In F. Cros (dir.) Dynamiques du changement en éducation et en formation. Considérations plurielles sur l'innovation, Paris : INRP/IUFM, collection : Horizons pour la formation, pp. 229-258.


 

 

La rénovation de l’enseignement
primaire genevois
Premières expériences et perspectives

 

Monica Gather Thurler

1998


1. Une rénovation au lieu d'une réforme

2. Trois axes pour repenser et changer l'école

2.1 Individualiser les parcours de formation : de l'activisme à la méthode

2.2 Travailler ensemble : le long chemin vers la coopération professionnelle

2.3 Mettre les enfants au coeur de l'action pédagogique : au-delà des belles paroles

3. Un pilotage centré sur la négociation dans la durée

3.1 Passer de solutions monolithiques à des scénarios alternatifs

3.2 Passer des innovations isolées au développement du système dans sa globalité

Autonomie ou pilotage négocié ?

Bibliographie

 


De même que la majorité des pays occidentaux, l’enseignement primaire genevois  connaît une longue tradition en matière de réformes scolaires. Depuis les années '60, les autorités ont tenté d’introduire d’importants changements, en invitant les enseignants à mettre en pratique les nouveaux plans d’études, à se recycler pour s’approprier les nouvelles méthodologies et approches didactiques dans les divers champs disciplinaires, à introduire de nouvelles approches formes d’évaluation, à utiliser de nouveaux moyens d’enseignement. Outre la réduction spectaculaire des effectifs par classe, elles instituèrent, dès 1974 et dès les premiers degrés, un important dispositif de " pédagogie compensatoire ". Connu à l’origine sous le nom de " Fluidité ", cette recherche-développement visait avant tout la création d’un dispositif d’appui individualisé destiné aux élèves en difficulté, qui devait permettre de venir en aide aux enfants rencontrant des problèmes d’apprentissage de la lecture en début de leur scolarité obligatoire. Au fil des années, ces mesures de soutien ont été institutionnalisées, diversifiées et étendues progressivement à l’ensemble des écoles primaires, jusqu’en troisième ou quatrième. De nombreuses enseignantes ou enseignants se sont orientés vers la fonction d’appui, souvent dans le cadre d’un emploi à temps partiels. Ces personnes ont été attribuées aux écoles, en visant une dotation d’un quart de poste pour chaque classe. Plus tard, les enseignantes et d’enseignants d’appui seront placés avec les enseignants complémentaires et les titulaires d’autres fonctions dans la catégorie moins spécialisée des " généralistes non titulaires " (GNT), enseignants appelés à travailler en coopération plus ou moins étroite avec les titulaires de classe, notamment pour faire de l’appui pédagogique.

Au début des années 1980, la recherche-action " Rapsodie ", menée conjointement par les services de recherche et les autorités scolaires, avec un nombre limité d’enseignants volontaires, sensibilisa l’enseignement primaire aux besoins et avantages d’une pédagogie active et différenciée, allant au-delà du soutien et fondée sur le travail en équipe. Le dispositif n’était pas destiné à être généralisé, mais on pouvait espérer qu’il aide à concevoir une pédagogie différenciée à plus large échelle. Le soutien resta cependant le fer de lance de la lutte contre l’échec par des mesures proprement pédagogiques.

Il n’est donc pas très étonnant que le " rapport Hutmacher ", intitulé " Quand la réalité résiste à l’échec scolaire ", publié en 1993, ait provoqué surprise, déception, désenchantement et inquiétude chez les enseignants et les cadres de l’enseignement primaire. En prenant le redoublement comme indicateur de l’échec scolaire, ce rapport montrait en effet qu’en dépit de généralisation du soutien qui vient d’être évoquée, l’inégalité sociale devant la réussite scolaire s’était accrue au fil des années et que les taux de redoublement, après un fléchissement, avait tendance à augmenter à nouveau.

Hutmacher avance l’hypothèse que si les mesures de lutte contre l’échec ont été insuffisantes, c’est parce qu’elles étaient trop simples, en regard des multiples niveaux d’interaction, d’imbrication et d’interdépendance du système d’action :

" Tout s’y tient : la régulation du travail des élèves, de leurs engagements et de leurs apprentissages ; les temporalités dans lesquelles l’action pédagogique est conçue ; l’orientation des savoirs, des convictions et des pratiques pédagogiques, la division du travail entre les professionnels et ses régulations ; leurs rapports aux divers groupes de parents ; le changement des structures d’inégalité dans une société en crise ; etc. Dans ces condition, toute solution simple, genre " YAKA ", est vouée à l’échec. La première sagesse est sans doute d’accepter la complexité ; alors seulement on peut apprendre à l’analyser, la penser et peut-être la maîtriser mieux. " (ibid., pp. 160).

L’ensemble des constats amena les autorités scolaires et les enseignants à admettre les limites du soutien, à comprendre qu’il fallait porter l’effort pédagogique dans la salle de classe, et le soutenir par une nouvelle organisation, atténuant les césures en degrés - c’était la première orientation de Fluidité, comme son nom l’indique - et favorisant une prise en charge collective des difficultés scolaires, comme Rapsodie et les autres équipes pédagogiques le proposaient pour leur part. En effet, parallèlement aux dispositifs mis en place par le système, les enseignants, soutenus par leur association et des mouvements pédagogiques, avaient créé, depuis les année 1970, des dizaines d’équipes pédagogiques - jusqu’à cinquante en même temps - plus ou moins durables, mues par des projets plus ou moins ambitieux, plus ou moins connectés à la lutte contre l’échec scolaire, mais dont toutes ont contribué à faire évoluer le métier vers davantage de coopération.

