FONCTIONS DU JUGEMENT[1]

 

Mireille CIFALI

Préambule

Mon travail consiste principalement à interroger "les métiers de l'humain" - des enseignants, assistants sociaux, soignants infirmiers, éducateur etc. - sur leurs rapports à l'autre. Ces métiers ont beaucoup d'outils techniques à leur disposition, mais éprouvent parfois du désarroi lorsqu'ils se confrontent à un autre qui leur échappe. Dans ces métiers, nous n'avons pas d'objet matériel à fabriquer mais devons prioritairement permettre à quelqu'un de grandir, de surmonter ses difficultés, de guérir ...

Je vous parlerai donc du lieu de la psychanalyse, non de celui de la religion qu'elle soit catholique ou protestante. Entre la psychanalyse et le religieux, il n'y a pas toujours les antagonismes que l'on croit. Il faut, par exemple, savoir que depuis le début du siècle beaucoup de pasteurs se sont intéressés à elle. Certains pensaient y trouver des éléments pouvant les aider dans leur rapport à un autre en souffrance. Il y a donc des liens mais également des antagonismes. J'espère que mon discours vous permettra d'opérer des recoupements; vous l'entendrez du lieu où vous pouvez l'entendre.

La structure de mon exposé est la suivante. Je commencerai par faire un bref rappel de la richesse sémantique du terme "jugement", en recourant banalement au dictionnaire. Mon intention est de montrer que le jugement n'est ni tout bon ni tout mauvais, ni noir ni blanc; il est l'un ou l'autre suivant les circonstances. Pour se repérer et comprendre à quel moment le jugement est destructeur ou porteur de développements, j'en reprendrai les divers sens. Je parlerai ensuite de ce qui nous concerne directement : le jugement dans notre rapport à un autre. Je vous donnerai des repères sur la négativité du pouvoir que certains s'arrogent en jugeant un autre; vous ferai partager pourquoi à un moment donné on se met à juger. Cela implique que nous entrevoyions comment il n'est pas simple d'aimer, comment en chacun de nous existent haine et destructivité. Il s'agira de saisir aussi notre rapport à la vérité : que signifie "avoir la vérité". J'évoquerai la parole - le jugement est un acte de parole -, et poursuivrai en effleurant la question du pouvoir et de l'écoute. Pour terminer sur une note optimiste, je m'efforcerai de comprendre comment "avoir du jugement" est nécessaire.

1. Rappel sémantique

Lorsqu'on prononce le mot de "jugement", on pense immédiatement à : "justice, partage du bien et du mal". Celui qui juge se rapporte à une loi à laquelle il est lui-même soumis, c'est-à-dire qu'il ne juge pas à partir de lui-même mais selon "un élément tiers" qui médiatise sa relation à un autre. Lorsque quelqu'un est juge, il ne se réfère en effet pas à ses valeurs ou références, mais à des normes que la société s'est données pour que les hommes puissent vivre ensemble. Afin d'éviter qu'une seule personne ne s'arroge le pouvoir, notre société a établi des lois qui règlent les rapports entre les humains. A partir de ces lois, l'un peut juger. Un glissement destructeur est cependant toujours possible, si un juge se libère de son devoir de se référer à une loi et s'approprie le pouvoir que lui confère cette place. Nous nous confrontons à ce que les hommes qui nous ont précédés ont inventé pour médiatiser la loi du plus fort et la violence. Nous n'avons pas le pouvoir de juger selon nos propres normes et sommes soumis à la loi que nous appliquons.

Après le juridique, nous avons l'expression plus commune "avoir du jugement". Il s'agit d'une autre acceptation dont le Petit Robert donne la définition suivante : "Faculté de l'esprit permettant de bien juger de choses qui ne font pas l'objet d'une connaissance immédiate certaine, ni d'une démonstration rigoureuse". Le dictionnaire fournit comme synonymes : "Discernement, entendement, finesse, intelligence, perspicacité, raison et sens". Avoir du jugement, c'est donc avoir du goût, du flair, de l'intuition; on est proche de comprendre, apprécier, estimer juste dans une situation complexe. Il s'agit d'une intelligence de l'action où nous évaluons l'ensemble des éléments et où il se trouve que notre dire ou faire a sa justesse. La manière dont on juge la situation s'avère adéquate, ce qui permet de la dénouer ou de la pousser plus loin. D'où vient cette qualité ? Comment se forge-t-elle ? Cela reste une question. Faut-il être savant, connaître les théories pour avoir du jugement ? Parfois oui, parfois non. Existent des savants qui construisent des savoirs mais sont en difficulté de jugement lorsqu'il s'agit de situations quotidiennes. Existent des personnes - qu'un sociologue, Pierre Sansot, a appelé les "gens de peu" - qui ont cette faculté de jugement dans leur métier, dans leurs gestes journaliers. Avoir du jugement s'avère être ici un élément positif.

