In : Lettre d'Equipes et Projets, nº 10, janvier 1996, pp. 14 - 22


 

 

Dissidence et discordance :
lorsqu’une équipe avertie en vaut deux

 

Monica Gather Thurler

1995


Vivre sur la place publique

Le courage d'afficher sa différence

L'effet halo : son omniprésence et sa violence

L'introuvable objectivité

La coopération entre enseignants : un long chemin

Le mythe de la cooptation

La recherche du bouc émissaire est à double tranchant

L'impossible choix entre l'adhésion à une cause commune et le rassurant Alleingang

L'indispensable droit au tâtonnement et à l'erreur

Pour terminer : échapper à la pensée magique ? !


 

Plusieurs systèmes d’éducation ont opté pour désigner les établissements scolaires comme unités privilégiées du changement. L’idée sou-jacente consiste à leur accorder la possibilité et la liberté d’explorer - pour la plupart des cas à l’intérieur d’un plan cadre clairement défini - de nouvelles approches en matière de différenciation, d’évaluation, de travail d’équipe, de pédagogies alternatives, de modes de regroupement des élèves, etc. Souvent, cette autonomie va de pair avec un certain nombre d’avantages qui se concrétisent sous forme de quelques ressources supplémentaires accordées par le système : décharges pour pouvoir travailler et se former ensemble ; mise à disposition d’intervenants et formateurs, pour clarifier les concepts, pour rendre plus cohérente la méthode de travail adoptée, pour coordonner les actions des uns et des autres ; mise en place de réseaux d’échange, pour faire circuler l’information, pour animer le débat, pour faire connaître l’évolution des travaux.

Les équipes d’enseignants qui s’engagent dans une telle démarche sont en général assez conscientes que les avantages obtenus impliquent une contrepartie, en termes de transparence des démarches, de comptes à rendre, d’explicitation des intentions, sous forme d’écriture d’un projet, de définition des priorités et de leur mise en oeuvre. Ces exigences, même si elles imposent un important investissement en temps et en énergie, sont acceptées comme des " passages obligés " vers une reconnaissance officielle d’école en projet. L’idée générale étant qu’une fois les autorités convaincues, on pourra enfin progresser en paix, investir l’énergie dans le véritable travail pédagogique qui compte : oeuvrer à mettre en place, pour les élèves, un contexte d’apprentissage à la fois plein de sens, stimulant et susceptible de provoquer les apprentissages essentiels. Bien entendu, quiconque réfléchit au développement de l’école, ne peut qu’adhérer à cette démarche, comprendre qu’elle implique des tâtonnements, admettre qu’il peut arriver qu’on fasse des retours en arrière, accepter que les solutions parfaites n’existent pas.

Mais il convient d’aller un pas plus loin, de se défaire d’une part de naïveté, d’admettre qu’il ne suffit pas d’obtenir le feu vert des autorités scolaires, de se mettre d’accord sur un projet, de se lancer dans l’action. Pour la réussir, il convient d’être conscients qu’il existe des obstacles d’une autre sorte, d’ordre sociologique, psychologique, liés à une culture du changement qui n’est pas encore largement répandue. Je propose ici un premier inventaire de quelques problèmes auxquels tous ceux qui travaillent à changer l’école seront sans doute confrontés un jour ou l’autre. Rencontrer de tels problèmes peut arriver à toute école soucieuse de changer ses pratiques. Cela ne signifie pas d’emblée que cette école travaille mieux que les autres, mais cela ne signifie pas non plus qu’elle travaille moins bien !

