Femme, mari et amant

 

- C’est lui, l'étudiant dont tu avais noté le nom pour le film? me demanda Sokol en montrant du doigt Arian.

J’avouai de la tête.

- J'ai pensé lui donner un rôle important. Peux-tu l'inviter à boire un verre avec nous?

- Bien sûr.

Nous nous sommes installés à une table, au bar. Ana, que j'avais emmenée avec moi, était assise parmi quelques étudiantes, un peu plus loin. Le garçon servit des bières pour nous et du vin pour Arian. Sokol commença à parler du film, des espoirs qu'il y avait mis et des difficultés de la réalisation. Puis, il éclata d'un rire nerveux et dit à voix basse, menaçante:

- Je vais vous briser le crâne!

- Tu as bu, Sokol? S'il te plaît, ne parle pas ainsi devant mon étudiant.

- Il n'est pas ton étudiant! cria Sokol. Il est ton amant!

Je regardai Sokol, choquée.

Il mit sa serviette sur la table, l'ouvrit et en sortit un tas de lettres d'amour.

- Voilà la preuve! dit-il avec défi, satisfait que je ne puisse le contredire.

Je restai bouche bée. Inutile de jouer la comédie.

Sokol continua sur le même ton:

- J'ai ouvert ton tiroir. Sur la pile de papiers j'ai trouvé ça. J'ai repensé à tous les étudiants que j'avais vus et je suis sûr, je ne me suis pas trompé. C'est lui!

 

Bien entendu, il ne s'était pas trompé, il avait du flair.

Sokol s’adressa à Arian, content de mettre en évidence ses compétences de psychologue:

- Je connais ses goûts. Elle a toujours eu un faible pour les hommes maigres, elle les adore. Voilà ma tragédie. Je suis gros.

Et Sokol porta son regard mélancolique à l'infini.

- D'accord, l'interrompis-je. Que veux-tu maintenant?

- Je veux vous aider, dit Sokol d'une voix extrêmement douce. Je veux vous aider à vous marier.

 

Sûrement!

- Sokol, si je veux me marier, je n'ai pas besoin de ton aide, tu le sais bien.

- Je veux que toi au moins, tu sois heureuse! Vous feriez un bon couple!

 

Il voulait seulement détrôner mon amant, le mettre devant le fait, pour le voir reculer. Le visage d'Arian rayonna...

Sokol comprit que ce garçon était prêt à m'épouser; il oublia son rôle d'assistant social et changea de registre: à tout prix, il voulait voir le garçon renoncer à moi, devant mes yeux:

- Tu crois qu'elle t'aime? Pauvre type! Deux mois après le mariage elle va te trahir avec un mec encore plus maigre que toi! Elle va te détruire, petit minable! Ah, combien d'hommes a-t-elle détruits! Tu me vois moi? Elle m'a écrasé.

 

Une faute de stratégie! La femme qui détruit les hommes prend plus de valeur aux yeux d'un amant.

Arian sourit malgré lui.

Ce qui se passa ensuite autour de cette table ronde ressemblait si peu à une situation réelle, que j'avais l'impression de me trouver dans un théâtre surréaliste, où le public participe au spectacle. Je suivais le dialogue, attentive à ne pas rater une seule réplique, et jouissais de la perfection de son absurdité. Pendant la discussion, je ne pouvais m'empêcher de crier en silence: "Quelle merveille! Impossible d’ inventer mieux!" A partir du moment où Sokol mit sa serviette sur la table, d'un air si ridiculement important, je jurai de graver tout dans ma mémoire, pour écrire plus tard ce qui constituerait ma gloire littéraire. Je ressemblais au chercheur d'or, en train de suivre les indigènes, de noter chaque détail de la route vers le trésor, afin de revenir seul et le confisquer plus tard, la nuit tombée. Je participais à mon propre drame, dont je n'étais pas l'auteur, dans l'espoir de le devenir. J'écoutais.

- Comment as-tu osé aimer ma femme?

Arian, d'un air rêveur:

- C'est la poésie et la musique qui m'ont dirigé vers elle.

 

Quel nul! Il tremble, en plus!

- Tu l'as baisée hier soir? lui demande Sokol juste pour m'insulter.

Arian devient blême. Pour répondre à cette phrase, empruntée par Sokol au vocabulaire le plus sale des voyous, Arian le vouvoie!

- Je vous prie d'avoir l’amabilité de nous épargner cette vulgarité. Comment pouvez-vous parler de la sorte en sa présence...

Sokol rit, bien sûr. Il n'a pas besoin de réponse, il sait très bien que nous n'avons pas couché ensemble. Ce qu'il veut en ce moment, c'est démythifier ma personne.

