In : Actes du congrès de la SSRE du 30 septembre au 2 octobre 1993 à Minusio/Locarno.


 

 

Aider un système éducatif
à construire le changement

 

Monica Gather Thurler

1994 


1. La dimension systémique du changement

2. Six axes de fonctionnement

Bibliographie


Animer un processus d'apprentissage institutionnel ne consiste pas seulement à aider les acteurs à se parler, à dépasser certaines querelles et certains stéréotypes qui rendent les relations interpersonnelles difficiles. C'est aider un système à (re)construire une représentation de la réalité qui rende le changement possible et souhaitable. Dans nos travaux précédents (Gather Thurler, 1993, 1994), nous avions proposé cinq axes de travail:

1) organiser le bon sens comme une affaire systémique; 2) partir de la réalité des principaux acteurs, les enseignants; 3) déterminer les lieux propices; 4) offrir une assistance professionnelle adéquate; 5) mettre en place une culture de coopération à même de favoriser la construction collégiale, solidaire et interactive du changement. Nous avions notamment insisté sur la nécessité de prendre en compte l’interdépendance de ces dimensions, autrement dit l’aspect systémique de tout changement.

1. La dimension systémique du changement

Le caractère inutile et illusoire des efforts consentis pour provoquer d’importants changements en éducation est l’une des expériences principales des innovateurs au cours des trente dernières années. On sait qu’on n’apprend guère de l’expérience, et moins encore de l’expérience des autres. Face au constat d’échec des réformes, on se borne en général à recommencer ou à redoubler d’effort. Du côté des autorités, cela conduit à renforcer la pression morale, les règlements, les contrôles, les ressources investies, etc. Du côté des enseignants, cela amène à refermer des portes, à renforcer encore l’isolement de chacun. Cela contribue également à renforcer le syndrome de burn-out, ou, dans certains cas, à susciter une résistance collective.

On comprend peu à peu que les réformes décidées d’en haut, aussi "rationnelles" soient-elles pour qui est pressé de produire un changement à grande échelle, ne fonctionnent tout simplement pas. Mais on comprend également que la décentralisation complète, alternative adoptée par plusieurs systèmes scolaires européens, notamment avec une approche de projets d’établissements autogérés, n’est pas vraiment payante non plus. Les établissements tendent en effet à se fermer sur eux-mêmes, sans égard pour les priorités du système et les tendances de l’environnement. Ils courent aussi le danger de réinventer constamment la roue, faute de se rendre compte que d’autres affrontent des problèmes semblables. En fait, tant l’approche fortement centralisatrice que l’approche intégralement décentralisatrice font plus de mal que de bien, au fur et à mesure que frustrations, tensions et désespoirs s’accumulent.

On commence à percevoir aujourd’hui que le changement passe par la combinaison entre des insights et des actions émanant de personnes fonctionnant à des niveaux différents du système scolaire (Fullan, 1991). En prenant en considération les études de cas et les récits d’expériences de changement de ces dernières dix années (Dalin & Rolff, 1990, Gather Thurler, 1994, Louis & Miles 1990, Fullan & Hargreaves, 1991, Montelh, 1993, et al.), on constate que les succès, bien qu’encore en minorité, commencent tout de même à devenir plus fréquents. On commence donc à savoir accroître les chances de réussite et éviter les écueils les plus importants. On constate aussi que les approches morcelées cèdent le pas à une approche systémique du changement.

Il s’agit d’une manière différente de réfléchir sur les pratiques et sur des problèmes existants et, à la limite, bien connus. Cela doit permettre de parvenir à de nouvelles représentations de la réalité, à de nouvelles constellations de croyances, normes, valeurs et techniques, à de nouvelles formes d’organisation. Il s’agit, en fin de compte, d’une autre manière de voir, de sentir, d’interpréter les faits et les événements, ainsi que d’agir en tant que personnes concernées qui prennent systématiquement en considération leur contexte dans ses diverses dimensions. A la base de cette démarche, on trouve l’hypothèse qu’on ne peut pas ne pas changer, que chacun et chaque chose fait partie d’un ensemble, réagit par rapport à des déséquilibres et en provoque à son tour. Pour "orchestrer" ce système complexe, pour le faire évoluer, il faut tenir compte de la totalité des variables, tant externes qu’internes, les analyser en fonction des objectifs visés et des valeurs prioritaires, contrôler leurs interdépendances internes et ensuite les réorganiser de manière à obtenir un véritable cohérence.