Reste une troisième définition : "Juger l'autre". Le Petit Robert décrète : "Opinion favorable ou défavorable qu'on porte, exprime sur quelqu'un ou sur quelque chose. (Approbation, estimation, blâme, critique, réprobation)". Il affirme aussi que juger l'autre est proche du préjugé. C'est un verdict que nous posons sur un autre à partir de nos normes et notre morale. Nous le jugeons à partir de notre propre échelle de valeurs et il en ressort un verdict. Cette part du jugement est délicate.

Nous glissons ainsi d'une définition à une autre : de l'intelligence au préjugé; de l'acte qui est nécessaire pour se guider à celui qui exclut un autre au nom de soi. Nous avons cependant toujours trois termes en jeu : moi; un autre - qui peut être moi - ; et un élément tiers. Soit en effet un jugement se porte sur l'extérieur : un autre ou une situation. Soit il est intérieur : de moi à moi, où je me juge moi-même au nom de ... Reste à comprendre au nom de quoi nous allons juger : de la justice, de Dieu ou de soi ?

2. Bien ou mal ?

"Est-ce bien, est-ce mal de juger ?" La réponse ne peut qu'être : "C'est selon". Dans tout fait humain, nous sommes toujours dans les nuances, ce que nous acceptons difficilement. L'amour auquel on fait tellement référence, valeur éminemment positive, peut se révéler autant destructeur que constructeur. De même, un événement négatif de notre vie - une mort, une disparition, un traumatisme, un mal éprouvé - peut être porteur soit de destruction soit de création. Nos sentiments, nos actions sont contradictoires. Nous sommes condamnés à nous y repérer à chaque fois sans nier l'ombre de la lumière.

Nous aimerions pourtant que le bien et le mal soient clairement départagés; l'un d'un côté et l'autre de l'autre, nous pourrions plus facilement nous situer. On se rassure ainsi avec de grands mots, comme ceux de l'amour, tout à coup on s'aperçoit s'être complètement laissé aveugler et au nom de l'amour, avoir mal agi. C'est notre potentialité de faire le mal derrière le bien qui crée la plupart de nos souffrances. Une fois acceptée ce que les psychanalystes appellent notre ambivalence - nous ne sommes ni tout amour ni toute destructivité -, nous sommes obligés de nous poser sans cesse la question : "Que suis-je en train de faire ?" Ainsi nous prenons conscience de la portée de nos actes. Nous ne pouvons plus simplement nous dire : "Nous sommes dans le bien, et l'autre dans le mal." Chacun est porteur du bien et du mal, en toute chose. L'acte de juger n'échappe pas à cette règle.

Il importe encore de comprendre ceci : le rapport que l'on a avec soi-même rejaillit sur le rapport que l'on a avec un autre; la manière dont on s'estime imprègne la façon dont on estime l'autre; la façon dont on croit détenir la vérité modèle comment on accueille la vérité de l'autre; notre capacité de relativiser ce que nous sommes a un lien avec notre potentialité de dialoguer avec un autre. Lorsqu'on est dans une fonction d'accueil et d'aide, avant de vouloir transformer un autre, de le juger, avant de déverser sur lui notre désir qu'il soit différent, nous avons à réaliser un travail sur nous-mêmes. Souvent lorsqu'on travaille sur soi, cela permet à un autre de se déplacer. La difficulté réside alors dans le fait d'agir avec une certaine lucidité. Je n'aborderai pas vraiment comment s'estimer, relativiser sa croyance à détenir la vérité, mais je le ferai par petites touches.

3. "Je te juge"

L'une de nos plus grandes difficultés réside dans notre rapport à l'autre et dans le fait de vivre avec lui. Un autre nous met en danger, est d'abord notre ennemi avant d'être notre ami. Sans être pessimiste, nous pouvons constater que sa présence à nos côtés nous fragilise souvent. N'étant pas comme nous, il bouleverse nos repères et nos habitudes. Souvenez-vous, lorsque nous étions enfant, que nous ne savions pas encore bien nous situer, il fallait se défendre de lui ou d'elle; s'il s'approchait trop, nous ne savions plus qui nous étions. Tous les processus de rejet, dévalorisation, exclusion, infériorisation, de défense par rapport à un autre, ne procèdent pas de la méchanceté humaine, mais s'avèrent un procédé normal pour se protéger de la fragilisation entraînée par cet autre[2].

