In M. Bonami et M. Garant (dir.) Systèmes scolaires et pilotages de l'innovation : émergence et implantation du changement, Bruxelles : De Boeck, pp. 145-168.
Innovation et coopération : liens et limites
Monica Gather Thurler
1996
I. L'exercice d'une profession exige-t-il une coopération régulière?
1.1 Savoir travailler efficacement ensembleQuelques éléments évidents1.2 Savoir travailler en équipe à bon escient
1.3 Savoir faire face aux résistances, obstacles et paradoxes de la coopération
II. La coopération favorise-t-elle le processus de professionnalisation?
2.1 La professionnalisation interactive2.2 Le travail d'équipe comme source de professionnalisation
Depuis une vingtaine dannées, les finalités, approches et contenus des processus des changements en éducation se sont considérablement modifiés. Avant les années 80, on pensait en général ces changements en termes linéaires et politiques, en termes de réformes de programmes ou de structures allant de haut en bas, qui reléguaient les enseignants au statut dexécutants de décisions prises par les autorités. Le constat déchec de cette manière de faire a amené les chercheurs, les autorités - et dans beaucoup de cas également les associations denseignants - à adopter une stratégie différente. Celle-ci consiste à accorder davantage dautonomie et de responsabilité aux enseignants dans le contexte de leur établissement, à repenser les rapports dautorité à lintérieur du système scolaire, à redéfinir les modalités dévaluation dans le sens dune démarche qui consiste à "rendre des comptes" au lieu dêtre contrôlé, à relier le chantier de linnovation scolaire au thème de la professionnalisation du métier, autrement dit son évolution vers une profession à part entière.
Cest notamment le défi de la rénovation qua entreprise le canton de Genève depuis la rentrée scolaire 1994. Dans le cadre de ce projet qui va durer jusquen 2002 et qui englobera la totalité des écoles primaires du canton, les enseignants sont invités à travailler sur les trois axes suivants: individualiser les parcours de formation, apprendre à mieux travailler ensemble, placer les enfants au coeur de laction pédagogique. En ce qui concerne le deuxième de ces axes, le texte dorientation publié par les autorités scolaires genevoises insiste sur le fait que "...travailler ensemble représente une occasion daller vers la professionnalisation".
Lanalyse qui suit est entreprise en liaison avec ce projet, qui représente une démarche innovante de grande envergure, dans la mesure où les enseignants sont appelés à élaborer et à mettre en oeuvre, au sein de leur école, de nouvelles structures et approches pédagogiques.
Jaurais pu, dans le cadre de cette analyse, cibler dautres éléments du projet, par exemple la stratégie dans son ensemble, le problème de la formation des cadres, voire des intervenants, la nécessité de développer une stratégie pour mettre en réseau les divers établissements, les acteurs individuels et collectifs. Il se trouve que le problème de la coopération me paraît central dans la mesure où il est important de mieux le cerner pour mieux le maîtriser, de dépasser les idéologies du groupe des années 60 pour parvenir à de nouveaux fonctionnements, plus efficaces et appropriés aux apprentissages des uns et des autres.
Une démarche innovatrice basée sur les établissements, leur demandant de déposer leur projet dinnovation, den définir ensemble lobjet et le contenu, confronte les enseignants à des problèmes de communication, à la diversité des représentations de leurs collègues, à des tensions et des conflits qui sont dordre relationnel et psychologique autant que didactique et pédagogique. La coexistence pacifique et souvent anonyme qui se limitait, jusqualors, aux discussions amicales et plus ou moins anodines du genre "thé ou café?" (Duterq, 1991), à léchange de matériel et dinformations, ou même, dans les meilleurs des cas, à lorganisation de quelques fêtes collectives, ou à des formations communes au sein de létablissement, éclate face aux exigences de formuler un projet dinnovation commun. Viser lautonomie et la responsabilité des enseignants suppose, en effet, lexistence dune série de principes de fonctionnement qui ne peuvent être séparés les uns des autres: des accords internes en ce qui concerne les méthodes de travail et les objectifs communs; une réflexion commune et constante sur les pratiques, les conditions de travail, les possibilités de développement; des mesures aptes à faire évoluer les pratiques, par exemple la planification commune, lobservation mutuelle entre enseignants, lobservation participante et le dialogue; et, enfin, la mise en place dun système dauto-évaluation continu et systématique, pour vérifier la cohérence entre les pratiques et les objectifs visés.
Viser la professionnalisation, entendue dans cette perspective, conduit en outre à accepter le principe dune évolution lente, mais quil est possible daccélérer en modifiant la formation initiale et continue, en renégociant le statut administratif et le mode de gestion des écoles, le cahier des charges et les possibilités de carrière des enseignants, leur participation à la recherche et à des projets dinnovation. Cela amène également à se demander si lon va mieux ou plus vite vers la professionnalisation par un cheminement solitaire ou en interaction avec autrui. Conquérir son autonomie professionnelle et assumer les responsabilités correspondantes, est-ce avant tout une affaire individuelle? Ou est-ce le résultat dune pratique coopérative?
La question nest pas triviale. Les exemples qui mettent le doigt sur les difficultés liées à lobligation de travailler ensemble ne manquent pas. Perrenoud, dans un article récent (1994b), relève que "...travailler en équipe pédagogique, cest partager sa part de folie".
Pourtant, les travaux récents sur linnovation incitent aujourdhui les enseignants à dépasser le "culte de lindividualisme" (Gather Thurler, 1994 c), à unir leurs forces pour construire ensemble une nouvelle vision de lécole et pour lutter contre léchec scolaire. Je vais donc tenter de discuter les liens possibles ou nécessaires entre innovation et coopération. Dans ce but, je mintéresserai à la coopération au sein de létablissement sous deux angles complémentaires:
Doù les questions suivantes, qui vont nous accompagner durant cet essai:
I. Lexercice dune profession exige-t-il une coopération régulière?II. La coopération favorise-t-elle le processus de professionnalisation?
En reprenant les critères de Lemosse (1989), on saperçoit que la coopération nest pas nécessairement un élément central de la définition dune profession. En effet, cette définition laisse dans le flou la question de savoir si lexercice du métier est mieux garanti par des combattants solitaires ou par des gens travaillant ensemble. Un seul des critères fait référence au groupe professionnel, en parlant dune "activité régie par une forte organisation et une grande cohésion internes". Mais lappartenance à une corporation nimplique pas une coopération professionnelle au jour le jour. Médecins, avocats, architectes, chercheurs, créateurs ne travaillent pas systématiquement ensemble. Ils travaillent même chacun pour soi, qui dans son cabinet, qui dans son bureau, pour se retrouver de temps à autre dans le cadre de congrès, de rencontres organisées par leur corporation, de groupes informels, ou de projets communs de recherche et de développement.
