In : Journal de l'Enseignement Primaire, Genève, nº 54, pp. 10-12


 

 

 

L’exercice d’une profession exige-t-il
une coopération régulière ?

 

Monica Gather Thurler

1995


1. Savoir travailler efficacement ensemble

2. Savoir faire face aux résistances, obstacles et paradoxes de la coopération

Bibliographie


En reprenant les critères de Lemosse* on s’aperçoit que la coopération n’est pas nécessairement un élément central de la définition d’une profession. En effet, cette définition laisse dans le flou la question de savoir si l’exercice du métier est mieux garanti par des combattants solitaires ou par des gens travaillant ensemble. Un seul des critères fait référence au groupe professionnel, en parlant d’une "activité régie par une forte organisation et une grande cohésion internes". Mais l’appartenance à une corporation n’implique pas une coopération professionnelle au jour le jour. Médecins, avocats, architectes, chercheurs, créateurs ne travaillent pas systématiquement ensemble. Ils travaillent même chacun pour soi, qui dans son cabinet, qui dans son bureau, pour se retrouver de temps à autre dans le cadre de congrès, de rencontres organisées par leur corporation, de groupes informels, ou de projets communs de recherche et de développement.

Il y a des raisons de penser que l’efficacité du professionnel n’est pas systématiquement plus grande s’il coopère au sein d’une équipe. Pour décider de trépaner un accidenté de la route qui risque une hémorragie cérébrale, pour défendre une cause difficile devant le tribunal, pour peaufiner un projet de construction, pour interpréter une analyse biochimique, le médecin, l’avocat, l’architecte et le chercheur se trouveront souvent seuls, sans recours à des collègues, compte tenu du moment de la journée, de l’urgence de la tâche, du prestige, des revenus ou des responsabilités personnelles en jeu. S’ils travaillent au sein d’une équipe, celle-ci sera d’ordinaire pluridisciplinaire: en tant que spécialiste, chacun assumera seul ses responsabilité dans son domaine d’expertise.

Face à leurs élèves, les enseignants se trouvent également seuls, la plupart du temps, à l’exception de quelques dispositifs de formation ayant introduit le team-teaching et le décloisonnement. Dans la plupart des systèmes scolaires, ils fonctionnent comme individus, et cherchent, en tant que tels, à améliorer leur pratique. Certains résultats de recherches, dont ceux de Staessens (1991), Perrenoud (1993), suggèrent même qu’il vaut mieux être efficace tout seul que faire partie d’une équipe pédagogique sans âme ni cohérence…

Lorsqu’on interroge les enseignants sur l’efficacité du travail en groupe, ils sont généralement assez critiques: ils évoquent l’absence d’animation, (qui entraîne) une mauvaise gestion du temps, la difficulté de s’en tenir à l’essentiel, le fait que la plus grande partie des réunions est consacrée aux questions administratives, l’incapacité de prendre des décisions concertées, etc. Ils préfèrent souvent d’autres formes de coopération, notamment la conversation dans un réseau informel, comme façon économique de résoudre les problèmes et d’obtenir un minimum de soutien (Huberman, 1983, 1988; Niais, Southworth & Yeomans, 1989; Gather Thurler, 1992 a). Ces solutions spontanées suffisent à éviter le sentiment d’isolement et à partager les responsabilités face aux difficultés du métier, sans pour autant tomber dans la lourdeur des réunions réunissant l’ensemble du corps enseignant. Ne pourrait-on alors se contenter d’affirmer qu’à l’instar d’autres professions, il suffirait que les enseignants soient bien préparés à faire leur travail dans le cadre de leur classe, qu’ils suivent des cours de perfectionnement lorsque cela s’avère nécessaire, qu’ils se tiennent au courant des nouveautés pédagogiques, didactiques et méthodologiques? Pourquoi alourdir leur tâche au sein de l’établissement? Pourquoi imposer une coopération dont la plupart ne veulent pas? Pourquoi se disperser dans des réunions de groupe? N’est-il pas plus simple et plus réaliste de renforcer la responsabilité individuelle des enseignants face à leurs élèves, de leur donner les outils nécessaires pour mieux gérer leur classe, de réduire les réunions avec leurs collègues au strict nécessaire, de dégager un maximum de temps pour la programmation didactique individuelle, d’éviter les interminables négociations dues aux divergences d’objectifs, aux conflits d’opinions, aux rapports de force?

