Le rendez-vous

 

A Elbasan, même les regards étaient épiés, il nous restait Tirana. Arian se chargerait de trouver un endroit où personne ne nous surprendrait, je pourrais m'arranger pour sortir seule pendant une heure, sans que mes parents ne se doutent de bizarreries. Par lettres, nous nous étions mis d'accord pour nous voir à six heures, à l'arrêt du bus qui montait vers Ciné-studio.

Le rendez-vous organisé, pendant les deux jours suivants, nous n’avons pas échangé de messages, les grands bonheurs sont muets.

Encore à Elbasan, je commençai à compter les heures. 56 heures. 55 heures et demie. Le moment vint enfin d'égréner les minutes: 60 minutes, 45, 30.

 

A six heures cinq, je me trouvai à l'arrêt du bus. Juste à l'instant où je vis Arian de loin, je réalisai mon immense besoin de pisser. Trop tard, il m'avait vue. Non, je ne pouvais pas chercher des toilettes en ce noble moment; il fallait me retenir, souffrir et oublier. Très difficile. Je commençai à haïr mon corps qui n'obéissait pas aux lois divines de mon âme. Entre temps, Arian me présenta à son oncle; je fus énervée, car je lui avais bien expliqué qu'il ne fallait me présenter à personne. Arian s'excusa: "C'était inévitable, à cause des clefs etc... " Je jetai un coup d'oeil dans le bus. Aucun visage connu, mais qui sait? Arian continuait d'expliquer que son oncle, une sorte de magasinier, possédait la clef d'une baraque; elle se trouvait à une demi-heure du dernier arrêt de bus.

- Quoi? criai-je. Il faut que je marche une demi-heure avec toi et que tout le monde me regarde?

- Ça pourrait être vingt minutes si nous marchons vite, dit Arian.

- Oui, dix, si nous courons.

L'envie de pisser devint plus forte que jamais.

Au dernier arrêt de bus, nous sommes sortis. Le crépuscule obscurcissait déjà l’horizon. Nous nous sommes mis en marche vers la gauche, où s'étendait une plaine, Arian, son oncle et moi. L’oncle nous croyait dans la même classe; il nous questionna sur les études, les professeurs et la vie à Elbasan. Je brûlais de rage, obligée de mentir à chaque instant. Mais heureusement, 15 minutes de marche nous suffirent à gagner la baraque, située au milieu de la plaine. Une fois arrivés, l'oncle ouvrit la porte cadenassée et nous invita à entrer. C'était une cabane en bois, sans fenêtre, où les ouvriers du champ remisaient leurs outils, pour les reprendre le matin. L'oncle sourit, regarda sa montre et nous dit:

- Je reviendrai dans une heure.

Et il ferma la porte de l'extérieur, au moyen du cadenas.

Que c'était idiot de rester cadenassés, parmi les pelles, les pioches, les bêches, éclairés d'une lampe énorme suspendue au plafond, après les heures interminables d'attente. Je n'avais même plus envie de pisser.

- Pourquoi m'as-tu emmenée ici? hurlai-je à Arian. Tu ne vois pas combien c'est ridicule?

Silence.

- Tu es mon étudiant et dans toutes les écoles du monde une relation pareille est interdite. Tu sais cela?

- Oui, je sais.

- Qu'imagines-tu faire ici avec moi ?

Silence.

- Ne t'approche pas, reste où tu es. On va attendre que cette maudite heure passe.

J'allumai une cigarette. Que faire? Pas même une fenêtre pour regarder dehors.

- Tu m'as dit que tu voulais une place complètement cachée. Ici on est assez loin de la ville et à une demi-heure de la maison la plus proche. J'ai pensé que cela te conviendrait.

Nous nous sommes tus.

Je fumais en silence, Arian aussi. Je n'avais rien à lui dire, moi qui écrivais cinq pages par jour pour lui peindre mon amour. Je commençais à avoir mal à la tête. Peut-être à cause de la lumière aveuglante, diffusée par cette lampe géante suspendue au plafond.

- Je ne peux pas supporter tant de lumière, dis-je.

Arian éteignit la lumière. Je me trouvai dans le noir absolu.

- Rallume-la! L’obscurité est encore pire.

Il la ralluma et essaya de mettre un chiffon autour, pour que la lumière fût plus douce. Après quelques difficultés, enfin il y parvint.

Nous grillions nos cigarettes en silence, en attendant qu'on nous "décadenasse".

Soudain...

