In : Journal de l'Enseignement Primaire, 1995, Nº 54, pp. 20-22.


 

 

Une coordinatrice, pour quoi faire ?

 

Monica Gather Thurler

1995


Lorsque cette édition du Journal de l’Enseignement primaire paraîtra, une quinzaine de jours se seront déjà passés depuis mon entrée en fonction en tant que coordinatrice pour la recherche et l’innovation dans le cadre de l’enseignement primaire. J’aurai, au moment où vous lirez ces lignes, rencontré un certain nombre d’enseignants, de cadres, de formateurs pour parler de la rénovation, j’aurai perçu de plus près les espoirs, les résistances, les soucis, les questions des uns et des autres. J’aurai aussi participé au Forum du 23 novembre, interviewé les premiers candidats pour le GRI, participé à la rédaction de l’appel d’offre pour les projets d’innovation, rencontré peut-être les premières écoles intéressées. Je serai donc, plus qu’aujourd’hui, en mesure de me faire un avis sur la démarche en cours, au delà des choses déjà dites, de contribuer à la réflexion "de l’intérieur", sans être prise tout à fait pour une collègue, mais vue du moins comme quelqu’un de solidaire de la rénovation sans être aveugle aux difficultés de l’entreprise.

Peut-être, avant de rencontrer tous ceux qui deviendront peu à peu mes interlocuteurs, est-il utile, en guise de présentation, de faire part de quelques réflexions personnelles à propos de mon rôle dans la rénovation, de ce que je pourrai offrir pour contribuer à sa réussite, des pièges que je tenterai d’éviter, du soutien sur lequel j’espère pouvoir compter.

La manière dont je perçois mon rôle

"Coordinatrice pour la recherche et l’innovation": une fonction nouvelle, peu familière, qui peut donc paraître à la fois menaçante et vide. Mon cahier des charges précise mon rattachement à la Direction de l’enseignement primaire, avec laquelle je vais travailler très étroitement et ma mission générale:

Cela permet-il de vraiment comprendre de quoi mon job sera fait? Le passage du document bleu concernant le Groupe de recherche et d’innovation (GRI, pp. 18-19) apporte davantage d’éléments concrets. Le rôle du GRI sera notamment

"...de soutenir les écoles engagées dans un projet d’innovation, de créer des relations entre elles et avec le reste du système, de les mettre en contact avec des centres de formation et de ressources, de les aider à définir, évaluer, faire évoluer leur projet, de coordonner les efforts, de faciliter la formulation des acquis et leur diffusion à l’ensemble de l’enseignement primaire."

Tout un programme! Mon rôle principal sera d’être l’animatrice de ce groupe, qui deviendra l’interlocuteur des dix écoles qui s’engageront dans des projets d’innovation depuis la rentrée d’août 1995. La collaboration commencera avant le dépôt des candidatures, le GRI aidant les écoles qui le désirent à formuler et à négocier un projet acceptable. Ensuite, la collaboration se poursuivra tout au long de la période d’exploration intensive des trois axes de la rénovation.

Si je devais résumer, je mettrais donc l’accent sur quatre points:

Durant les quatre ans à venir, ces divers rôles me mettront en contact avec les écoles en innovation, mais aussi avec les autres, celles qui développeront un projet de réflexion ou simplement suivront avec attention le progrès de la rénovation. Je collaborerai durant ces années avec tous les professionnels concernés, en respectant leurs compétences, sans me substituer à eux, mais en les invitant fermement à unir leurs actions pour faire réussir la rénovation. Une partie de ma tâche consistera à participer aux travaux du groupe de pilotage, à animer le GRI, à rencontrer les conseils, commissions, services et autres instances qui auront, d’une façon ou d’une autre, à contribuer à l’avancement de la rénovation. Mais j’espère avant tout parler avec les personnes impliquées, quels que soient leur statut et leur opinion.

Mes raisons de m’intéresser à ce job

Je n’ai pas déposé ma candidature pour trouver une planque confortable: ce ne sera pas un travail de tout repos! Je ne rêvais pas d’un poste hiérarchiquement bien situé. La coordination n’a d’ailleurs aucune coloration hiérarchique, les inspecteurs et les chefs de service conservent toute leur autorité. Je n’éprouve pas par ailleurs un plaisir particulier à me torturer face à des missions impossibles. J’ai décidé de m’intéresser à ce job pour trois raisons:

Mes limites et mes atouts

Certains doutent que je puisse contribuer à la rénovation sans avoir jamais enseigné à l’école primaire. Il est vrai qu’enseigner à l’Université depuis des années, ce n’est pas pareil. Que je ne sois pas enseignante primaire ne veut pas dire cependant que je n’ai jamais mis mes pieds dans des classes primaires. J’y ai au contraire passé beaucoup de temps, notamment dans le cadre de projets de recherche-action ou d’innovation centrés sur la lutte contre l’échec scolaire et la différenciation. J’ai aussi travaillé avec de nombreuses équipes pédagogiques, dans le primaire comme dans le secondaire, accompagné des projets d’établissement, animé des formations continues très orientées vers le métier d’enseignant, la gestion de classe, l’évaluation formative. S’il est vrai que je n’ai pas une formation d’enseignante, je crois pouvoir dire que le parcours que j’ai suivi m’a familiarisé avec les pratiques pédagogiques les plus diverses, comme psychologue scolaire, responsable du soutien pédagogique dans la Scuola Media tessinoise, coordinatrice du projet suisse SIPRI sur l’évaluation, animatrice de projets d’innovation dans l’enseignement primaire ici ou là. Je n’arrive donc pas avec une immense naïveté, celle qu’on prête aux théoriciens qui refont la pédagogie dans un fauteuil. Je suis, depuis des années, presque chaque semaine, dans des écoles, pour observer, interviewer et travailler avec des enseignants et des équipes pédagogiques. J’apporte simplement dans le dialogue d’autres représentations de l’école, qui m’amènent souvent à percevoir les choses sous un autre angle.

