In Actes du colloque international de l'AFIDES Diriger un établissement scolaire : une profession ! de Tunis, 25-28 octobre 1995.


 

 

 

Professionnaliser le métier de chef
d’établissement : pourquoi et comment ?

 

Monica Gather Thurler

1996


1. De nouveaux principes organisateurs

La professionnalisation du métier d'enseignant

Décentralisation et déréglementation

Autonomie partielle des établissements scolaires

Liberté et responsabilité des acteurs

2. Nouvelles réalités pour les acteurs

Problèmes perçus par les enseignants

Problèmes perçus par les chefs d'établissement

3. Vers une nouvelle fonction du chef d'établissement

Amener la communauté-établissement à se mettre d'accord sur quelques idées directrices

Susciter, encourager et développer le travail d'équipe comme source de professionnalisation

Favoriser la pratique réfléchie

Organiser des lieux où les problèmes aigus peuvent être exprimés

Aménager des structures de travail fonctionnelles

Veiller au maintien du cap fixé

Aménager la culture d'évaluation et de feedback

Développer un leadership coopératif

Viser l'auto-détermination des acteurs

Chercher et assurer la cohérence

4. Vers un leadership innovateur

5. En guise de conclusion

Bibliographie

 


Le débat sur la professionnalisation est devenu familier aux gens d’école, depuis une dizaine d’années. A ses origines, il répond à différents développements politico-sociaux et idéologiques, qui ont déclenché une profonde remise en question du fonctionnement de l’école et, en particulier, du métier d’enseignant. Or, limiter le débat à ce métier serait à courte vue et ne tiendrait pas compte de deux facteurs essentiels liés à la dynamique en cours :

A tous les niveaux, les acteurs devraient donc se demander comment ils pourront contribuer à intensifier et à accélérer un processus qui s’annonce difficile et de longue durée. Paradoxalement, personne ne s’est encore demandé si la prolétarisation qui menace le métier d’enseignant (Perrenoud, 1994a) pourrait également guetter les chefs d’établissement, alors que la tentation de les transformer en exécutants nantis de directives de plus en plus précises est également valable pour eux. Aujourd’hui, certes, leur fonction administrative les contraint à mettre en oeuvre ou à transmettre des ordres venus de plus haut, ce qui les met souvent en mauvaise posture. Ils ne sont donc pas des chefs d’entreprise ; ils continuent cependant à jouir, auprès de la population et dans la plupart des cas auprès des enseignants, d’une respectabilité, d’une crédibilité et d’une autorité qui compensent en partie les difficultés liées à la complexité de la tâche, au stress, aux routines gestionnaires, au manque de temps qui empêche de se consacrer aux tâches pédagogiques.

Durant ces dernières années, leurs associations professionnelles ont investi de grands efforts pour rendre attentif à la complexité du métier de chef d’établissement, pour offrir à leurs membres des formations leur permettant d’acquérir de nouvelles compétences de gestion ou de leadership et, enfin, pour redéfinir - et réhabiliter - ce métier. Toutefois, on peut se demander dans quelle mesure ces mesures ne constituent qu’une opération cosmétique, face à l’urgence liée à la rapidité du changement du système, des mentalités et des besoins. Face à ces changements, qui vont profondément modifier la vision de l’identité professionnelle des acteurs à tous les échelons, les associations professionnelles peuvent adopter deux attitudes : l’une consiste à s’adapter aux changements, à les analyser à posteriori, à se battre pour maintenir les acquis, à proposer à leurs membres des cours de formation, des séminaires de réflexion pour une mise à niveau des savoirs et des savoir-faire.

L’autre attitude est plus active, plus prospective et participative. Elle consiste à bien connaître les mutations en cours, à inciter les chefs d’établissement à se joindre activement au processus du changement, à assumer leur part de responsabilité et de leadership dans un processus de transformation qui va sans doute entraîner des mutations profondes dans la distribution des rôles et dans le fonctionnement des rapports de pouvoir à tous les échelons.

Cette contribution s’inscrit dans cette dernière perspective. Dans une première partie, nous présentons la professionnalisation du métier d’enseignant et l’autonomie partielle des établissements scolaires comme nouveaux principes organisateurs de la gestion des systèmes scolaires. Dans la deuxième partie, nous tentons de formuler quelques réponses, de montrer comment procéder à la professionnalisation du métier de chef d’établissement, en tant que réponse constructive aux transformations en cours.

 

 1. De nouveaux principes organisateurs

Il s’agit de deux tendances complémentaires qui méritent d’être bien comprises et bien analysées dans la mesure où elles obligent les acteurs, à tous les niveaux des systèmes scolaires - et notamment les chefs d’établissement - à s’interroger sur leurs nouvelles réalités, leurs nouveaux rôles et leurs nouvelles obligations.

La professionnalisation du métier d’enseignant

En 1994, Perrenoud rendait attentif au carrefour devant lequel se trouve le métier d’enseignant, face aux ambitions de plus en plus fortes des systèmes éducatifs et face à la complexité croissante des sociétés développées :

" - ou les enseignants se trouvent progressivement dépossédés de leur métier au profit de la noosphère, sphère des gens qui conçoivent et réalisent les programmes, les démarches didactiques, les moyens d’enseignement et d’évaluation, les technologies éducatives et qui prétendent livrer aux maîtres des modèles efficaces d’enseignement ; c’est une forme de prolétarisation ;

- ou les enseignants deviennent de véritables professionnels, orientés vers la résolution de problèmes, autonomes dans la transposition didactique et le choix des stratégies, capables de travailler en synergie dans le cadre des établissements et d’équipes pédagogiques, organisés pour gérer leur formation continue ; c’est la voie de la professionnalisation.