Contre cette tentation et ce mythe de "l’individualisme efficace", aussi compréhensibles soient-ils, je soutiendrai que la coopération intensive fait partie de la profession enseignante si on la souhaite à la hauteur des enjeux. Les entraides occasionnelles, les conversations de salle des maîtres, les "trucs qu’on se passe" ne suffisent pas pour venir à bout des problèmes que pose le métier, soit dans le quotidien, soit dans la gestion à moyen et à long terme. Ainsi, lorsqu’il doit réorganiser sa classe pour tenir compte de l’arrivée de plusieurs enfants migrants, l’enseignant peut tenter de gérer ce problème tout seul. Il peut aussi faire appel à des intervenants externes ou demander des "tuyaux" à un collègue qui a vécu ou est en train de vivre une situation semblable. Il peut encore présenter le problème lors d’une réunion à la salle des maîtres, pour s’entendre dire qu’il n’est pas le seul et que chacun porte sa croix, ou, dans le meilleur des cas, pour recevoir l’expression de l’empathie de ses collègues. Il est seul, néanmoins, pour décider d’alléger le programme ou d’aménager l’évaluation pour ces élèves, afin de leur laisser le temps de s’adapter. Seul pour affronter les parents, pour se défendre face à l’inspecteur, seul, en fin de compte, pour décider de se battre ou de laisser tomber. A la fin de l’année, lorsqu’il s’agira de décider de la promotion ou du redoublement de ces élèves, il se retrouvera seul à prendre les risques. Seul, mais pas indépendant, car il sait que ses collègues vont hériter de ses élèves et qu’on ne lui pardonnerait pas de trop grands écarts à la norme (Hutmacher, 1993). Pour créer des solutions à la mesure du problème de l’accueil simultané de nombreux enfants migrants, ne sachant pas la langue de l’enseignant, d’origines diverses, parfois très peu ou pas du tout scolarisés, il faut inventer des dispositifs qui dépassent la classe et exigent la mise en commun des forces, des espaces, des talents de plusieurs enseignants, bref l’émergence d’une véritable coopération au sein de l’établissement.

On pourrait multiplier les exemples pour montrer que la réalité à laquelle les enseignants sont confrontés appelle la coopération, plus souvent sans doute que dans d’autres métiers. Le médecin, l’avocat, le chercheur sont moins dépendants les uns des autres, alors que les enseignants sont "embarqués dans la même galère", une école de quartier, avec des familles qui ont plusieurs enfants, des élèves qui suivent leur scolarité en passant d’un enseignant à l’autre. En dépit des mille et une raisons qui plaident pour l’individualisme, l’enseignant, s’il veut affronter les vrais problèmes, ne peut échapper à la coopération, parce qu’il travaille dans un champ où son action est constamment et fortement dépendante de l’action des autres.

Reste à préciser à quel niveau cette coopération est requise. Elle peut représenter, dans sa forme la plus simple et modeste, une forme de cohabitation pacifique (Gather Thurler, 1992b) entre les membres du groupe, qui définissent clairement les territoires et les tâches des uns et des autres, qui conviennent d’un certain nombre de règles de jeu permettant d’éviter les conflits et les confusions de rôles, de dépasser l’isolement et de garantir un bon climat et un certain bien-être des divers acteurs. Sous sa forme la plus complexe et exigeante, la coopération peut résulter d’une longue négociation, qui aboutit à un contrat, avec des objectifs communs et l‘organisation correspondante. Il ne s’agit pas ici uniquement d’un aménagement "pratique", au sens d’une meilleure répartition des tâches et d’une clarification des rôles, mais au contraire, d’une prise de conscience et d’un parti pris. Une conscience que travailler ensemble permet d’avancer autrement que de travailler chacun pour soi, permet d’autres confrontations, d’autres ambitions, d’autres formes d’échange. Le parti pris de faire avancer l’ensemble des personnes concernées, de profiter au maximum de l’apport de chacun, de former un tout, avec des valeurs, croyances et objectifs partagés, régulièrement rediscutés et mis à jour.

Pour devenir une véritable profession, le métier d’enseignant pourrait par conséquent s’approcher de ces formes exigeantes de coopération, les incorporer progressivement à la culture professionnelle de la majorité des enseignants. Face à un problème complexe, lorsque chacun mesure sa propre incompétence ou du moins ses limites, il deviendrait facile d’admettre qu’il vaut mieux coopérer que tâtonner seul dans son coin, partager les risques et périls, se constituer en équipe efficace, au moins le temps de surmonter le problème en cause.

