in G. Pelletier et R. Charron (dir.) Diriger en période de transformation, Montréal : Editions Afides, pp. 103-120.
Vers une autonomie accrue des établissements scolaires : les nouveaux défis du changement
1998
Au sein de plusieurs pays industrialisés, la tendance de plus en plus importante des dirigeants politiques à envisager des solutions décentralisées, développées sur mesure, peut être perçue comme une sorte de résignation et de laisser-aller devant les résistances des acteurs du terrain face au pouvoir central. Elle peut également être interprétée comme une recherche d'alternative suite au constat du manque d'efficacité ou d'essoufflement des réformes du passé.
Mais il est tout de même intéressant de constater, lorsqu'on regarde du côté des autres systèmes, plus proches de la politique, du monde économique et social, qu'ils participent à la même évolution que la politique de l'éducation. Il s'agit précisément de la volonté explicite d'un assouplissement, voire d'une élimination des réglementations étatiques en faveur d'une plus grande liberté d'action et de décision accordée aux individus et/ou aux unités locales.
Évidemment, ce processus déclenche des espoirs, des attentes mais également des peurs et des résistances souvent importantes, voire démesurées. Ainsi, les uns espèrent que la décentralisation amènera les acteurs, sur le terrain, à résoudre les problèmes avec davantage de créativité et de responsabilité, à développer des solutions moins coûteuses. Ils songent également à profiter de la décentralisation pour réduire l'appareil bureaucratique (instances de contrôle, etc.). Ils imaginent que la diversité des solutions introduira une certaine compétition et, par conséquent, augmentera la recherche de qualité par les établissements.
Les autres craignent que la compétition entraîne des conséquences néfastes ; que l'égoïsme et le pouvoir des minorités privilégiées l'emportent par rapport, aux règles de justice sociale ; que des fonctionnements à deux vitesses s'instaurent ; que les prestations de l'État pour les enfants ayant des besoins spécifiques deviennent plus rares ; que la base ne trouve que des solutions de dilettantes face aux problèmes de l'éducation.
Il importe de trouver une voie médiane entre ces deux extrêmes et de construire des représentations communes, réalistes et acceptables pour tous les partenaires, permettant de faciliter et d'accompagner un processus de décentralisation et de déréglementation qui puisse véritablement contribuer à maintenir, voire à améliorer la qualité de nos systèmes scolaires.
Or, le choix des mots est significatif. Opter pour une déréglementation veut dire qu'on décide d'inverser la tendance à la " sur réglementation ". En fin du compte, il s'agit de parvenir à une régulation équilibrée entre un plan-cadre centralisateur, prescrivant les axes prioritaires de l'action sociale et définissant les limites territoriales de la responsabilité individuelle, respectivement locale, quant à la mise en uvre de ce plan-cadre. La recherche d'une plus grande autonomie des établissements scolaires se situe dans cet éclairage.
L'autonomie est, à l'origine, une indépendance revendiquée et conquise face à un pouvoir : autonomie des villes face au suzerain, autonomie des régions dominées ou colonisées. Actuellement, ce concept est utilisé au sein des systèmes scolaires : il s'agit de libérer les établissements scolaires des réglementations et dépendances fortement centralisées et de les encourager à prendre davantage de responsabilités, à exploiter les forces et les ressources dont ils disposent de manière plus consciente et plus efficace, mieux adaptée au contexte local, en développant des modes de fonctionnement et de relation appropriés.
Le concept d'autonomie, composé par les deux mots grecs auto et nomos, signifie " dans son propre nom, selon ses propres lois ". Or, lorsque les acteurs aux divers niveaux du système scolaire demandent " davantage d'autonomie locale ", il n'est pas toujours facile de dire dans quel registre de représentations ils se trouvent. Songent-ils à une procédure formelle selon laquelle le pouvoir organisateur se limitait à définir les degrés de liberté (par exemple, en ce qui concerne la possibilité d'introduire de nouvelles formes d'évaluation des élèves, d'expérimenter de nouvelles modalités de regroupement, de coopter les nouveaux collègues) aux unités locales ? Ou bien pensent-ils plutôt aux moyens à mettre en place pour permettre aux unités de se munir des compétences nécessaires (par exemple, l'orientation vers une culture de coopération professionnelle, vers une auto-évaluation des pratiques pédagogiques et didactiques en cours) ?