- En sa présence? Pour qui la prends-tu? Pour une divinité?! Elle baise avec dix hommes en même temps!

 

Aïe!

- Tu ne peux pas l'imaginer, mais moi, je l'ai vue! continue Sokol très fier de lui.

 

Il m'a vue!

Arian a ouvert les yeux, épouvanté. J'oublie mon rôle d'observatrice. J'ai honte, tellement honte. Je rougis.

Mais une femme amorale n'est pas assez répugnante pour Sokol.

- Tu sais pourquoi elle n'a pas couché avec toi?

Arian ouvre la bouche pour gober la pleine vérité.

- Parce qu'elle a quand même quelque chose d'humain.

 

Ah, quand même!

- Elle n'a pas voulu te contaminer! dit Sokol et jette son regard vers moi, pour me consulter s'il fallait ou non, révéler un secret de famille. Ensuite, il fait un geste "ça m'est égal qu'il sache" et lance la bombe:

- Elle est atteinte de la syphilis!

 

Mon Dieu!

- Syphilitique! me crache Sokol à la face, triomphateur.

Le visage d'Arian prend alors une teinte indescriptible, absente du dictionnaire. Syphilis? Une maladie de putes, dans les livres. On ne sait rien de plus.

- Pourtant je l'aime! soupire Sokol.

Silence.

 

Il m'aime!

Et quelques minutes après avoir joué le martyr:

- Je veux boire! Mais à ses frais!

 

A mes frais!

-Je n'ai pas d'argent sur moi, Sokol. Il faut que j'aille en chercher dans ma chambre.

- Et si tu t'enfuis?

- Je reviendrai.

Que faire d'autre?

Dix minutes plus tard, après avoir couché ma fille dans la chambre d'une étudiante, je m'approche de la table, le porte-monnaie dans mes mains.

Stupéfaite, je n'en crois pas mes oreilles! Ce n'est pas vrai! Impossible! Je trouve mon mari et mon amant en train de discuter... sur la dernière nouvelle d'Ismaïl Kadaré!

 

Ils se tutoient maintenant!

- Que penses-tu du personnage principal? lui demande calmement Arian.

- Contrairement à la critique, je pense qu'il est assez réaliste, répond Sokol très sérieusement.

Ils n'avaient alors rien à se dire l'un à l'autre! Une fois seuls, ils ne savaient pas de quoi parler et avaient commencé à analyser Kadaré, jusqu’à ce que je revienne. Ils jouaient seulement pour moi! L'un, le mari révolté, et l'autre, l'amant martyrisé!

- Comme ça, mon cher ami, reprit Sokol, nous pourrions parler des après-midi entiers de l'art, si tu n'étais pas l'amant de ma femme.

 

Je rêve!

- De mon ex-femme, corrigea Sokol.

Puis, il murmura d'une voix déchirée par la haine et le rire:

- Mais tu ne l'auras pas. Je vais vous entraîner au bord du lac, fracasser vos têtes l'une contre l'autre! Je vais jouir de voir votre sang couler! Je vais vous tuer!

Et il montra sa poche gonflée, où se trouvait, sans doute, son faux revolver du film.

Arian devint rouge, puis bleu. Il cessa de jouer les héros. Sokol continua:

- Vous m'avez touché dans mon honneur d'homme. Pour les autres étudiants je suis naturellement un Dimov, n'est-ce pas?

La réponse d'Arian rivaliserait avec celle du soldat Schweik:

- Les étudiants de mon groupe ont préparé le baccalauréat dans une école agricole et ne connaissent pas Tchékov.

Malgré mon ambition littéraire, je ne pouvais plus supporter cette farce:

- Sokol, que veux-tu maintenant?

- Divorcer.

- D'accord. Très bien. On divorce.

- Mais je veux que tu m'écrives une déclaration de trahison conjugale, après, je m'en vais immédiatement.

- Tu veux me traîner dans la boue? Tu n’as pas pitié de ta fille, qui va grandir dans les villages de déportation? On va la montrer du doigt comme la fille d'une immorale! A quoi te sert finalement la déclaration? Tu as les lettres d'amour. Cela devrait te combler! dis-je complètement épuisée.

Je me sentais seule et voyais déjà le village de déportation. Adieu gloire littéraire!

- Non, ça ne me suffit pas, parce que dans les lettres on comprend que tu n'as pas couché avec lui.

- Mais je n'ai pas couché!

