Mireille Cifali
Dans lenseignement, il nest pas rare dentendre au passage lexpression : " métier impossible ". Tout semble alors être dit : léchec, le découragement, la désillusion, la souffrance, limpuissance ... Aujourdhui certains précisent : " ce métier rendu impossible ". Il ne laurait pas été, mais le serait devenu dans notre quotidien de fin du vingtième siècle; on invoque les conditions de lenseignement : un savoir bradé, des circonstances sociales, des désertions, des refus et la complexité des convictions qui se heurtent. On précise quenseigner serait une tâche désormais trop ardue. Inutile donc de sacharner, mieux vaut faire juste ce quon doit et ne pas sy épuiser, avec la nostalgie dun avant où il était encore envisageable de tenir un groupe, de transmettre un savoir. Les conditions ne sont plus réunies; malgré le courage et lenvie, les gestes se paralysent et le projet échoue. La défaite serait aujourdhui programmée, que résumerait ce fulgurant " impossible ". On hésite cependant : cet adjectif scelle-t-il la vérité dune situation qui bloque toute initiative ou est-il le signe dun renoncement partiellement illégitime ? Limpossible est aussi ce qui tend toute création, défi posé là pour quon le fasse mentir. Se confronter à lui, nest-ce pas créer loccasion daller au-delà de ce que lon croyait être en mesure de réaliser ? Alors entre un " rien nest impossible " qui désigne notre toute puissance et un " rien nest possible " qui signe notre impuissance, reste vraisemblablement un espace pour comprendre et agir.
Mais revenons dabord à lorigine de cette expression pour ensuite en aborder lactualité.
I. UNE HISTOIRE FREUDIENNE
Beaucoup dindices nous portent à penser que cette appellation appartient à loeuvre de Freud. En 1986, jai déjà travaillé cette origine lors de la cinquième rencontre psychanalytique dAix-en-Provence qui, ensuite, donna lieu à un ouvrage intitulé Les trois métiers impossibles. Je reprends ici une petite partie de mon argumentation dalors à propos des deux textes où Freud utilise cette expression : sa Préface à " Jeunesse à labandon " dAichhorn (1925) et Analyse terminée et analyse interminable (1937).
1. Textuellement
Dans sa préface à Aichhorn, Freud constate que " de toutes les utilisations de la psychanalyse, aucune na rencontré autant dintérêt, éveillé autant despoirs, et partant attiré autant de collaborateurs sérieux que son application à la théorie et à la pratique de léducation des enfants ". Désirant expliquer en quoi il y a contribué jusque-là, il écrit : " Personnellement, je nai eu quune participation très modeste à cette application de la psychanalyse. Il y a très longtemps déjà, jai fait mien le mot plaisant qui veut quil y ait trois métiers impossibles : éduquer, guérir, gouverner; javais déjà largement de quoi faire avec le second des trois. Mais je ne méconnais pas pour autant la valeur sociale du travail de mes amis éducateurs. "
Freud ne se montre pas particulièrement explicite pour indiquer ses sources : il reconnaît que lidée des trois métiers impossibles ne vient pas de lui, quil se lest bien volontiers appropriée, mais il efface toute indication quant à lauteur dun tel rapprochement. Autre obscurité, le moment où Freud a fait sienne la phrase dun autre : il utilise ladverbe frühzeitig; la première traduction française propose : " il y a longtemps "; la dernière : " très tôt " et langlais at an early stage. Früheitig signifie littéralement " de bonne heure ". Freud a soixante-neuf ans lorsquil emploie ce terme. A quelle époque renvoie ce " très tôt " qui évoque la formule magique des contes, un temps si lointain quon ne sen souvient même pas ? Je nai jamais découvert une marque écrite de cette première fois et des circonstances qui y ont présidé. Lorigine temporelle de la célèbre phrase est masquée. Nous possédons cependant un renseignement supplémentaire : la pensée des métiers " impossibles " accompagne Freud une bonne partie de sa vie; il lui est demeuré fidèlement attaché depuis ce " frühzeitig " jusquen 1925, et même 1937.