Un grand nombre d’acteurs avaient, au fil des ans, pris conscience qu’il ne fallait pas espérer venir à bout de l’échec scolaire sans un dispositif d’ensemble coordonnant et orientant les efforts des uns et des autres et s’attaquant au problème sous toutes ses facettes. Le rapport Hutmacher, le débat très large et la volonté de " faire quelque chose qu’il suscita ", l’arrivée d’une nouvelle direction politique, puis administrative, tous ces facteurs, survenant entre 1993 et 1994, amenèrent à concevoir le développement de l’enseignement primaire plus globalement, dans une perspective à moyen terme, selon les orientations suivantes :

amorcer un processus de rénovation progressive plutôt que faire une réforme ;
• penser et planifier le changement selon plusieurs axes simultanément, de façon systémique ;
• mettre en place un dispositif de pilotage regroupant des représentants des divers acteurs concernés, centré sur la négociation, l’analyse et l’échange.
1. Une rénovation au lieu d’une réforme

A Genève comme ailleurs, les réformes précédentes ont confronté l’ensemble des acteurs à de fortes turbulences, sans pour autant produire des effets spectaculaires. Nul n’est prêt à croire aux vertus magiques d’une nouvelle réforme. On se doute qu’on ne s’en tirera pas aussi facilement.

Depuis plusieurs années, la crise économique a entraîné une diminution sensible des ressources, alors que le tissu social se transforme, ce qui suscite un accroissement du nombre des élèves en difficulté d’apprentissage. Face à cette évolution, il est difficile de juger si l’objectif de la lutte contre l’échec scolaire n’avait pas été atteint faute de moyens, faute de stratégies adéquates ou parce qu’entre temps le tissu socio-culturel et économique, ainsi que l’évolution de l’identité professionnelle se sont modifiés de manière à exiger d’autres types d’intervention et d’outils.

Ce contexte difficile amène de nombreux enseignants et cadres à refuser d’emblée toute implication dans une nouvelle réforme, avant que l’on leur ait démontré, sur la base de données fiables, que celle-ci est indispensable et fondée sur de hypothèses irréfutables.

Malgré cette réticence, il est possible d’affirmer que, comme partout ailleurs, les enseignants genevois ne sont pas plus ni moins résistants ou enthousiastes pour s’impliquer dans le changement de leurs pratiques. Par ailleurs, nous affirmerions, avec Niais (1989) que, pour beaucoup d’enseignants, le vécu des innovations est d’autant plus associé à un sentiment de perte, voire même de dépossession, que les demandes venant " d’en haut " et sans lien avec leurs priorités (par exemple, l’injonction de s’initier à de nouvelles modalités d’évaluation, voire d’envisager d’autres modalités d’organiser le curriculum) les empêchent - à leur avis - de se consacrer autant qu’ils l’auraient voulu à leurs élèves.

Divers auteurs (Huberman & Gather Thurler, 1991 ; Woods & al., 1997 ; Bonami & Garant, 1996) ont par ailleurs mis en évidence l’ingéniosité (tant inconsciente, que consciente) des acteurs du terrain pour résister aux efforts investis par des tiers pour implanter des innovations allant à l’encontre de leurs besoins, désirs et convictions. Selon Strittmatter (1998), ces efforts " … ne sont pas de taille pour affronter les mécanismes de défense bien rodés des membres d’une profession qui possèdent une tradition centenaire pour accueillir et absorber d’innombrables innovations, sans leur laisser la moindre chance de modifier quoi que ce soit dans leurs pratiques quotidiennes. "

Ces résistances ne se limitent pas à quelques enseignants isolés. Face aux tentatives des autorités de faire partager leur vision des finalités et pratiques et de prendre des mesures à même d’assurer un maximum de réussite aux élèves, divers groupes d’acteurs (associations d’enseignants ou de parents, cadres intermédiaires, formateurs) développent et défendent leur propre conception en matière de priorités et de stratégies d’innovation scolaire. Autrement dit se pose la question de savoir dans quelle mesure ces groupes d’acteurs seraient, à court ou à moyen terme, à même d’assumer seuls les efforts qui incombaient jusqu’alors aux autorités scolaire. Dans leur ouvrage intitulé " Au-delà des réformes scolaires ", Hargreaves & Evans (1997) évoquent le futur d’une profession qui, à même de se donner les moyens de ses ambitions, instaure un véritable " organe d’autorégulation " (pp. 115) et :

Il nous semble que, pour la grande majorité des systèmes scolaires, cette orientation ne fait pas partie des hypothèses les plus probables. A Genève, ce modèle est progressivement de l’ordre du possible. Il existe par exemple une forte association professionnelle des enseignants  du degré primaire qui, au-delà de la lutte syndicale, s’est donné, de longue date, les moyens intellectuels et juridiques de participer, comme partenaire à part entière, à l’élaboration des principaux dossiers, qui sont d’ailleurs très proches de ceux évoqués par Hargreaves et Evans.

Dans la mesure où seulement une partie des enseignants y adhèrent, il est cependant peu probable que cette association professionnelle soit, à court ou à moyen terme, à même d’assumer seule les tâches qui incombaient jusqu’alors aux autorités scolaires. D’où la nécessité d’imaginer d’autres formes de " gestion du changement ", basées sur la logique du partenariat et la négociation, dotées des moyens d’instaurer et d’accompagner des processus de développement de haut niveau.