En effet, l'autonomie peut faire d'objet de représentations très différentes. Les uns s'imaginent une liberté totale, alors que pour les autres, l'autonomie ne va jamais sans l'obligation de respecter un plan-cadre, quelques valeurs communes et de rendre compte de ce qu'on fait. À l'intérieur des systèmes éducatifs dépendant de l'argent et des pouvoirs publics, il ne peut s'agir que d'une autonomie partielle. Elle n'est pas d'abord un droit, mais un choix stratégique.
L'idée de base consiste à croire qu'une organisation du système scolaire qui accorde davantage de possibilités d'autodétermination et de décision aux établissements scolaires leur permet de mieux atteindre leurs buts que s'ils sont les rouages administratifs d'une organisation fondée sur des réglementations centralisées. Face à l'exigence de standards élevés de connaissances et de compétences, et d'égalité des chances, il est important que les unités locales puissent atteindre les objectifs fixés par le pouvoir politique en prenant en compte des conditions locales diverses : taille, spécificité et composition de la population d'élèves, possibilités et besoins économiques et culturels de l'environnement. En outre, on sait que les petites unités sont capables de trouver des solutions locales plus rapides, plus innovatrices, plus originales que les grandes unités. En outre, la " responsabilisation " des établissements oblige les enseignantes et les enseignants à dépasser l'isolement dans lequel ils travaillent encore pour la grande majorité actuellement, pour se poser et reposer la question clé : " Comment parvenir à une organisation interne plus efficace pour atteindre les buts fixés ? "
Autonomie partielle ne veut pas dire autarcie et ne veut pas non plus dire décisions prises à la légère. Au contraire, autonomie veut dire : projet collectif original, explicite et négocié entre les partenaires, dans le cadre d'un ensemble de droits et d'obligations librement consentis (par rapport à l'État et ses lois, par rapport à des Principes éthiques, etc.). L'autonomie partielle des établissements est, par conséquent, à concevoir comme un équilibre entre règlements centralisateurs et initiatives locales, dans les domaines suivants :
plan d'études (programmes) : élaboration d'un plan d'études local, qui s'insère dans un plan-cadre défini par le pouvoir politique ; franchises accordées en ce qui concerne l'horaire scolaire ;organisation : choix des structures scolaires, des formes de lenseignement différencié, des structures de direction, etc. ;
gestion budgétaire : il s'agit, actuellement, dans la grande majorité des systèmes scolaires, de gérer les ressources en restant à l'intérieur d'une enveloppe budgétaire accordée à chaque établissement ;
rapport entre partenaires : l'établissement décide des moyens et démarches pour associer les parents, pour construire des liens avec les représentants de l'ordre d'enseignement précédent et suivant, pour s'insérer dans le quartier, pour établir des relations avec les groupes et associations locales ;
méthodes : en cohérence avec les finalités définies, l'établissement choisit les méthodes pédagogiques, les moyens d'enseignement et les démarches évaluatives qui assurent une progression optimale des élèves ;
gestion du personnel : lors de départs ou d'ouvertures de nouveaux postes, les équipes pédagogiques donnent leur avis de préférence pour l'engagement de nouvelles personnes ;
gestion de la formation continue : sur la base d'une évaluation du fonctionnement, des problèmes et des besoins de développement des uns et des autres, les équipes définissent leur programme de formation continue à court, moyen et long terme.