Freud utilise dautre part le terme de Scherzwort. En français on la traduit par " mot plaisant " " bon mot " ou " boutade ". Faut-il en effet lentendre dans le registre de la boutade, cest-à-dire du pas trop sérieux, ou accentuer son côté comique en le tenant pour lune de ces paroles drôles et spirituelles dont Freud nous a justement montré combien elles ont un rapport avec linconscient ? Dun côté, une possible minimisation, de lautre un fond de vérité. Chacun interprétera selon quil souhaite ou non atténuer ce parti pris freudien pour limpossible; quant à moi je préfère de loin leffet dune vérité du comique.
" Il semble presque "
En fait, ce nest pas tellement la formulation de 1925 que la postérité a reprise et commentée, mais celle contenue dans larticle Die endliche und die unendliche Analyse que Freud publie en 1937. En langue française, ce texte paraît dès 1939 dans la Revue française de psychanalyse. Jusquà une date très récente, cette première traduction par Anne Berman a tenu lieu de référence pour le monde francophone. La voici : " Il semble que la psychanalyse soit la troisième de ces professions " impossibles " où lon peut davance être sûr déchouer, les deux autres, depuis bien plus longtemps connues, étant lart déduquer et lart de gouverner ". Cest le verbe " échouer " conjugué avec ladjectif " impossible " qui a retenu lattention.
Si nous consultons le texte allemand ainsi quune nouvelle traduction française, nous constatons de légères modifications. Freud aurait plutôt écrit : " Il semble presque, cependant, que lanalyse soit le troisième de ces métiers " impossibles " dans lesquels on peut demblée être sûr dun succès insuffisant. Les deux autres connus depuis beaucoup plus longtemps, sont éduquer et gouverner ". Il serait donc moins question d" échouer " que davoir un succès insuffisant, le doute transparaissant dans le " il semble " encore redoublé du " presque ".
Freud ne précise plus explicitement ici quil nest pas le premier auteur à rapprocher les trois métiers et, si nous nous tenions à ce texte, nous pourrions, presque sans lombre dune hésitation, prétendre que lidée vient de lui. A un détail près, qui na dailleurs pas été abondamment commenté : dans le texte de 1925, Freud se dessaisit de sa paternité et ladjectif impossible apparaît sans guillemets; dans le texte de 1937, il le met entre guillemets. Dès lors, deux interprétations sont envisageables. Premièrement, Freud indiquerait par cette simple graphie que le mot impossible est emprunté, rapporté, selon le sens habituel des guillemets. Il renoncerait ainsi graphiquement à en être lauteur, ce qui signifierait à peu près ceci : " Cet impossible a été affirmé par un autre que moi-même, et je me rallie à cette assertion, je la reprends à mon compte et jadmets que la psychanalyse se profile dans la filiation de cet impossible pour une raison compréhensible ". Discrètement, Freud sacrifierait son originalité et marquerait lemprunt au lecteur attentif à ce détail décriture. Autre interprétation : " Vous avez dit impossible, vraiment ? ", les guillemets mis là pour marquer une distance et atténuer la radicalité de ladjectif.
Lequel des deux sens choisir ? Les psychanalystes qui ont interprété parfois cet impossible comme une blessure narcissique préféreront certainement les guillemets atténuant une parole jugée trop abrupte puisquelle associerait, selon certains dentre eux, " lactivité psychanalytique au symptôme dune névrose déchec ". Mais il serait plus logique de se dire que si, en 1925, impossible na pas de guillemet, cest que le contexte de la phrase exprime nettement lemprunt que Freud avoue avoir fait, et que les guillemets de 1937 iraient dans le même sens avec plus de discrétion.
2. Temporalité
Dans son texte de 1937, Freud associe les trois métiers au fait que, pour chacun deux, " on peut demblée être sûr dun succès insuffisant ". Limpossibilité serait donc attachée à la finalité, à labsence de réussite au regard des objectifs. Quelque chose vient déjouer les plans, le succès final est aléatoire. Tout son article de 1937 tourne autour de la problématique de la " fin de lanalyse ", autour de la grande inconstance des résultats même si on ne vise ni la guérison, ni la perfection psychique, ni le bonheur. Certes, la " fin " peut être pensée théoriquement, mais dans la pratique, elle semble irréalisable. Le succès nest pas assuré, Freud en décèle les causes autant dans la constitution du psychisme que dans le psychanalyste trop humain dont dépend lissue de lanalyse.