Cette vision est confirmée par de multiples recherches sur les processus d’innovation (Huberman & Miles, 1984 ; Senge, 1990 ; Fullan & Stiegelbauer, 1991 ; Fullan & Hargreaves, 1996 ; Bonami & Garant ; 1996 ; Woods, 1997) qui ont mis en évidence l’insuffisance des démarches d’intensification ou de restructuration pour assurer véritablement le maintien du moral et de l’engagement, voire le développement de compétences des enseignants. Ils insistent sur la nécessité de transformer les systèmes et leurs sous-systèmes dans de nombreuses " communautés professionnelles ", " centrées sur l’apprentissage interactif, la coresponsabilité et un engagement coopératif dans une cause commun, visant à rendre les enseignants de vrais acteurs du changement, au lieu de les reléguer au statut d’exécutants et de victimes du système " (Hargreaves et Evans, 1997, pp. 13).

La grande majorité des représentants des autorités scolaires et des corps professionnels adhèrent actuellement à cette vision. Dans la mesure où elle reste tout de même assez abstraite, mais correspond en outre à la doctrine et aux slogans des nouveaux principes de gestion publique (décentralisation participative, délégation des compétences à qui de droit, rationalisation, etc.), elle a été largement intégrée dans les discours de la grande majorité des responsables de l’administration scolaire.

Concrètement, les choses sont plus difficiles, dans la mesure où les changements profonds qui sont nécessaires pour amener l’ensemble des acteurs à intégrer ces nouveaux fonctionnements dans leurs représentations et leurs pratiques, ne peuvent être réalisés ni à court terme, ni avec les stratégies propres aux réformes scolaires du passé. Pour que les enseignants s’investissent et participent activement à la constructive collective et coopérative du changement du système, il est par conséquent indispensable que les autorités politiques créent les conditions, prennent les mesures de soutien et produisent des initiatives qui confrontent l’ensemble des acteurs avec de véritables défis.

Dans cette perspective, les autorités scolaires genevoises ont annoncé, en août 1994, leur ferme intention de renforcer la lutte contre l’échec scolaire, en entamant une rénovation qui :

Le choix en faveur d’une rénovation au lieu d’une réforme n’est pas un effet de mode. Il relève de la ferme intention de généraliser un certain nombre d’idées avancées à toutes les écoles du canton. En 1994, la différenciation de l’enseignement et l’individualisation des parcours de formation, les projets d’école et le travail en équipe pédagogique, les didactiques centrées sur l’apprenant et les méthodes actives, ne sont plus, à Genève, des idées nouvelles. Pourtant leur mise en oeuvre reste très variable d’une école à l’autre, et on les trouve rarement toutes réunies. La rénovation vise donc un changement plus systémique. Elle n’invente pas, elle tente plutôt d’intégrer toutes sortes d’idées fécondes et de les implanter à large échelle, dans un cadre unifié, selon un calendrier progressif, mais commun à toutes les écoles.

 

2. Trois axes pour repenser et changer l’école

Le texte d’orientation publié en août 1994 proposait trois axes de rénovation : 1. individualiser les parcours de formation, 2. apprendre à travailler ensemble, 3. placer les enfants au coeur de l’action pédagogique.

Les acteurs participant à la phase d’exploration furent invités à développer, de façon approfondie et diversifiée, des aménagements possibles des structures et des pratiques selon les trois axes, notamment dans le sens de cycles d’apprentissage pluriannuels et d’une coopération professionnelle accrue.

Depuis la rentrée scolaire qui eut lieu fin août 1995, une trentaine d’écoles  explorent les trois axes, à des degrés divers et selon des orientations diverses. S’il fallait résumer fortement les tendances pour chacun d’elles, on pourrait faire les constats suivants :

2.1 Individualiser les parcours de formation :
de l’activisme à la méthode

Les écoles faisant partie du dispositif ont travaillé, dès le début de l’exploration intensive, sur des hypothèses très diverses concernant l’organisation du travail (regroupements d’élèves, démarches pédagogiques, gestion de l’hétérogénéité des rythmes et savoirs des élèves, nouvelles modalités d’évaluation, tant formatives que certificatives, sans notes) la mieux à même de gérer la progression des élèves. A la phase initiale, fortement empreinte par l’euphorie de la liberté d’exploration et, du coup, par un certain activisme, a succédé une recherche plus systématique de dispositifs de différenciation qui sont actuellement davantage conçus en fonction des objectifs d’apprentissage et par un souci de rationnalisation, tant en termes d’efforts, qu’en termes de temps. Un petit nombre d’écoles s’orientent ainsi depuis peu de temps vers une organisation modulaire du cycle d’apprentissage, visant à le structurer comme une combinaison des espaces-temps de formation caractérisés par des unités thématiques et des objectifs de formation définis (Perrenoud, 1997).

Onze des quinze écoles en innovation ont introduit de nouvelles modalités d’évaluation, tant formatives que certificatives, sans notes. La démarche d’évaluation est essentiellement centrée sur sa fonction d’orientation et d’information, dans le but d’une meilleure gestion des parcours d’apprentissage des élèves. Suite à une première phase d’hésitations et de soucis, qui furent largement exprimés, les parents des élèves fréquentant ces écoles se déclarent satisfaits des nouvelles pratiques d’évaluation.

Au fil du temps, on sent émerger au sein du dispositif une prise de position plus explicite en faveur d’un plan-cadre général et obligatoire pour l’ensemble des écoles en ce qui concerne certains aspects des cycles d’apprentissage. Parmi ces aspects, citons : durée des cycles avec abolition d’une logique d’organisation par degrés annuels, gestion des élèves en co-responsabilité ; objectifs clairement définis en fin de cycle, suppression du redoublement, modalités de passage entre les cycles. Par ailleurs, on concéderait aux écoles une assez grande liberté pour procéder, à l’intérieur des cycles, aux aménagements internes (types de décloisonnements, espaces de formation multi- ou monoâge, etc.) qui leur paraissent appropriés. Il appartiendrait donc aux écoles de trouver les aménagements les mieux à même pour : répondre aux besoins du contexte organisationnel et socio-économique et par conséquent les caractéristiques de la population des élèves ; mettre à profit les ressources et compétences existantes et développer celles qui font défaut ; assurer une cohérence et authenticité optimale à l’intérieur du dispositif pédagogique qu’elles choisissent de créer.