Si un autre est totalement différent, il nous fragilise moins; si au contraire il nous ressemble mais qu'il n'a pas les mêmes idées, valeurs, les mêmes jugements, il risque de nous mettre en danger. Dans ces conditions, on se défend. Nous sommes à la recherche d'une identité forte. Nous rêvons aussi d'un monde où chacun serait semblable; nous rêvons d'harmonie, d'une société où tout le monde s'entendrait, où finalement on penserait tous la même chose. Ce serait pourtant une société terrible. Si nous acceptons nos différences et admettons le fait que nous naissons singuliers et qu'aucune éducation, ni aucune société ne pourront gommer ces singularités, cela implique que nous avons à nous confronter à du différent et que ce différent nous oblige à nous remettre en question. Nous allons devoir entrer dans des conflits, combats, affrontements, mais la richesse de notre personne en découle. Lorsque nous vivons cloisonnés, entre gens du même bord, nous finissons par perdre cette richesse. Si nous acceptons de nous confronter aux diversités, nous sommes entamés et déplacés.

Nous avons effectivement à faire le deuil d'un monde où tous seraient semblables à nous. En tant que parents, vous avez pu constater que ce deuil est très dur à réaliser. On aimerait que nos enfants nous ressemblent; tout à coup on s'aperçoit qu'ils nous sont étrangers, ne sont pas toujours d'accord avec nous et que, par conséquent il faut dialoguer avec eux. Souvent nous nous disons : "S'ils pouvaient être comme nous". Or, non, ils ne seront jamais comme nous. La richesse humaine, comme sa difficulté, proviennent de nos diversités : diversité de cultures, de religions, diversité d'homme ou de femme. Nous savons bien que chacun lutte pour son territoire : parfois le médecin contre l'infirmière, le parent contre l'enseignant, etc. Comme si on avait besoin pour exister d'une identité forte qui ne se construirait qu'en opposition avec quelqu'un d'autre. L'enjeu est d'accepter de vivre avec une identité qui supporte d'être faillible, de se laisser interpeller par le différent au point d'être transformés par lui, et pas forcément de le transformer.

Même si nous avons décidé d'être tout amour, nous avons tous à l'intérieur de nous des moments de rejet parce qu'un autre nous met en danger. Le juger dans ce contexte, d'une manière péjorative, signifie qu'il nous a fragilisé. Il nous touche à un endroit où il ne fallait pas. Nous allons tous avoir une phase où nous serons tentés de juger un autre. Cela nous permet de situer l'endroit où il nous met en question. Ne croit-il pas en Dieu ? Meurt-il en révolte ? Il ne devrait pas crier ainsi, il devrait s'apaiser. On dispose de plusieurs mots pour déclarer qu'il ne devrait pas être ce qu'il est et pour ne pas accepter ce qu'il vit. Lorsqu'on le rejette, au nom de ce qu'il devrait être et qu'il n'est pas, on applique nos normes et on ne l'entend plus. Le jugement rompt le dialogue, et on se pose en juge à partir de notre "soi". Juger l'autre dans ce contexte, de manière péjorative, c'est montrer qu'il nous déboussole. Alors on l'étiquette. Ce jugement clôt son avenir, l'exclut, le fige dans une parole qui le poursuivra. Dans notre relation à lui peut toujours s'actualiser cette part destructive, même lorsqu'on a fait voeu d'amour.

Apprendre à dialoguer sans vouloir gommer les différences est malaisé, où on doit renoncer à être l'aune à laquelle chacun devrait se reporter, où on prend en compte un autre avec ses propres repères. On peut mourir en révolte, nullement apaisé. Que fait-on lorsqu'on est confronté à quelqu'un qui ne meurt pas comme on le souhaite ? On est souvent tellement touché que pour se défendre, on va le fuir ou essayer de le transformer. Le jugement peut "tuer" - tuer est peut-être un bien grand mot -, disons que le jugement est porteur de destructivité. Quand un parent juge son enfant, quand un enseignant juge un parent, il l'assigne à une place négative, qui lui sera difficile à quitter. Si vous avez été l'objet d'un jugement, dans votre enfance ou à d'autres moments, essayez de comprendre la signification de la blessure que ce jugement a laissée et vous vous rendrez compte si ce jugement a été vraiment porteur de développement ou si vous vous êtes retiré, plus en mesure de ne rien entendre et donc d'évoluer.