Deux interprétations sont ici envisageables : soit cette imperfection provient de la jeunesse de la psychanalyse, soit elle doit être comprise comme lun de ses caractères intemporels; ou bien ce succès insuffisant se donne comme un échec à réduire, ou bien il relève dune qualité à préserver. Dans son article, Freud ne cesse dévoquer la première de ces hypothèses : peut-être nen sait-il pas encore assez; peut-être ces résultats insuffisants découlent-ils de lancienneté des cas sur lesquels il fait reposer sa réflexion; peut-être que, plus tard, lorsquon nen sera plus aux balbutiements, cette particularité sestompera : un succès assuré est alors reporté sur le futur, linconstance actuelle mise sur le compte dune construction théorique encore mal assurée. Il y a de cela dans les propos modestes, voire précautionneux de Freud.
Cependant, en apposant la psychanalyse aux deux autres métiers " impossibles ", cest comme sil ne pouvait se défaire complètement de lidée que ce succès insuffisant est une donnée incontournable. Il assure que cest demblée que nous sommes certains d" échouer ", pour reprendre le terme fort. Au fond, si la fin est toujours incertaine, le succès insuffisant est en revanche prévisible dès le départ; la déception et limpuissance sont au commencement. En faisant porter limpossible sur la finalité, il confronte lacte de la psychanalyse à une non-finitude fondamentale, constitutive en quelque sorte. Les deux autres métiers connus de plus longue date participeraient de la même impuissance, la psychanalyse suivant leur trace.
En fait, il convient ici de se demander si la plaisanterie sur les trois métiers impossibles, un jour, naura plus de pertinence, ou si elle est condamnée à resurgir indéfiniment. Un tel choix est très certainement philosophique. Je ne my déroberai pas. Je propose que ce nest que dans le registre dune positivité ignorante que limpossible est reçu comme une blessure narcissique, comme un défaut; il nous suffit de lire les très belles pages de Maurice Blanchot dans son ouvrage Lespace littéraire pour sen convaincre. Lorsque Blanchot pense la " littérature et lexpérience originelle ", lorsquil cerne les caractères de loeuvre dart, ces mots font irrésistiblement écho aux nôtres. Lui aussi évoque cet impossible de loeuvre. Lécriture nadvient que par cette impossibilité qui " nest plus privation mais affirmation ". Elle est puissante dans lacceptation de son impuissance à aboutir. " Loeuvre pour lartiste est toujours infinie, non finie ", affirme-t-il en reprenant la pensée de Paul Valéry qui définissait ainsi la maîtrise dans lart : c" est ce qui permet de ne jamais finir ce quon fait. Seule la maîtrise de lartisan sachève dans lobjet quil fabrique "; loeuvre, elle, est " cet événement singulier qui se dévoile comme nappartenant pas à la maîtrise de laccomplissement ".
Blanchot dénoue les fils de lart, cette passion subjective pour labsolu. La communauté de sa pensée avec la nôtre nest pas hasard : il parle dune oeuvre décriture, nous parlons dune oeuvre de chair et de sang, dune oeuvre vivante. Comment aurions-nous la prétention datteindre sa finitude, alors que tout artiste a depuis longtemps compris limpossibilité dun tel achèvement ? Seule la mort est " la possibilité de limpossibilité " . La tension de notre acte vers la construction de lautre na de sens que si limpossible demeure son horizon.
II. PERSPECTIVES
Aujourdhui quelle interprétation prêter à cette boutade, comment revisiter cet " impossible " avec lassociation des trois métiers : gouverner, soigner, éduquer ? Je souhaite rapidement esquisser trois aspects, peut-être cruciaux pour demain : celui du pouvoir, de la clinique et de léthique.