L’objectif consiste à développer une conception des cycles qui offre une véritable alternative à l’organisation actuelle l’enseignement primaire, tout en restant dans les limites de faisabilité dans le contexte genevois. Pour l’atteindre, une des hypothèses fortes consiste à envisager des modèles permettant d’aller plus loin que la simple interdiction de redoublement d’un degré à l’intérieur d’un cycle - et par conséquent le passage automatique d’un degré au suivant - sans pour autant prendre d’autres mesures à l’endroit des élèves qui passent sans avoir maîtrisé le programme d’une année. L’expérience montre que dans la majorité des cas de figure, de telles approches n’obligent pas vraiment à repenser l’organisation scolaire : chaque degré annuel maintient son propre programme, les élèves passent d’un degré au suivant, en changeant en général d’enseignants. Entre les enseignants prenant successivement les élèves en charge dans un tel cycle d’apprentissage, il n’y a pas de coordination particulière.

Conscients de ces dérives possibles, les responsables de la rénovation ont commencé à envisager une conception plus audacieuse, qui leur paraît seule en mesure de développer les compétences de tous. Ils proposent d’aller vers un effacement clair et net des degrés, en faveur de plusieurs cycles d’apprentissage de longue durée. L’accent serait mis sur la continuité ces cycles, qui s’organiseraient autour d’objectifs spécifiques, mais seraient conçus selon le principe des " poupées russes ". Chaque cycle inclurait les objectifs du cycle précédent, pour pousser les mêmes apprentissages plus loin, à un niveau plus élevé d’exigence, assurant l’élargissement, mais aussi leur réorganisation et coordination, ainsi que le dépassement des acquis antérieurs.

2.2 Travailler ensemble :
le long chemin vers la coopération professionnelle

C’est probablement l’axe qui a été investi le plus fortement, que ce soit au sein des écoles ou dans les différents organes du dispositif de la rénovation.

Confrontés à la nécessité d’instaurer et d’améliorer la coopération au sein de l’équipe, les écoles ont entrepris des démarches diverses et souvent complémentaires. Toutes les écoles se sont trouvées confrontées à la nécessité de développer une meilleure gestion du temps et à s’initier aux outils de travail qui leur permettent de mieux fonctionner en groupe. Elles ont notamment du apprendre à s’en tenir à l’essentiel, à ne pas se laisser envahir par les questions administratives et, enfin, à améliorer leur compétence d’analyse et de résolution de problèmes.

L’introduction des cycles contraint cependant à aller bien plus loin. Elle amène les enseignants à affronter les problèmes que soulève une gestion collective de la progression des élèves, à développer une vision commune de l’organisation du curriculum, des approches didactiques et des formes d’évaluation. Bien davantage que la gestion administrative commune, elle contraint à faire tomber les " murs de la privacité " (Gather Thurler, 1994a), à se dégager de représentations du métier bien enracinées au sujet de la division du travail. Dans les cycles, on n’est plus " seul (e) maître (sse) à bord ", uniquement redevable à ses élèves et, éventuellement, de leurs parents. On doit rendre à ses collègues, ce qui est bien plus difficile.

Toutes les écoles en innovation se sont engagées, en collaboration avec les différents spécialistes des didactiques disciplinaires et générale, dans une recherche-formation visant à construire de nouvelles compétences professionnelles dans le domaine de l’enseignement-apprentissage. L’objectif consiste à approfondir la problématique des dispositifs de différenciation et des situations-problèmes.

La grande majorité des écoles sont en train d’instaurer des " bilans collectifs ", durant lesquels les enseignants discutent ensemble de la progression de l’ensemble des élèves, analysent les cas les plus problématiques et se concertent pour trouver les solutions les plus adaptées.

Dans un petit nombre d’écoles, une partie des enseignants ont commencé à s’initier aux pratiques de l’intervision. Sur la base de critères préalablement négociés en équipe, les enseignants observent leurs collègues durant des séquences d’enseignement en classe et échangent ensuite leurs réflexions sur leurs pratiques respectives.

Dans la perspective de la mise en réseau des écoles en innovation, ces dernières se rencontrent régulièrement dans le cadre du " groupe inter-projets ". À intervalles réguliers, celui-ci est élargi et accueille également les inspecteurs des écoles en innovation, ainsi que les responsables des services de formation continue. Des rencontres annuelles, des formations communes et l’installation d’outils de télécommunication ont peu à peu complété et intensifié la mise en réseau.

L’objectif de cette démarche consiste notamment à offrir aux enseignants des possibilités multiples et variées d’échanger et d’analyser leurs pratiques, pour confronter et de faire évoluer leurs représentations sociales (il semblerait en effet qu’il soit plus facile d’apprendre seul que de désapprendre seul), pour soumettre des propositions communes aux autorités, et, finalement, pour élaborer des outils pédagogiques et de gestion (par exemple outils d’évaluation et d’auto-évaluation, tant pour les élèves, que pour l’équipe pédagogique).

Il est intéressant de noter qu’il a fallu trois années pour que les écoles commencent à prendre conscience des avantages d’une telle démarche. D’abord parce que les équipes devaient d’abord se forger une identité propre. Ensuite, parce qu’une telle approche ne correspond pas vraiment à la culture prévalente : apprendre de l’expériences d’autrui, organiser les échanges de compétences, inviter les collègues d’autres écoles pour fonctionner comme " amis critiques " : ce ne sont pas des démarches anodines dans un milieu où la culture de l’individualisme reste assez fortement enracinée.