Vivre sur la place publique

Une école se singularise lorsqu’elle décide de remettre en question et d’améliorer son approche pédagogique, l’évaluation et le suivi des élèves, la coopération entre les maîtres, ses relations avec les parents, bref, sa culture professionnelle. Une telle équipe d’enseignants modifie le fonctionnement ordinaire d’une école primaire, et cela se voit ! Elle participe à la discussion pédagogique, elle tisse des liens avec le monde de la recherche, elle cherche des appuis auprès des autorités scolaires, elle suscite l’inquiétude d’une partie des parents, relayée par la presse. Si bien qu’elle devient assez rapidement un point de mire, qu’elle se trouve fortement exposée aux regards extérieurs, donc aussi, souvent, aux critiques. Ce qui passe inaperçu dans une école moins visible devient matière à commentaire dans une école en flèche, plus encore si elle paraît représentative d’un courant de réforme. Il suffit qu’un enseignant claque la porte pour créer un micro-événement, qui oblige l’école à rendre publiques des différences et des divergences qui sont au moins aussi grandes dans une école plus anonyme, mais n’attirent pas l’attention. Cette " publicité " survient à un moment que l’école ne choisit pas et crée des tensions supplémentaires. Le système scolaire est depuis toujours exposé au jugement de l’opinion publique et chaque enseignant se soucie de sa réputation personnelle. Il s’agit aujourd’hui d’apprendre à apparaître en public comme un établissement, une équipe. Sur ce plan, les équipes d’enseignants sont pour la plupart assez démunies et l’écho donné par la presse à quelques problèmes internes engendre des blessures disproportionnées et fait regretter le temps où l’on pouvait travailler dans l’ombre, à l’abri du système.

Le courage d’afficher sa différence

La publicité met le monde scolaire en difficulté sur au moins un point central : elle étale, entre écoles et entre enseignants, des différences que l’opinion n’est pas prête à accepter, même à l’intérieur du corps enseignant. Au sein du système scolaire, les différences ne sont pas très bien vécues ; elles sont tolérées, rarement bienvenues. Pour l’administration, elles évoquent disparités et désordres. Pour les enseignants, elle suggèrent l’existence d’une hiérarchie d’excellence dans un monde de prétendus égaux. On sait pertinemment que telle enseignante est plus efficace que d’autres pour l’enseignement de la lecture, que tels collègues sont très forts pour mener des projets de recherche avec leurs élèves, que tel enseignant entretient des relations très réussies avec les parents, que tel autre a beaucoup de problèmes pour faire régner un minimum de discipline… Mais on préfère taire ces inégalités, pour ne pas donner prise à des comparaisons, voire à des phénomènes de marché. Et pour ne pas laisser entendre que ces différences tiennent, notamment, à l’investissement des personnes dans le métier, la formation continue, la coopération. Aucune profession n’aime les " gâche-métier ", ceux qui font mieux que les autres parce qu’ils ne comptent jamais leur temps et leurs efforts.

Ces difficultés s’accroissent lorsque les différences s’établissent entre écoles, entre équipes d’enseignants. Il est relativement aisé d’admettre les inégalités qui paraissent liées à la situation géographique, à l’architecture, au contexte socio-économique. Par contre, on hésite à reconnaître que, de deux écoles accueillant des élèves semblables, l’une est globalement plus efficace, que ses élèves apprennent au moins autant, voire plus que dans l’autre, tout en étant plus heureux, en devenant plus autonomes, avec un soutien plus actif des parents. Le reconnaître conduirait à penser que les enseignants de l’une sont globalement plus compétents, engagés, efficaces que ceux de l’autre…

Dans la mesure où ils autorisent et encouragent les écoles à trouver leur voie, les systèmes scolaires innovateurs incitent à la comparaison et obligent plus que jamais à rendre des comptes, alors même que chacun tâtonne. Il importe de trouver un moyen terme entre deux attitudes aussi peu propices au changement : la première consisterait à jouer les écoles les unes contre les autres, la seconde à nier que toute différence puisse être l’expression d’autre chose que de circonstances extérieures. Vouloir changer l’école, c’est reconnaître qu’on " peut mieux faire ". Si on y parvient, c’est au risque de se mettre en vedette et de s’attirer une certaine agressivité. Si on n’y parvient pas, l’ironie mordante vous guette : Alors, toutes ces belles idées pour en arriver là, à ne pas faire mieux que les autres !