Ces deux évolutions sont aujourd’hui possibles. Elles renvoient à des modèles différents et dans une large mesure antinomiques du fonctionnement et de la modernisation des systèmes éducatifs. L’avenir n’est pas tracé : il dépendra des stratégies et des forces des acteurs en présence : gouvernements, spécialistes, institutions de formation, cadres de l’administration scolaire, associations professionnelles. " (Perrenoud, 1994b, pp. 29)

Ce type de discours, à peine alarmiste, n’est évidemment pas toujours favorablement accueilli par les gens d’école. De larges factions d’enseignants clament très haut qu’ils ne parviennent pas à s’y reconnaître. Les confusions vont bon train entre " professionnalisation " et " professionnalité ", amenant les uns à déclarer le but déjà bien atteint, les autres à mettre en question la bonne foi des chercheurs qui osent ainsi dénigrer leur métier. Toujours est-il qu’une confrontation détaillé des critères de la professionnalisation (par exemple, Lemosse, 1989) avec l’état actuel du métier oblige à faire le constat que ce dernier est encore bien loin d’être une profession à part entière : le caractère solitaire du métier d’enseignant, son imperméabilité à l’environnement économique et social, l’absence de mobilité et de plans de carrière, le manque de tradition interne de réflexion et de théorisation du métier, l’absence de projets collectifs, d’autonomie etc. (Perrenoud, 1994b) ne sont que quelques exemples d’un métier au mieux " en voie de professionnalisation ".

Deux autres exemples - le manque d’encadrement par des professionnels plus qualifiés et de mécanismes de contrôle et de régulation - font penser que l’état du métier d’enseignant est également le résultat d’une série de dysfonctionnements aux niveaux hiérarchiques supérieurs, dont participent les chefs d’établissement.

Il est difficile de savoir où le bât blesse. S’agit-il d’un manque de savoir-faire, de compétences face à de nouvelles exigences peu comprises ? S’agit-il d’un aveuglement collectif, qui empêche les uns et les autres d’opérer les changements de paradigmes indispensables pour décider d’un véritable changement des pratiques ? S’agit-il d’une complicité entre pairs, pour sauvegarder des routines bienfaisantes et se protéger des craintes et des engagements inévitables face à toute innovation ?

Face à ces réalités, quelle voie les systèmes vont-ils choisir ? Il est vrai qu’en de multiples lieux, on voit émerger des projets qui déclarent parmi leurs objectifs prioritaires de vouloir contribuer à la professionnalisation du métier. Il est également vrai que la plupart des groupes d’acteurs ont pris la mesure du problème, sans pour autant bien savoir comment se situer face à sa complexité, comment agir efficacement sans tomber dans le piège du volontarisme. Enfin, d’autres tendances, telles que la décentralisation et la déréglémentation, semblent confirmer l’urgence de mettre en route un processus qui va être sans doute être de longue durée.

Décentralisation et déréglementation

La tendance du politique à envisager des solutions décentralisées, développées sur mesure, pourrait bien entendu être perçue comme une sorte de résignation et de laisser-aller devant les résistances des acteurs du terrain face au pouvoir central. Elle pourrait également être interprétée comme une recherche d’alternative suite au constat du manque d’efficacité des réformes du passé.

Mais il est tout de même intéressant de constater, lorsqu’on regarde du côté des autres systèmes, plus proches de la politique, du monde économique et social, qu’ils participent à la même évolution que la politique de l’éducation. Il s’agit précisément de la volonté explicite d’un assouplissement, voire d’une élimination des réglementations étatiques en faveur d’une plus grande liberté d’action et de décision accordée aux individus et/ou aux unités locales.

Evidemment, ce processus déclenche des espoirs, des attentes mais également des peurs et des résistances souvent importantes, voire démesurées. Ainsi les uns espèrent que la décentralisation amènera les acteurs, sur le terrain, à résoudre les problèmes avec davantage de créativité et de responsabilité, à développer des solutions moins coûteuses. Ils songent également à profiter de la décentralisation pour réduire l’appareil bureaucratique (instances de contrôle, etc.). Ils imaginent que la diversité des solutions introduira une certaine compétition et, par conséquent augmentera la recherche de qualité par les établissements.

Les autres craignent que la compétition entraîne des conséquences néfastes ; que l’égoïsme et le pouvoir des minorités privilégiées l’emportent par rapport aux règles de justice sociale ; que des fonctionnements à deux vitesses s’instaurent ; que les prestations de l’Etat pour les enfants ayant des besoins spécifiques deviennent plus rares ; que la base ne trouve que des solutions de dilettantes face aux problèmes de l’éducation.

Il importe de trouver une voie médiane entre ces deux extrêmes et de construire des représentations communes, réalistes et acceptables pour tous les partenaires, permettant de faciliter et d’accompagner un processus de décentralisation et de déréglementation qui puisse véritablement contribuer à maintenir, voire à améliorer la qualité de nos systèmes scolaires.

Or, le choix des mots est significatif. Opter pour une " déréglementation " veut dire qu’on décide d’inverser la tendance à la surréglementation. En fin du compte, il s’agit de parvenir à une régulation équilibrée entre un plan-cadre centralisateur, prescrivant les axes prioritaires de l’action sociale et définissant les limites territoriales de la responsabilité individuelle, respectivement locale, quant à la mise en oeuvre de ce plan-cadre. La recherche d’une plus grande autonomie des établissements scolaires se situe dans cet éclairage.