Concrètement, cela veut dire que l'État se limite à prescrire les axes d'orientation et les règlements absolument indispensables pour coordonner les divers ordres scolaires, et demande aux établissements d'expliquer comment ils travaillent dans les domaines qui viennent d'être évoqués. En complément, cela veut dire également que l'État se verra obligé de mettre en place un système de suivi et d'évaluation externe qui permette de contrôler la qualité et la cohérence de la mise en uvre au sein des divers établissements.
Du côté des établissements se pose la question de savoir comment l'autonomie partielle se traduira dans leur fonctionnement interne, comment elle amènera les divers acteurs - enseignants et chefs d'établissements (NOTE : Dans certains pays, la fonction de chef d'établissement comprend également celle de l'inspecteur. Celui-ci, par exemple en Suisse, est responsable de plusieurs établissements scolaires de l'enseignement primaire. Pour simplifier la lecture, nous nous limitons ici à l'appellation " chef d'établissement " et laissons le soin aux personnes intéressées d'adapter les données et propositions à leur contexte respectif) - à redéfinir leur rôle et leur fonction, quels moyens d'autorégulation ils se donnent pour atteindre les objectifs fixés et comment ils documentent leurs démarches tant pour eux-mêmes que pour les partenaires externes.
Les développements possibles qui viennent d'être décrits sont accueillis de manières très diverses dans les divers ordres de l'enseignement. D'une part, la compréhension des deux concepts en soi semble déjà poser problème ; elle produit des commentaires du genre :
" Pas besoin de gratte-papier pour nous dire ce que nous avons à faire. Nous sommes des professionnels. Qu'ils viennent nous remplacer devant une classe de 26 élèves avec les problèmes de violence, des lacunes existantes, les moyens qui font défaut, qui sont notre pain quotidien ! "
" L'autonomie des écoles. Et alors ? ! Je la connais depuis toujours. Une fois la porte de ma classe fermée, j'aimerais bien voir celui qui peut se permettre de venir me dire comment je suis sensé organiser mon enseignement. "
D'autre part, même les enseignants et les administrateurs (NOTE : Nous laissons de côté des responsables politiques, pour lesquels les questions - même s'ils entrent en matière - sont les suivantes : quel sera le coût de l'opération ? comment font les autres ? quelles nuisances, quels débats, quels recourséventuels ? comment assurer la qualité pédagogique ?) acquis à ces approches, ne nient pas les difficultés et les obstacles qui risquent de rendre difficile leur mise en uvre.
Tant l'idée de la professionnalisation que celle de l'autonomie partielle provoquent des réactions très ambivalentes chez les enseignants. On les entend, depuis des décennies, demander d'être reconnus en tant que professionnels, défendre leur autonomie et accuser la lourdeur des règlements qui étouffent toute prise d'initiative. Toutefois, lorsque le politique commence à prendre au sérieux ces demandes, en s'appropriant le discours sur la professionnalisation ou l'autonomie partielle en tant qu'idées directrices d'une future gestion du système, ceci suscite tout un cortège de réactions, de peurs, de mécanismes de défense, d'évocation de problèmes. En voici quelques uns dans une longue liste.
Le refus d'apprendre
Les règlements centralisés sont mal vécus, mais ils sont en même temps très confortables : s'ils sont adéquats, on se félicite d'avoir échappé aux efforts nécessaires pour leur négociation ; s'ils sont mauvais, on peut tranquillement se plaindre de l'inefficacité de la direction générale ou des autorités politiques, sans se sentir responsable : " Ce sont les autres, ce n'est pas mon problème. "
La professionnalisation et l'autonomie des écoles obligent les enseignants à participer à l'élaboration de leur projet, à développer leur coopération, à améliorer leur processus de prise de décision, à affronter les conflits indispensables lors des diverses concertations entre les partenaires, et, enfin, à assumer leurs responsabilités lorsque les décisions s'avèrent ne pas avoir été les bonnes.