1. Pouvoir
Dans son article " Lart de gouverner ", Eugène Enriquez sinterroge ainsi : " Mais avant daller plus avant, une question doit être posée : Pourquoi Freud a-t-il mis les trois professions qui nous préoccupent en parallèle, pourquoi a-t-il pu penser quelles devaient connaître le même destin ? " Enriquez y voit trois raisons dont la première serait que : " Ce sont les seuls métiers qui expriment un pouvoir nu sur les hommes autrement dit un pouvoir sans médiation " .
Fragilité
Ces trois métiers sont en effet liés par un commun pouvoir au coeur de leur action, par leur potentialité den abuser, se heurtant à limpuissance quand lautre déjoue leur intention. Or le pouvoir et lautorité sont aujourdhui en souffrance. Ladulte a perdu sa légitimité sociale; sentant son pouvoir inopérant, il se défend de la blessure narcissique infligée par celui qui lui échappe; un langage guerrier, une parole qui humilie, du rejet, une non reconnaissance, des dévalorisations et des généralisations, deviennent ses armes face à celui qui nobéit pas. Punition et sanction, signes visibles du pouvoir, semblent navoir plus les effets attendus; elles viennent trop tard ou trop dans la violence. On assiste alors à des face-à-face que rien ne médiatise. Les abus apparaissent comme par le passé, mais aujourdhui la tension est parfois si forte que ladulte nen sort quapparemment vainqueur. Il peut aussi choisir déviter toute confrontation, ne pas inscrire dinterdit en laissant celui qui grandit dans une toute puissance en miroir. Chacun paie alors le prix fort pour cette absence de rencontre.
Entre les adultes, les pouvoirs sexacerbent. Comme la légitimité manque, les rivalités duelles sinstallent. Un discours de collaboration est de mise, il cache la difficulté que nous avons à travailler avec des logiques différentes de la nôtre. Chacun accuse lautre de démission. Ce nest cependant pas ce parent seulement au singulier et dans sa psychologie qui a peine à dire " non ", à tenir les interdits cest un ensemble qui rend difficile la position dautorité. Il est faux de dire, dans une phrase qui semble tout expliquer, que parents ou enseignants démissionnent; ils sont les uns et les autres avec une crise qui les dépasse.
Dégagement ?
Cette fragilité produit des tensions, des dérapages quant aux pouvoirs, aux territoires et aux frontières; avec des recrudescences dorgueil thérapeutique, de lutte pour une place, de difficultés à accepter que nous sommes empruntés aujourdhui pour traiter de lobéissance. Ce nest pas pire quavant. On continue à prendre le pouvoir; on labandonne souvent ce qui ne débouche pas forcément pas sur les résultats escomptés. Il sagit donc de chercher dautres légitimités, crédibilités, et sagesses. Dans leur institutionnalisation comme dans le rapport intersubjectif, lécole, le gouvernement et le soin sont obligés de se confronter à ce qui les empêche dexercer leur influence.
Le dégagement viendra-t-il de la psychanalyse ou de lart de gouverner ? On peut en douter. Cest le juridique qui semble aujourdhui prendre le pas et vouloir ordonner les relations asymétriques, avec des pièges dont le principal est denfermer chacun dans son droit et de le placer hors influence. Comme le proposent autant Paul Ricoeur quAntoine Garapon, il sagit peut-être de construire une autorité dialogique, lié au débat. Dautres auteurs accentuent limportance des médiations, des lieux de parole, de régulation et de décision. Avec, à lhorizon, un pouvoir de la parole, tel que révélé par la psychanalyse. Cest bien à une éthique de la parole que la psychanalyse renvoie les deux autres métiers ; on peut décemment en espérer quelque ouverture.