Les résultats des recherches sur les écoles efficaces mettent en évidence l’importance décisive de la prise en compte de ce caractère systémique, ainsi que de leur capacité de garantir la cohérence interne des diverses conditions de formation. En effet, dans une école efficace, les élèves ressentent leur formation comme un ensemble cohérent; ils peuvent relier les divers objectifs entre eux, ils sont capables d’intégrer les divers savoirs et compétences acquis et à acquérir dans un contexte d’apprentissage plus large. Ils perçoivent l’importance capitale et le sens de certains objectifs de formation (notamment dans le domaine des compétences transversales) parce qu’ils y sont renvoyés de manière constante, soit à travers les situations-problèmes auxquelles ils sont confrontés, soit à cause du langage commun pratiqué par leurs enseignants. Ils ont la nette impression que ceux-ci poursuivent les mêmes objectifs, les accompagnent dans un parcours d’apprentissage dont le but est partagé par tout le monde. Ceci est possible dans un système où tous les acteurs adhèrent à une ligne de conduite commune, qui s’efforce notamment d’éviter le parasitage des processus d’apprentissage des élèves par les contradictions internes produites tant par les structures que les acteurs.

2. Six axes de fonctionnement

Il faudra certainement quelques années encore pour vérifier la durabilité des changements obtenus dans des systèmes qui fonctionnent selon le paradigme systémique. En attendant, contentons-nous de citer, dans ce contexte, les six axes principaux qui les caractérisent et qui, à notre avis, contribuent à construire le sens du changement pour les acteurs concernés: 1) opter pour la pensée politique positive; 2) produire des solutions alternatives; 3) dépasser les innovations ponctuelles en faveur d’un projet de développement global; 4) intensifier les liens entre les divers acteurs du système; 5) s’initier à la pratique réfléchie; 6) échanger le "si..., alors" contre le "si..., je" ou le "si..., nous".

1) La pensée politique positive

S’il faut exercer le pouvoir, qu’on l’utilise au moins de manière adéquate. Block (1987) pose, à ce sujet, la question cruciale: "Pourquoi s’investir dans un mauvais jeu?" Il poursuit:

"La clé pour une approche politique consiste à considérer chaque rencontre entre acteurs comme une occasion de renforcer l’autonomie et de créer une organisation émanant de leur propre choix. Cela revient à se percevoir comme l’instrument principal de changement de la culture. Les cultures se modifient de mille manières, subtilement, et non pas à cause d’ordres émanant de la direction..."

Evidemment, une telle approche requiert un changement paradigmatique important pour les acteurs, à tous les niveaux. Il s’agit notamment de dépasser une série de dilemmes liés aux règles explicites et implicites, en ce qui concerne la responsabilité, la coordination, l’obligation de rendre des comptes, l’engagement, en bref, la définition de la professionnalisation d’un corps de métier qui, par le truchement du fonctionnariat, s’est enlisé dans un statut d’exécutant plutôt que de réformateur.

2) Les solutions alternatives

L’opposition entre l’uniformité et la diversité des solutions constitue un autre dilemme important lié au changement. En effet, nous l’avons déjà souligné, ni la centralisation, ni la décentralisation ne fonctionnent vraiment. Le sens ne se commande pas à partir du centre. Au contraire, il se construit progressivement, au sein de projets réunissant des personnes et des groupes, qui se présentent mutuellement leurs solutions, en discutent, les évaluent, les adaptent au contexte et aux besoins des uns et des autres.

3) Dépasser les innovations ponctuelles en faveur d’un projet de développement global

Un des plus grands problèmes des écoles n’est pas la résistance au changement, mais la tentation de courir trop de lièvres à la fois. Cela amène à disperser les forces au lieu de fixer des priorités, à augmenter la complexité au lieu de la réduire en s’efforçant de définir des agendas réalistes, d’opérer des synthèses, de favoriser la synergie des forces.