La peur du surmenage
Il est important de distinguer deux éléments : le réel surmenage d'une part et, d'autre part, le souvenir " mythique " de mauvaises expériences du passé. Une grande partie des enseignants travaillent, durant certaines périodes de l'année scolaire, bien au-delà des limites du supportable. Est-ce inévitable ou cela résulte-t-il d'une mauvaise gestion des tâches ? Quelle que soit la réponse, le fait est que si les enseignants ne disposent guère de réserves nécessaires, refuser le travail supplémentaire imposé par les changements suggérés devient une opération de survie. Bien qu'il existe, dans toute population d'enseignants, quelques irréductibles qui préfèrent leur propre bien-être à toute remise en question de leurs pratiques, les " résistants " ne font pas tous partie de cette catégorie. En parlant avec eux, on se rend compte qu'il s'agit de personnes souvent très engagées, soucieuses du bien-être de leurs élèves, de leurs collègues ; il s'agit même souvent d'enseignants qui, quelques années auparavant, faisaient partie de mouvements militant pour une école nouvelle, qui participaient à des projets de recherche- action, défendaient des visions novatrices du système scolaire. L'expérience de pertes de temps liées aux discussions sans fin, des blessures liées au manque de reconnaissance des efforts investis ou aux attaques subies, la peur qu'à nouveau on veuille les embarquer dans des démarches qui risquent d'entraver la qualité de leur travail personnel peuvent amener ces mêmes enseignants à prétexter un manque de temps, ou à s'opposer de manière très agressive à toute tentative d'ingérence dans leur " sphère personnelle privée ".
La difficulté de rendre des comptes
L'autonomie accrue des établissements oblige les enseignants à adopter une attitude nouvelle. Il s'agit de présenter les décisions, de les débattre et de les défendre et, surtout, d'assumer les responsabilités lorsqu'il y a problème et désaccord. Or, ces nouvelles exigences provoquent différentes peurs, voire même des refus :
la peur (ou le refus) de rendre des comptes : il n'est pas facile de progresser, d'un seul coup, d'une réalité de contrôlé - et donc " victime " du contrôle - vers une autre où on devient coresponsable de cette même démarche. Dans le premier cas, la plus grande partie de l'énergie est investie pour se disculper, pour empêcher l'autre de cerner les véritables raisons du dysfonctionnement. Alors que dans le deuxième cas, on rend compte des acquis, on fait état des difficultés rencontrées et des solutions envisagées pour les dépasser ;le sentiment de ne pas lutter à armes égales face aux professionnels de la négociation : les enseignants s'aperçoivent qu'il leur manque les connaissances, les compétences rhétoriques qu'un petit nombre d'experts au sein d'une direction générale ont pu développer. Alors qu'ils ont été formés pour tenir une classe, ils ont souvent beaucoup de difficulté à verbaliser leurs pratiques, à trouver les arguments nécessaires pour défendre leur point de vue face aux collègues récalcitrants, aux parents, aux autorités;
la peur (ou le refus) de coopérer et de devenir solidaires et dépendants des décisions collectives : le fait de devoir s'impliquer dans un processus de décision et, ensuite, de devoir s'y tenir, peut donner le sentiment d'être tributaire d'une nouvelle dynamique qui échappe, qu'on ne maîtrise pas, qui est plus exigeante que l'ancienne pratique où on pouvait prendre ses décisions pour soi tout seul et où on ne devait rendre compte qu'à son supérieur, de temps en temps.
La peur de perdre
les privilèges
acquis au sein d'un État centralisateur
Grâce à la pression exercée par des spécialistes et des responsables auprès du pouvoir politique, la plupart des systèmes scolaires ont mis en place une série de mesures spéciales (mesures de soutien pédagogique pour des enfants présentant des difficultés face aux apprentissages, mesures d'intégration pour les enfants allophones, etc.) pour mieux prendre en compte les problèmes d'élèves confrontés à l'échec scolaire. Certains enseignants craignent - en partie à raison - que face aux difficultés conjoncturelles actuelles, l'orientation vers l'autonomie locale amène l'État à renvoyer aux communes la responsabilité d'assumer les frais de maintien de ces mesures spéciales.