Autonomie partielle des établissements scolaires

L’autonomie est, à l’origine, une indépendance revendiquée et conquise face à un pouvoir : autonomie des villes face au suzerain, autonomie des régions dominées ou colonisées. Actuellement, ce concept est utilisé au sein des systèmes scolaires : il s’agit de libérer les établissements scolaires des réglementations et dépendances fortement centralisées et de les encourager à prendre davantage de responsabilités, à exploiter les forces et les ressources dont ils disposent de manière plus consciente et plus efficace, mieux adaptés au contexte local, en développant des modes de fonctionnement et de relation appropriés.

Le concept d’autonomie est composé par les deux mots grecs " auto " et " nomos ", signifie " dans son propre nom, selon ses propres lois ". Or, lorsque les acteurs aux divers niveaux du système scolaire demandent " davantage d’autonomie locale ", il n’est pas toujours facile de dire dans quel registre de représentations ils se trouvent. Songent-ils à une procédure formelle selon laquelle le pouvoir organisateur se limitait à définir les degrés de liberté (par exemple, en ce qui concerne la possibilité d’introduire de nouvelles formes d’évaluation des élèves, d’expérimenter de nouvelles modalités de regroupement, de coopter les nouveaux collègues) aux unités locales ? Ou bien pensent-ils plutôt aux moyens à mettre en place pour permettre aux unités de se munir des compétences nécessaires (par exemple, l’orientation vers une culture de coopération professionnelle, vers une auto-évaluation des pratiques pédagogiques et didactiques en cours) ?

En effet, l’autonomie peut faire d’objet de représentations très différentes. Les uns s’imaginent une liberté totale, alors que pour les autres, l’autonomie ne va jamais sans l’obligation de respecter un plan-cadre, quelques valeurs communes et de rendre compte de ce qu’on fait. A l’intérieur des systèmes éducatifs dépendant de l’argent et des pouvoirs publics, il ne peut s’agir que d‘une autonomie partielle. Elle n’est pas d’abord un droit, mais un choix stratégique.

L’idée de base consiste à croire qu’une organisation du système scolaire qui accorde davantage de possibilités d’auto-détermination et de décision aux établissements scolaires leur permet de mieux atteindre leurs buts que s’ils sont les rouages administratifs d’une organisation fondée sur des réglementations centralisées. Face à l’exigence de standards élevés de connaissances et de compétences et d’égalité des chances, il est important que les unités locales puissent atteindre les objectifs fixés par le pouvoir politique en prenant en compte des conditions locales diverses : taille, spécificité et composition de la population d’élèves, possibilités et besoins économiques et culturels de l’environnement. En outre, on sait que les petites unités sont capables de trouver des solutions locales plus rapides, plus innovatrices, plus originales que les grandes unités. En outre, la responsabilisation des établissements oblige les enseignantes et les enseignants à dépasser l’isolement dans lequel ils travaillent encore pour la grande majorité actuellement, pour se poser et reposer la question-clé : " Comment parvenir à une organisation interne plus efficace pour atteindre les buts fixés ? "

Liberté et responsabilité des acteurs

Autonomie partielle ne veut pas dire autarcie et ne veut pas non plus dire décisions prises à la légère. Au contraire, autonomie veut dire : projet collectif original, explicite et négocié entre les partenaires, dans le cadre d’un ensemble de droits et d’obligations librement consentis (par rapport à l’Etat et ses lois, par rapport à des principes éthiques, etc.) L’autonomie partielle des établissements est, par conséquent, à concevoir comme un équilibre entre règlements centralisateurs et initiatives locales, dans les domaines suivants :

Concrètement cela veut dire que l’Etat se limite à prescrire les axes d’orientation et les règlements absolument indispensables pour coordonner les divers ordres scolaires et demande aux établissements d’expliquer comment ils travaillent dans les domaines qui viennent d’être évoqués. En complément, cela veut dire également que l’Etat se verra obligé de mettre en place un système de suivi et d’évaluation externe qui permette de contrôler la qualité et la cohérence de la mise en oeuvre au sein des divers établissements.

Du côté des établissements, se pose la question de savoir comment l’autonomie partielle se traduira dans leur fonctionnement interne, comment elle amènera les divers acteurs - enseignants et chefs d’établissement - à redéfinir leur rôle et leur fonction, quels moyens d’auto-régulation ils se donnent pour atteindre les objectifs fixés et comment ils documentent leurs démarches tant pour eux-mêmes que pour les partenaires externes.

 

2. Nouvelles réalités pour les acteurs

Les développements possibles qui viennent d’être décrits - la professionnalisation du métier d’enseignant et l’orientation vers davantage d’autonomie dans la gestion des écoles - sont accueillis de manières très diverses dans les divers ordres de l’enseignement.

D’une part, la compréhension des deux concepts en soi semble déjà poser problème, elle produit des commentaires du genre :

" Pas besoin de gratte-papier pour nous dire ce que nous avons à faire. Nous sommes des professionnels. Qu’ils viennent nous remplacer devant une classe de 26 élèves avec les problèmes de violence, des lacunes existantes, les moyens qui font défaut, qui sont notre pain quotidien… ! "

"L’autonomie des écoles. Et alors ? ! Je la connais depuis toujours. Une fois la porte de ma classe fermée, j’aimerais bien voir celui qui peut se permettre de venir me dire comment je suis sensé organiser mon enseignement."