2. Clinique
Les trois métiers sont des métiers dartistes, affirme en grossissant volontairement le trait Eugène Enriquez. Si nous rêvons ces métiers comme pouvant être un jour rationnellement conduits, assurément fondés sur un savoir scientifique où lacte serait à chaque fois déterminé objectivement, alors nous sommes aujourdhui encore déçus. Il y demeure beaucoup trop de passions, dapproximations; les théories des sciences humaines sont loin de déterminer chacun de nos actes professionnels. " Impossible " pourrait ici être interprété par notre regret de ne toujours pas être garanti scientifiquement
Nous touchons au domaine sans cesse revisité des rapports entre la théorie et ses " applications ", sa mise en pratique et ses pièges. Entre lespoir scientiste et laffirmation dun art pour lart déjouant toute tentative de savoir scientifique, nous oscillons suivant que nous sommes théoricien ou praticien. Si nous voulons échapper aux impasses de ce " tout ou rien ", arrêtons-nous à ce qui se révèle sous le terme " clinique ". Mon postulat est que les trois métiers sont liés par une clinique qui donne à " limpossible " une autre coloration. La clinique permet de névacuer ni les savoirs savants ni la singularité du vivant; dy reconnaître une intelligence de linstant. Cest peut-être ce que la psychanalyse apporte, dans sa " jeunesse ", aux deux autres métiers plus anciens pour les délivrer dune opposition stérile entre science et art.
Je ne reprendrai pas ici ce qui relève spécifiquement de la clinique psychanalytique et de son influence, mais me pencherai rapidement sur un mouvement qui relie certains courants de la psychologie, de la sociologie, de lhistoire, de lanthropologie et des sciences de léducation. Cette clinique se caractérise alors par une manière particulière de concevoir le " terrain " comme lieu de production des connaissances, par les qualités exigées du chercheur, lobligation qui lui est faite de penser sa subjectivité et sa position face à la vérité. Elle relie une esthétique avec une passion du savoir qui névacue ni intuition ni exigence intellectuelle.
Repérage
Dans une démarche clinique, que nous soyons chercheur ou intervenant, nous sommes impliqués; notre engagement et la conscience de notre subjectivité sont même à la base même de notre recherche. Cela impose des exigences, entraîne à prendre des précautions : ainsi la bonne distance davec notre objet savère une lutte constante où alternent un " être dedans " et la nécessité dun " être dehors ". Lobjectivité naît ici dun travail sur notre subjectivité : dévoilement des implicites et des résistances développés vis-à-vis de notre objet; exposition des préalables à notre recherche et des limites de celle-ci; et pour ne pas nous aveugler, exigences dun travail psychique pouvant aller jusquà lanalyse de notre transfert et contre-transfert. Notre subjectivité assumée entraîne alors un rapport particulier au savoir ainsi construit. Nous le savons marqué par lhistoire de sa production, voué à être dépassé; notre " objet " est un vivant qui évolue, transformé par une culture et des techniques, et nous-mêmes sommes inscrits dans une filiation théorique toujours en évolution. Cela nous engage à lhumilité, et surtout réintroduit lhistoire dans notre recherche. Davantage en quête dune véracité, nous ne pouvons faire comme si nous étions dans le vrai, et que nous le possédions à jamais.
On ne peut dailleurs découvrir un autre sans passer par soi, espérer le connaître sans travailler à la connaissance de soi. Sont exigés tout à la fois un décentrement et un retour sur soi. Un autre nest plus alors un " objet " détude, mais un sujet qui est là présent, pas un ennemi. Nous lui supposons un savoir que nous reconstruisons avec lui pour le lui restituer dans lestime et le respect; nous lui sommes à jamais redevables du savoir ainsi élaboré. Cest dire aussi que nous ne nous en sortons pas indemnes; nous sommes entamés, modifiés par notre démarche. Nous ne pouvons pas impunément chercher à connaître sans être affectés par les sujets rencontrés. Nous prenons des risques personnels, les psychanalystes lont raconté, les ethnologues aussi.
Nous sommes donc dabord femme ou homme de terrain, daction et de dialogue. Nos qualités ne sont pas aussi distantes quon pourrait le supposer de celles dun praticien dans lexercice dun métier de la relation. Il nous faut, par exemple, être capables dentrer en empathie avec un milieu qui nest pas forcément le nôtre. Notre intelligence exige de la présence, du tact; intelligence du regard, du voiar, avec de la patience, une certaine sensibilité et une passion du savoir. Notre sincérité est nécessaire; nos compréhensions, provisoires; et notre exigence de véracité, jamais déconnectée dun souci de lautre.