Lorsqu'un être humain est dans la souffrance et en détresse, on se dit que le jugement devrait s'arrêter au seuil de sa peine. Éprouver de l'agressivité, être dans une violence extrême ou dans un délire de persécution, ce n'est ni bien ni mal. N'ayant pas d'autres moyens pour exprimer sa souffrance, c'est parfois la seule manière, à un moment donné, dont cet être dispose pour la faire connaître. Bien entendu, il pourrait s'y prendre autrement, mais il ne le peut pas, et cette façon de procéder lui est essentielle. Cet autre, en déroute, peut être ainsi agressif, révolté, haineux, destructif, avec une sexualité débordante, et on ne le supporte pas. L'autre en faiblesse n'arrête pas nos jugements. Ceux qui se croient sains ou à l'abri sont plus portés à juger.

L'acte thérapeutique se veut vide de jugement. Un thérapeute apprend à ne pas juger son patient, qui peut être fou, délirant ou menteur. I1 n'y a pas d'acte juste, faux ou méchant, il y a seulement une réalité humaine. Dans le quotidien, une telle éthique s'avère peut-être plus délicate à tenir.

4. Ma vérité

Un jugement est une procédure de défense qui advient lorsque nous n'avons pas relativisé notre rapport à la vérité. On aimerait bien qu'il n'y ait qu'une vérité avec un grand "V" et qu'on en soit le détenteur. Ce serait commode et même agréable, on serait ainsi sur le bon chemin, on détiendrait quelque chose qui nous rassurerait, on serait presque sauvé, délivré en tout cas de l'incertitude. Seulement dans ce cas il y a forcément celui qui en est exclu, le méchant à combattre ou l'incroyant. C'est le drame de toute société. Chacun croit détenir la vérité, on va alors avoir la tentation d'exterminer l'autre au nom de cette vérité[3].

Nous sommes peut-être arrivés aujourd'hui à accepter qu'il existe des vérités et non pas seulement une vérité unique; que notre vérité est relative. Cette acquisition est bien fragile, mise à mal par tous les fanatismes. Elle ne concerne pas seulement la religion mais également les nations, la science. Ainsi un scientifique, qui se raccorde à telle ou telle discipline, croit parfois lui aussi détenir la vérité de la réalité et est tenté d'exclure un autre, parce qu'il n'aboutit pas à la même conclusion. Cela se remarque de même dans la diversité des peuples : soit le nationalisme l'emporte et extermine ceux qui sont différents, soit nous sommes condamnés à coexister avec ces différences et à nous y atteler.

Il s'agit pour nous de continuellement apprendre non pas à gommer la diversité des vérités mais à créer quelque chose en commun : reconnaître que des langages différents peuvent coexister sans auto-détruire. S'y joue le : "qui a raison? qui a tort?" Nous aimerions encore départager . "Si j'ai raison, c'est que tu as tort", et vice versa. Peut-être devons-nous apprendre que je peux avoir raison et toi aussi. Cela dépend du point de vue où on se place. Si tu as raison et moi aussi, il faut alors trouver un terrain d'entente, et au moins accepter la pertinence de ton point de vue, ne pas te pourchasser de mes jugements et ne plus vouloir que tu cèdes à mon désir. L'autre, puisqu'il a un point de vue différent, ne peut pas avoir la même vérité que nous.

Chacun ne cesse pourtant de rêver avoir raison, cela le tranquilliserait. Un autre qui n'y souscrit pas, devient presque immédiatement celui qu'il faut chasser. Il a tort, j'ai raison. Le jugement lié à une vérité tente de dissocier le bon grain de l'ivraie. Si n'existe pas qu'Une vérité, alors nous avons à assumer nos confrontations, culturelles, religieuses ou territoriale. La Vérité est contextuelle, liée à des conditions historiques, à ce que je suis. Être détenteur de vérité entraîne forcément de la destructivité. Opérer ce deuil n'est jamais simple ni définitif.

L'acte de juger est lié à notre rapport à la Vérité. Si je sais avoir des convictions et des valeurs - il en faut -, mais que je les sais relatives à moi, alors au lieu de rapporter un autre à mes convictions et de le juger à terme, je l'aiderai à découvrir les siennes même si elles sont en opposition aux miennes. Dans une procédure d'aide, s'agit-il en effet de faire passer notre vérité ou permettre à l'autre de découvrir sa vérité peut-être différente de la nôtre ? Il s'agit d'une position éthique[4]. L'éthique d'un thérapeute par exemple est non pas de créer du semblable mais de permettre à quelqu'un de construire ses propres repères pour qu'il s'y sente bien, puisse acquérir la lucidité de ses actes et n'être pas destructif pour lui-même et les autres. D'ailleurs, avoir envie qu'un autre ait nos valeurs ,va souvent déboucher en son contraire : quand on veut les lui imposer, il se dérobe. Plus on permet à un autre de chercher ce qu'il a à découvrir, plus la rencontre sera possible.