D’autre part, même les enseignants et les administrateurs acquis à ces approches, ne nient pas les difficultés et les obstacles qui risquent de rendre difficile leur mise en oeuvre.

Problèmes perçus par les enseignants

Tant l’idée de la professionnalisation que celle de l’autonomie partielle provoquent des réactions très ambivalentes chez les enseignants. On les entend, depuis des décennies, demander d’être reconnus en tant que professionnels, défendre leur autonomie et accuser la lourdeur des règlements qui étouffent toute prise d’initiative. Toutefois, lorsque le politique commence à prendre au sérieux ces demandes, en s’appropriant le discours sur la professionnalisation ou l’autonomie partielle en tant qu’idées directrices d’une future gestion du système, ceci suscite tout un cortège de réactions, de peurs, de mécanismes de défense, d’évocation de problèmes. En voici quelques-uns dans une longue liste.

Le refus d’apprendre

Les règlements centralisés sont mal vécus, mais ils sont en même temps très confortables : s’ils sont adéquats, on se félicite d’avoir échappé aux efforts nécessaires pour leur négociation ; s’ils sont mauvais, on peut tranquillement se plaindre de l’inefficacité de la direction générale ou du des autorités politiques, sans se sentir responsable : " Ce sont les autres, ce n’est pas mon problème… "

La professionnalisation et l’autonomie des écoles obligent les enseignants à participer à l’élaboration de leur projet, à développer leur coopération, à améliorer leur processus de prise de décision, à affronter les conflits indispensables lors des diverses concertations entre les partenaires, et, enfin, à assumer leurs responsabilités lorsque les décisions s’avèrent ne pas avoir été les bonnes.

La peur du surmenage

Il est important de distinguer deux éléments : le réel surmenage d’une part et, d’autre part, le souvenir " mythique " de mauvaises expériences du passé. Une grande partie des enseignants travaillent, durant certaines périodes de l’année scolaire, bien au-delà des limites du supportable. Est-ce inévitable ou cela résulte-t-il d’une mauvaise gestion des tâches ? Quelle que soit la réponse, le fait est que si les enseignants ne disposent guère de réserves nécessaires, refuser le travail supplémentaire imposé par les changements suggérés devient une opération de survie. Bien qu’il existe, dans toute population d’enseignants, quelques irréductibles qui préfèrent leur propre bien-être à tout remise en question de leurs pratiques, les " résistants " ne font pas tous partie de cette catégorie. En parlant avec eux, on se rend compte qu’il s’agit de personnes souvent très engagées, soucieuses du bien-être de leurs élèves, de leurs collègues ; il s’agit même souvent d’enseignants qui, quelques années auparavant, faisaient partie de mouvements militants pour une école nouvelle, qui participaient à des projets de recherche-action, défendaient des visions novatrices du système scolaire. L’expérience de pertes de temps liées aux discussions sans fin, des blessures liées au manque de reconnaissance des efforts investis ou aux attaques subies, la peur qu’à nouveau, on veuille les embarquer dans des démarches qui risquent d’entraver la qualité de leur travail personnel peuvent amener ces mêmes enseignants à prétexter un manque de temps, ou à s’opposer de manière très agressive à toute tentative d’ingérence dans leur " sphère personnelle privée ".

La difficulté de rendre des comptes

Tant la professionnalisation que la prise d’autonomie sur le plan local obligent les enseignants à adopter une attitude nouvelle. Il s’agit de présenter les décisions, de les débattre et de les défendre et, surtout, d’assumer les responsabilités lorsqu’il y a problème et désaccord. Or, ces nouvelles exigences provoquent différentes peurs, voire même des refus :

La peur de perdre les privilèges acquis au sein d’un Etat centralisateur

Grâce à la pression exercée par des spécialistes et des responsables auprès du pouvoir politique, la plupart des systèmes scolaires ont mis en place une série de mesures spéciales (mesures de soutien pédagogique pour des enfants présentant des difficultés face aux apprentissages, mesures d’intégration pour les enfants allophones, etc.) pour mieux prendre en compte les problèmes d’élèves confrontés à l’échec scolaire. Certains enseignants craignent - en partie à raison - que face aux difficultés conjoncturelles actuelles, l’orientation vers l’autonomie locale amène l’Etat à renvoyer aux communes la responsabilité d’assumer les frais de maintien de ces mesures spéciales.

La peur d’un contrôle social densifié et de phénomènes d’exclusion

Tant la professionnalisation que l’autonomie partielle engagent les équipes pédagogiques à négocier des accords, à expliciter des projets communs, à développer leur culture de coopération. Dans certains cas, le pouvoir organisateur admet même le principe de la cooptation. Au regard de la culture individualiste qui prévaut encore largement dans l’interprétation du cahier des charges de l’enseignant, cette évolution implique une augmentation du contrôle social au sein des équipes. La plupart des enseignants n’ont pas une grande confiance dans leur propre capacité de mettre en place une culture équitable de la communication et de la gestion des conflits, de parvenir à un bon équilibre entre exigences de consensus collectif et besoin de liberté individuelle. En outre, il existe une certaine crainte que les tensions insurmontables au sein des équipes conflictualisent le tissu relationnel, amènent à mettre à l’écart toute personne exprimant un avis contraire, voire produisent des phénomènes d’exclusion de toutes sortes.