Nous pensons néanmoins que c’est une piste à développer, dans la mesure où elle s’avère comme facette très efficace du développement professionnel : elle implique les enseignants activement dans la démarche de résolution de problèmes professionnels dépassant le cercle restreint de leur école ; elle leur offre des bouffées d’oxygène par rapport à la dynamique certaines fois étouffante de leur propre école ; elle leur permet de faire l’abstraction de leur propre contexte pour envisager de nouvelles solution auxquelles ils n’auraient probablement réservé qu’un accueil frileux et réticent ; enfin, elle leur permet de faire - plus facilement - reconnaître leurs compétences ailleurs qu’au sein de leur propre équipe - ce qui représente des occasions de valorisation professionnelle estimables.

2.3 Mettre les enfants au coeur de l’action pédagogique :
au-delà des belles paroles

Ce dernier axe avait suscité, initialement, de multiples remarques ironiques et sarcasmes ( " Voilà que les dirigeants ont découvert l’enfant ", " Comme si on n’avait pas toujours fait cela ", " Quoi de neuf ? ! "). Pour certains, il représentait une sorte de " fourre-tout ", un curieux mélange fait d’aspirations humanistes et résidus des années glorieuses de la pédagogie active. D’autres craignaient qu’il signifie la dernière étape vers l’attitude laxiste d’une école qui n’ose plus imposer et s’imposer des objectifs de haut niveau.

Récemment et au vu de la détérioration du contexte socio-économique, les divers groupes d’acteurs sont cependant amenés à reconnaître sa pertinence. Ceci d’autant plus qu’ils se trouvent confrontés à une proportion croissante d’élèves difficiles et peu sensibilisés à la culture scolaire.

Les écoles sont ainsi à la recherche de formes d’enseignement-apprentissage qui permettent d’encore mieux répondre aux besoins et styles d’apprentissage très divers des élèves (Gardner, 1983 ; Astolfi, 1992), qui leur pemrettent de mieux construire le sens des apprentissages scolaires. Dans de nombreuses écoles, les enseignants tentent ainsi de mettre en place de nouvelles formes de contrat social et didactique avec les élèves (Meirieu, 1995), dans l’objectif de faciliter l’auto-socio-construction des savoirs (Vellas, 1996). De même, les conseils de classe sont développés das l’intention d’offrir aux élèves un véritable espace pour échanger sur les problèmes de la vie scolaire, pour discuter des avantages et modalités de démarches plus coopératives et, enfin, pour réfléchir ensemble au sens du travail scolaire et au " métier d’élève " (Perrenoud, 1996).

3. Un pilotage centré sur la négociation dans la durée

D’emblée, les auteurs du texte d’orientation ont été conscients que la rénovation ne se ferait qu’à condition d’amener les divers groupes d’acteurs concernés (enseignants, autorités, cadres, parents) à construire, ensemble, une nouvelle vision de l’école primaire.

Pour cette raison, il a été décidé d’entamer la mise en oeuvre par un processus suffisamment ouvert et négocié pour permettre à chacun d’y trouver sa place et de s’y impliquer à son rythme. Le dispositif de la phase d’exploration (voir figure ci-dessous) a été conçu de manière à impliquer, à des échelons et avec des degrés d’engagement divers, un maximum d’acteurs dans une réflexion commune.

 Fig. 1 :Le dispositif de la rénovation
de l’enseignement primaire genevois 

 L’ensemble du dispositif est placée sous la responsabilité d’un groupe de pilotage (GPR), où tous les milieux intéressés sont d’emblée représentés.  Ce groupe a le mandat de conduire la rénovation sur le long terme et de prendre toutes les options utiles en matière de formation, d’évaluation, de méthodes et de moyens d’enseignement, de gestion des écoles, d’information et d’association des parents. Le groupe de pilotage est notamment censé assurer :

Un groupe de recherche et d’innovation (GRI), mis en place par le GPR, a pour tâche de soutenir les écoles engagées dans un projet d’innovation, de créer des relations entre elles et avec le reste du système, de les mettre en contact avec des centres de formation et de ressources, de les aider à définir, évaluer, faire évoluer leur projet, de coordonner les efforts, de faciliter la formulation des acquis et leur diffusion à l’ensemble de l’enseignement primaire. Ce groupe, animé par la coordinatrice pour la recherche et l’innovation, réunit pour l’essentiel des enseignants primaires déchargées de leur enseignement pendant toute la durée de leur mandat.

Le GRI anime en outre le groupe inter-projets, (GIP) réunissant les coordinateurs des écoles en innovation , les inspecteurs concernés, des représentants des services de l’enseignement primaire amenés à contribuer au suivi des projets ou à la formation des enseignants.

Au dispositif prévu est venu s’ajouter, depuis l’automne 1996, le groupe des experts externes à la rénovation (GEER), composé de sept spécialistes des sciences de l’éducation, indépendants du reste du dispositif, dont six viennent d’autres pays. Son mandat consiste à assurer un suivi de la phase d’exploration. Le GEER passe deux fois trois jours par an sur le terrain genevois.

La mise en place de l’ensemble du dispositif - y compris le calendrier - témoigne de la volonté des autorités :

Depuis la publication du texte d’orientation, en août 1994, le calendrier a été respecté : le groupe de pilotage et le GRI ont été constitués comme prévus, des appels d’offres ont été lancés, quinze écoles ont déposé un projet d’innovation, rédigé sur la base d’un canevas proposé par le GPR et travaillent depuis avec le GRI. Dans chacune des écoles, un coordinateur a été élu et coopère avec ceux des autres écoles au sein du groupe inter-projets. Seize écoles ont développé un projet de réflexion/formation. Elles travaillent avec leur inspecteur et se mettent plus lentement en réseau. Conformément au dispositif, elles disposent de moins de ressources et de moins de liberté que les écoles en innovation.