L’effet halo : son omniprésence et sa violence

Nous connaissons ce phénomène qui fait partie des illusions perceptives dont nous sommes régulièrement victimes : à force de centrer notre attention sur un élément particulier, celui-ci prend une telle importance qu’il commence à contaminer tout ce qui l’entoure. L’effet halo peut, par exemple, amener telle enseignante à constater que ses collègues de l’école investissent beaucoup de temps dans le travail d’équipe et à en conclure qu’ils ne font que cela, qu’il faut sacrifier dorénavant tout son temps libre à la cause commune pour être accepté, aimé, admiré au même titre que les autres. Ce même effet peut amener tel autre enseignant à affirmer - de bonne foi - que dans cette école, on se laisse entièrement guider par les envies des enfants, sans tenir compte du fait qu’à certains moments, on les incite comme partout à travailler des notions et à acquérir des connaissances indispensables. L’effet halo peut également amener à idéaliser ou à disqualifier globalement certains collègues : celui ou celle à qui tout réussit, qui est toujours à la pointe des nouvelles méthodologies, qui est toujours disponible, qui a toujours tout lu, ou, par contre, celle ou celui qui ne participe jamais à rien, qui oublie toujours tout, qui communique mal, vient toujours en retard, à qui on ne peut jamais faire confiance…

L’effet halo peut opérer dans le sens positif tout aussi bien que dans le sens négatif, il peut faciliter, mais aussi obstruer les rapports au sein d’un groupe. En quelque sorte, il contribue à l’économie de la pensée, permet de se satisfaire d’un minimum de données pour montrer qu’on sait, qu’on a compris, qu’on a son mot à dire ; il empêche de se poser trop des questions : l’exception confirme la règle, donc on peut se fier à ses jugements. Nous connaissons tous l’effet Pygmalion en classe, nous connaissons tous l’effet des rumeurs qui circulent et nous faisons avec, tant que cela n’entame pas l’intégrité de la personne ou d’un groupe de personnes, tant que cela ne dégénère pas.

Or, la banalité de cet effet contraste avec la violence avec laquelle le vivent ceux qui le subissent. Pour cette raison, il importe d’y être attentif, de veiller à se procurer des informations suffisamment nombreuses et de procéder à des recoupements multiples pour éviter les jugements à l’emporte-pièce, les idéalisations qui ne permettent plus de voir les failles, les coups de coeur qui coûtent cher, les rejets qui blessent, la tentation d’avoir tout compris tout de suite.

L’introuvable objectivité

Nous avons tous l’exigence d’être objectifs, l’envie de pouvoir trancher, de prendre position en pleine connaissance de cause. Mais en même temps, nous savons également combien il est difficile de faire vraiment justice à tout le monde, de tenir compte du point de vue et des besoins de chacun. Dans une équipe composée d’une vingtaine d’enseignants, faut-il croire la majorité, ou accorder du crédit à la seule personne qui s’oppose aux décisions collectives, qui affirme son droit de faire autrement ? Dans le domaine de l’éducation, quand savons-nous vraiment qui a raison et qui a tort, quand pouvons-nous affirmer que quelqu’un a agi contre la raison ?

Depuis une vingtaine d’années, les sciences humaines ont mis fin au mythe de l’objectivité absolue, à la croyance qu’on peut mesurer exactement l’état des connaissances des élèves ou la qualité d’une école, ou encore à la conviction que les connaissances scientifiques peuvent fonder à elles seules une action parfaitement rationnelle. Ces travaux ont amené beaucoup de gens, dans l’école ou autour - enseignants, élèves, parents, autorités - à relativiser leurs propres certitudes pédagogiques, à comprendre que les façons efficaces de penser et de faire se construisent et se négocient dans chaque école, sur la base d’une forme de subjectivité partagée. Et qu’il importe que les acteurs élaborent et partagent leur propre vision de l’efficacité et la mettent en oeuvre avec cohérence, plutôt que de se conformer à un idéal de rationalité défini de l’extérieur. Cela ne veut pas dire que chacun doit réinventer la roue dans son coin, ni qu’on ne peut fonder les pratiques pédagogiques sur aucune connaissance fondamentale. Il y a évidemment des façons d’enseigner et d’évaluer plus proches que d’autres de ce qu’on sait aujourd’hui des mécanismes de la pensée et de l’apprentissage. Les mêmes sciences humaines ont aussi montré qu’on ne pouvait déduire l’action pédagogique de la théorie et qu’il y avait donc légitimement place pour un débat au sein d’une équipe pédagogique comme à l’échelle du système. En même temps, une école a besoin d’un certain consensus, à la fois pour assurer une cohérence de l’action éducative et pour que chacun ne soit pas traversé quotidiennement par des doutes paralysants. Comment trouver un équilibre entre pensée unique et culture commune ?