La peur d'un contrôle social densifié et de phénomènes d'exclusion
Tant la professionnalisation que l'autonomie partielle engagent les équipes pédagogiques à négocier des accords, à expliciter des projets communs, à développer leur culture de coopération. Dans certains cas, le pouvoir organisateur admet même le principe de la cooptation. Au regard de la culture individualiste qui prévaut encore largement dans l'interprétation du cahier des charges de l'enseignant, cette évolution implique une augmentation du contrôle social au sein des équipes. La plupart des enseignants n'ont pas une grande confiance dans leur propre capacité de mettre en place une culture équitable de la communication et de la gestion des conflits, de parvenir à un bon équilibre entre exigences de consensus collectif et besoin de liberté individuelle.
En outre, il existe une certaine crainte que les tensions insurmontables au sein des équipes rendent conflictuel le tissu relationnel, amènent à mettre à l'écart toute personne exprimant un avis contraire, voire produisent des phénomènes d'exclusion de toutes sortes.
Problèmes perçus par les chefs d'établissements
Un certain nombre de chefs d'établissements donnent l'impression d'avoir tellement intériorisé leur statut, et par conséquent l'opinion de leur environnement politique, qu'ils avancent les mêmes questions défensives que celui-ci : quel coût, quelles nuisances, quels risques, quels recours possibles ? S'ajoute une certaine peur de la perte de contrôle, face à la diversification inévitable de modes de faire. Il est parfois difficile de cerner à quel niveau ces soucis se situent : la blessure narcissique, le sentiment d'être dépouillé d'un pouvoir de prise de décision, la peur de perdre le pouvoir ? la volonté de maintenir le niveau de qualité, la panique quant à la surcharge provoquée par une augmentation de demandes d'interventions lors de recours, de désaccords, ou en cas de pannes ?
Outre ces soucis d'ordre général, la plupart des chefs d'établissements formulent les préoccupations suivantes :
En jouant la carte de l'autonomie partielle et par conséquent de la diversité des écoles, peut-on encore assurer une cohérence minimale, de sorte que tout ne parte pas dans tous les sens ? Quelles sont les garanties pour que les élèves, lors d'un déménagement, ne se trouvent pas complètement désorientés ? Pourra-t-on encore donner des garanties de justice sociale, notamment en cas de plaintes déposées par des parents qui pensent que leur enfant a été désavantagé ? Pourra-t-on encore parler d'une égalité des chances ?
Le souci d'une procédure décisionnelle responsable
Les chefs d'établissements connaissent bien les dynamiques qui se développent entre enseignants, les difficultés que ceux-ci rencontrent pour parvenir à une culture commune basée sur des valeurs partagées. Ils connaissent le problème des rivalités entre disciplines, des égoïsmes individuels et des conflits idéologiques de toutes sortes. Ils savent que, dans un établissement en quête d'autonomie, les conflits, inévitables, porteront sur la façon d'enseigner, sur les problèmes d'évaluation des élèves, sur la valeur accordée aux diverses disciplines, sur la mise en cause d'un certain nombre d'habitudes et de privilèges personnels, en fin de compte, sur le droit de la personne.
Lorsque les établissements peuvent eux-mêmes définir les cahiers des charges et les priorités de développement, se pose dès lors le problème de savoir comment les empêcher d'adopter de mauvaises décisions, de pencher vers les solutions les plus " commodes ".
Tant l'autonomie partielle des établissements qu'une volonté accrue de professionnalisation de l'enseignement amènent les divers acteurs à remettre en question la répartition habituelle des ressources, à faire le bilan de l'équilibre entre effets visés et moyens investis. Confrontés à une telle perspective, comment éviter que les établissements entrent dans une dynamique perverse de compétition avec les autres pour obtenir la plus grande partie du gâteau des ressources ? Comment mettre en place une logique de concertation et d'arbitrage qui favorise la transparence entre les intéressés, et une répartition des ressources et des contraintes qui tienne compte des conditions du terrain plus que des règles bureaucratiques ? Comment amener ses collègues, chefs d'établissements et enseignants confondus, à adopter cette vision et à développer cette attitude, à instaurer une confiance mutuelle ?