Problèmes perçus par les chefs d’établissement

Un certain nombre de chefs d’établissement donnent l’impression d’avoir tellement intériorisé leur statut et par conséquent l’opinion de leur environnement politique, qu’ils avancent les mêmes questions défensives que celui-ci : quel coût, quelles nuisances, quels risques, quels recours possibles ? S’ajoute une certaine peur de la perte de contrôle, face à la diversification inévitable de modes de faire. Il est parfois difficile de cerner à quel niveau ces soucis se situent : la blessure narcissique, le sentiment d’être dépouillé d’un pouvoir de prise de décision, la peur de perdre le pouvoir ? la volonté de maintenir le niveau de qualité, la panique quant à la surcharge provoquée par une augmentation de demandes d’interventions lors de recours, de désaccords, ou en cas de pannes ?

Outre ces soucis d’ordre général, la plupart des chefs d’établissement formulent les préoccupations suivantes.

Le souci de la coordination entre les écoles

En jouant la carte de l’autonomie partielle et par conséquent de la diversité des écoles, peut-on encore assurer une cohérence minimale, de sorte que tout ne parte pas dans tous les sens ? Quelles sont les garanties pour que les élèves, lors d’un déménagement, ne se trouvent pas complètement désorientés ? Pourra-t-on encore donner des garanties de justice sociale, notamment en cas de plaintes déposées par des parents qui pensent que leur enfant a été désavantagé ? Pourra-t-on encore parler d’une égalité des chances ?

Le souci d’une procédure décisionnelle responsable

Les chefs d’établissement connaissent bien les dynamiques qui se développent entre enseignants, les difficultés que ceux-ci rencontrent pour parvenir à une culture commune basée sur des valeurs partagées. Ils connaissent le problème des rivalités entre disciplines, des égoïsmes individuels et des conflits idéologiques de toutes sortes. Ils savent que, dans un établissement en quête d’autonomie, les conflits, inévitables, porteront sur la façon d’enseigner, sur les problèmes d’évaluation des élèves, sur la valeur accordée aux diverses disciplines, sur la mise en cause d’un certain nombre d’habitudes et de privilèges personnels, en fin de compte, sur le droit de la personne.

Lorsque les établissements peuvent eux-mêmes définir les cahiers des charges et les priorités de développement, se pose dès lors le problème de savoir comment les empêcher d’adopter de mauvaises décisions, de pencher vers les solutions les plus " commodes ".

Le souci du maintien d’une répartition équitable des ressources

Tant la professionnalisation que l’autonomie partielle amènent les divers acteurs à remettre en question la répartition habituelle des ressources, à faire le bilan de l’équilibre entre effets visés et moyens investis. Confrontés à une telle perspective, comment éviter que les établissements entrent dans une dynamique perverse de compétition avec les autres, pour obtenir la plus grande partie du gâteau des ressources ? Comment mettre en place une logique de concertation et d’arbitrage, qui favorise la transparence entre les intéressés, et une répartition des ressources et des contraintes qui tienne compte des conditions du terrain plus que des règles bureaucratiques ? Comment amener ses collègues, chefs d’établissement et enseignants confondus, à adopter cette vision et à développer cette attitude, à instaurer une confiance mutuelle ?

Le souci identitaire

Au sein d’un établissement dans lequel les enseignants ont développé une véritable culture de coopération, sont capables de résoudre des problèmes de manière efficace et ont mis en place un dispositif de réflexion continue sur ses pratiques, quelle serait la position du chef d’établissement ? Sera-t-elle purement administrative ? Se contentera-t-il d’un rôle de chef d’orchestre voire de gentil animateur ? S’investira-t-il d’un rôle de " go-between " entre les autorités et l’équipe pédagogique, pour enlever les grains de sable, pour assurer les petites régulations indispensables, pour défendre les intérêts sur le plan local ? Assurera-t-il le rôle d’un pompier de service, pour régler les petits problèmes de la vie courante, pour faire de la représentation auprès des partenaires externes ? Ou, alors, remplira-t-il un rôle de visionnaire permanent, ou de garant de l’éthique ?

 

3. Vers une nouvelle fonction du chef d’établissement

En admettant que la professionnalisation du métier d’enseignant, tout comme l’autonomie partielle des établissements scolaires, seront les chantiers essentiels, la question essentielle est la suivante : de quelle manière les chefs d’établissements peuvent-ils contribuer à ces changements ?

Diriger un établissement devient un autre métier si les enseignants évoluent dans le sens de la professionnalisation, de l’analyse continue de leurs pratiques, d’une solide formation continue ; s’ils refusent les activités routinières, mécaniques ou répétitives ; s’ils se donnent une organisation forte et construisent une grande cohésion interne.

S’esquisse alors un profil très différent de celui du chef qui doit constamment susciter, aplanir, encourager, pousser à entreprendre pour que quelque chose bouge. Et qui ne le fait que s’il a beaucoup d’énergie, s’il est résolument orienté vers la promotion du changement, s’il accepte de se heurter aux pesanteurs et aux résistances, s’il vise le développement et la valorisation du travail d’équipe comme source de professionnalisation, s’il se centre sur la régulation des processus de changement, sur la recherche de cohérence et de synthèse, s’il incite son corps enseignant à concevoir un projet collectif original. Les chefs d’établissement qui travaillent dans ce sens, réussissent à redonner du sens à une série de comportements connus, mais qui, vus sous l’angle de la professionnalisation, prennent une signification nouvelle, reçoivent plus de force et parviennent en fin de compte " à faire la différence " :

Amener la communauté-établissement à se mettre d’accord sur quelques idées directrices

Il est nécessaire de veiller à un accord sur quelques idées directrices et objectifs de développement qui engagent toutes les parties. Ce type de démarche amène les acteurs à construire des représentations communes, à expliciter une série de valeurs partagées, à mettre en relation les objectifs de développement à long terme et les actions entreprises à moyen et court terme. Le rôle du chef d’établissement est primordial, dans la mesure où il veille à organiser ce type d’échanges, où il favorise les prises de décision nécessaires, où il pousse vers une définition des rôles et des tâches, où il orchestre et vérifie la mise en oeuvre des actions convenues et pousse à les faire évaluer.