Bien des textes parlent de notre angoisse. Nous sommes souvent égarés, ne savons pas où nous allons, perdons du temps. " Lobjet " nest pas là dès le départ, sinon de manière vague, sa construction est lente. Cest dans le côtoiement quotidien, la confrontation patiente que peu à peu se dessinent lhypothèse et loriginalité. Nous assumons une certaine solitude, car lorsque nous sommes sur un terrain, dans une cure ou une institution, personne à part nous ne peut énoncer ce qui est ou nest pas en train de se produire, même si nous travaillons en équipe. Cest le dialogue avec notre " objet " qui provoque la connaissance, et nul ne peut le tenir à notre place. Nous disposons de savoirs préalables, des exigences à honorer; nous possédons des outils, des approches, mais notre guide est intérieur. Nous nous mettons en quelque sorte au service de " lobjet " et cest " lobjet " qui nous guide et nous permet de construire. Aucun protocole à suivre ne nous assure une découverte.
Optique
Dans cette vision on peut affirmer quil nexiste pas de science " définitive " du gouvernement, ni de léducation ni du soin. Nous narriverons jamais au bout. Il y a certes des savoirs construits soit par la clinique soit en laboratoire par lexpérimental, mais que la rencontre vivante entre les hommes autour de la guérison, de léducation et du vivre ensemble ne sy réduit jamais. En revanche pour penser nos actes, nous avons besoin de construire un savoir du vivant et du singulier qui compte avec lincertitude, le hasard et la complexité.
Se référer à la clinique comme perspective pour penser ces métiers nous enjoint donc à assumer " limpossible " comme bien précieux pour ne pas nous figer dans un état de théorie qui se prendrait pour une vérité intemporelle.
3. Vers une éthique
Existe actuellement une mode de léthique qui peut déboucher sur un discours vide, des généralités sans efficace, des pâles garanties dêtre dans le juste. En 1986, je terminais déjà mon article sur la boutade freudienne par cette assertion : " Ny aurait-il pas, en regard de cet impossible, de ce travail interminable avec un enfant comme sujet, travail où toujours menacent le pouvoir et la violence, où ne cessent de sinscrire le flux et reflux dune histoire trop vite oubliée, ny aurait-il pas une réflexion à engager sur le chemin dune éthique ? Lidée mest un jour venue de rapprocher les trois métiers impossibles par leur nécessité commune de formuler une éthique. "
Depuis lors, comme dautres, jai travaillé sur léthique. Je viens récemment de retrouver des paroles prononcées par Michel de Certeau qui guideront désormais mes recherches et qui sont pertinentes pour notre propos. Il sagit dun entretien que nous avions, lui et moi, autour de son ouvrage La fable mystique: " Je pense, disait-il, que léthique est aux pratiques sociales ce que le poétique est aux pratiques linguistiques : louverture dun espace qui nest pas autorisé par lordre des faits. Kant le disait déjà : léthique ne se mesure pas au possible. Il ne parlait pas de la morale, mais de limpératif catégorique. Cela rejoint ce que nous avons dit de léthique lacanienne. ". Et il continuait par ceci : " Quel est le ressort en jeu dans cette poétique ? Le terme employé par ces mystiques, cest croire. Cest affirmer une irréductibilité de lAutre, cest supposer quil y a toujours de lautre, quon nen finit jamais avec lautre, que de lAutre ne cesse dadvenir. Sans doute, est-ce un principe poétique, un postulat douverture à ce quon ne sait pas et à ce quon ne saura jamais (...) Le ressort est donc finalement de type déontique. On veut croire comme on proteste contre linjustice ou contre la tyrannie. Cette éthique, cette croyance qui affirme la possibilité de limpossible, donne lieu à des surprises éblouissantes, extases, grâces, blessures qui frappent le corps-esprit comme les trois coups au moment où le rideau se lève sur un autre espace. "
Dans lenseignement, nous avons un lourd héritage en ce qui concerne la morale. Nous sommes habitués aux impératifs catégoriques kantiens, aux " tu dois ". Morale du respect où nous conjuguons les mots de justice, égalité, respect, tolérance : autant de mots qui sont nos valeurs, que les finalités scolaires ne cessent de répéter dans leurs textes généraux. Ils nous font vivre, nous y croyons, nous nous battons pour eux, ils sont indispensables pour ne pas céder à la désillusion, au cynisme, à lincroyance quant aux forces du bien. Ces mots nous soutiennent, nous aimons les prononcer. Mais depuis quelque temps, nous savons aussi quils ne nous préservent de rien, quen leur nom peut se profiler lhorreur et leur désaveu. Ces mots supposent en effet que nous soyons des êtres rationnels, alors quun homme se révèle par sa passion, sa démesure, son illogisme, quil est désir et affect et pas seulement intelligence et raison. Cette morale nous demande un respect de la loi sans particularisme, exige obéissance. Certains diront quelle humilie le sujet, et quelle échoue dans la singularité de nos prises de décision. Certes, elle nous a fourni des valeurs universalisantes qui transcendent nos particularismes, mais elle est non suffisante.