Le souci identitaire
Au sein d'un établissement dans lequel les enseignants ont développé une véritable culture de coopération, sont capables de résoudre des problèmes de manière efficace et ont mis en place un dispositif de réflexion continue sur ses pratiques, quelle serait la position du chef d'établissement ? Sera-t-elle purement administrative ? Se contentera-t-il d'un rôle de chef d'orchestre voire de gentil animateur ? S'investira-t-il d'un rôle de go-between entre les autorités et l'équipe pédagogique, pour enlever les grains de sable, pour assurer les petites
régulations indispensables, pour défendre les intérêts sur le plan local ? Assurera-t-il le rôle d'un pompier de service, pour régler les petits problèmes de la vie courante, pour faire de la représentation auprès des partenaires externes ? Ou, alors, remplira-t-il un rôle de visionnaire permanent ou de garant de l'éthique ?
En admettant qu'une autonomie accrue des établissements, tout comme la professionnalisation du métier d'enseignant, seront les chantiers essentiels, la question primordiale est la suivante : de quelle manière les chefs d'établissements peuvent-ils contribuer à ces changements ?
Diriger un établissement devient un autre métier si les enseignants évoluent dans le sens de la professionnalisation continue de leurs pratiques, d'une solide formation continue ; s'ils refusent les activités routinières, mécaniques ou répétitives ; s'ils se donnent une organisation forte et construisent une grande cohésion interne. S'esquisse alors un profil très différent de celui du chef qui doit constamment susciter, aplanir, encourager, pousser à entreprendre pour que quelque chose bouge. Et qui ne le fait que s'il a beaucoup d'énergie, s'il est résolument orienté vers la promotion du changement, s'il accepte de se heurter aux pesanteurs et aux résistances, s'il vise le développement et la valorisation du travail d'équipe comme source de professionnalisation, s'il se centre sur la régulation des processus de changement, sur la recherche de cohérence et de synthèse, s'il incite son corps enseignant à concevoir un projet collectif original. Les chefs d'établissements qui travaillent dans ce sens réussissent à redonner du sens à une série de comportements connus, mais qui, vus sous l'angle de la professionnalisation, prennent une signification nouvelle, reçoivent plus de force et parviennent en fin de compte " à faire la différence ".
Amener la
communauté-établissement
à se mettre d'accord sur quelques idées
directrices
Il est nécessaire de veiller à un accord sur quelques idées directrices et objectifs de développement qui engagent toutes les parties. Ce type de démarche amène les acteurs à construire des représentations communes, à expliciter une série de valeurs partagées, à mettre en relation les objectifs de développement à long terme et les actions entreprises à moyen et court terme. Le rôle du chef d'établissement est primordial, dans la mesure où il veille à organiser ce type d'échanges, où il favorise les prises de décision nécessaires, où il pousse vers une définition des rôles et des tâches, où il orchestre et vérifie la mise en uvre des actions convenues et pousse à les faire évaluer.
Susciter,
encourager et développer
le travail d'équipe comme source de
professionnalisation
Divers auteurs (notamment, Hargreaves, 1992, Katzenbach et Smith, 1993 ; Staessens, 1991 ; Gather Thurler, 1996) ont montré la difficulté qu'éprouvent les enseignants à coopérer de manière véritablement efficace au sein de leur établissement. Un des défis pour les chefs d'établissements consiste à favoriser une culture de coopération adaptée aux besoins et " vivable ", acceptable, pour les uns et les autres. Cela exige un diagnostic très fin des conditions de départ. Et, également, la mise en place d'occasions qui permettent aux enseignants de faire l'expérience que coopérer peut être une expérience constructive, qu'ils peuvent en tirer des bénéfices. Cela demande suffisamment de doigté pour savoir " faire du forcing " lorsque c'est nécessaire, pour passer par des liens informels pour diminuer les résistances, pour faire appel à des intervenants externes lorsque les relations s'enveniment, pour " donner du mou ", pour laisser du temps au temps, lorsque c'est nécessaire.