Il y a des raisons de penser que lefficacité du professionnel nest pas systématiquement plus grande sil coopère au sein dune équipe. Pour décider de trépaner un accidenté de la route qui risque une hémorragie cérébrale, pour défendre une cause difficile devant le tribunal, pour peaufiner un projet de construction, pour interpréter une analyse biochimique, le médecin, lavocat, larchitecte et le chercheur se trouveront souvent seuls, sans recours à des collègues, compte tenu du moment de la journée, de lurgence de la tâche, du prestige, des revenus ou des responsabilités personnelles en jeu. Sils travaillent au sein dune équipe, celle-ci sera dordinaire pluridisciplinaire: en tant que spécialiste, chacun assumera seul ses responsabilité dans son domaine dexpertise.
Face à leurs élèves, les enseignants se trouvent également seuls, la plupart du temps, à lexception de quelques dispositifs de formation ayant introduit le team-teaching et le décloisonnement. Dans la plupart des systèmes scolaires, ils fonctionnent comme individus, et cherchent, en tant que tels, à améliorer leur pratique. Certains résultats de recherches, dont ceux de Staessens (1993), Perrenoud (1993b), suggèrent même quil vaut mieux être efficace tout seul que faire partie dune équipe pédagogique sans âme ni cohérence
Lorsquon interroge les enseignants sur lefficacité du travail en groupe, ils sont généralement assez critiques: ils évoquent labsence danimation, (qui entraîne) une mauvaise gestion du temps, la difficulté de sen tenir à lessentiel, le fait que la plus grande partie des réunions est consacrée aux questions administratives, lincapacité de prendre des décisions concertées, etc. Ils préfèrent souvent dautres formes de coopération, notamment la conversation dans un réseau informel, comme façon économique de résoudre les problèmes et dobtenir un minimum de soutien (Huberman, 1983, 1988; Niais, Southworth & Yeomans, 1989; Gather Thurler, 1992b). Ces solutions spontanées suffisent à éviter le sentiment disolement et à partager les responsabilités face aux difficultés du métier, sans pour autant tomber dans la lourdeur des réunions réunissant lensemble du corps enseignant. Ne pourrait-on alors se contenter daffirmer quà linstar dautres professions, il suffirait que les enseignants soient bien préparés à faire leur travail dans le cadre de leur classe, quils suivent des cours de perfectionnement lorsque cela savère nécessaire, quils se tiennent au courant des nouveautés pédagogiques, didactiques et méthodologiques? Pourquoi alourdir leur tâche au sein de létablissement? Pourquoi imposer une coopération dont la plupart ne veulent pas? Pourquoi se disperser dans des réunions de groupe? Nest-il pas plus simple et plus réaliste de renforcer la responsabilité individuelle des enseignants face à leurs élèves, de leur donner les outils nécessaires pour mieux gérer leur classe, de réduire les réunions avec leurs collègues au strict nécessaire, de dégager un maximum de temps pour la programmation didactique individuelle, déviter les interminables négociations dues aux divergences dobjectifs, aux conflits dopinions, aux rapports de force?
Contre cette tentation et ce mythe de "lindividualisme efficace", aussi compréhensibles soient-ils, je soutiendrai que la coopération intensive fait partie de la profession enseignante si on la souhaite à la hauteur des enjeux. Les entraides occasionnelles, les conversations de salle des maîtres, les "trucs quon se passe" ne suffisent pas pour venir à bout des problèmes que pose le métier, soit dans le quotidien, soit dans la gestion à moyen et à long terme. Ainsi, lorsquil doit réorganiser sa classe pour tenir compte de larrivée de plusieurs enfants migrants, lenseignant peut tenter de gérer ce problème tout seul. Il peut aussi faire appel à des intervenants externes ou demander des "tuyaux" à un collègue qui a vécu ou est en train de vivre une situation semblable. Il peut encore présenter le problème lors dune réunion à la salle des maîtres, pour sentendre dire quil nest pas le seul et que chacun porte sa croix, ou, dans le meilleur des cas, pour recevoir lexpression de lempathie de ses collègues. Il est seul, néanmoins, pour décider dalléger le programme ou daménager lévaluation pour ces élèves, afin de leur laisser le temps de sadapter. Seul pour affronter les parents, pour se défendre face à linspecteur, seul, en fin de compte, pour décider de se battre ou de laisser tomber. A la fin de lannée, lorsquil sagira de décider de la promotion ou du redoublement de ces élèves, il se retrouvera seul à prendre les risques. Seul, mais pas indépendant, car il sait que ses collègues vont hériter de ses élèves et quon ne lui pardonnerait pas de trop grands écarts à la norme (Hutmacher, 1993). Pour créer des solutions à la mesure du problème de laccueil simultané de nombreux enfants migrants, ne sachant pas la langue de lenseignant, dorigines diverses, parfois très peu ou pas du tout scolarisés, il faut inventer des dispositifs qui dépassent la classe et exigent la mise en commun des forces, des espaces, des talents de plusieurs enseignants, bref lémergence dune véritable coopération au sein de létablissement.
On pourrait multiplier les exemples pour montrer que la réalité à laquelle les enseignants sont confrontés appelle la coopération, plus souvent sans doute que dans dautres métiers. Le médecin, lavocat, le chercheur sont moins dépendants les uns des autres, alors que les enseignants sont "embarqués dans la même galère", une école de quartier, avec des familles qui ont plusieurs enfants, des élèves qui suivent leur scolarité en passant dun enseignant à lautre. En dépit des mille et une raisons qui plaident pour lindividualisme, lenseignant, sil veut affronter les vrais problèmes, ne peut échapper à la coopération, parce quil travaille dans un champ où son action est constamment et fortement dépendante de laction des autres.