A la question de savoir si "l’exercice d’une profession exige une coopération régulière?", je réponds donc clairement par l’affirmative, du moins pour ce qui concerne l’enseignement.

La coopération passe par une attitude et une culture, mais exige aussi des compétences. J’en distinguerai deux, étroitement complémentaires:

1. Savoir coopérer efficacement et passer d’une "pseudo-équipe" à une véritable équipe.

2. Savoir percevoir, analyser et combattre les résistances, obstacles, paradoxes et cul de sacs liés à la coopération, savoir s’auto-évaluer, porter un regard compréhensif sur un aspect de la profession qui n’ira jamais de soi, vu sa complexité.

 

1. Savoir travailler efficacement ensemble

Il ne s’agit pas seulement d’un autre mode de faire, c’est aussi un autre mode de penser. Durant leurs diverses phases de socialisation - en famille, durant leur propre scolarité, durant leur formation, durant les premières années d’insertion dans un établissement - les enseignants sont avant tout préparés à la perspective d’assumer individuellement leurs responsabilités face aux problèmes qu’ils rencontreront. En outre, ils sont quotidiennement confrontés à une culture organisationnelle qui, tout en prônant aujourd’hui le travail en groupe, accorde très explicitement la priorité aux performances individuelles, tant pour les maîtres que pour les élèves. On ne tient compte de l’équipe qu’en second lieu, on la considère comme une "cerise sur le gâteau". Pensons par exemple au système du salaire au mérite, à l’évaluation individuelle de l’enseignant par l’inspecteur, aux horaires, qui ne favorisent guère la coopération, aux plans d’études qui sont soit trop explicites, soit trop restrictifs pour pousser les enseignants à se mettre ensemble et à définir une voie commune. La plupart des enseignants valorisent les capacités individuelles, tout en voyant d’un mauvais oeil ceux qui sortent trop nettement du rang! Cette attitude l’emporte sur l’idée que "Tous sont dans le même bateau" ou que "Si l’un échoue, tous échouent avec lui".

Même lorsqu’ils sont convaincus de la nécessité de coopérer, la bonne volonté ne suffit pas. En passant en revue les diverses écoles que je connais et en me référant à des recherches récentes sur les équipes efficaces (Katzenbach & Smith, 1993, et al.), deux constats s’imposent:

a) dans beaucoup de cas, les connaissances actuelles en matière de formes efficaces de coopération font défaut;

b) lorsqu’elles sont présentes, elles ne sont pas systématiquement mises en oeuvre.

Voici quelques-unes des caractéristiques des équipes efficaces. Elles paraissent des conditions de base à mettre en place pour travailler ensemble.

 

Quelques éléments évidents

Exigences élevées

Le succès d’une équipe dépend davantage de la poursuite commune d’un standard élevé de performance que d’activités favorisant la dynamique de groupe, d’incitations particulières ou encore de responsables charismatiques. On constate souvent que les équipes efficaces se sont constituées sans soutien de la part des autorités. Inversement, des équipes "potentielles", sans de telles exigences, ne parviennent pas à devenir de véritables équipes.

 

Conditions-cadres adéquates

La composition équilibrée de l’équipe, les compétences complémentaires de ses membres, leur unité de vue dans l’approche pédagogique et par rapport aux finalités, la répartition des responsabilités sont autant de conditions d’un fonctionnement efficace. Lorsque l’une d’elles fait défaut, l’équipe risque de "s’égarer". Malgré cela, la plupart des équipes négligent un ou plusieurs de ces facteurs.

 

Vision commune des moyens pour parvenir aux buts

A l’intérieur d’une école, on peut être performant de manière très différente et à des niveaux divers. On peut, par exemple, coopérer au développement d’un projet global (par exemple, la mise en place d’une pédagogie différenciée), à une démarche pédagogique (par exemple, l’amélioration de la capacité de lecture à tous les degrés) ou à une production (par exemple d’une pièce de théâtre), ou encore viser une meilleure gestion (clarification des tâches de l’équipe de direction). Souvent, les équipes ne perçoivent que quelques-unes de ces possibilités de coopération et perdent ainsi de multiples occasions de se renforcer.

