cours et aussi des espaces créés pour parler de la praxis de chacun, on peut espérer qu'on s'approprie ce qui doit être continuellement reconquis: le sens de notre action; que soient préservés l'envie de chercher encore et encore comme le souci de se dégager des entreprises mortifères sans reporter les responsabilités sur les autres.

Paris, février 1992.

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