Reste à préciser à quel niveau cette coopération est requise. Elle peut représenter, dans sa forme la plus simple et modeste, une forme de cohabitation pacifique (Gather Thurler, 1992b) entre les membres du groupe, qui définissent clairement les territoires et les tâches des uns et des autres, qui conviennent dun certain nombre de règles de jeu permettant déviter les conflits et les confusions de rôles, de dépasser lisolement et de garantir un bon climat et un certain bien-être des divers acteurs. Sous sa forme la plus complexe et exigeante, la coopération peut résulter dune longue négociation, qui aboutit à un contrat, avec des objectifs communs et lorganisation correspondante. Il ne sagit pas ici uniquement dun aménagement "pratique", au sens dune meilleure répartition des tâches et dune clarification des rôles, mais au contraire, dune prise de conscience et dun parti pris. Une conscience que travailler ensemble permet davancer autrement que de travailler chacun pour soi, permet dautres confrontations, dautres ambitions, dautres formes déchange. Le parti pris de faire avancer lensemble des personnes concernées, de profiter au maximum de lapport de chacun, de former un tout, avec des valeurs, croyances et objectifs partagés, régulièrement rediscutés et mis à jour.
Pour devenir une véritable profession, le métier denseignant pourrait par conséquent sapprocher de ces formes exigeantes de coopération, les incorporer progressivement à la culture professionnelle de la majorité des enseignants. Face à un problème complexe, lorsque chacun mesure sa propre incompétence ou du moins ses limites, il deviendrait facile dadmettre quil vaut mieux coopérer que tâtonner seul dans son coin, partager les risques et périls, se constituer en équipe efficace, au moins le temps de surmonter le problème en cause.
A la question de savoir si "lexercice dune profession exige une coopération régulière?", je réponds donc clairement par laffirmative, du moins pour ce qui concerne lenseignement.
Cest aussi la conclusion de Perrenoud, qui inclut la coopération dans son inventaire des "corollaires de la professionnalisation" (1993 d, 1994 b). Selon cet auteur, la professionnalisation:
La coopération passe par une attitude et une culture, mais exige aussi des compétences. Jen distinguerai trois, étroitement complémentaires:
1. Savoir coopérer efficacement et passer dune "pseudo-équipe" à une véritable équipe.2. Savoir discerner les problèmes qui appellent une coopération intensive. Etre professionnel, ce nest pas travailler ensemble "par principe", cest savoir le faire à bon escient, lorsque cest plus efficace. Cest donc participer à une culture de coopération, y être ouvert, savoir trouver et négocier les modalités de travail optimales, en fonction des problèmes à résoudre.
3. Savoir percevoir, analyser et combattre les résistances, obstacles, paradoxes et cul de sacs liés à la coopération, savoir sauto-évaluer, porter un regard compréhensif sur un aspect de la profession qui nira jamais de soi, vu sa complexité.
Reprenons-les une à une.
Il ne sagit pas seulement dun autre mode de faire, cest aussi un autre mode de penser. Durant leurs diverses phases de socialisation - en famille, durant leur propre scolarité, durant leur formation, durant les premières années dinsertion dans un établissement - les enseignants sont avant tout préparés à la perspective dassumer individuellement leurs responsabilités face aux problèmes quils rencontreront. En outre, ils sont quotidiennement confrontés à une culture organisationnelle qui, tout en prônant aujourdhui le travail en groupe, accorde très explicitement la priorité aux performances individuelles, tant pour les maîtres que pour les élèves. On ne tient compte de léquipe quen second lieu, on la considère comme une "cerise sur le gâteau". Pensons par exemple au système du salaire au mérite, à lévaluation individuelle de lenseignant par linspecteur, aux horaires, qui ne favorisent guère la coopération, aux plans détudes qui sont soit trop explicites, soit trop restrictifs pour pousser les enseignants à se mettre ensemble et à définir une voie commune. La plupart des enseignants valorisent les capacités individuelles, tout en voyant dun mauvais oeil ceux qui sortent trop nettement du rang! Cette attitude lemporte sur lidée que "Tous sont dans le même bateau" ou que "Si lun échoue, tous échouent avec lui".
Même lorsquils sont convaincus de la nécessité de coopérer, la bonne volonté ne suffit pas. En passant en revue les diverses écoles que je connais et en me référant à des recherches récentes sur les équipes efficaces (Katzenbach & Smith, 1993, et al.), deux constats simposent:
a) dans beaucoup de cas, les connaissances actuelles en matière de formes efficaces de coopération font défaut;b) lorsquelles sont présentes, elles ne sont pas systématiquement mises en oeuvre.
Voici quelques-unes des caractéristiques des équipes efficaces. Elles paraissent des conditions de base à mettre en place pour travailler ensemble.
Exigences élevées
Le succès dune équipe dépend davantage de la poursuite commune dun standard élevé de performance que dactivités favorisant la dynamique de groupe, dincitations particulières ou encore de responsables charismatiques. On constate souvent que les équipes efficaces se sont constituées sans soutien de la part des autorités. Inversement, des équipes "potentielles", sans de telles exigences, ne parviennent pas à devenir de véritables équipes.
Conditions-cadres adéquates
La composition équilibrée de léquipe, les compétences complémentaires de ses membres, leur unité de vue dans lapproche pédagogique et par rapport aux finalités, la répartition des responsabilités sont autant de conditions dun fonctionnement efficace. Lorsque lune delles fait défaut, léquipe risque de "ségarer". Malgré cela, la plupart des équipes négligent un ou plusieurs de ces facteurs.
Vision commune des moyens pour parvenir aux buts
A lintérieur dune école, on peut être performant de manière très différente et à des niveaux divers. On peut, par exemple, coopérer au développement dun projet global (par exemple, la mise en place dune pédagogie différenciée), à une démarche pédagogique (par exemple, lamélioration de la capacité de lecture à tous les degrés) ou à une production (par exemple dune pièce de théâtre), ou encore viser une meilleure gestion (clarification des tâches de léquipe de direction). Souvent, les équipes ne perçoivent que quelques-unes de ces possibilités de coopération et perdent ainsi de multiples occasions de se renforcer.
Importance accordée à la responsabilité collective
Nous nous sentons mal à laise lorsque notre avancement (sur le plan de lapprentissage, ou sur celui dune promotion à lintérieur du système) dépend dautrui. On pense volontiers "quon nest jamais mieux servi que par soi-même". La simple idée de partager des responsabilités et des objectifs avec autrui met mal à laise, fait peur, et déclenche des mécanismes de défense de toutes sortes: peur dêtre jugé ou mal compris, peur que lautre ne sache pas entendre, écouter, voir Les équipes efficaces ont surmonté ces parti pris individualistes et acceptent que la responsabilité soit également collective.