Importance accordée à la responsabilité collective

Nous nous sentons mal à l’aise lorsque notre avancement (sur le plan de l’apprentissage, ou sur celui d’une promotion à l’intérieur du système) dépend d’autrui. On pense volontiers "qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même". La simple idée de partager des responsabilités et des objectifs avec autrui met mal à l’aise, fait peur, et déclenche des mécanismes de défense de toutes sortes: peur d’être jugé ou mal compris, peur que l’autre ne sache pas entendre, écouter, voir… Les équipes efficaces ont surmonté ces parti pris individualistes et acceptent que la responsabilité soit également collective.

Des caractéristiques moins connues

A côté de ces éléments qui sautent aux yeux, il existe d’autres qui sont moins faciles à repérer.

Pas de nombrilisme coopératif

Les meilleures équipes accordent davantage d’importance à la résolution de problèmes qu’à leur fonctionnement en tant qu’équipe. Le rôle du "leader" est moins central, du fait que les membres de l’équipe se relaient dans l’animation et dans la gestion. Pour de telles équipes, l’équipe et le travail d’équipe ne se situent pas au même niveau de préoccupation: on ne s’attache pas d’abord à "devenir une véritable équipe", on poursuit un objectif commun, qui a du sens pour chacun des membres de l’équipe et justifie leur coopération.

Un cadre de référence commun

Les équipes efficaces ne réinventent pas à leur échelle le système scolaire et la politique de l’éducation, elle s’inscrivent dans le cadre d’objectifs généraux mais ambitieux, s’attachent à les spécifier et surtout à les atteindre à leur manière. On aurait donc tort de croire qu’on rend les équipes plus efficaces en les invitant à formuler des projets à leur guise, sans mettre en place un cadre de référence plus large et un dispositif concerté qui oblige les équipes à rendre compte de leur démarche, à s’auto-évaluer en fonction de critères explicites et à introduire les régulations nécessaires.

Les représentants de la hiérarchie perçus comme des partenaires

Les équipes efficaces ont une attitude peu compliquée, émancipée et confiante face à la hiérarchie, aux structures et aux processus formels. Plutôt que les combattre, elles les intègrent, les reconnaissant en tant qu’éléments-noyaux de l’organisation à laquelle elles appartiennent et ne les mettent en question que lorsqu’ils font obstacle au développement en cours. Les équipes efficaces sont le meilleur terrain pour intégrer les nouveaux principes pédagogiques: elles les analysent, les confrontent au contexte, les adaptent en faisant sauter, si nécessaire, les limites structurelles. Ceux qui considèrent les équipes comme alternatives aux structures hiérarchiques n’ont pas compris qu’elles en dépendent en tant qu’éléments de coordination, de facilitation et de feed-back.

Leadership coopératif

Les équipes efficaces réussissent à intégrer de manière naturelle les compétences individuelles et l’apprentissage collectif. Si elles réussissent là où d’autres échouent, c’est parce qu’elles parviennent à traduire des objectifs à long terme en situations-problèmes, qui seront résolues en exploitant les compétences existantes - et, si nécessaire, en développant les compétences requises pour accomplir la tâche. Les idées nouvelles - déviantes, dérangeantes, insolites - sont acceptées, reprises sans complexes, appliquées et adaptées au contexte; leurs effets sont ensuite évalués. Cette démarche va bien au delà de simples échanges de trucs et de recettes, elle s’inscrit dans une logique de résolution de problèmes, qui fait appel à la créativité et à la participation de chacun. Il s’agit d’accepter qu’on ne peut pas être le meilleur à chaque moment, qu’il ne sert à rien de réinventer constamment la roue, que l’idée de l’autre, reprise et adaptée, peut être plus efficace qu’une longue recherche en solitaire, qu’on peut apprendre et se développer chacun pour soi aussi bien que tous ensemble.

L’action commune pour mieux agir

Les équipes efficaces se perçoivent en tant qu’unités opérationnelles prioritaires dans le fonctionnement du système scolaire. Pour faire face aux problèmes qui dépassent la capacité de jugement et d’action des individus isolés, aux problèmes qui exigent rapidité de réaction, qualité d’analyse et adaptation différenciée aux besoins des usagers, les équipes efficaces ont conscience d’être le niveau adéquat de saisie et de traitement du problème. Elles savent que l’action commune sera possible et utile, elles savent évaluer leurs moyens et si nécessaire les développer, ou rechercher de l’aide, tant pour analyser que pour résoudre le problème.