Cette problématique devient plus actuelle lorsqu’un des membres d’une équipe remet en question le fonctionnement et le credo pédagogique de l’ensemble. Cela peut amener une équipe pédagogique à exclure les dissidents et à gommer pour un temps les divergences entre ceux qui restent en place… Mieux vaudrait parvenir à réexaminer sereinement le tout, à négocier un nouvel équilibre. Mais dans un tel cas, il n’y a pas de recette, et la manière dont les choses se disent incite rarement à garder la tête froide. Il reste une certitude : le problème ne se résoudra pas en l’exportant vers l’extérieur. La solution ne peut se trouver que de l’intérieur, le cas échéant en faisant appel à une médiation externe.

La coopération entre enseignants : un long chemin

Les recherches sur les écoles efficaces l’ont largement démontré : les élèves apprennent mieux dans des écoles où les enseignants mettent en commun leurs expériences, dépassent leur tendance traditionnelle à l’isolationnisme et apprennent à travailler en équipe. C’est vite dit, mais pas si facilement fait. Cela demande une autre gestion du temps, des énergies personnelles, du matériel, de l’espace. La coopération s’apprend, elle nécessite l’élaboration commune d’une nouvelle vision du métier. Or, chacun n’y est pas prêt. Certains enseignants ne s’en cachent pas, en s’exclamant qu’ils ont choisi ce métier pour travailler avec des enfants et qu’ils ne sont nullement prêts à se voir condamnés à collaborer de plus en plus avec des adultes ! Ils disent qu’ils estiment prioritaire de centrer leur attention sur leur classe, en acceptant occasionnellement de collaborer à l’échelle de l’école, lorsqu’il s’agit de préparer une fête, une journée sportive, enfin à l’institution scolaire, souvent sous l’impulsion des autorités ou de leur association.

Lorsqu’intervient une rénovation, les enseignants doivent apprendre à faire face à cette nouvelle réalité où les trois niveaux - la classe, l’école, l’institution - commencent à interférer constamment, où il faut modifier ses pratiques dans le sens d’une coopération accrue. Cet apprentissage ne réussira pas d’un jour à l’autre, il faudra investir beaucoup de temps pour construire une image commune et partagée des finalités, oser s’exposer au regard de l’autre, faire l’expérience que céder ne fait pas perdre la face, apprendre à dire, écouter, cohabiter, coexister, apprendre la confiance, en dépit des conflits, des désaccords, des blessures, des multiples occasions de la retirer.

Le mythe de la cooptation

Une des exigences des équipes pédagogiques qui cherchent à améliorer leur fonctionnement, consiste à réclamer le droit de choisir leurs nouveaux membres, en cas de départ d’anciens collègues, ou en cas d’élargissement de l’équipe. Cette exigence est d’autant plus forte que l’équipe a mis en place une structure de coopération qui augmente l’interdépendance entre les uns et les autres, prévoit une répartition des tâches, demande une responsabilité partagée par apport aux parcours de formation des élèves.

Les autorités ont été sensibilisés à ce souci et ont tendance à répondre favorablement à ce type de demande. Les candidats qui postulent pour le poste d’enseignant dans une équipe bien démarquée sont, pour leur part, convaincus qu’un stage préliminaire qui a bien fonctionné, que le fait de connaître quelques futurs collègues de cette équipe, ou encore le plaisir de coopérer avec des enseignants qui poursuivent des idéaux identiques soient des garanties suffisantes pour une insertion réussie, qui ouvre des perspectives gratifiantes et porteuses d’évolution professionnelle.