La rénovation a, dès le début, été souvent un enjeu dans les affrontements à propos de la fonction publique et du budget de l’enseignement primaire. Les tensions entre les divers groupes d’acteurs ont ainsi souvent dépassé les enjeux liés aux contenus de la rénovation et ont passablement perturbé la phase d’exploration. Ces déséquilibres ont conduit, fin 1997, à la suite d’un ensemble de négociations entre l’association et les autorités scolaires, à une recomposition du groupe de pilotage, qui accorde davantage de place aux représentants tant des enseignants que des parents.

Malgré les nombreuses régulations qui furent introduites en cours de route, la combinaison entre pilotage et négociation n’est pas une chose facile, qui irait de soi. Pour parvenir à construire un paradigme commun du changement, l’ensemble des acteurs sont amenés à identifier et à affronter les obstacles, contradictions et dilemmes tant conceptuels, que matériels qu’une telle démarche produit inévitablement. Aucun d’eux ne peut être levé par la seule bonne volonté, ni par les décisions autoritaires ou unilatérales. Ils exigent, de la part de tous les partenaires, un patient travail sur les représentations sociales et une concertation constante en ce qui concerne les rapports de pouvoir et les champs de compétence respectifs.

3.1 Passer de solutions monolithiques à des scénarios alternatifs

Il s’agit en somme d’un problème bien connu qui se présente lorsqu’il faut trancher entre la commodité des solutions uniformes et maximalistes et la liberté laissée aux acteurs locaux de développer des solutions diverses et appropriées selon les caractéristiques du contexte auquel ils appartiennent. Bien qu’il n’existe pas de véritable issue solution, l’expérience des trente dernières années a montré que ni la centralisation (avec sa démarche " top-down "), ni la décentralisation (et son pendant du " bottom-up ") ne fonctionnent vraiment.

Certes, il serait naïf de croire que la construction du sens, à laquelle les acteurs doivent consentir pour assurer une véritable transformation des pratiques, puisse leur être imposée sur un plan global. Mais il serait tout aussi naïf de penser qu’une telle transformation puisse avoir lieu de manière spontanée. Elle exige en définitive une nouvelle forme de leadership, suffisamment visionnaire pour ne pas perdre de vue des objectifs ambitieux et à long terme, suffisamment compétent dans l’argumentation pour créer les conditions d’un large débat et, enfin, suffisamment confiant dans sa capacité de gérer la complexité pour autoriser le " tâtonnement collectif ".

La rénovation genevoise montre combien il est difficile d’instaurer ce type de leadership. Il exige en priorité qu’il existe un climat de confiance hors pair entre les divers groupes d’acteurs. Mais il exige aussi, de la part des autorités, une acceptation assez inhabituelle du désordre, qui va de pair avec les vrais changements. Ce qui signifie qu’il faut accepter qu’il n’existe pas de solutions monolithiques, mais qu’il faut accepter les scénarios alternatifs et équivalents et envisager d’autres modèles de fonctionnement pour construire la cohérence du système malgré lui.

Or, il s’avère que ce type de raisonnement, qui paraît tout à fait convainquant tant qu’il reste théorique, est particulièrement difficile à mettre en oeuvre sur le plan concret. De nombreux auteurs (d’Iribarne ; 1989 ; Huberman & Gather Thurler, 1991 ; Alter, 1996 ; Woods & al., 1997) ont décrit les problèmes qui surgissent lorsqu’on tente d’introduire des modèles de gestion et de pensée valables pour tel système mais ne convenant pas nécessairement à tel autre, pour des raisons qui leur appartiennent.

Les idées principes de la gestion participative, qui sont fortement centrées sur l’acceptation d’un ensemble de caractéristiques tels que la diversité, l’indépendance, l’autonomie, la coopération, la pratique du contrat et de l’évaluation, la transparence dans l’information, la négociation et la concertation, sont par exemple plus proches des traditions anglo-saxonnes et nord-européennes. Elles se trouvent en décalage par rapport à la culture administrative de la plupart des systèmes scolaires tant francophones que germanophones et sud-européens, qui restent encore actuellement fortement imprégnés d’une vision hiérarchique, respectueuse du rang social et du statut.

Les administrations scolaires qui s’en inspirent pour piloter les processus du changement risquent fort de se heurter non seulement aux incompréhensions et aux résistances des gens du terrain, mais également - et c’est plus délicat - à leurs propres contradictions et peurs de perdre le contrôle. L’expérience montre en effet, que l’orientation vers une gestion plus participative va de pair avec une nouvelle acceptation de la diversité, mais également avec une nouvelle culture de l’évaluation, une clarification des règles de jeu en termes de redevabilité et de responsabilité des uns et des autres (Gather Thurler, 1997 ; Liket, 1993 ; Perrenoud, 1996b ; Schratz, 1996).

L’importation de ces modèles relève donc souvent d’une certaine naïveté culturelle, consistant à sous-estimer le danger du " retour du refoulé " et représenté à tous les niveaux du système. On observe ainsi, du côté des autorités, une certaine tendance à monopoliser l’information, le refus de s’impliquer dans le processus de construction interactive des nouvelles représentations ; du côté des enseignants, le refus de rendre compte, peu de motivation pour s’impliquer dans l’analyse et la régulation des dysfonctionnement, une certaine tendance à la mauvaise foi qui porte à toute responsabilité sur le système, ainsi que des conduites isolationnistes du genre : " Je fais mon travail, qu’on me fiche la paix !  "

En anticipant ces problèmes, le texte d’orientation de la rénovation prévoit une évolution à long terme et visant à trouver une forme d’équilibre entre le plan-cadre défini par les autorités pour assurer une cohérence optimale du système dans sa globalité et l’autonomie laissée aux écoles pour développer des scénarios alternatifs, à savoir des aménagements internes du plan-cadre qui sont les mieux adaptés au contexte et à leurs priorités propres.