Susciter, encourager et développer le travail d’équipe comme source de professionnalisation

Divers auteurs (Hargreaves, 1992 ; Katzenbach & Smith, 1993 ; Staessens 1991 ; Gather Thurler, 1996) ont montré la difficulté qu’éprouvent les enseignants à coopérer de manière véritablement efficace au sein de leur établissement. Un des défis pour les chefs d’établissement consiste à favoriser une culture de coopération adaptée aux besoins et " vivable ", acceptable, pour les uns et les autres. Cela exige un diagnostic très fin des conditions de départ. Et, également, la mise en place d’occasions qui permettent aux enseignants de faire l’expérience que coopérer peut être une expérience constructive, qu’ils peuvent en tirer des bénéfices. Cela demande suffisamment de doigté pour savoir " faire du forcing " lorsque c’est nécessaire, pour passer par des liens informels pour diminuer les résistances, pour faire appel à des intervenants externes lorsque les relations s’enveniment, pour " donner du mou ", pour laisser du temps au temps, lorsque c’est nécessaire.

Favoriser la pratique réfléchie

La professionnalisation passe par une reconstruction de l’identité des enseignants et de l’image qu’ils se font de leur pratique. Selon Perrenoud (1994 c), il est important de les aider à dépasser le " nombrilisme coopératif " (Gather Thurler, 1996), le sentiment fréquent d’être " persécutés " (Ranjard, 1984), d’être impuissants ou indifférents face aux forces et événements externes. Il est important qu’ils puissent être amenés à " produire leur profession " (Novõa, 1991), à assumer la complexité d’une praxis et d’un métier " impossible " (Cifali, 1986), qu’ils entrent dans le " scénario pour un métier nouveau " que propose Meirieu (1989 b), qu’ils développent le " savoir-analyser " identifié par Altet (1994). La " pratique réfléchie " au sens de Schön (1983, 1987), voire une " démarche d’exploration " continue au sens d’Altrichter et Posch (1990), permet de développer l’analyse et la compréhension des dynamiques en cours. Elle favorise la transparence des processus, des réussites et des difficultés, met en évidence les conditions du succès ou de l’échec des démarches entreprises. Favoriser une telle démarche contribue à créer un climat non culpabilisant et centré sur la recherche continue de solutions, sur le développement, sur l’amélioration des processus et sur l’aptitude d’apprendre.

Organiser des lieux où les problèmes aigus peuvent être exprimés

Dans la recherche d’efficacité et l’orientation vers le développement, il s’agit de ne pas de perdre de vue que les enseignants peuvent rencontrer des problèmes graves face à certains élèves, face à des incompatibilités au sein de l’équipe, face au rythme soutenu exigé et qui leur crée par exemple des tensions dans leur vie de famille. Il est important de ne pas banaliser de tels problèmes, de les prendre au sérieux, d’y réagir de manière adéquate sans pour autant organiser des psychodrames permanents. Il appartiendra au chef d’établissement de créer les structures pour que les enseignants confrontés à un problème aient un accès rapide et presque de " plain-pied " à des entretiens, à des échanges en petit ou en grand groupe, pour éviter que le problème devienne une crise.

Aménager des structures de travail fonctionnelles

La plupart des établissements sont encore aujourd’hui caractérisés par un vif individualisme, des alliances ponctuelles, " balkanisées " (Gather Thurler, 1994b) et une culture de réunion réduite et stéréotypée. Lorsque les groupes de travail s’organisent, leurs membres ne connaissent souvent pas les règles de base de l’animation d’une démarche orientée vers l’efficacité. On se perd dans des tâches administratives, plutôt que d’exploiter les ressources et les compétences des uns et des autres. On n’a que rarement recours aux techniques d’animation qui favorisent une analyse efficace des problèmes existants et la production de solutions créatives et novatrices.

Il est important que le chef d’établissement veille à la mise en place d’une organisation souple et fonctionnelle, permettant d’avoir recours à un large éventail de formes et techniques de travail individuel et collectif, pour la planification de l’enseignement, pour la conception et l’exécution de projets d‘enseignement et de développement des pratiques, pour le travail auprès des parents d’élèves et du public, pour la formation continue.

Veiller au maintien du cap fixé

Souvent, les équipes pédagogiques parviennent très bien à définir des objectifs communs, à convenir d’une méthode de travail, à se distribuer les rôles et les tâches respectives, mais s’enlisent en cours de route, parce qu’il leur manque un " Surmoi externe ". Le chef d’établissement peut leur offrir cette force de soutien qui les oblige à ne pas reculer devant les obstacles, à garder le cap, à ne pas déclarer forfait, à s’engager jusqu’à la réalisation et à l’évaluation des effets produits. Il s’agit pour lui de veiller à la mise en oeuvre des décisions prises, d’éviter qu’elles ne soient évacuées ou soumises à des renégociations continuelles à la première occasion, que l’on tire des conclusions hâtives face à des événements isolés. Et le cas échéant, de suggérer les régulations nécessaires pour assurer les ajustements indispensables. Il s’agit en somme de créer un climat de confiance, d’acceptation de la complexité, d’une certaine opiniâtreté, d’adaptation face aux difficultés inévitables.