Des caractéristiques moins connues
A côté de ces éléments qui sautent aux yeux, il existe dautres qui sont moins faciles à repérer.
Pas de nombrilisme coopératif
Les meilleures équipes accordent davantage dimportance à la résolution de problèmes quà leur fonctionnement en tant quéquipe. Le rôle du "leader" est moins central, du fait que les membres de léquipe se relaient dans lanimation et dans la gestion. Pour de telles équipes, léquipe et le travail déquipe ne se situent pas au même niveau de préoccupation: on ne sattache pas dabord à "devenir une véritable équipe", on poursuit un objectif commun, qui a du sens pour chacun des membres de léquipe et justifie leur coopération.
Un cadre de référence commun
Les équipes efficaces ne réinventent pas à leur échelle le système scolaire et la politique de léducation, elle sinscrivent dans le cadre dobjectifs généraux mais ambitieux, sattachent à les spécifier et surtout à les atteindre à leur manière. On aurait donc tort de croire quon rend les équipes plus efficaces en les invitant à formuler des projets à leur guise, sans mettre en place un cadre de référence plus large et un dispositif concerté qui oblige les équipes à rendre compte de leur démarche, à sauto-évaluer en fonction de critères explicites et à introduire les régulations nécessaires.
Les représentants de la hiérarchie perçus comme des partenaires
Les équipes efficaces ont une attitude peu compliquée, émancipée et confiante face à la hiérarchie, aux structures et aux processus formels. Plutôt que les combattre, elles les intègrent, les reconnaissant en tant quéléments-noyaux de lorganisation à laquelle elles appartiennent et ne les mettent en question que lorsquils font obstacle au développement en cours. Les équipes efficaces sont le meilleur terrain pour intégrer les nouveaux principes pédagogiques: elles les analysent, les confrontent au contexte, les adaptent en faisant sauter, si nécessaire, les limites structurelles. Ceux qui considèrent les équipes comme alternatives aux structures hiérarchiques nont pas compris quelles en dépendent en tant quéléments de coordination, de facilitation et de feed-back.
Leadership coopératif
Les équipes efficaces réussissent à intégrer de manière naturelle les compétences individuelles et lapprentissage collectif. Si elles réussissent là où dautres échouent, cest parce quelles parviennent à traduire des objectifs à long terme en situations-problèmes, qui seront résolues en exploitant les compétences existantes - et, si nécessaire, en développant les compétences requises pour accomplir la tâche. Les idées nouvelles - déviantes, dérangeantes, insolites - sont acceptées, reprises sans complexes, appliquées et adaptées au contexte; leurs effets sont ensuite évalués. Cette démarche va bien au delà de simples échanges de trucs et de recettes, elle sinscrit dans une logique de résolution de problèmes, qui fait appel à la créativité et à la participation de chacun. Il sagit daccepter quon ne peut pas être le meilleur à chaque moment, quil ne sert à rien de réinventer constamment la roue, que lidée de lautre, reprise et adaptée, peut être plus efficace quune longue recherche en solitaire, quon peut apprendre et se développer chacun pour soi aussi bien que tous ensemble.
Laction commune pour mieux agir
Les équipes efficaces se perçoivent en tant quunités opérationnelles prioritaires dans le fonctionnement du système scolaire. Pour faire face aux problèmes qui dépassent la capacité de jugement et daction des individus isolés, aux problèmes qui exigent rapidité de réaction, qualité danalyse et adaptation différenciée aux besoins des usagers, les équipes efficaces ont conscience dêtre le niveau adéquat de saisie et de traitement du problème. Elles savent que laction commune sera possible et utile, elles savent évaluer leurs moyens et si nécessaire les développer, ou rechercher de laide, tant pour analyser que pour résoudre le problème.
La plupart des écoles sont très loin de réunir toutes ces caractéristiques. Plusieurs auteurs (Staessens, 1991, 1993, Hargreaves, 1992, Dalin, Rolff & Buchen, 1990) ont décrit les diverses cultures de coopération existantes. On connaît les deux extrêmes: dun côté, lindividualisme-roi des "combattants solitaires" et fiers de lêtre; et de lautre, les "professionnels", voire les drogués de la coopération. Entre deux, on trouve des graduations diverses dans la qualité de la coopération: les établissements fragmentés, voire "balkanisés", les établissements de type "grande famille", dont la raison de vivre est la convivialité et lunion face à lextérieur, et, enfin, les établissements qui se comportent comme une grande équipe pour la durée dun projet, dans une sorte de "collégialité contrainte" qui prendra fin en même temps que le projet (Gather Thurler, 1994 c).
Katzenbach & Smith (1993), en se basant sur une étude approfondie de cinquante cas, tant dans le milieu de lentreprise que de lécole, ont analysé la relation entre le type déquipe, son efficience et son niveau de performance. Ils ont ainsi pu situer les divers types déquipes sur une courbe de lefficacité fort éloquente.
On voit que certaines équipes ou pseudo-équipes sont moins performantes que de simples groupes de travail. Voici comment Katzenbach & Smith distinguent ces divers types de coopération.
Les groupes de travail
Tant les exigences que les chances defficacité sont faibles. Les membres dune telle équipe interagissent avant tout pour échanger, pour se passer des "trucs", pour prendre des décisions qui les soutiennent individuellement dans leur domaine de responsabilité. On na pas de cause commune, ni dobjectifs qui sajouteraient à ceux des individus, on na pas à rendre compte de résultats communs.
La pseudo-équipe
On fait comme si on était une équipe, mais on ne recherche pas vraiment la performance collective. Ce sont les équipes avec le taux defficacité le plus modeste. Dans ces équipes, soit on empiète sur les performances de lindividu, soit on investit le maximum dénergie pour sauvegarder les limites du territoire de chacun, sans parvenir à un vrai consensus, ni à une action collective. Le résultat atteint par lensemble est plus faible que le potentiel de chacun des membres.