En réalité, les enseignants sont beaucoup plus intéressés et disposés qu’on ne le pense à s’ouvrir à la nouveauté. Ne sont-ils pas constamment amenés à faire face à des populations changeantes d’élèves et de parents, à assimiler les propositions ou les injonctions émanant de la recherche, des autorités ou des associations, à répondre aux pressions socioculturelles, à s’adapter aux fluctuations conjoncturelles et budgétaires? Ne cherchent-ils pas d’eux-mêmes à rendre leur enseignement plus efficace, pour remplir leur contrat ou améliorer leur qualité de vie, ou simplement par plaisir et esprit de recherche?

Cela n’empêche pas le manque de cohérence à l’intérieur de l’édifice, le malaise général qui s’exprime au divers niveaux du système, le sentiment de gaspillage des énergies et des compétences, l’absence de sens construit collectivement pour aboutir à une ligne de conduite claire. Il est bien possible que la contradiction soit vraiment insurmontable entre, d’une part, le besoin politique de coordonner et de standardiser le système afin de rendre possible sa gestion et, d’autre part, le besoin d’autonomie des enseignants pour parer au plus urgent et s’engager dans un changement qui fasse sens pour eux. Mais il est clair aussi qu’il faut trouver une voie médiane entre approche collective et combat solitaire si l’on veut produire des changements qui modifient à la fois l’organisation du système et les pratiques dans les salles de classe.

4) Intensifier les liens

Pour dépasser le gaspillage des forces et des idées, il faut passer par la professionnalisation interactive des enseignants. L’objectif consiste à améliorer l’accès aux idées et aux pratiques d’autrui, en allant au delà des pratiques habituelles de formation, caractérisées par un dispositif asymétrique formateurs-enseignants. L’idée est plutôt de concevoir l’enseignant comme véritable praticien-chercheur qui, tour à tout, met en pratique, observe, réfléchit, transmet, forme, se forme, supervise, se fait superviser, exerce, assume le leadership, voire accepte celui de ces collègues, etc. Cela suppose qu’on abatte les "murs du privatif" (Joyce, 1990), qu’on dépasse le "chacun pour soi", qu’on aille vers une culture de la coopération, que ce soit au sein d’une équipe d’enseignants, ou face à l’extérieur, dans le sens du partenariat entre pairs, avec d’autres équipes pédagogiques et établissements, avec les institutions de formation, etc. Mais cela suppose également - et c’est probablement plus difficile encore - qu’on abandonne l’idée bien enracinée du "primus inter pares", qu’on dépasse la tendance au dénigrement immédiat de suggestions venant de collègues proches (selon le principe "nul n’est prophète en son pays"), qu’on développe curiosité et bienveillance (à ne pas confondre avec naïveté ou absence de sens critique).

5) S’initier à la pratique réfléchie

Dans la plupart des cas, la complexité du changement (Perrenoud, 1993 a,b) est sous-estimée par les acteurs concernés, qui pensent qu’il leur suffit d’agir selon le "gros bon sens". Or, s’engager dans une telle démarche confrontera très rapidement les acteurs à une série d’ambivalences et de paradoxes: avoir une vision claire et garder l’esprit ouvert; prendre l’initiative et déléguer le pouvoir à autrui; offrir du soutien et exercer une certaine pression; commencer petit et penser en grand; être efficace tout en étant patient et insistant; être orienté vers des objectifs explicites et être suffisamment flexible pour tenir compte du contexte et des besoins des acteurs; allier les stratégies de haut en bas et de bas en haut; faire l’expérience de l’humilité face à l’incertitude et se donner la satisfaction des vérités établies. Cette liste pourrait être allongée, complétée et modifiée en fonction du contexte, de la conjoncture, du problème posé. Contentons-nous de dire ici que ces dilemmes, ambivalences et paradoxes ne peuvent être éliminés ni dépassés par la simple pensée positive, ni par une démarche autoritaire, qui prescrirait les modes de faire et de penser. Au contraire: ils doivent être affrontés et analysés, grâce à un processus continu de confrontation entre théorie et pratique, impliquant tous les acteurs concernés. Divers auteurs (Argyris, 1990, Schön 1987, Altrichter & Posch, 1990, et al.) se sont penchés sur ce problème et ont montré une voie intéressante, en insistant sur une orientation vers une démarche reliant l’action et la réflexion sur l’action, afin d’aller vers davantage de systématisation et de méthode. Tout en insistant sur ce type d’approche, d’une importance centrale pour la professionnalisation du métier d’enseignant, nous soulignons qu’il importe de la relier à une action collective à l’échelle du système ou d’un sous-système. Le changement est avant tout une expérience personnelle dans un contexte social, mais elle doit être mise en commun, partagée entre les divers acteurs.