Les acteurs concernés ont souvent tendance à oublier qu’un système est plus que la somme de ses parties, que l’introduction d’un nouveau maillon dans un réseau de relations va détruire d’anciens équilibres, souvent difficilement atteints, et qu’il faudra investir une grande énergie pour négocier de nouveaux accords, pour élaborer de nouvelles manières de faire, pour tenir compte des besoins de chacun, qui se modifient d’ailleurs en fonction de la nouvelle composition de l’équipe. Les limites de la cooptation tiennent à la fragilité de tout système humain, avec ses espoirs, ses tensions, ses conflits de pouvoirs, d’idées et d’intérêts…

A cette difficulté s’en ajoute une autre, liée aux problèmes de sélection de nouveaux collaborateurs ou collègues : aucune procédure, aussi sophistiquée soit-elle, ne donnera jamais une garantie totale quant aux attitudes et compétences du nouvel arrivant, moins encore quant à leur compatibilité avec le fonctionnement de l’équipe dont il fera partie. D’où l’importance d’une forme de contrat social qui oblige toutes les parties concernées à investir l’effort nécessaire pour élaborer un modus vivendi qui, d’une part, tiendra compte de la " charte " de l’équipe d’accueil, et, d’autre part, permettra à chacun de donner le meilleur de soi-même.

La recherche du bouc émissaire est à double tranchant

Lorsqu’un groupe n’arrive pas à trouver un accord et lorsqu’il y a des intérêts divergents et des conflits de pouvoir violents, il existe plusieurs scénarios d’évolution, qui peuvent aller, au pis, jusqu’à la désintégration de l’équipe. Mais on peut s’attendre à ce que le groupe mette en place, avant d’en arriver là, une série de mécanismes qui garantira son maintien. Un de ces mécanismes, bien connu, consiste à désigner un bouc émissaire, dans la personne d’un collègue qui dysfonctionne, qui freine l’avancement, qui joue continuellement au trouble-fête, qui attire l’agressivité du reste du groupe, pour une raison ou une autre. Ces mécanismes se mettent très rapidement en place, tout le monde en est complice et contribue - souvent inconsciemment - à leur émergence et à leur maintien.

Le fait d’avoir pu désigner le " mauvais " objet permettra aux autres de mieux fonctionner pendant un certain temps : d’une part parce l’agressivité est désormais canalisée, d’autre part parce que chacun se sent obligé de donner le meilleur de soi-même pour justifier l’action marginalisante. La " victime " n’a pas beaucoup de possibilités d’échapper à de tels mécanismes en place : soit elle se soumet, se laisse faire, soit elle se rebelle, se défend, s’agite. Il devient très difficile, dans ce cas, pour tout le monde, d’échapper à l’irrationalité : toute attitude est interprétée, toute action est dévalorisée. L’unique moyen de sortir du système est la rupture, ce qui pose à son tour le problème de savoir comment ne pas perdre la face…

Il est important de se souvenir qu’il s’agit de mécanismes de fonctionnement socio-psychologiques sournois, largement inconscients, qui tendent donc à échapper à la réflexion individuelle et collective. Savoir qu’ils existent n’aide pas nécessairement à les anticiper et à les prévenir. Par contre, cela permet d’en prendre conscience plus vite et encourage à interrompre l’escalade, à marquer un arrêt pour réfléchir, pour s’interroger et pour redéfinir la situation. Les écoles efficaces connaissent ces mécanismes, en tiennent compte et mettent tout en oeuvre pour en sortir lorsque cela leur arrive.

L’impossible choix entre l’adhésion à une cause commune et le rassurant Alleingang

A la lecture des paragraphes précédents, on peut évidement se poser la question : au vu des difficultés qu’elles rencontrent, vaut-il vraiment la peine d’investir dans ces démarches de coopération ? Ne vaudrait-il pas mieux revenir au passé, où chaque enseignant répondait - par rapport à sa propre conscience et dans certains cas face à son inspecteur - de sa pratique pédagogique ?

Ne vaudrait-il pas mieux investir son énergie dans le travail avec les élèves, trouver seul de nouvelles approches pédagogiques pour les plus faibles, mettre en place un contrôle plus serré des progressions des élèves, prendre davantage de temps pour rencontrer les parents, lire, se ressourcer sur le plan personnel ? Les élèves bénéficient-ils vraiment de cette " collectivisation " des pratiques qui, peut-être, n’est qu’une conséquence d’une crise d’identité de certains, renforcée par une influence malsaine exercée par des chercheurs éloignés des véritables soucis au sein des écoles ?