Léquipe potentielle
Ici, on vise vraiment à augmenter la performance. Mais on aurait besoin de plus de clarté quant aux résultats visés, ainsi que dune plus grande discipline lors de lélaboration dun plan de travail commun. La responsabilité commune nexiste pas encore, les compétences des uns et des autres ne sont guère exploitées. Les équipes qui élaborent un projet correspondent dans la majorité des cas à cette catégorie: plusieurs enseignants se sont associés pour concevoir et déposer un projet, processus au cours duquel ils commencent à apprendre à travailler ensemble. Toutefois, en ne parvenant pas à coordonner les intentions et les pratiques des uns et des autres, ils minimisent les effets de synergie ainsi que des occasions de "méta-apprentissages". Les équipes potentielles existent partout. Souvent, il suffirait de peu de choses pour les aider à aller plus loin, à devenir de vraies équipes.
La vraie équipe
Il sagit de personnes avec des capacités complémentaires, qui sengagent pour servir une cause ensemble, atteindre des objectifs communs, chacun se sentant responsable vis-à-vis des autres et en droit de leur demander des comptes.
Léquipe à niveau élevé defficacité
On retrouve les mêmes caractéristiques que celles de la vraie équipe. En outre, on est attentif au développement personnel et au succès des collègues, on pratique le "leadership coopératif", on se perçoit comme une unité prioritaire du système et on participe activement au développement de ce dernier. De telles équipes sont caractérisées par une démarche constante de définition, danalyse et de résolution des problèmes, de réflexion sur les pratiques et sur lévolution de leur culture pédagogique. Elles saffranchissent par rapport au système en rendant compte, régulièrement, des acquis, des problèmes rencontrés et des moyens choisis pour les résoudre ainsi que des nouvelles finalités. Le développement individuel et les apprentissages collectifs ne font qu'un, sinscrivent dans un processus de professionnalisation à long terme qui englobe lensemble des membres de léquipe.
Comment se comportent ces divers types déquipes devant un événement, par exemple laugmentation annoncée des effectifs? Face à la perspective de se trouver à la rentrée, comme ses collègues de lécole, avec un effectif de 27 élèves en classe primaire, un enseignant ne peut, sil réagit individuellement, que se lamenter, revenir à des méthodes plus traditionnelles ou séreinter à différencier au maximum pour maintenir ses exigences. Dans une pseudo-équipe, on clamera que "lunion fait la force" et on enverra une lettre de protestation à lautorité, en développant les diverses raisons pour lesquelles lécole devrait être moins durement touchée que celle dà côté, compte tenu du nombre délèves défavorisés quelle accueille, de la présence denseignants débutants ou de tout autre argument. On peut même aller jusquà la grève pour manifester son désaccord de manière publique.
Dans une véritable équipe, on ne sera pas heureux non plus de ce qui se passe. On cherchera le dialogue avec les autorités pour savoir quelles sont les raisons de la décision, quelles sont les possibilités de dérogation ou dallégement. Mais face à la réalité, on mettra en oeuvre une série de solutions non conventionnelles, qui pourraient paraître impensables à dautres enseignants: regroupement différent des élèves, décloisonnement, implication des parents, dosage différent entre enseignement magistral et travail individuel et en groupes, etc. En somme, les véritables équipes sadaptent très bien aux défis. Par contre, une équipe potentielle ou une pseudo-équipe peuvent éclater face à de tels obstacles, se bloquer et ne plus savoir comment redémarrer.
Une enquête auprès des divers types décoles - même celles qui coopèrent dans le contexte dun projet - montrerait que très peu correspondent totalement aux exigences dune équipe efficace. On peut bien entendu se dire quil sagit dun idéal, par définition irréalisable, au vu de la complexité du système, des résistances des enseignants, du contexte sociopolitique, de la nature humaine, des particularités du métier
Savoir travailler efficacement en équipe, cest peut-être dabord savoir ne pas travailler en équipe lorsque ce nest pas nécessaire! Le risque est assez grand quon tombe dun extrême dans lautre et quaprès avoir prôné lindividualisme on veuille travailler en équipe à tout prix, au point de ne plus oser prendre des décisions ou développer un outil pédagogique sans demander lavis des collègues, de ne plus se donner le droit de développer une aptitude personnelle qui ne correspond pas nécessairement aux priorités définies et aux options prises par les collègues. Ce serait se trouver paralysé face à un problème, ne pas oser saffirmer en tant quexpert, ne demander ni faveurs ni franchises, parce quil faut en toute circonstance mettre le partage des compétences et des ressources au premier plan.
Revenons à lexemple de larrivée de plusieurs enfants migrants dans une classe. Il se peut quil soit nécessaire de résoudre ce problème en équipe, parce que lenseignant concerné nest pas à même dy faire face, se trouve dépassé et ait besoin de conseils mais aussi daide, par exemple de pouvoir envoyer certains de ses élèves dans dautres classes à certains moments de la semaine, afin de trouver du temps pour travailler plus intensément avec les enfants migrants. Ce nest quun cas de figure: il se peut aussi que lenseignant confronté au problème nait besoin que den parler avec un des collègues, pour vérifier si les décisions prises sont les bonnes, pour emprunter du matériel que lun ou lautre aurait élaboré lors dune occasion similaire, pour savoir à quels services il peut sadresser pour obtenir du soutien didactique ou logistique. Il pourrait également être parfaitement à même de résoudre ce problème tout seul, et quil lui suffise de pouvoir raconter, à un moment précis, les aménagements trouvés et les résultats obtenus. Quil sagisse de ce problème denfants migrants ou de problèmes dordre dévaluation, de relations avec les parents, de lecture, dagressivité entre garçons et filles, nul enseignant néchappera à la nécessité de décider de cas en cas si le problème appelle une réponse individuelle ou collective. Limportant est de tenir compte de la nature du problème ou de la tâche et de réagir de manière aussi flexible que possible.
La question se pose aussi à lintérieur dune démarche collective. Même lorsquon poursuit des buts communs, on ne se tient pas constamment la main. Il y a une division du travail et chacun est confronté, dans la part qui lui revient, à des problèmes plus ou moins prévisibles. A lui de savoir quand il doit les soumettre à ses collègues et quand il est capable de les résoudre seul. La formulation dune charte, la rédaction dun projet décole, la négociation dun changement dhoraires avec les parents, le développement dun dispositif dévaluation formative demandent une alternance entre concertation en équipe et tâches individuelles (dont: recherche et documentation, tâtonnement, écriture...), assumées par ceux ou celles qui en ont les aptitudes, la disponibilité, lenvie.