6) Échanger le "si..., alors" contre le "si…, je" ou le "si…, nous"

Le modèle rationnel du "si…, alors" s’est largement montré inefficace, du fait que les organisations ne fonctionnent que rarement selon le "wishful thinking" de ses acteurs. En outre, ce modèle renforce leur culpabilité, immobilisme et ambivalence face au pouvoir: ils attendront que l’autre agisse d’abord, qu’on leur donne des instructions et des agendas clairs, ainsi que des critères selon lesquels ils seront évalués, pour ensuite, aussitôt commencer à développer les mécanismes de défense, à envisager les stratégies pour échapper au contrôle, à évaluer leurs marges de manoeuvre.

Par contre, un comportement du type "si…, je" génère des participations du type "si…, nous". Le fait d’agir sur le changement en renforçant la recherche du sens - tant personnel que collectif - n’est évidemment pas un remède à toute épreuve pour échapper aux mécanismes cités, mais cela permet de combattre la stagnation, le burn-out, et le cynisme liés à la résignation (Huberman, 1990). Paradoxalement, le fait de compter sur soi-même dans une cause importante, tout en interagissant avec autrui, permet de construire le changement. Le sens et le changement sont construits de mille façons différentes. Les systèmes ne changent pas tout seuls: les acteurs modifient les systèmes par leurs actions.

Bibliographie

Altrichter, H. & Posch, P. (1990): Lehrer erforschen ihren Unterricht. Klinkhardt, Bad Heilbrunn.

Argyris, C. (1990): Overcoming organizational defenses. Boston: Allyn and Bacon.

Block, P. (1987): The empowered manager. San Francisco: Jossey-Bass.

Dalin, P. & Rolff, H.-G. (1990): Institutionelles Schulentwicklungsprogramm. Soester Verlagskontor, Soest.

Fullan, M. & Hargreaves, A. (1991): What’s worth fighting for? Working together for your School. Regional Laboratory for Eductional Improvement, Andover.

Fullan, M. & Stiegelbauer, S. (1991): The New Meaning of Change, Second Edition. Teachers College Press, Columbia University, New York and London.

Gather Thurler, M. (1993): Amener les enseignants vers une construction active du changement. In: Education et recherche, nº 2, pp. 218-235.

Gather Thurler, M. (1994): L'efficacité des établissements ne se mesure pas: elle se construit, se négocie, se pratique et se vit. In: Crahay, M. (Ed.): Problématique et méthodologie de l’évaluation des établissements de formation., Bruxelles, De Boeck, sous presse.

Gather Thurler, M. (1993) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires: au-delà du culte de l'individualisme? Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, Genève.

Huberman, M. (1990): The Social Context of Instruction in School, Article présenté au symposium "Tensions in Teachers' Culture, Career and Context", aux American Educational Research Association Annual Meetings, Boston. Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.

Joyce, B. (Ed.): (1990): Changing school culture through staff development. Alexandria, VA: Association for Supervision and Curriculum Development.

Louis, K.S. & Miles, M. B. (1990): Improving the urban high school. What works and why. Teachers College, Columbia University. New York & London.

Montelh B. (Ed.) (1993): Ainsi change l’école. L’éternel chantier des novateurs. Editions Autrement, Série mutations. Paris.

Perrenoud, Ph. (1993 a) L'organisation, l'efficacité et le changement, réalités construites par les acteurs, In: Education & Recherche, n° 2, pp. 197-217.

Perrenoud, Ph. (1993 b): L'école face à la complexité. Service de la recherche sociologique & Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, Genève.

Schön, D. (1987): Educating the reflective practiticioner. San Francisco: Jossey-Bass.

Strittmatter, A. (1992): Die Schule von morgen ist eine teilautonome, geleitete Schule. In: Beiträge zur Lehrerbildung, 10. Jhrg., Heft 1. pp. 5-19.