Le garçon apporta des boissons. Pour la quatrième fois. Nous nous sommes tus. Il resta plus longtemps que d'habitude; quelque chose de bizarre se passait autour de cette table, il le ressentait. A son arrivée, nous ne continuions pas la discussion, comme les autres clients au bar. Nous coupions les phrases pour les coller après son départ. Le garçon s'éloigna plus déçu et curieux que jamais.

- Mais il faut que tu écrives et signes, continua impitoyablement Sokol. Sinon...

Il prit une bouteille de bière et me la montra.

- Sinon tu auras cette bouteille sur la tête. A toi de choisir.

Je regardai autour de moi. La plupart des étudiants étaient assis aux tables. J'avais terriblement honte d'être frappée devant eux.

- Tu t'en iras si tu reçois la déclaration? demandai-je à Sokol.

- Immédiatement.

Arian n'avait plus de couleur. J'avais presque oublié son existence. Soudain, la présence de Sokol me fut insupportable. Qu'il s’efface! J'écrivis en vitesse la déclaration et la lui tendis avec dégoût.

- Prends-la et fous le camp!

Sokol la lut attentivement, rit, triomphant et sarcastique, la rangea dans sa serviette, puis ... éclata en sanglots!

- Je ne peux pas partir! dit-il.

 

Comment? Comment?

Mon visage se figea. Alors Sokol s'adressa à Arian, à travers ses larmes:

- Oh, comme je suis malheureux!

- Ne pleure pas, je t'en prie, dit l'autre et lui saisit les mains.

Je pris le paquet posé sur la table et allumai une cigarette, la première dans un lieu public. Je pouvais me la permettre maintenant que je n'avais plus ni mari, ni amant. Toutes les têtes se tournèrent vers moi. Un scandale. J'essayais de ne pas les voir. Je jouissais de ma cigarette et regardais les dernières tables vides, au fond du bar. Les deux hommes en face de moi étaient des inconnus. Je continuais à rêver de ma gloire.

- Tu ne peux pas imaginer à quel point j'ai aimé cette femme! se plaignait Sokol.

- Mais si, je peux très bien l'imaginer, répliquait Arian, conciliant.

- Je ne peux pas vivre sans elle! Tu me comprends?

- Oui, oui, je te comprends!

Sokol, dans son nouveau rôle:

- Elle est toute ma vie, excepté le cinéma, bien sûr. Sans elle, j'irais à l'hôpital psychiatrique, ou je me suiciderais!

- Non, ne dis pas ça! le suppliait Arian, sans lui lâcher les mains.

Voilà mon mari et mon amant. L'un pleure, l'autre le console. Je fume. Comment me suis-je mêlée à des êtres aussi ridicules? J'ai envie de vomir. Je ne peux plus voir ces pleurnichards!

Soudain, Sokol remarque ma cigarette. Il arrête de pleurer.

- Tu oses fumer ici?

Le divorce n'était donc qu'un jeu! Il s'inquiète de ma réputation, il me considère comme sa propriété, sa femme!

- Viens, on part.

 

Incroyable!

- Je ne veux pas partir avec toi, Sokol. J'ai choisi d'être déportée au village.

Sokol prit la bouteille de bière et fit semblant de la casser.

- Lève-toi, dit-il à Arian.

Arian se leva à la vitesse d'un jeune soldat à l'armée, quand il entend l'ordre du général.

 

Quel amant burlesque!

Je me levai lentement. Sokol lâcha la bouteille. Nous marchions tous les trois vers le hall de l'hôtel, quand Arian faillit tomber.

- Qu'as-tu, Arian? se soucia Sokol.

- Rien, répondit-il, mais son visage jaune était plus éloquent.

Sokol le prit par le bras, en bon père. Ensuite, il me passa sa serviette, me dit "attends-moi ici" et se dirigea vers les toilettes pour hommes. Je demeurais comme une idiote dans le hall, la serviette avec tous les documents qui me relégueraient au village dans la main, et essayais d'imaginer ce qui se passait dans les toilettes: sûrement Arian vomissait et Sokol lui tenait la tête.

J'entendais les fracas du vomissement de mon amant, toujours plus faibles jusqu'à ce qu’ils cessent. Enfin, ils sortirent des toilettes. Les deux avaient l'air soulagé. Sokol tenait toujours Arian par le bras; il le cala dans un fauteuil, se rassura sur sa santé, ensuite vint vers moi, me reprit la serviette, l'ouvrit, vérifia si déclaration et lettres y étaient toujours, et me dit tout naturellement:

- On y va?

Dans la rue, Sokol posa son bras sur mes épaules et m’embrassa.

- Et si l'année prochaine il y avait encore un étudiant svelte et triste, tu serais de nouveau amoureuse?

 

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