Il n’est pas facile de répondre sans parti pris à ces questions. Il existe effectivement des enseignants qui, seuls dans leur classe, accomplissent quotidiennement des miracles, font un travail incroyable avec leurs élèves, qui serait probablement de moins bonne qualité s’ils investissaient une partie de leur temps de préparation dans des réunions d’équipe, dans le pire des cas pour dépasser les conflits d’intérêt ou d’opinion avec leurs pairs. En même temps, nous savons que les efforts investis par les uns et les autres ne seront vraiment payants pour les élèves que s’ils s’inscrivent dans une cohérence et une continuité pédagogique fortes, qui font encore largement défaut. Que, par ailleurs, le fait de coopérer entre adultes permet de mieux confronter ses pratiques, de les remettre en question, de les renouveler. Il est vrai que cela prend du temps et de l’énergie, mais à long terme, c’est payant, tant pour les enseignants que pour les élèves. C’est la raison pour laquelle des équipes pédagogiques se constituent et continuent à fonctionner, malgré les difficultés rencontrées. Il reste à espérer que, grâce aux expériences du passé, on puisse affronter les problèmes avec moins de naïveté, avec moins d’amateurisme : admettre leur existence, chercher à les résoudre, constitue le premier pas vers plus d’efficacité.

L’indispensable droit au tâtonnement et à l’erreur

Un des arguments qu’avancent fréquemment les adversaires des changements en cours, en dernière instance, consiste à insister sur le danger qu’on prenne les élèves pour des cobayes. Comme si ceux qui ne souhaitent ne rien changer étaient les seuls à se soucier vraiment du bien des élèves, alors que les autres seraient à l’affût de toute nouveauté, l’introduiraient dans leur enseignement sans discernement, pour échapper à la routine et à l’ennui, au détriment d’un véritable travail sérieux en classe.

Rares sont les personnes qui sont tout à fait satisfaites de la manière dont nos écoles fonctionnent. Les uns ou les autres les perçoivent comme trop sévères, trop laxistes, trop persécutantes, trop peu exigeantes, trop élitistes… Le point de vue adopté est fortement influencé par l’expérience scolaire personnelle, combinée avec un idéal souvent très haut placé et qu’on aimerait voir atteint par toutes les écoles.

S’y ajoutent les habituelles réactions de défense face à tout projet de changement. Ces réactions sont normales, elles ne se limitent pas au monde de l’éducation. Ce qui fascine, ce sont les arguments. Le fait même de reprocher aux écoles en innovation de traiter leurs élèves comme des cobayes correspond à deux malentendus assez fondamentaux : premièrement, on raisonne comme si n’importe quel enseignant n’était pas pour une part en train d’improviser et de bricoler quotidiennement pour répondre aux besoins très divers de ses élèves ; deuxièmement, on ignore le fait que les écoles en rénovation opèrent dans un cadre soigneusement construit, négocié et qu’elles sont suivies de près. Il s’agit donc d’un contexte contrôlé - par les collègues, mais aussi par le dispositif de suivi mis en place, voire par les parents associés à la démarche -, si bien que les risques sont plus limités que dans n’importe quelle autre situation.

En contrepartie, il est important d’accorder à ces équipes le droit de s’engager dans des pistes nouvelles, de vérifier des hypothèses et, si nécessaire, de revenir en arrière, de changer de cap. Pourvu que cela ne se fasse pas à la légère, pourvu qu’il y ait plusieurs têtes qui pensent ensemble, pourvu que les actions entreprises aient un sens tant pour les enseignants que pour les élèves pourvu que les expériences faites - et même les erreurs commises - par les uns et les autres soient mises à profit à travers l’analyse et la réflexion.

Pour terminer : échapper à la pensée magique ? !

Il serait sans autre possible d’allonger cette liste de problèmes, mais ce n’est pas une priorité. Le but de l’exercice consiste à rendre attentif au fait que n’importe quelle organisation - et à plus forte raison une organisation aussi complexe que l’école - est inévitablement confrontée à une série de dilemmes et de contradictions, mais aussi à des mythes, croyances, convictions qui la font vivre, qui rassurent, mais qui risquent également de paralyser son fonctionnement.

Croire qu’on puisse faire l’économie de ces phénomènes constitue une des pensées magiques auxquelles il convient de s’attaquer dès que possible.