Une grande hétérogénéité

La plupart des écoles sont très loin de réunir toutes ces caractéristiques. Plusieurs auteurs (Staessens, 1991, 1993, Hargreaves, 1992, Dalin et Rolff, 1992) ont décrit les diverses cultures de coopération existantes. On connaît les deux extrêmes: d’un côté, l’individualisme-roi des "combattants solitaires" et fiers de l’être; et de l’autre, les "professionnels", voire les drogués de la coopération. Entre deux, on trouve des graduations diverses dans la qualité de la coopération: les établissements fragmentés, voire "balkanisés", les établissements de type "grande famille", dont la raison de vivre est la convivialité et l’union face à l’extérieur, et, enfin, les établissements qui se comportent comme une grande équipe pour la durée d’un projet, dans une sorte de "collégialité contrainte" qui prendra fin en même temps que le projet (Gather Thurler, 1994).

Un idéal inaccessible?

Comment se comportent ces divers types d’équipes devant un événement, par exemple l’augmentation annoncée des effectifs? Face à la perspective de se trouver à la rentrée, comme ses collègues de l’école, avec un effectif de 27 élèves en classe primaire, un enseignant ne peut, s’il réagit individuellement, que se lamenter, revenir à des méthodes plus traditionnelles ou s’éreinter à différencier au maximum pour maintenir ses exigences. Dans une pseudo-équipe, on clamera que "l’union fait la force" et on enverra une lettre de protestation à l’autorité, en développant les diverses raisons pour lesquelles l’école devrait être moins durement touchée que celle d’à côté, compte tenu du nombre d’élèves défavorisés qu’elle accueille, de la présence d’enseignants débutants ou de tout autre argument. On peut même aller jusqu’à la grève pour manifester son désaccord de manière publique.

Dans une véritable équipe, on ne sera pas heureux non plus de ce qui se passe. On cherchera le dialogue avec les autorités pour savoir quelles sont les raisons de la décision, quelles sont les possibilités de dérogation ou d’allégement. Mais face à la réalité, on mettra en oeuvre une série de solutions non conventionnelles, qui pourraient paraître impensables à d’autres enseignants: regroupement différent des élèves, décloisonnement, implication des parents, dosage différent entre enseignement magistral et travail individuel et en groupes, etc. En somme, les véritables équipes s’adaptent très bien aux défis. Par contre, une équipe potentielle ou une pseudo-équipe peuvent éclater face à de tels obstacles, se bloquer et ne plus savoir comment redémarrer.

Une enquête auprès des divers types d’écoles - même celles qui coopèrent dans le contexte d’un projet - montrerait que très peu correspondent totalement aux exigences d’une équipe efficace. On peut bien entendu se dire qu’il s’agit d’un idéal, par définition irréalisable, au vu de la complexité du système, des résistances des enseignants, du contexte sociopolitique, de la nature humaine, des particularités du métier…

Le défi consiste dès lors à rapprocher l’action commune et le développement de soi dans la spirale de la professionnalisation interactive (Gather Thurler, 1993 b) Depuis le début des années ‘80 , l’idée du développement scolaire comme processus continu à l’échelle de l’établissement avait déjà gagné du terrain. Il a cependant fallu une dizaine d’années, pour permettre de comprendre l’importance:

Depuis le début des années 1990, le discours sur la professionnalisation renforce l’idée de mettre les enseignants au centre même de leur propre développement. Or, ce processus ne peut avoir lieu individuellement, on ne se professionnalise pas tout seul, mais de manière interactive. Au contraire, la professionnalisation exige, de la part des enseignants, la capacité et la volonté de coopérer, pour une mise en commun des objectifs, pour une résolution commune des problèmes, pour une gestion commune des parcours de formation de leurs élèves, pour une construction commune du sens, pour une gestion commune des rapports avec les autorités et les instances externes.

Dans le cadre d’une coopération visant la professionnalisation interactive, on peut imaginer une large gamme de possibilités, allant de la forme la plus générale et banale (échanges ciblés, sur des sujets bien déterminés, pour donner et recevoir des idées et de l’aide) à la forme la plus spécifique et intensive, le travail en équipe. C’est évidemment sous cette deuxième forme qu’on aura les meilleures chances d’accélérer le processus de professionnalisation.

 

2. Savoir faire face aux résistances, obstacles et paradoxes de la coopération

J’ai montré, dans les deux sections précédentes, les compétences nécessaires pour savoir être efficace et pour savoir coopérer à bon escient. Mais il existe un autre problème: celui de l’équipe qui stagne, qui souffre du burn-out, qui n’avance plus, qui commence à s’effriter. Il existe des équipes qui fonctionnent bien jusqu’à l’arrivée d’un événement spécifique - par exemple l’entrée en fonction d’un nouvel inspecteur ou d’une nouvelle inspectrice - qui déclenche leur déclin.