5. "Je te parle"

Un jugement se traduit dans notre parole, dans un silence, une intonation; il se dit rapidement par une petite phrase, sans qu'on y prenne toujours garde. S'entendre parler est chose extrêmement importante. Si vous avez lâché une phrase qui fait mal, ce n'est pas grave si vous le comprenez, remarquez la souffrance causée et qu'alors vous entamez un dialogue. Nous pouvons certes éviter les jugements péremptoires, mais nous ne pouvons exprimer à chaque fois les mots justes. Exprimez ce qui nous vient, qui n'est pas toujours des plus extraordinaire, et surtout regardez comment l'autre réagit; s'il n'est pas totalement barré dans ses émotions, vous lirez sur son visage ou dans ses gestes l'effet de vos paroles. Mais vous pouvez tout aussi bien ne rien voir de ce qu'il exprime, aveugle à ce qu'il donne à percevoir, alors vous continuerez dans vos propos comme si de rien n'était. Si vous acceptez de lire l'effet de vos mots, vous serez en mesure, à ce moment-là, d'entamer un dialogue et d'inaugurer une rencontre. Nous devons savoir cependant qu'un autre peut cacher jusque dans ses expressions non verbales l'impact de nos paroles; nous devons donc nous entendre parler tout seul sans son aide.

Être capable de s'entendre parler et reprendre cela avec celui qu'on a blessé relève d'une pratique réflexive exigeante. Souvent il est bon de se rendre à deux auprès d'un malade et d'oser se risquer à lui parler tout en acceptant que celui qui vous accompagne dise :"Tu t'es entendu parler !" Nous n'admettons pas ce type de remarque - qui n'est pas forcément un jugement -, comme si nous devions être toujours dans le bon ton, la juste parole. Or nous sommes très souvent à côté; parce que nous ne pouvons jamais comprendre un autre, nous sommes dans de continuels ajustements.

S'entendre dans la qualité de notre parole n'est pas sans surprise. Avec certains, où vous serez en harmonie, il n'y a pas de problème. Votre parole s'incarne, se développe, se module. Par contre, avec celui qui vous pose questions, vous agace, avec qui vous n'avez pas d'affinités, bien que vous ayez fait voeu d'amour et d'altruisme, vous allez le fuir, le "passer" à quelqu'un d'autre, votre parole vous échappera et peut-être vous le jugerez d'après ce qu'il vous fait vivre. Si un autre provoque des sentiments négatifs en soi, il est important de les travailler, c'est ainsi que nous continuons à évoluer.

Tout ceci est compliqué. Quelles paroles vous ont-elles soutenus ? Quelles rencontres de paroles avez-vous faites qui vous ont permis de surmonter une difficulté ? Il y a une multiplicité de paroles. Il y a des paroles que l'on croit justes et qui font mal. Le jugement négatif, sous le couvert d'un "tu ne devrais pas", "tu fais faux", "il faudrait t'y prendre différemment" peut faire mal ou être le coup qui réveille l'autre de sa torpeur. La phrase douce peut blesser, la colère dégager. Si nous sommes toujours dans la négativité, que rien ne va jamais avec lui ou elle, nous mettons en place une mécanique de destruction. L'autre nous pousse-t-il à bout, nous éclatons et nos paroles cinglantes font effet. Un jugement systématiquement négatif ou positif n'est pas de bon aloi; le premier traduit notre impossibilité à regarder l'autre ou notre réalité autrement que sous le voile de la déception, de l'ironie ou du pessimisme; le second implique que l'on s'efforce de tout positiver et que l'on évacue ce qui viendrait en travers.

Mais alors, dira-t-on, on ne peut rien lui dire, rien de ce que l'on entend de ce qu'il vit, jamais donner cette parole de vérité qui lui permette peut-être de repartir ailleurs. Faut-il s'interdire la rencontre par excès de respect ? Non, il est des paroles qui repèrent quelqu'un sans mensonge, sans fard. Mais ce type de parole est repérage et non exclusion. Elle est ouverture et non affirmation. Et c'est l'autre qui en fait quelque chose. La relation était de confiance, et la rencontre possible. Quand on souffre, qu'on ne comprend pas ce qui nous arrive, il est nécessaire parfois qu'un autre puisse mettre des mots sur cette souffrance, puisse nommer ce qui se passe, nous aide à nous repérer dans notre désarroi. Cela peut être un thérapeute, un parent ou chacun. Cette fonction humaine de repérage est de la responsabilité de ceux qui ont cherché pour eux même à se repérer dans leur humanité. Tout le travail exécuté pour soi, en faisant appel à de multiples références, risque en effet de nous souffler les mots qui humanisent la souffrance, l'angoisse, le vide, la solitude qui plongent tout humain dans la détresse.