Savoir sauvegarder son autonomie et sa responsabilité individuelles tout en développant la responsabilité collective met les membres dune école devant un dilemme important. Suivant la manière dy faire face, on peut produire des effets assez contraires à lefficacité. Lignorer peut même empêcher lévolution dune équipe potentielle vers une équipe véritable, voire la détruire. Le reconnaître, faire avec, le nommer ouvertement, peut contribuer à ce que les divers intérêts et besoins de chaque membre deviennent une ressource de développement et de renforcement de léquipe. Le travail déquipe nest pas le contraire de la performance individuelle. De véritables équipes trouveront toujours le moyen de faire valoir les contributions individuelles, dautant plus que celles-ci sinsèrent dans des finalités communes. Au contraire: elles sauront utiliser à bon escient les forces diverses, les intérêts et les besoins des uns et des autres, négocier les modalités de travail optimales.
A titre dexemple, citons la décision dune équipe denseignants dintroduire le temps de présence obligatoire dans létablissement tous les lundis soirs, jusquà 19 heures. Ce temps de présence est dédié en priorité aux réunions de léquipe. Mais celles-ci ont été limitées à une réunion mensuelle, sauf en cas durgence. Les autres lundis du mois sont ainsi consacrés à des groupes de travail formels ou informels ou à du travail individuel, en fonction des problèmes que léquipe est en train de résoudre, ou en fonction des priorités personnelles des uns et des autres. Par cette mesure assez simple, léquipe sassure une flexibilité optimale. Sans tomber dans lexcès dune réunion hebdomadaire, ce qui serait inutilement lourd, elle se ménage la possibilité de se réunir sil y a lieu sans craindre que lun ou lautre ait un rendez-vous urgent ou soit obligé de rentrer chez lui pour garder les enfants.
On peut simaginer diverses mesures de ce type à lintérieur déquipes qui considèrent la concertation et la coopération comme des éléments centraux de leur culture, mais savent aussi laisser leurs membres prendre des initiatives et des responsabilités individuelles.
Jai montré, dans les deux sections précédentes, les compétences nécessaires pour savoir être efficace et pour savoir coopérer à bon escient. Mais il existe un autre problème: celui de léquipe qui stagne, qui souffre du burn-out, qui navance plus, qui commence à seffriter. Il existe des équipes qui fonctionnent bien jusquà larrivée dun événement spécifique - par exemple lentrée en fonction dun nouvel inspecteur ou dune nouvelle inspectrice - qui déclenche leur déclin.
Chacun de nous connaît les frustrations qui naissent et les leitmotivs qui se font entendre lorsquune équipe commence à tourner en rond:
Pour prévenir ce type dobstacles et de blocages - ou pour les surmonter lorsquon sy trouve confronté - il existe divers recours et instruments: séminaires de formation, évaluation externe, intervention dexperts, etc. Avant den arriver là, on peut aussi, plus simplement, commencer à réfléchir ensemble à un certain nombre de paradoxes qui sont inévitablement liées à toute action commune, qui la rendent difficile et souvent impossible si on les ignore.
Je viens de répondre à la question de savoir si lexercice dune profession exige une coopération régulière. Plus particulièrement en ce qui concerne la profession denseignant, je réponds affirmativement, à condition que les trois compétences distinctes et complémentaires: savoir travailler efficacement en équipe; savoir travailler en équipe à bon escient; et savoir faire face aux résistances, obstacles et paradoxes de la coopération soient présentes.
Il sagit maintenant de répondre à la deuxième question: le travail déquipe favorise-t-il le processus de professionnalisation? On ne se demande plus alors si la coopération participe dune profession constituée, mais si elle contribue à la transformation du métier denseignant dans le sens dune profession à part entière
La professionnalisation du métier denseignant est un processus à long terme. Il peut être accéléré, à condition dagir simultanément au niveau des structures, de la formation initiale et continue, des plans détudes, dune redéfinition de lautorité et du rôle des administrateurs, inspecteurs et directeurs détablissement, de lévaluation, du rôle des syndicats, de stratégies dincitation diverses.
On peut bien entendu penser quil appartient au pouvoir organisateur (aux cadres de lorganisation scolaire et aux responsables des syndicats denseignants) dassumer le leadership en matière de processus du changement et de porter en avant la professionnalisation du métier. Mais on peut également estimer que la professionnalisation est laffaire de tous. Je plaiderai, avec Fullan (1992), pour une "nouvelle éthique du changement", consistant à pousser chacun à prendre individuellement la responsabilité de sengager collectivement, de prendre des initiatives, afin déviter que le changement soit imposé de lextérieur?
Sans tomber dans la pensée positive, sans nier les difficultés du travail en équipe, je reste convaincue que la professionnalisation passe aussi par lémergence de masses critiques dacteurs qui créent les conditions dun renouveau pédagogique continu (Gather Thurler, 1993 c) et qui en profitent pour se développer eux-mêmes, pour sapproprier de nouvelles manières de faire et de penser, pour participer à la reconstruction du monde dans lequel ils travaillent. Il importe que les enseignants se permettent de prendre le pouvoir, dans le sens quon donne en anglais à empowerment (Olson, Butler & Olson, 1991). Dans une telle logique, les enseignants font partie de "foyers de réforme" . Ils font leur propre évaluation des besoins et mettent en place les changements correspondants. Les enseignants professionnels perçoivent leur lieu de travail comme un centre dinitiative et daction, un foyer d changement plutôt que comme la cible de réformes venues den haut; ils se voient comme un lieu de recherche et de développement plutôt que de contrôle, un terrain dexpériences et dobservation plutôt quun endroit de production à la chaîne.
Dans ce sens, lempowerment des enseignants - là où il va de pair avec une réelle recherche de meilleurs résultats - devient un levier important pour dépasser linertie et le confort, mais aussi le risque de déresponsabilisation et de prolétarisation (Perrenoud, 1993 c) qui guette le métier denseignant dans les systèmes bureaucratiques. Block écrit:
"Au niveau le plus bas, lennemi du système à performance élevée se trouve être le sentiment dimpuissance que tant de personnes ressentent dans les organisations bureaucratiques. Laspect central du schéma de pensée bureaucratique consiste à ne pas prendre la responsabilité des événements. Le problème, ce sont les autres.... Revenir à une attitude desprit différente veut dire quil faut affronter la signification dune prise dautonomie. Mais réaliser son autonomie dans une culture qui favorise la dépendance est une entreprise en soi" (Block, 1987, pp. 1-6).