Aménager la culture d’évaluation et de feedback

Un des grands enjeux liés à la professionnalisation des enseignants consistera, dans les années à venir, à relier - dans les têtes et dans les faits - gain d’autonomie et obligation de rendre des comptes. En effet, il n’est pas concevable qu’un corps professionnel, au sein d’un système public, puisse accéder au niveau d’auto-gestion et d’indépendance souhaité, sans rendre compte régulièrement des progrès accomplis, des résultats obtenus et des régulations introduites pour dépasser les difficultés observées. Il n’est pas concevable non plus que ce corps professionnel ne reçoive de l’autorité dont il dépend, aucun feedback concernant ses choix éducatifs, l’adéquation des pratiques en cours, l’utilité des mesures prises et l’efficacité de leur mise en oeuvre.

Le chef d’établissement sera confronté à de fortes réticences par rapport à toute tentative d’évaluation - tant interne qu’externe - pour mettre en place une véritable culture d’évaluation formative, orientée vers le développement des pratiques et la recherche de qualité. Son rôle dans la mise en place d’une telle culture est pourtant évident : il s’agit de construire une confiance interne suffisamment solide pour affronter, voire pour chercher activement les mises en question, pour éviter que toute tentative d’évaluation soit vécue comme menaçante et déclenche aussitôt les mécanismes de défense et les tricheries connues.

Développer un leadership coopératif

Le concept de " leadership coopératif " n’est pas une simple recette pour faciliter l’interaction entre collègues, mais un cadre de référence, qui s’inscrit dans les recherches actuelles sur les cultures de coopération. (Hargreaves, 1992). Le leadership coopératif accorde aux chefs d’établissement un rôle central de transformation culturelle. Ils sont ainsi amenés à :

Le leadership coopératif n’est cependant pas conçu en termes de responsabilité unilatérale. Il ne délègue pas la charge du développement au chef d’établissement uniquement, mais au contraire, analyse l’autorité en termes de réciprocité, de responsabilité partagée, négociée (Perrin, 1991). Or, celle-ci ne se développe pas d’abord par des pressions exercées par la politique éducative (et sociale), ni par des calculs savants et rationnels des chefs d’établissement, de la direction générale, des formateurs. Elle se développe, au contraire, grâce à un certain nombre de démarches, visant à :

En fin de compte, on cherche à dépasser l’approche bureaucratique traditionnelle qui repose sur l’hypothèse qu’un contrôle serré exercé sur les enseignants qui "… sont à la fois le problème, la solution et le bouc émissaire " est le seul moyen pour introduire le renouveau. On vise au contraire à " mieux profiter des potentiels existants " en suscitant l’engagement, l’intérêt, la participation et l’appropriation par les enseignants du processus de développement. (Gather Thurler, 1993b).

Viser l’auto-détermination des acteurs

Divers chercheurs (Rolff, 1993 ; Edelstein, 1995 et al.) insistent sur l’importance, pour les acteurs concernés - les élèves, les enseignants, les parents - d’avoir un sentiment d’emprise sur leur destin. Cela n’est possible que si on leur accorde une certaine auto-détermination, pour qu’ils puissent construire le sens du changement qu’on leur demande. Sans cette construction de sens, les effets de stress et les impressions subjectives de surcharge augmentent très rapidement et paralysent les démarches entreprises, provoquent des tensions, des résistances et la défection.

Il est important que les divers acteurs au sein de l’établissement aient l’occasion de prendre la mesure des avantages et des enjeux d’un engagement collectif dans la maîtrise des problèmes liés à leur profession, dans le sens qu’on donne en anglais à " empowerment " (Olson, Butler & Olson, 1991), grâce à une évaluation sérieuse des fonctionnements et dysfonctionnements, des besoins et des voies prioritaires de développement.

A cette conditions, les enseignants professionnels perçoivent leur lieu de travail comme un centre d’initiative et d’action, un " foyer de changement ", au lieu de le vivre comme cible de réformes venues d’en haut ; ils le perçoivent comme un lieu de recherche et de développement, comme un terrain d’expériences et d’observation plutôt qu’un endroit de production à la chaîne.

Dans ce sens, l’auto-détermination des enseignants - là où elle va de pair avec une véritable quête d’amélioration des pratiques et de la qualité de l’enseignement - devient un levier important pour dépasser l’immobilisme et la recherche de confort, mais aussi le risque de déresponsabilisation et de prolétarisation (Perrenoud, 1994a) qui guette le métier d’enseignant dans les systèmes bureaucratiques. Block écrit :

" Au niveau le plus bas, l’ennemi du système à performance élevée se trouve être le sentiment d’impuissance que tant de personnes ressentent dans les organisations bureaucratiques. L’aspect central du schéma de pensée bureaucratique consiste à ne pas prendre la responsabilité des événements. Le problème, ce sont les autres…. Revenir à une attitude d’esprit différente veut dire qu’il faut affronter la signification d’une prise d’autonomie. Mais réaliser son autonomie dans une culture qui favorise la dépendance est une entreprise en soi " (Block, 1987, pp. 1-6).

Il revient dès lors au chef d’établissement de créer les conditions nécessaires pour permettre une telle évolution. Les diverses démarches qui viennent d’être évoquées ci-dessus en font évidemment partie. Mais ils s’ajoutent deux éléments importants : premièrement, les chefs d’établissement doivent être intimement convaincus de la valeur de cette orientation, pour ne pas la vivre comme une perte de pouvoir et de statut. Deuxièmement, il est important qu’ils se donnent les instruments pour la mettre en place et pour amener les enseignants à prendre conscience de l’importance de l’opération engagée, de leurs responsabilités et des nouvelles règles de jeu qu’une telle évolution implique.