6. Mon pouvoir

Lorsqu'on est dans une position de savoir et une position hiérarchique, le jugement porté sur quelqu'un aura une portée différente. Quand un médecin vous juge, ce n'est pas la même chose que lorsqu'un ami juge vos actes dans un espace de confiance. Plus on occupe une place estimée, plus on doit faire attention à ses jugements de valeurs. Les professionnels, qui mobilisent une grande considération, ne se rendent pas toujours compte du poids de leurs paroles. Ce qui peut être dit en tête-à-tête par autrui ne sera pas ressenti de la même façon lorsque cela émanera de la bouche de quelqu'un qui a du pouvoir. Si vous étiez médecin, je développerais là autour, parce que souvent on ne se rend pas compte du poids qu'une parole banale peut avoir lorsqu'elle est proférée par quelqu'un qui le fait au nom d'un savoir. Relativiser sa place, revient à comprendre qui on est et aussi s'interroger sur le pouvoir que l'on prend sur un autre. Lorsqu'on se croit susceptible de juger quelqu'un, on pense dominer cette personne. Notre rapport au pouvoir est à travailler.

Une mère, ce féminin dont on dit qu'il est exclu de tous les pouvoirs, peut avoir une influence mortifère sur son enfant, aussi bien qu'un masculin sur un féminin. Personne n'est épargné dans son rapport au pouvoir. Le pouvoir signifie avoir une emprise sur l'autre au point où l'on détermine cet autre en ne lui laissant aucune marge de liberté. Tous les métiers de l'humain ont des pouvoirs nus sur l'autre. Lorsque nous sommes malades et que l'autre bien portant, lorsque nous sommes enfant et l'autre adulte, l'adulte ou le bien portant se trouvent en position de force; il importe d'établir une éthique de cette situation. Si nous n'avons pas travaillé notre désir d'emprise sur un autre, le jugement va venir très rapidement.

Est donc associé au jugement, le pouvoir que l'on prend sur l'autre. Pouvoir de la mère sur l'enfant; pouvoir de l'enseignant sur le parent; pouvoir du sain sur le malade; pouvoir du croyant sur l'incroyant ... Nous en sommes tous guettés. Alors si nous nous trouvons dans cette position, nos paroles feront violence et pas repérage. L'autre ne pourra pas les entendre, parce que le ton que nous employons lui indique comment on le traite et à quelle place on le met.

7. Nous dialoguons

Écouter l'autre, ce n'est pas s'adapter à lui au point de ne rien lui dire de peur de le blesser. Le dialogue ne serait qu'un monologue. L'échange peut se tenir, sur nos différences. "Je n'ai pas me nier au profit de l'autre" : cette position est tout aussi nocive que le jugement. L'autre n'a pas besoin d'un miroir de lui-même mais d'une personne différente qui l'aide à s'y repérer. Écouter l'autre, ce n'est pas le juger, mais ce n'est pas non plus s'adapter à lui au point de se taire. Qu'ose-t-on lui dire ? Dans des circonstances particulières et lorsqu'une confiance s'est tissée au fil des rencontres, nous pouvons nous permettre de dire certains éléments.

Nous sommes actuellement dans un mouvement où parfois nous avons tellement peur de blesser l'autre que nous n'osons plus nous exprimer, et avons peur de dire "non". Entre avoir la vérité à soi tout seul ou s'identifier à l'autre pour ne pas le blesser, nous sommes dans des extrêmes qui, comme tout extrême, comporte une part de négativité. Nous apportons de l'aide si nous sommes ce que certains appellent une "belle personne", c'est-à-dire quelqu'un qui a vécu, s'est interrogé, a de l'expérience, qui se sent bien dans sa manière d'être, se place face à l'autre sans vouloir lui ressembler et peut exprimer, au nom de ce qu'il est, quelque chose qui n'est pas affirmation mais don de parole. Nous n'avons pas à nous effacer, mais à être en face de l'autre avec nos faiblesses, nos potentialités : de cette rencontre, il pourra prendre quelque chose.

La fonction négative du jugement apparaît lorsque nous jugeons par rapport à nous, que nous croyons détenir la vérité, que nous excluons un autre dans nos paroles, que ne nous laissons pas toucher par lui et, qu'en fait, par la fonction du jugement, nous nous en défendons. Tout cela est humain et jamais vous ne l'éviterez. Regardons dans nos amitiés, nos voisins, nous sommes souvent en train de juger ce qu'ils font, comme si nous avions besoin d'assigner quelqu'un à une place pour savoir que nous ne sommes pas comme lui. Cette fonction de jugement, de dépréciation, nous fait le plus souffrir, et un jour ou l'autre nous serons peut-être placés dans une situation identique.