Pour cet auteur, le seul moyen de rompre avec les habitudes enracinées, pour se libérer des effets de la dépendance créée par le système bureaucratique, consiste pour les enseignants, à lintérieur dun établissement, à sintéresser à leur propre développement, à sengager dans des activités qui:
Aller vers la professionnalisation du métier denseignant passe aussi par une transformation de lidentité, des compétences et des cultures professionnelles en cours de carrière. Il serait en effet absurde de penser que seuls les enseignants débutants ayant suivi une formation orientée vers la professionnalisation peuvent contribuer au processus. Il concerne chacun, potentiellement. A lintérieur de la définition institutionnelle du métier, il existe une marge importante dévolution et cette marge sagrandit et se déplace au gré de cette évolution, surtout si le système éducatif souhaite la professionnalisation accélérée du métier.
Cette évolution des enseignants en place passe notamment par lacquisition dattitudes et de compétences propres à une profession à part entière, par exemple la capacité:
Comment ces compétences sacquièrent-elles durant le cycle de vie professionnelle? Pour une part grâce à une formation continue orientée dans ce sens. Mais surtout grâce à lexpérience et à la confrontation avec des collègues.
Je défendrai ici deux thèses:
1. Le processus de construction de telles compétences est largement interactif, il sopère à travers diverses formes de coopération; cest ce que jappellerai la professionnalisation interactive.2. Le travail en équipe pédagogique, comme forme spécifique et intensive de coopération professionnelle, permet une accélération du processus de professionnalisation, en rendant les enseignants partenaires et acteurs à part entière du processus de professionnalisation interactive.
2.1 La professionnalisation interactive
Coopérer, au sens large, cest se confronter à autrui dans laccomplissement dune tâche commune ou de tâches complémentaires. On peut coopérer dans de multiples cadres:
- en formation continue si elle est orientée dans ce sens;- en participant à des recherches-actions, recherches-développements, innovations;
- en sengageant dans des réformes scolaires;
- en militant dans des associations;
- en participant à un projet détablissement;
- en coopérant au sein dun réseau dentraide;
- en travaillant en équipe pédagogique.
Japprofondirai plus loin cette dernière formule. Dans limmédiat, examinons ce que toutes ont en commun: lier coopération, développement personnel et professionnalisation interactive.
Un tel schéma court évidemment le risque de simplifier; ainsi, placer la responsabilité sur laxe du développement individuel et les compétences sur laxe des apprentissages collectifs est un choix discutable. Mais ce triangle permet une mise en relation "parlante" de quelques éléments-clés pour mieux comprendre ce que jentends par professionnalisation interactive.
Dans la partie inférieure, la "base" est constituée par la culture commune, par une démarche - individuelle et collective - de réflexion continue sur les pratiques, une démarche qui contribue à construire du sens: sens de laction, sens du changement, sens du parcours de formation de chacun, tant des élèves que des enseignants. Cette construction de sens produit lengagement des uns et des autres, ainsi que la conscience dappartenir à une communauté qui chemine vers davantage de professionnalisation. Labsence dengagement résulte fréquemment dune absence de sens de lentreprise commune: là où il fait défaut, on ne voit pas très bien pourquoi simpliquer, pourquoi sinvestir, par rapport à quoi se responsabiliser.
Dans la partie droite du modèle - le versant individuel - on trouve la responsabilité. Il est intéressant de constater que les équipes efficaces et professionnelles accordent beaucoup dimportance à la coopération et à la responsabilité collective. Et pourtant, contrairement à ce que lon pourrait imaginer, elles sont peu "fusionnelles": lindividu, plutôt que de disparaître dans la masse, est valorisé, la diversité est perçue comme une richesse pour le groupe, le leadership est assuré, assumé - et admis - à tour de rôle. Cela va de pair avec une négociation continue pour clarifier et définir les rôles, les fonctions et en fin de compte, lautorité et le pouvoir. La démarche est facilitée par le fait quon admet le besoin de chacun dêtre reconnu pour ce quil est et ce quil fait, de donner et obtenir un feed-back pour les efforts investis, dêtre soutenu dans ses prises de risques et lors de phases difficiles. Prendre ses responsabilités dans une équipe, ce nest pas se fondre dans la masse, mais au contraire donner le meilleur de soi-même et aider autrui à faire de même.
La partie gauche du modèle - le versant collectif - traite des compétences. Evidemment, il appartient à chaque individu de développer ses compétences. Dans la logique dune professionnalisation interactive, ce sont les compétences qui permettent de faire face à la complexité du système qui nous intéressent: savoir identifier et résoudre des problèmes, inventer des stratégies et démarches adéquates, etc. De telles compétences ne peuvent être acquises en travaillant tout seul: elles nécessitent une confrontation des stratégies, approches, techniques et modèles danalyse, une expérimentation collective et enfin une vérification continue et interactive des effets obtenus.
Le défi consiste dès lors à rapprocher laction commune et le développement de soi dans la spirale de la professionnalisation interactive (Gather Thurler, 1993 c) Depuis le début des années 80 , lidée du développement scolaire comme processus continu à léchelle de létablissement avait déjà gagné du terrain. Il a cependant fallu une dizaine dannées, pour permettre de comprendre limportance:
Depuis le début des années 1990, le discours sur la professionnalisation renforce lidée de mettre les enseignants au centre même de leur propre développement. Or, ce processus ne peut avoir lieu individuellement, on ne se professionnalise pas tout seul, mais de manière interactive. Au contraire, la professionnalisation exige, de la part des enseignants, la capacité et la volonté de coopérer, pour une mise en commun des objectifs, pour une résolution commune des problèmes, pour une gestion commune des parcours de formation de leurs élèves, pour une construction commune du sens, pour une gestion commune des rapports avec les autorités et les instances externes.
Dans le cadre dune coopération visant la professionnalisation interactive, on peut imaginer une large gamme de possibilités, allant de la forme la plus générale et banale (échanges ciblés, sur des sujets bien déterminés, pour donner et recevoir des idées et de laide) à la forme la plus spécifique et intensive, le travail en équipe. Cest évidemment sous cette deuxième forme quon aura les meilleures chances daccélérer le processus de professionnalisation.
2.2 Le travail déquipe comme source de professionnalisation
Cest en les faisant interagir, en rendant les enseignants partenaires et acteurs à part entière quon pourra accélérer le processus de professionnalisation. Telle était la thèse que javais formulée au début de cette deuxième partie. Malgré les difficultés que jai évoquées dans la première partie, je maintiens que le travail en équipe est une formule de base pour une professionnalisation interactive, telle quelle a été définie. Ceci pour plusieurs motifs.