Une telle démarche contribuera sans doute à la création de dynamiques multiples et fonctionnant selon leur logique propre. Cette évolution est intéressante dans la mesure où elle peut avoir des effets très mobilisateurs auprès des enseignants. Mais elle peut également produire des démarches qui ne correspondent pas toujours aux objectifs de qualité fixés par le plan-cadre.

La crainte des autorités scolaires face à ce type de " dérapages " peut les amener, dans la pire des hypothèses, à réintroduire des mesures très bureaucratiques de réglementation " passe partout ". Mais elle peut également les inciter à mettre en place des dispositifs d’interaction et de négociation qui fonctionnent selon le principe d’une heureuse combinaison entre évaluation interne et externe. L’expérience de la phase d’exploration montre que la mise en place de ce type de dispositifs oblige les divers groupes d’acteurs - que ce soit dans les divers groupes de concertation ou au sein même des écoles - à mieux expliciter leurs représentations, à s’écouter pour mieux se comprendre, à analyser les problèmes, à élaborer des solutions communes et, enfin, à mieux connaître les contraintes et les degrés de liberté dont ils disposent. Grâce aux interactions fréquentes et souvent très intenses s’instaurent une culture et un langage communs qui contribuent, progressivement et très naturellement, à réduire la variation. En contrepartie, les membres de ces groupes s’habituent à se référer et à un pool commun d’idées et de compétences, au lieu de constamment réinventer la roue.

Les dispositifs les mieux pensés n’excluent évidemment pas les rapports de pouvoir et les conflits d’intérêt qui s’instaurent lorsqu’il faut trancher entre les exigences et besoins souvent diverses entre les différents groupes d’acteurs. Dans la mesure où il crée de nouveaux espoirs, redistribue les d’influence et modifie les rapports de pouvoir, tout processus du changement basé sur la négociation offre de multiples occasions de tensions, malentendus, blessures et conflits. Mais c’est aussi une formidable occasion pour apprendre !

3.2 Passer des innovations isolées au
sdéveloppement du système dans sa globalité

Il est peu utile d’attaquer la complexité et les interdépendances multiples de front. Cela amène soit à s’engager dans l’activisme (vouloir tout faire tout de suite), soit à s’engager dans une démarche linéaire et cumulative d’innovations isolées (selon le principe " une chose après l’autre "). L’efficacité limitée de l’une et de l’autre de ces deux attitudes est connue, dans la mesure où elles empêchent à construire le lien entre des actions innovatrices ponctuelles et l’évolution du système dans sa globalité.

Un des objectifs majeurs de la rénovation consiste à venir à bout de ce problème et à construire les synergies nécessaires pour développer la qualité de l’école genevoise. En théorie, c’est vite dit et personne ne met en question l’utilité d’une planification évolutive qui permet de définir des priorités, d’établir des calendriers, de procéder régulièrement à des bilans et des synthèses, d’évaluer de manière continue la progression réalisée par les uns et les autres et de recadrer les priorités de l’étape suivante.

Mais au-delà des belles paroles et des mécanismes gestionnaires, la rénovation s’attaque à un problème bien plus difficile. Il consiste à instaurer une communication efficace entre les différents lieux de réflexion et d’action, qui permet d’impliquer la totalité des 220 écoles primaires du canton dans une démarche de réflexion et d’analyse des pratiques, qui offre les avantages d’une véritable alternance entre indépendance et dépendance. Alors que la " dépendance " est liée à la culture commune, l’indépendance s’observe sur le plan de la capacité - et de la volonté - de chacune des parties du dispositif d’afficher et de maintenir sa manière propre de penser et d’agir, tout en adhérant aux objectifs et valeurs reconnus par l’ensemble des acteurs du système.

Selon (Holly, 1991) un système scolaire qui se met en posture d’apprendre est capable d’intégrer tant les ressemblances que les différences, il favorise la " congruence systémique " et s’organise de manière à faire valoir les mêmes principes de fonctionnement et de gestion à travers les divers niveaux du système, qu’il s’agisse de la classe, de l’école ou du système dans sa globalité. Selon le principe de l’isomorphie amène à : accepter l’individualisation des parcours pour les élèves correspond à accepter l’individualisation des parcours pour les équipes pédagogiques ; viser la coopération entre les élèves correspond à viser la coopération entre adultes ; instaurer l’évaluation formative pour les élèves correspond à instaurer l’évaluation formative pour les enseignants et les écoles ; refuser l’autoritarisme en matière de gestion de la classe correspond à refuser tout autoritarisme sur le plan de l’administration scolaire.

Dans le même ordre d’idées, Senge (1990) plaide en faveur de la force de la " metanoia ", qui résulte de la capacité des acteurs d’agir de manière systémique et de favoriser la mise en synergie des ressources du système, à savoir : compétences professionnelles, capacité de changer de modèle de pensée, construction de vision communes et apprentissage collectif. La pensée systémique est génératrice du pouvoir intégratif propre aux systèmes et aux organisations qui apprennent et se développent. Un système scolaire qui apprend - qu’il s’agisse du système scolaire d’un pays, d’une région, d’un établissement scolaire, d’une équipe ou encore d’un groupe-classe - est par conséquent un système qui s’organise de manière à pouvoir apprendre. Un tel système est constamment en train d’évaluer sa progression ; il instaure un constant dialogue d’auto-contrôle, tant à l’intérieur qu’entre ses écoles et se donne les moyens pour contrôler la cohérence de son fonctionnement sur le plan global.