Ces différences vont-elles empêcher le travail en commun? Je ne le pense absolument pas. Au contraire, mon expérience m’a convaincue que la différence fait avancer, que le désaccord est mobilisateur, pourvu qu’ils s’expriment dans un espace d’estime mutuelle et de projet commun. C’est là que je situe une de mes forces: savoir écouter, aider à expliciter, à mieux comprendre les dynamiques sous-jacentes, à analyser, à élaborer des solutions concertées, aller en profondeur pour mieux saisir les blocages, pour faire émerger des idées nouvelles, dédramatiser et rire s’il le faut… Je pense que la formation psychosociologique que j’ai reçue m’a aidée à développer des compétences dans ce sens. Mais peut-être le sens de l’humour et le plaisir du partage ont-ils autant d’importance.

Sur le plan professionnel, un changement d’identité ne me semble donc pas requis pour faire mon travail. Je pense en revanche, que le projet exercera une influence importante sur ma vie personnelle, grâce aux rencontres, au processus de réflexion et de changement dans lequel nous allons nous engager. Pour cette raison, je pense que je serai transformée par la rénovation. J’espère que ce changement concernera tout le monde, chacun dans son poste, dans son rôle, dans sa fonction, et qu’il ira pour tous dans le sens d’une plus grande maîtrise et d’une plus forte identité.

Mes craintes et mes espoirs

Sans doute le poste auquel j’accède m’amènera-t-il à situer la rénovation au centre de mes préoccupations. Je cours alors le risque de vouloir la faire réussir à tout prix, envers et contre tous. Proche de Genève, j’ai, au cours des derniers mois, entendu ou lu les réactions d’un grand nombre d’enseignants et d’autres acteurs du système. Je comprends que certains craignent la disparition du groupe-classe ou une école à deux vitesses. Mais cela dépend de ce que nous ferons du projet. J’entends qu’on soupçonne le groupe de pilotage ou la direction de disqualifier les sceptiques en parlant de peur du changement. Mais pourquoi ne pas parler de la peur? Elle est souvent légitime. Et pourquoi ne pas reconnaître d’autres raisons de douter, dans une conjoncture démographique et budgétaire assez tendue? Je vois qu’un certain nombre d’enseignants estiment que la rénovation dénie leurs compétences, ne reconnaît pas leurs efforts, les accuse de manquer de professionnalisme. Pourquoi ne pas accepter qu’on a déjà beaucoup fait, à Genève, dans la lutte contre l’échec scolaire, mais qu’on peut aller plus loin, sans disqualifier personne?

Comment pourrait-on affronter sans certaines incertitudes la nécessité d’inventer un fonctionnement en équipe et en cycles pédagogiques qui bouleverse les modes de regroupement des élèves, les modalités d’évaluation des acquis? Mon travail ne consiste pas à nier les difficultés, mais au contraire à aider chacun à les nommer et à y travailler, en tentant d’éviter que les tensions à huis clos à l’intérieur d’une école ou à l’échelle du système provoquent des blessures ou des conflits. J’espère évidemment que tous y travailleront et sauront garder la tête froide devant la complexité

Si la rénovation ne suscitait aucune objection, aucun débat, cela voudrait dire qu’elle passe à côté des vrais problèmes. Dès qu’ils sont posés, on peut travailler avec. Sans pression qui paralyse, qui menace, qui oblige à se renier soi-même. Au contraire: j’espère qu’il sera possible de procéder à une construction commune d’une nouvelle représentation de l’école, de mettre en place les structures nécessaires, de développer les pratiques de manière à offrir une cohérence optimale, à gérer les parcours professionnels des uns et des autres de la manière la plus satisfaisante possible. Ce qui m’intéresse, c’est la possibilité de construire le changement avec tous les acteurs concernés, de partager les réussites et les déconfitures, de redéfinir, si nécessaire, les objectifs en cours de route, de développer de façon concertée des stratégies permettant de faire face aux problèmes qui se présentent. Afin que d’ici quelques années, nous puissions encore nous regarder en face, nous dire que nous avons profité de l’occasion de grandir encore un peu, en évitant de faire fonctionner le mécanisme du bouc émissaire, les habituels stratagèmes permettant de ne pas changer, la fuite en avant, l’obligation de sauver la face et de nier les difficultés ou les échecs….

Le temps de faire connaissance

J’aurais pu traiter plus en détail des trois axes de la rénovation, en faisant des suggestions, en donnant mon avis sur plusieurs problèmes qui préoccupent tous ceux qui hésitent à s’engager dans un projet d’innovation ou cherchent simplement à se faire un avis nuancé. J’ai préféré m’en tenir à quelques réflexions à la fois plus générales et plus personnelles.

J’ajouterai en guise de conclusion et de voeu: donnons-nous le temps de faire connaissance, pour construire ensemble une rénovation que le document bleu esquisse certes dans ses grandes lignes, mais dont la mise en oeuvre constitue un défi pour chacune et chacun de ceux qui partagent les grandes orientations.