Le jugement négatif, c'est tout cela à la fois. Ce n'est pas simplement un grand mot. Il s'agit de notre position par rapport à nous-mêmes et par rapport à un autre. Personne ne peut s'épargner le travail qu'implique sa relation à un autre. Cela ne nous est pas donné. Le rapport à un autre nous porte, nous donne des forces, il nous sort de notre solitude, et malgré tout, nous y trouvons nos plus grands "ratés", nos plus grandes souffrances, parce qu'on y goûte la certitude que l'autre n'est pas soi.

8. "J'ai peur d'être jugé"

Peut-être faut-il un instant encore se décentrer pour comprendre combien le jugement modèle nos actions, nos faits et gestes, nos aventures. Combien la peur du jugement de l'autre empêche souvent qu'on ne se risque, n'ose prendre la parole ou déroger à nos habitudes ou s'exposer. Nous avons intégré au fil du temps le regard d'un autre comme porteur de jugement. Et lorsque dans un groupe, dans une communauté, on serait en mesure d'exprimer, de montrer ce qui vient de soi, on se réfrène et reste dans le silence, dans la cohorte de celles et ceux qui ne se différencient pas, par peur du jugement. "Que vont-ils penser de moi ? Je ne vais pas les intéresser. Ils vont me juger." Et ainsi on reste dans l'anonymat, on ne se risque pas à donner aux autres quelque chose de nous, on tait notre générosité, passe sous silence notre expérience, on laisse quelques-uns parler, oeuvrer pour éventuellement les critiquer ensuite et les juger à notre tours. Nous n'avons donné aucune prise au jugement de l'autre en nous conformant à ce qu'on attend de nous, en ne dérogeant pas aux règles et aux habitudes, ce faisant on est passé à côté d'une occasion de marquer d'une certaine manière une tâche ou l'évolution d'un groupe ou d'une institution.

Le jugement de l'autre est un mécanisme très puissant, inhibiteur de nos actes. On pourrait en retracer la construction dans l'enfance, dans le rôle des maîtres et des parents. Nous avons intériorisé nos fautes, avec la dévalorisation de ce que nous sommes et pouvons donner. Nous laissons ainsi la place à tout ceux qui sont si assurés d'eux-mêmes qu'ils échappent à toute inquiétude quant à leur moi, et ce n'est pas forcément leur rendre service. Entre un moi grandiloquent et un moi rabougri, nous avons à trouver nos marques, qui nous permettent de se risquer sans se mettre en danger, de se poser sans prendre toute la place, de créer en tenant compte des autres comme partenaire et non comme adversaire, de s'exposer en acceptant la confrontation, de marquer la tâche à laquelle on est attelé sans vouloir en être l'unique propriétaire. Pour cela, nous n'échappons pas à travailler pour nous libérer d'une peur quant au jugement de l'autre qui n'existe souvent que dans notre tête, pour nous délivrer de la crainte de ce qu'il va penser, pour l'affronter et s'apercevoir qu'on est jamais ni merveilleux ni totalement mauvais.

Si la peur du jugement a pu être une manière sociale de contrôler nos actes, le prix est actuellement fort que l'on paie à une conformité qui entrave les nécessaires risques à prendre en tant qu'être humain dans une communauté.

9. "Je me juge"

Dans mon travail d'enseignante, je m'aperçois qu'il existe un jugement souvent particulièrement sévère : celui que l'on porte sur sa propre activité; comme si on dédoublait la sévérité que l'on prête à un autre en nous l'adressant. Mon jugement d'un travail est souvent plus positif que celui de l'étudiant concerné. On actionne une mise à mal de ce qu'on a fait, peut-être par une mesure de protection qui n'est pas sans efficacité. Si on annonce en effet que "c'est mauvais", on risque moins d'être surpris par la parole de l'autre. On a déjà préparé le terrain. Le jugement que l'on porte sur soi peut nous éviter ainsi une trop grande souffrance ou une mauvaise surprise. Le féminin a souvent comme stratégie de se juger négativement; le masculin est souvent plus porté à avoir davantage de tolérance et de vénération pour lui-même. Chacun a à se déplacer sur cette échelle du jugement favorable et défavorable, pour n'être ni dans la suffisance ni dans le misérabilisme.

A nouveau, entre l'auto-suffisance et l'auto-dévalorisation comment pouvons-nous nous maintenir dans une tension qui évite l'un et l'autre extrême, se sachant osciller constamment entre eux ? Paul Ricoeur intitule l'un de ses ouvrages : "Soi-même comme un autre[5]", où il tente de comprendre comment nous avons à traiter un autre comme soi-même, et soi-même comme un autre. Comment il importe à la fois d'estimer soi-même comme un autre, et un autre comme soi-même.