Certaines professions se sont alors donnés des codes de déontologie. Elles prennent linitiative dénoncer ce quil faut accomplir, sur quoi un professionnel rend des comptes et porte sa responsabilité. Un tel code, dont on ne sait au nom de quelle justesse il a été fabriqué, est surtout le reflet actuel dun métier. Parfois tautologique, il est influencé par lidéologie présente, il est donc partiel et historiquement daté. Il fournit souvent des assertions si générales que tout le monde ne peut quêtre daccord : respect, tolérance, altruisme, collaboration, amour, non fanatisme ... Simplement dans la pratique quotidienne, un code de déontologie ne permet pas de saisir là nous sommes et ce que nous avons à faire. Il échoue, comme la morale, sur la singularité de nos actes et peut également devenir un commode mode de défense autorisant à ne pas écouter lautre, puisque pour nous " cest ainsi et pas autrement ". Il peut se résumer parfois en un cahier de charge qui naura pas davantage deffet, car ne créant pas despace de discussion et de confrontation. Dautre part, si on met les déontologies de chaque métier les unes à côté des autres, laquelle va lemporter ? Or le principal problème réside dans la confrontation entre deux déontologies, et une déontologie à elle seule ne nous permet pas forcément de prendre une décision en commun.
La visée éthique est-elle alors à prendre pour une panacée ? Certes pas. En quoi consiste-t-elle pour que bien des auteurs, des philosophes y travaillent et espèrent en sa potentialité de résoudre certains des problèmes énoncés ? Léthique est fortement lié au principe que lhumain est un sujet qui possède une capacité de choix, donc une liberté; qui peut agir ou pas, a une autonomie, est capable de réfléchir, de prendre des décisions : un sujet pensant et désirant, qui poursuit des buts. Nous sommes dans le registre dune intersubjectivité. Nous avons à reconnaître lautre comme susceptible dêtre un interlocuteur à part égale, que nous estimons en tant que tel. Nous sommes, comme lavance Levinas, dans une obligation fondamentale par rapport à lui. Nous ne pouvons dès lors réfléchir que dans la singularité des événements, dans lici et maintenant du problème rencontré, dans les dilemmes et les confrontations. Un questionnement éthique peut guider notre action singulière ou nous permettre de saisir comment laltérité de notre action est honorée. Cela nous demande, comme nous le rappelle Malherbe, daccepter que notre action est incertaine, contingente, quelle contient une dose darbitraire quil nous faut assumer. Jaime la définition quen donne : " Loin dêtre une doctrine rigide à "appliquer" au cas par cas, léthique est une manière dassumer positivement lincertitude inhérente à notre condition humaine, un art de chercher "dans la crainte et le tremblement" comme aurait dit Kierkegaard, une position plus juste à légard du certain comme de lincertain ". Ou celle fondamentale de Ricoeur lorsquil en parle comme dune : " visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ".