Le modèle ci-dessous tente représenter cette congruence systémique entre les divers niveaux de fonctionnement. L’expérience quotidienne de la rénovation en cours dans l’enseignement primaire genevois montre qu’il s’agit sans doute d’un fonctionnement idéal qui ne pourra être instauré qu'à long terme. Elle montre avant tout qu'il n'est possible qu'au prix d'une démarche commune, qui doit être largement négociée et accepté. Ce n'est qu'à cette condition qu'il est possible d'éviter que le système s'essouffle et se perde dans des rapports de pouvoir stériles, dès que s'annoncent les signes avant-coureurs d'une modification des champs de compétence et de responsabilité.

Figure 2 : Modèle global d’un dispositif de pilotage négocié

 

Aucun système n’est pas à l’abri de tels dérapages. Le dispositif prévu par le texte d’orientation et qui doit être élaboré toujours plus finement pendant la phase d’exploration dans le but de parvenir à la définition d’un plan-cadre en prévision d’une extension progressive, remplit ainsi une double fonction : il opère à la fois comme " garant de cohérence " et comme " think-tank " (réservoir d’idées), permettant d’animer, de réguler et de légitimer le processus de développement dans la durée.

Dans cette perspective, la boucle extérieure du modèle décrit les conditions-cadre du processus de la rénovation, qui est fondé sur l’exploration des trois axes et la mise en oeuvre d’une stratégie de mise en oeuvre. De ces conditions-cadre font également partie le pilotage et d’accompagnement, la formation continue, ainsi que le dispositif d’évaluation externe.

La boucle intermédiaire représente les phases successives qui caractérisent le travail dans les écoles qui se sont engagées dans la phase d’exploration : analyse des besoins, planification des prochaines étapes, efforts investis pour assurer la mise en oeuvre, et évalution et rendre compte se succèdent de manière cyclique.

Dans la boucle intérieure, enfin, se retrouvent les trois principes fondateurs de la démarche au sein des écoles : autogestion, autoformation et régulation interactive. Aucune de ces démarches est envisageable sans lien avec le reste du système, mais il est envisageable que les phases de " repli sur soi " alternent avec les phases d’ouverture sur le système.

Bien entendu, toute modélisation court le risque d’être réductrice et cet exercice n’échappe pas à la règle. Ce modèle représente cependant deux avantages majeurs :

a. Il reconnaît la complexité du développement basé sur une construction interactive du changement et lui accorde par conséquent un rôle central, en reliant les différents niveaux de fonctionnement. Il admet que ni les finalités, ni les contenus, ni les critères de qualité de la rénovation ne soient définis d’avance et ne peuvent par conséquent être imposés par aucune des instances. Il s’agit de les construire collectivement, en invitant l’ensemble des acteurs du système à s’impliquer dans un processus de longue durée.

b. Il tente de dépasser la réalité d’un patchwork fait d’innovations isolées, en engageant l’ensemble des écoels dans une démarche collective. Tout en reconnaissant le réel besoin d’autonomie des écoles, il se donne les moyens d’assurer un véritable pilotage du processus du changement, en assumant une double fonction de garde-fous, cherchant à la fois de tempérer et de canaliser les forces activistes et d’empêcher les forces conservatrices à paralyser le processus.

Autonomie ou pilotage négocié ?

Comme c’est le cas d’une majorité des systèmes scolaires des pays occidentaux, l’école primaire genevoise est en train d’évoluer vers un fonctionnement qui accordera, à moyen terme, une plus grande autonomie aux écoles.

A moyen terme, cette évolution devrait permettre à l’ensemble des écoles de faire preuve de créativité pour élaborer les solutions les mieux adaptées aux besoins du contexte. En définitive, la rénovation devrait contribuer à reconnaître, systématiser, recentrer et faire évoluer des pratiques déjà largement existantes au sein d’un système qui, en dépit sa tradition centralisatrice et souvent autoritaire, ne s’était jamais donné les véritables moyens pour piloter les processus de transformation.

De leur côté, l’association professionnelle réclame, depuis de nombreuses années, une reconnaissance formelle des compétences d’auto-gestion et d’auto-formation des enseignants, qu’elle désigne comme un des aspects indissociables de la professionnalisation du métier, dans le sens de l’" empowerment " des anglo-saxons, (Hargreaves & Hopkins, 1994).

Faut-il pour autant croire qu’il suffit de laisser l’autonomie aux écoles, de renforcer le rôle des associations professionnelles et de limiter celui des autorités scolaires à la gestion administrative du système ? L’expérience des premières années de la rénovation genevoise montre que les problèmes sont bien plus complexes que cela et se situent avant tout sur le plan de l’évolution des représentations, croyances, attitudes, valeurs et d’autres changements touchant à la culture de la profession. Cette évolution ne se commande pas. Elle ne pourra se faire qu’au prix d’un long et patient travail de construction collective d’une nouvelle vision de la culture scolaire..

Conscients de la complexité de l’entreprise et des enjeux pour l’avenir de l’enseignement primaire, les responsables de la rénovation de l’enseignement primaire ont conçu une démarche de mise en oeuvre qui cherche à combiner rigueur théorique et pilotage négocié. L’avenir montrera si l’option choisie était la bonne, si le dispositif résistera aux jeux d’influences, et si le système parviendra à se donner les moyens théoriques et concrets, la patience et l’obstination nécessaires pour aller au bout de ses ambitions.

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