Favoriser la pratique réfléchie
Le développement des équipes-écoles et la professionnalisation passent par une reconstruction de l'identité des enseignants et de l'image qu'ils se font de leur pratique. Selon Perrenoud (1994c), il est important de les aider à dépasser le " nombrilisme coopératif " (Gather Thurler, 1996), le sentiment fréquent d'être " persécutés " (Ranjard, 1984), d'être impuissants ou indifférents face aux forces et événements externes. Il est important qu'ils puissent être amenés à " produire leur profession " (Novoa, 1991), à assumer la complexité d'une praxis et d'un métier " impossible " (Cifali, 1986), qu'ils entrent dans le " scénario pour un métier nouveau " que propose Meirieu (1989 b), qu'ils développent le " savoir-analyser " identifié par ALTET (1994). La " pratique réfléchie " au sens de Schön (1983, 1987), voire une " démarche d'exploration " continue au sens d'Altrichter et Posh (1990), permet de développer l'analyse et la compréhension des dynamiques en cours. Elle favorise la transparence des processus, des réussites et des difficultés, met en évidence les conditions du succès ou de l'échec des démarches entreprises. Favoriser une telle démarche contribue à créer un climat non culpabilisant et centré sur la recherche continue de solutions, sur le développement, sur l'amélioration des processus et sur l'aptitude d'apprendre.
Organiser des lieux où les problèmes aigus peuvent être exprimés
Dans la recherche d'efficacité et d'orientation vers le développement, il s'agit de ne pas de perdre de vue que les enseignants peuvent rencontrer des problèmes graves face à certains élèves, face à des incompatibilités au sein de l'équipe, face au rythme soutenu exigé et qui leur crée par exemple des tensions dans leur vie de famille. Il est important de ne pas banaliser de tels problèmes, de les prendre au sérieux, d'y réagir de manière adéquate sans pour autant organiser des psychodrames permanents. Il appartiendra au chef d'établissement de créer les structures pour que les enseignants confrontés à un problème aient un accès rapide et presque de " plain-pied " à des entretiens, à des échanges en petit ou en grand groupe, pour éviter que le problème devienne une crise.
Aménager des structures de travail fonctionnelles
La plupart des établissements sont encore aujourd'hui caractérisés par un vif individualisme, des alliances ponctuelles, " balkanisées " (Gather Thurler, 1994 b) et une culture de réunion réduite et stéréotypée. Lorsque les groupes de travail s'organisent, leurs membres ne connaissent souvent pas les règles de base de l'animation d'une démarche orientée vers l'efficacité. On se perd dans des tâches administratives, plutôt que d'exploiter les ressources et les compétences des uns et des autres. On n'a que rarement recours aux techniques d'animation qui favorisent une analyse efficace des problèmes existants, et la production de solutions créatives et novatrices.
Il est important que le chef d'établissement veille à la mise en place d'une organisation souple et fonctionnelle, permettant d'avoir recours à un large éventail de formes et techniques de travail individuel et collectif, pour la planification de l'enseignement, pour la conception et l'exécution de projets d'enseignement et de développement des pratiques, pour le travail auprès des parents d'élèves et du public, pour la formation continue.