Facilité de travail et des échanges
La question des rythmes scolaires, par exemple, peut constituer un problème à résoudre pour toute une communauté scolaire, sur le plan local, régional ou national. Mais, même à lintérieur dune même ville, selon les quartiers, les problèmes varient. Les rythmes scolaires peuvent devenir loccasion - je serais presque tentée de dire: le prétexte - dune démarche de professionnalisation, menée conjointement par les autorités et les syndicats denseignants. Or, cest à lintérieur des équipes pédagogiques que les réels enjeux sobserveront, car on sy demandera quelles démarches développer pour mieux maîtriser la grande variété daptitudes des élèves, comment tenir compte des divers rythmes de développement, quelle organisation et quelle structure choisir pour mieux répondre aux besoins des uns et des autres (horaires flexibles darrivée et de départ, journée interrompue ou continue, organisation par degrés ou par cycles, classes homogènes ou multi-âges), quel type de dialogue instaurer avec les parents et les autorités, vers quelle souplesse tendre quant aux modalités de réunion et dhoraires pratiquer, comment tenir compte du niveau socio-culturel des parents.
Toutes ces questions serviront de base à des échanges, à des réflexions sur les pratiques, à des essais, tant individuels que collectifs, à des évaluations, à des coopérations à tous les niveaux.
Culture commune et orchestration des habitus
A moyen et à long terme, le travail en équipe oblige à clarifier les objectifs, les valeurs, les croyances et les normes partagées et à identifier les divergences irréductibles. Il oblige ainsi à définir une culture commune et la faire évoluer dans le sens dune plus forte orchestration des habitus (Gather Thurler & Perrenoud, 1991).
Sengager dans une démarche ouverte qui vise une réflexion continue sur les pratiques, qui exige lengagement de chacune et de chacun, qui cultive la remise en question au lieu de senliser dans les routines agréables et sécurisantes, qui se donne les moyens de mieux coopérer et dévaluer régulièrement son fonctionnement, est à la fois un signe et une source de professionnalisation. Les membres de léquipe manifestent leur volonté et leur capacité de prendre leurs responsabilités face aux enfants qui leur sont confiés, mais aussi face à eux-mêmes, en nacceptant pas de faire nimporte quoi. Ils témoignent de la sorte de lestime quils se portent mutuellement et quils ont pour leur collègues. Cela correspond aux caractéristiques centrales dune profession de haut niveau. En refusant que les autorités, les acteurs appartenant à la noosphère (chercheurs, formateurs, etc.) définissent les caractéristiques de la profession, fassent lévaluation des pratiques et fassent la recherche à leur place, ils manifestent une autonomie et une maturité, mais aussi une conscience du métier qui permet déchapper à toute emprise bureaucratique et technocratique, voire autoritaire et prescriptive, et qui facilite le développement personnel et collectif. La professionnalisation interactive, ainsi perçue, sapproche du niveau le plus élevé de fonctionnement des systèmes qui se transforment de manière à augmenter leur capacité dapprendre à apprendre (Bonami, de Hennin et al., 1993). Ce qui nous amène au troisième volet:
Apprendre à apprendre
En travaillant en équipe, les enseignants assurent leur développement personnel: ils construisent de nouvelles procédures de résolution de problèmes et de prise de décision. Ils accroissent leur maîtrise.
En termes de professionnalisation, il faut viser un autre niveau dapprentissage, celui que Bateson (1977) et les collaborateurs de lécole de Palo Alto situent au "deuxième niveau", et qui permet de maîtriser la relation. Il sagit dun aspect peu visible, mais dune importance capitale, dans la mesure où il définit le sens que les partenaires de linteraction accordent au contenu. En effet, il nest guère utile dintroduire les exigences de la professionnalisation de manière prescriptive ou purement intellectuelle. Il ne se passera rien tant que les enseignants ne se seront pas approprié ces perspectives, au point de pouvoir les relier à ce quils vivent et sen servir pour donner du sens à leur cheminement.
Le travail en équipe offre le champ de dialogue et de réflexion nécessaire pour parvenir à de telles prises de conscience, pour aider à décoller le nez de sa propre réalité, pour se situer sur le plan métacognitif et faire émerger lessentiel, indépendamment des turbulences quotidiennes en classe. Il permet ainsi dapprendre à apprendre: ce qui compte vraiment, ce qui reste stable dans un monde dincertitude et de complexité, ce qui vaut la peine dêtre poursuivi et développé, ce qui fait sengager, ce qui a du sens.
Pour établir le lien entre la coopération et la professionnalisation, je me suis centrée sur la population des enseignants: ce sont eux la cible prioritaire de ce processus. Jai ainsi tenté de montrer dans la première partie que la coopération nest pas une affaire simple, quil vaut mieux adopter une approche différenciée, ne pas coopérer à tout prix, mais plutôt à bon escient, savoir faire face aux résistances, obstacles et paradoxes pour être efficace. Que dans ces conditions, la coopération fait partie dune profession à part entière.
A la question de savoir si la coopération favorise le processus de professionnalisation, jai répondu affirmativement, en insistant sur la nécessité a) que les enseignants sapproprient ce processus, au lieu de le laisser à autrui, b) que la professionnalisation soit menée de manière interactive, dans le but de renforcer le pouvoir des enseignants et de créer le carrefour nécessaire pour faire émerger une nouvelle culture professionnelle et pour donner du sens au processus en cours.
On peut alors se poser une question: la professionnalisation interactive est-elle laffaire des enseignants uniquement? Le pouvoir organisateur a-t-il un rôle à jouer dans ce processus? Certainement. La professionnalisation interactive suppose un autre système de gestion que celui qui existe actuellement dans la plupart des systèmes scolaires. Doù une nouvelle question: comment professionnaliser les organisations éducatives en tant que systèmes complexes? Quelles méthodes dincitation, quels dispositifs de régulation et daccompagnement faut-il offrir aux enseignants et aux équipes pour quils puissent mener à bien ce processus?
Il est intéressant de constater que dans beaucoup dendroits, tant les autorités que les syndicats ont adopté le concept de la professionnalisation comme option de développement. Sauront-ils soutenir cette évolution en tenant compte de tous les niveaux, et en accordant lattention et le soin nécessaires au développement professionnel des enseignants en cours demploi?
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