Chacun de nous connaît les frustrations qui naissent et les leitmotivs qui se font entendre lorsqu’une équipe commence à tourner en rond:

Pour prévenir ce type d’obstacles et de blocages - ou pour les surmonter lorsqu’on s’y trouve confronté - il existe divers recours et instruments: séminaires de formation, évaluation externe, intervention d’experts, etc. Avant d’en arriver là, on peut aussi, plus simplement, commencer à réfléchir ensemble à un certain nombre de paradoxes qui sont inévitablement liées à toute action commune, qui la rendent difficile et souvent impossible si on les ignore.

 

Bibliographie

Dalin, P. & Rolff, H.-G. (1992) Changing the School: Towards à New Learning Organization. London: Cassel.

Gather Thurler, M. (1992 a) Les dynamiques de changement internes aux systèmes éduca-tifs: comment les praticiens réfléchissent à leurs pratiques. Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.

Gather Thurler, M. (1992 b) De l'organisation scolaire à la pratique pédagogique. Limites, mirages et perspectives de changement, Revue de l'Ecole Valdôtaine.

Gather Thurler, M. (1993 a) Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de l'innovation, Education & Recherche, n° 2, pp. 218-235.

Gather Thurler, M. (1993 b) Renouveau pédagogique et responsabilités de la direction de l'établissement, dans Actes du Colloque franco-suisse de l'AFIDES, Le directeur/la directrice d'établissement scolaire et le renouveau pédagoqique. Morges (Suisse).

Gather Thurler, M. (1994) L'efficacité des établissements ne se mesure pas: elle se construit, se négocie, se pratique et se vit, in M. Crahay (éd.) Problématique et méthodologie de l'évaluation des établissements de formation, Bruxelles, De Boeck, à paraître.

Hargreaves, A. (1992) Cultures of Teaching: A Focus for Change. In A. Hargreaves & M. Fullan (ed) Understanding Teacher Devleopment. New York: Teachers College Press, pp. 216-240.

Huberman, M. (1983) Répertoires, recettes et vie de classe: Comment les en-seignants utili-sent l'information, Education et Recherche, 5, 1, 157-177.

Huberman, M. (1988) Teacher Professionalism and Workplace Conditions. Article présenté durant le Holmes Group Seminar: Conceptions of Teachers' Work and the Organization of Schools. Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.

Huberman, M. (1990) The Social Context of Instruction in School, Article présenté au sym-posium "Tensions in Teachers' Culture, Career and Context", aux American Educational Research Association Annual Meetings, Boston. Genève, Faculté de psy-chologie et des sciences de l'éducation.

Hutmacher, W. (1993) Quand la réalité résiste à la lutte contre l'échec scolaire. Genève, Service de la recherche sociologique, cahier Nº 36.

Katzenbach, J.R. & Smith, D. K. (1993) The Wisdom of Teams, Havard Business School Press, Boston.

Lemosse, M. (1989) Le "professionnalisme" des enseignants: le point de vue anglais, Recherche et formation, nº 6, pp. 57.

Nias, J., Southworth, G. & Yeomans, R. (1989) Staff Relationships in the Primary School: A Study of Organizational Cultures. London: Cassell.

Perrenoud, Ph. (1993) Travailler en équipe pédagogique: résistances et enjeux, Genève, Service de la recherche sociologique & Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.

Staessens, K. (1991) The professional culture of innovating primary schools. Nine case studies. Paper presented at the Annual Meeting of the AERA. University of Leuven, Belgium.


Note

Les critères de Lemosse (1989) sont les suivants:

(a) l'exercice d'une profession implique une activité intellectuelle qui engage la responsabilité individuelle de celui qui l'exerce;

(b) c'est une activité savante, et non de nature routinière, mécanique ou répéti-tive;

(c) elle est pourtant pratique, puisqu'elle se définit comme l'exercice d'un art plutôt que purement théorique et spéculative;

(d) sa technique s'apprend au terme d'une longue formation;

(e) le groupe qui exerce cette activité est régi par une forte organisation et une grande cohésion internes;

(f) il s'agit d'une activité de nature altruiste au terme de laquelle un service pré-cieux est rendu à la société.

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