- Ça brûle! criai-je.

Le chiffon avait pris feu.

Au moyen d’une pioche, Arian le fit tomber par terre, chercha des yeux et trouva un bidon. Alors qu'il s'apprêtait à en verser le contenu sur le chiffon enflammé, il posa brusquement le bidon, s'allongea par terre, les bras ouverts, tout pâle:

- Mon Dieu, c'était de l'essence!

Nous nous sommes regardés un instant avec horreur, puis avec joie, comme deux êtres qui viennent de naître. Par pur hasard, nous étions sauvés d'une mort certaine. Personne n'aurait jamais pu venir à notre aide dans cette cabane de bois sec, isolée, sans fenêtres; quelques petites minutes auraient suffi pour être carbonisés! Tremblante, je m'approchai de lui:

- On rêve durant cinq mois de se rencontrer et, à notre premier rendez-vous, on grille comme des rats, sans même s'être embrassés! Peut-être est-ce cela que nous méritons!

- Non, cria Arian et me prit dans ses bras. La Providence nous a sauvés!

Cette confrontation avec la mort éveilla en nous le sens de la vie; de l’existence temporaire nommée destin humain, demain ne resterait que des cendres... Ce serait trop tard pour aimer! Je regardai ma montre: nous avions encore un quart d'heure. Quelle sottise d'avoir gaspillé d'une façon si insensée des moments irréversibles et uniques!

- Je ne peux pas le croire, toi, ma déesse, dans mes bras! murmurait Arian, ses lèvres devenues presque blanches, gercées d'un seul coup.

- Au premier regard, je suis tombé amoureux, mais sans aucun espoir. J'étais triste, parce que ma grand-mère venait de mourir; chaque soir, je pleurais sous ta fenêtre et ma douleur se calmait. Oh, je suis l'être le plus heureux du monde!

Dans ses bras, je l’étais aussi. Je voulais demeurer là pour l'éternité, mais nous ne disposions que d’éphémères instants; jamais le temps ne m'a paru aussi cruel. Je touchai ses os sous son grand pull-over et la douleur me serra le coeur. A force de souffrir, nous étions devenus deux cadavres vivants au seuil de la folie.

Peut-être avions-nous franchi les limites même de l'amour?

J'ôtai ma bague et la lui tendis.

- C'est mon père qui me l’a offerte. Ce sera le signe de notre union.

Arian prit la bague, les mains tremblantes, et s'agenouilla devant moi.

- Tu es un ange! Tu es un ange envoyé du ciel!

Il demeura quelques instants immobile à mes pieds, pétrifié d'adoration et ému, un religieux à la rencontre fortuite de Dieu en personne.

D’un geste brusque, il déchira un morceau de sa chemise rouge.

- Prends-le, comme marque de mon amour éternel. Je me haïrai si jamais j'épousais une autre femme.

Nous n’avons plus dit un mot, perdus dans une vénération suprême et douloureuse.

L'oncle frappa à la porte et le bruit de la clé nous ramena dans le monde réel. Sans prendre le temps d'essuyer nos larmes, nous nous sommes levés. Arian me donna le bras et fit signe à l'oncle de rester en arrière.

Nous marchions lentement, muets. Le ciel sans lune scintillait de milliers d'étoiles, le champ, clairsemé de feux rougeâtres, comme des étincelles géantes, se perdait dans le noir. Il régnait le silence absolu des actes solennels. Soudain, d'abord imperceptible, mais toujours plus doux et plus proche, un chant se répandit dans l'air. Les tziganes! Leur chanson s'élevait autour des feux, mélancolique, si belle!

- Notre noce, me dit Arian à l'oreille. Ils chantent pour nous.

Selon la tradition, quand une fille se marie, l'époux lui donne le bras pour franchir le seuil de sa maison, aux sons de l'orchestre, et les membres de la famille jettent des grains de riz sur les épaules des jeunes mariés.

- Tu verras, continua Arian. Pour nous, le ciel va verser ses étoiles.

Mariée et mère, je mentais à mes parents et arpentais les champs noirs une nuit de printemps, bras dessus bras dessous avec mon étudiant, bercée par une mélodie tzigane, sous un ciel orné d'astres. Jamais une jeune mariée ne fut plus heureuse que moi pendant cette noce clandestine, contre toutes les lois pédagogiques, sociales, morales et familiales, sans témoins, sans lumières et sans avenir.

Je me fichais du lendemain, du scandale, j'étais amoureuse.

 

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