 

10. Avoir du jugement

Le dernier volet de cet exposé a trait à la fonction éminemment positive du jugement. "Avoir du jugement" dans le rapport à un autre, qui permet de nous y repérer, d'être lucide, de nous tirer d'une situation périlleuse. Cette qualité, guide de nos actions et de nos paroles, comment l'acquiert-on ? Pourquoi certains semblent-ils en être dépourvus toujours à l'envers du bon sens, toujours à contre-pied, à contresens ? Qui emmêlent plutôt que dénouent les situations; qui enveniment plutôt que font progresser; qui embrouillent plutôt qu'éclaircissent; qui n'osent se risquer vers des décisions qui les déportent de l'ordinaire.

Dans les situations humaines, c'est complexe. Certains ont parfois la capacité de sentir les choses, d'être justes, adéquats, d'avoir du bon sens. De grands savants qui connaissent toutes les théories, peuvent être "sans jugeote" - selon l'expression populaire - lorsqu'ils sont confrontés à certaines situations réelles. Par contre, existent des "gens de peu" qui sont des gens de beaucoup, qui ont une capacité de saisir ce qui se passe. Ce n'est pas inné, on doit constamment y travailler. Vous pouvez d'ailleurs avoir du jugement dans certaines circonstances, et pas d'en d'autres. Généralement quand nous sommes trop proches, nous n'en avons plus, nous ne savons plus nous y retrouver.

C'est donc une intelligence de l'action, une intelligence de l'autre. Elle vient à ceux qui ont gardé la curiosité, le désir d'apprendre, qui ont conservé cette richesse d'expérience qui est celle de chaque être humain, qui ont la capacité de sortir d'eux-mêmes, de se responsabiliser, de ne pas s'en tenir à des répétitions, de s'interroger, d'être dans la douleur du doute, dans l'interrogation de ce qu'ils font, qui ne croient jamais avoir abouti à quelque chose, qui sont toujours, selon une métaphore que vous devez également utiliser, "en marche". Jusqu'à la mort : vivants, c'est-à-dire en train de chercher quelque chose. Ce sont des êtres qui s'aiment un peu et ne se détestent pas trop. (Il faut s'aimer et ne pas trop se détester, mais ni trop s'aimer ni trop se détester non plus). Ils sont dans la nuance, acceptent la difficulté de vivre avec des incertitudes, apprivoisent l'inconnu, les changements. Cette homme ou cette femme lutte pied à pied pour que ne l'emporte pas à l'intérieur d'eux la méconnaissance et les forces de destruction.

Avoir ainsi du jugement s'aiguise, se travaille aussi, c'est une question d'être, de connaissances, d'expériences, de confrontations. Cela se transmet, cela s'estime, ne peut pas être imité, s'apprend en allant chercher dans les livres, dans les expériences. Nous avons tous à affiner notre capacité de jugement, cette intelligence par rapport à ce qui se passe; et pour cela accepter de continuellement apprendre de l'autre. Philippe Meirieu parle d'une formation au jugement.

Nous avons chacun à trouver notre propre lucidité, ne pas laisser les autres penser pour nous-mêmes, et souscrire à cette redoutable épreuve en quoi réside "vouloir savoir" et le partager avec d'autres. Travailler notre capacité de jugement, nous ne pouvons pas le faire tout seul, devons avoir recours à la collaboration de groupes, provoquer des rencontres. Plus nous fréquentons les autres, plus nous sommes tirés de nous-mêmes. Nous devons nous battre par rapport à ce que l'on croit et à ce que l'autre croit. La pratique de groupes de parole, même si cela nous angoisse, peut être une manière de nous garder vivants dans cette recherche d'adéquation avec ce qui se passe.

La civilisation est en pleine mutation, des choses se perdent, d'autres se gagnent. Comment nous, qui traversons l'histoire, pouvons-nous contribuer à cette histoire tout en gardant les valeurs qui nous semblent essentielles? Lutter contre notre peur du changement, des crises, de ce qui va se transformer même si cela est pénible. Nous préférons certes ce que nous connaissons, ce qui se répète, nous est familier, nous sécurise; tout ce qui nous bouleverse, nous avons tendance à nous en défendre. Or, être humain, vivant jusqu'à la mort, revient à préserver sa capacité d'inventer, de changer, et de préserver sa capacité de jugement. Cela n'est pas seulement le fait des universitaires, mais le devoir de tout citoyen.

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