Lacan parlait de la psychanalyse comme dune possible boussole pour léthique. Nous voyons la science, le politique introduire la nécessité dun débat éthique. On en parle un peu dans les métiers de lenseignement. Sans se leurrer sur son pouvoir de régulation, sur sa capacité à permettre à chacun de travailler avec dautres sans être dans une visée ni adaptative ni réductrice, les questions que posent léthique nous forcent à entrer dans le conflit, à faire place à la parole de chacun pour quensemble soient dépassées les logiques de territoires. En soudant trois des principales tâches sociales, " limpossible " les enjoint de réfléchir à leurs pulsions destructrices et à leur manière de les intégrer dans laction quotidienne. La psychanalyse nest pas là, à sappliquer pour leur énoncer leur vérité ou pour théoriser leur geste, mais les guider pour que ne soient pas niées les parts dombre et de pouvoir qui les animent.
IV. IRREDUCTIBILITE
En guise de conclusion, revenons sur la boutade freudienne dun " échec " assuré. Si un succès insuffisant devait trouver son exemple, léducation le lui fournirait en effet. Pour certains, cest là tout son tragique; pour dautres, une question de liberté humaine. Ceux qui veulent forger un " autre " à leur mesure, selon un plan établi et des finalités posées là pour son bien, saperçoivent un jour que cet autre déjoue leur plan, le transforme, et resurgit là où ils ne lavaient pas prévu, les mesures éducatives quils avaient crues efficaces se retournant en leur contraire. Et si daventure il savère que leur maîtrise réussisse, quon obéit à leur voeu préalable quon suit leur route, il arrive un moment où la surface se craquelle, et le symptôme apparaît. Un malheur advient lorsque le projet est par trop fidèlement suivi : le vivant est objectivé, tué dans sa singularité, empêché daccéder à sa position de sujet inaliénable. La vie se venge, se riant des meilleures intentions comme des pires. Quelle serait donc la norme qui permettrait de juger de la réussite ou de léchec ? Certains ont assuré que précisément le succès dune éducation résiderait dans le fait quelle échoue : celui qui en est lobjet contrecarre le projet forgé pour lui et se retrouve advenir comme sujet dans la différence et la séparation. Et vice versa : une éducation réussie aux yeux de celui qui lassure, savère un échec au regard de celui qui la subit.
Si léducation est le lieu exemplaire du pouvoir et de la puissance, son succès insuffisant attesterait aussique ce pouvoir est néanmoins limité : lhumain échappe aux prédéterminations; il résiste aux tentatives normatives comme à lentreprise totalisante. Si ce pouvoir sactualise à ses dépens, rarement il atteint ce qui est voulu : lautre se sauve comme sujet, jusque dans sa propre destruction, jusquà la violence, jusquà la folie. Cela nous oblige à postuler son irréductibilité, comme garantie dune liberté mais dont le prix est très lourd à payer en souffrances psychiques. Ce sont en matière déducation les certitudes forgées davance qui mutilent. Il ny a pas de mesures densemble, ni de règles pour tous. Le seul moyen de ne pas céder à lincompréhension violente que suscite le projet déjoué, est peut-être dêtre en mesure de reconnaître quau départ il y a de linconnaissable dans la rencontre qui se tisse entre lenfant et ceux qui lont engendré, et daccepter quun savoir se construise au jour le jour avec, comme seul repère, la reconnaissance chaque fois éprouvée de cet enfant-là comme sujet, et non comme objet de mesures rationalisées, fût-ce au nom de la psychanalyse. Dès lors personne ne réduirait dans lavenir cet impossible, notre seul progrès serait de lentendre non plus comme un malheur mais comme constitutif de notre rapport à lautre-sujet.
Ainsi le théâtre change, les mots se déplacent, le travail de repérage demeure, toujours au pouvoir dun sujet. Mettre linconscient et la subjectivité au fondement de lacte déducation implique cette démarche interminable, quelles que soient les vérités déjà énoncées et écrites. Ce succès insuffisant serait donc à entendre jusquau plan de lHistoire. En accepter les termes ne revient pas à sadonner au pessimisme mais à se reconnaître sujet dune Histoire humaine, où le savoir est là pour rendre possible sa reconstruction par tout un chacun.