In : Plaquette éditée par la CROTCES à l'occasion de son 25e anniversaire.


 

 

 

Faut-il songer à une professionnalisation
du métier de chef d'établissement?

 

Monica Gather Thurler

1995


Le thème de la professionnalisation du métier d'enseignant est devenu familier aux associations professionnelles de chefs d'établissement. Ils sont doublement concernés: la professionnalisation du métier d'enseignant transformera les représentations et les pratiques pédagogiques de leurs collaborateurs, mais aussi les rapports sociaux et hiérarchiques dans l'établissement. Plusieurs auteurs (dont Rolff, 1993, Perrenoud, 1993, Bourdoncle, 1991, 1993) ont présenté la professionnalisation comme une alternative à une prolétarisation en train de gagner du terrain en raison de la tentation des systèmes éducatifs d'encadrer de plus en plus ses agents pour garantir une efficacité accrue de l'action éducative sans payer le prix d'une revalorisation des fonctions.

Paradoxalement, personne ne s'est encore demandé dans quelle mesure la prolétarisation pourrait également guetter le métier de chef d'établissement, alors que la tentation de les transformer en exécutants nantis de directives de plus en plus précises est aussi valable pour eux. Certes, aujourd'hui, leur fonction administrative les contraint à mettre en oeuvre des ordres venus d'en haut, ce qui les met souvent en mauvaise posture auprès d'enseignants récalcitrants. Ils ne sont donc pas des chefs d'entreprise; ils continuent cependant à jouir, auprès de la population et dans la plupart des cas auprès des enseignants, d'une respectabilité, d'une crédibilité et d'une autorité qui compensent en grande partie les difficultés liées à la complexité de la tâche, au stress, aux routines gestionnaires, au manque de temps empêchant de se consacrer aux tâches pédagogiques.

Or, ce statut relativement enviable pourrait être à la fois un avantage et un piège. Il représente un avantage parce qu'il permet d'envisager avec plus de sérénité la nécessaire redéfinition du métier, la perspective d'entreprendre une formation pour acquérir de nouvelles compétences de gestion ou de leadership. Il représente un piège, cependant, lorsqu'il permet d'éviter de réexaminer son identité professionnelle, de maintenir des pratiques gestionnaires et administratives qui ont pu résister aux réformes précédentes, mais qui sont actuellement remises en cause par la montée du discours sur la professionnalisation. Guy Pelletier (1994) écrit à ce sujet: "... Au royaume des professionnels, le ou la responsable de direction ne peut plus "commander", "diriger", "ordonner"; il ou elle doit "faire avec", "naviguer", "composer" ..."

Diriger un établissement devient un autre métier si les enseignants évoluent dans le sens de la professionnalisation, de l'analyse continue de leurs pratiques, d'une solide formation continue; s'ils refusent les activités routinières, mécaniques ou répétitives; s'ils se donnent une organisation forte et construisent une grande cohésion interne. Face à un tel corps enseignant, le chef d'établissement doit pouvoir développer à son tour des capacités relationnelles, des stratégies de gestion de groupes, des moyens de raisonnement, d'analyse, d'argumentation et d'animation. S'esquisse là un profil très différent de celui du chef qui doit constamment susciter, aplanir, encourager, pousser à entreprendre pour que quelque chose bouge. Et qui ne le fait que s'il a beaucoup d'énergie et accepte de se heurter aux pesanteurs et aux résistances au changement. On voit émerger, face à ce modèle, un leadership centré sur des transformations (Leightwood, 1992) qui n'ont plus pour seuls moteurs le chef d'établissement et quelques innovateurs marginaux. Le rôle de chef d'établissement devient alors:

Dans l'ensemble, le leadership centré sur les "transformations" suit la devise: "travailler plus intelligemment au lieu de travailler plus dur". Travailler plus intelligemment ne si-gnifie pas seulement travailler de manière plus détendue, mais également:

On le perçoit bien: la professionnalisation du métier d'enseignant exige celle du métier de chef d'établissement. Ce métier consistera dorénavant moins à gérer l'appareil administratif, ces tâches pouvant être déléguées en grande partie à des gestionnaires, voire à des secrétaires bien formées. Il s'agira dorénavant de savoir organiser le processus au lieu de l'imposer, de savoir offrir le soutien psychologique et méthodologique nécessaire, mener l'établissement d'un diagnostic commun, clarifier les objectifs, fixer des priorités, mettre en oeuvre le processus du changement.

Face à cette évolution, on peut se poser la question du rôle d'une association telle que la CROTCES, de sa participation active à la dynamique en cours, de sa prise de position, de sa volonté et de sa capacité de susciter et d'accompagner le changement. Sans doute, l'organisation de deux séminaires par année est-elle déjà un investissement considérable pour les membres d'une association qui, par ailleurs, ne manquent pas d'occasion de participer à des formations, à des groupes de réflexion, à progresser grâce à des lectures personnelles, etc.

Je suis bien placée pour mesurer les efforts importants qui ont été investis, depuis plusieurs années, pour porter la CROTCES à un niveau de fonctionnement qui offre une contribution solide et sérieuse à la réflexion sur les pratiques, qui permette de construire des cadres théoriques, qui crée des liens avec le monde de la recherche et de la formation. Je pense néanmoins qu'il serait temps d'aller plus loin, de réfléchir de manière plus soutenue aux tâches des futurs chefs d'établissement, confrontés de plus en plus souvent à des enseignants qui évoluent dans le sens de la professionnalisation. La CROTCES pourrait prendre l'initiative de définir les règles du jeu, de réfléchir aux actions possibles, de procéder à la saisie des données nécessaires pour prendre des décisions fondées. Parmi les actions possibles, j'en entrevois un certain nombre qu'il faudrait évidemment examiner, compléter, redéfinir en fonction de la vision qu'on a des priorités:

Bibliographie

Bourdoncle, R. (1991) La professionnalisation des enseignants: analyses sociologiques an-glaises et américaines, Revue française de pédagogie, n° 94, pp. 73-92.

Bourdoncle, R. (1993) La professionnalisation des enseignants: les limites d'un mythe, Revue française de pédagogie, n° 105, pp. 83-119.

Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires: au delà du culte de l'individualisme?, Revue Française de Pédagogie, nº 109 (à paraître).

Gather Thurler, M. (1993) Renouveau pédagogique et responsabilités de la direction de l'établissement. In: Actes du Colloque franco-suisse de l'AFIDES, Le directeur/la directrice d'établissement scolaire et le renouveau pédagogique", Morges (Suisse)

Leightwood K.A. (1992) The Move Towards Transformational Leadership, Educational Leadership 49, 2, pp. 8-12.

Pelletier, G. (1994) Piloter une innovation ou... l'art de gérer l'inutile. Texte d'une contribution lors du symposium "Gestion scolaire et innovation", aux Rencontres internationales du Réseau Education Formation (REF), Louvain-La-Neuve, 12-14 septembre 1994.

Perrenoud, Ph. (1993 c) Le métier d'enseignant entre prolétarisation et professionnalisation: deux modèles du changement, Genève, Service de la recherche sociologique & Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, 17 p.

Rolff, H.-G. (1993) Wandel durch Selbstorganisation. Institut für Schulentwicklungsforschung, Juventa Verlag, Weinheim und München.

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