Chercher et assurer la cohérence

Le modèle traditionnel de la gestion des systèmes scolaires et, par conséquent, des établissements, avait recours à une réglementation relativement serrée, au contrôle externe et formel, voire à une série de rituels institués avec le temps, pour assurer une certaine cohérence de facto. Si ce type de cohérence devenait souvent assez factice, elle avait au moins le mérite de donner une forme de tranquillité aux divers partenaires - qui avaient l’impression que les responsables avaient le système " bien en main ".

Les modèles actuels s’orientent, comme nous l’avons vu ci-dessus, vers la diversité, une forte répartition des tâches et des rôles, des formes de coopération multiples en fonction des objectifs visés, le leadership coopératif et les diverses démarches d’auto-gestion et d’auto-détermination. D’où l’importance que les chefs d’établissement s’efforcent de garantir la cohérence, en coordonnant les efforts investis, en mettant en synergie les tentatives innovatrices des uns et des autres, enfin, en amenant les enseignants à développer une attitude constructive face aux droits et aux obligations qui font partie d’une culture professionnelle.

 

4. Vers un leadership innovateur

En 1994, Perrenoud s’interrogeait si au bout du chemin, on pourrait se passer de cadres et y répondait aussitôt par la négative, en proposant des alternatives :

"… certainement pas, du moins si les professionnels de l’enseignement restent salariés d’une organisation, et en particulier d’une administration publique. De même que les médecins rattachés à un hôpital dépendent d’une hiérarchie, les enseignants ne seront pas " à leur compte ". Mais on peut imaginer que la nature de l’encadrement changera du tout au tout, allant de plus en plus nettement dans le sens d’une coordination des tâches des uns et des autres, de l’animation des circonscriptions et des établissements scolaires dans le sens de l’innovation permanente, de la formation continue, de l’auto-évaluation, de la régulation, de la capacité d’apprentissage de chacun et de l’organisation elle-même. " (Perrenoud, 1994a)

Le même auteur mettait en garde, à la fois contre un optimisme démesuré et contre un attentisme tout aussi irréaliste, soulignant qu’il s’agit d’une formule de transition, voire de transformation, que la professionnalisation fera évoluer vers un partage progressif à la fois du pouvoir et de la responsabilité, essentiellement orienté vers la transformation du système.

Dans cette perspective d’un leadership innovateur, Leightwood, Begley & Cousins (1994) insistent sur les compétences et les attitudes des futurs chefs d’établissement, en tant que promoteurs - ou leaders - du changement. Claude Quirion (1994) à son tour propose de placer sur un graphique le savoir-faire sur l’un des axes et le savoir-dire sur l’autre, pour distinguer le leader promoteur des trois autres types de leaders : girouettes, amorphes, missionnaires..

 

Fig. 1 : Le leader promoteur :
parfaite alliance entre savoir-faire et savoir-dire

Source : Claude Quirion, 1994

 

Selon Quirion, les amorphes ne disent rien et ne font rien : ils s’arrangent pour passer inaperçus ; ils exploitent le système ; ils ne défendent aucune position ou croyance ; ils se sont pas capables de se motiver face à un objectif ou à un projet.

Les girouettes parlent beaucoup, mais ne font rien : ils exploitent la crédibilité des gens ; ils penchent continuellement du côté du pouvoir ; ils ne font pas de vagues, ne blessent personne ; ils adoptent une attitude défensive à l’égard de la critique ; ils doivent être encadrés continuellement.

Les missionnaires ne disent rien, mais font beaucoup (trop ? !) de choses ; ils sont très motivés au travail ; ils ne veulent pas se mettre en avant ; ils ne désirent pas influencer les orientations ; ils poursuivent une vision en solitaire ; ils perçoivent le travail comme une valeur en soi ; ils sont très sensibles à la critique.

Les promoteurs disent et font beaucoup de choses : ils sont très motivés au travail ; ils aiment partager leurs expériences ; ils agissent sans fausse pudeur ; ils sont francs et transparents ; ils poursuivent une vision qu’ils partagent avec leur équipe avec ténacité ; ils sont innovateurs.

On retrouve ici une série des caractéristiques que nous avions déjà évoquées précédemment. On les retrouve également, légèrement modifiées, dans la liste de facteurs que Quirion (1994) appelle les " facteurs favorisant l’émergence de la mobilisation ". Nous avons regroupé ces facteurs dans la figure 2 ci-dessous, intitulée " les 9 P de la mobilisation " : chacun des facteurs, en effet, commence par un " P ".

 

Fig. 2 : Les 9 P de la mobilisation

 

Face à cette fleur à 9 pétales, on peut se lamenter face à la complexité de la tâche. On peut également redéfinir le leadership centré sur les " transformations " en termes de : " travailler plus intelligemment au lieu de travailler plus dur ". Ce serait certainement une des voies royales qui mènera vers la professionnalisation du métier de chef d’établissement.

 

5. En guise de conclusion

Face à l’évolution esquissée, on peut se poser la question du rôle des associations des chefs d’établissement, de leur participation active à la dynamique en cours, de leur volonté et capacité de susciter et d’accompagner le changement. Parmi les actions possibles, j’en entrevois un certain nombre, qu’il faudrait évidemment examiner, compléter, redéfinir en fonction des priorités des uns et des autres :

 

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