Veiller au maintien du cap fixé
Souvent, les équipes pédagogiques parviennent très bien à définir des objectifs communs, à convenir d'une méthode de travail, à se distribuer les rôles et les tâches respectives, mais s'enlisent en cours de route, parce qu'il leur manque un " Surmoi externe ". Le chef d'établissement peut leur offrir cette force de soutien qui les oblige à ne pas reculer devant les obstacles, à garder le cap, à ne pas déclarer forfait, à s'engager jusqu'à la réalisation et à l'évaluation des effets produits. Il s'agit pour lui de veiller à la mise en uvre des décisions prises, d'éviter qu'elles ne soient évacuées ou soumises à des renégociations continuelles à la première occasion, que l'on tire des conclusions hâtives face à des événements isolés. Et le cas échéant, de suggérer les régulations nécessaires pour assurer les ajustements indispensables. Il s'agit en somme de créer un climat de confiance, d'acceptation de la complexité, d'une certaine opiniâtreté, d'adaptation face aux difficultés inévitables.$
Aménager la culture d'évaluation et de feed-back
Un des grands enjeux liés aux changements actuels en éducation consistera, dans les années à venir, à relier - dans les têtes et dans les faits - gain d'autonomie et obligation de rendre des comptes. En effet, il n'est pas concevable qu'un corps professionnel, au sein d'un système public, puisse accéder au niveau d'autogestion et d'indépendance souhaité, sans rendre compte régulièrement des progrès accomplis, des résultats obtenus et des régulations introduites pour dépasser les difficultés observées. Il n'est pas concevable non plus que ce corps professionnel ne reçoive de l'autorité dont il dépend aucun feed-back concernant ses choix éducatifs, l'adéquation des pratiques en cours, l'utilité des mesures prises et l'efficacité de leur mise en uvre.
Le chef d'établissement sera confronté à de fortes réticences par rapport à toute tentative d'évaluation - tant interne qu'externe - pour mettre en place une véritable culture d'évaluation formative, orientée vers le développement des pratiques et la recherche de qualité. Son rôle dans la mise en place d'une telle culture est pourtant évident : il s'agit de construire une confiance interne suffisamment solide pour affronter, voire pour chercher activement les mises en question, pour éviter que toute tentative d'évaluation ne soit vécue comme menaçante et ne déclenche aussitôt les mécanismes de défense et les tricheries connues.
Développer un leadership coopératif
Plusieurs auteurs ont traité du leadership en éducation, dont Hargreaves (1992). Le concept de " leadership coopératif " n'est pas une simple recette pour faciliter l'interaction entre collègues, mais un cadre de référence qui s'inscrit dans les recherches actuelles sur les cultures de coopération. Le leadership coopératif accorde aux chefs d'établissements un rôle central de transformation culturelle. Ils sont ainsi amenés à :
Le leadership coopératif n'est cependant pas conçu en termes de responsabilité unilatérale. Il ne délègue pas la charge du développement au chef d'établissement uniquement, mais, au contraire, analyse l'autorité en termes de réciprocité, de responsabilité partagée, négociée (Perrin, 1991). Or, celle-ci ne se développe pas d'abord par des pressions exercées par la politique éducative (et sociale), ni par des calculs savants et rationnels des chefs d'établissements, de la direction générale, des formateurs. Elle se développe, au contraire, grâce à un certain nombre de démarches, visant à :
En fin de compte, on cherche à dépasser l'approche bureaucratique traditionnelle qui repose sur l'hypothèse qu'un contrôle serré exercé sur les enseignants qui " sont à la fois le problème, la solution et le bouc émissaire " est le seul moyen pour introduire le renouveau. On vise au contraire à " mieux profiter des potentiels existants " en suscitant l'engagement, l'intérêt, la participation et l'appropriation par les enseignants du processus de développement.
Viser l'autodétermination des acteurs
Divers chercheurs (Rolf, 1993 ; Edelstei et al., 1995) insistent sur l'importance, pour les acteurs concernés - les élèves, les enseignants, les parents - d'avoir un sentiment d'emprise sur leur destin. Cela n'est possible que si on leur accorde une certaine autodétermination, pour qu'ils puissent construire le sens du changement qu'on leur demande. Sans cette construction de sens, les effets de stress et les impressions subjectives de surcharge augmentent très rapidement et paralysent les démarches entreprises, provoquent des tensions, des résistances et la défection.
Il est important que les divers acteurs au sein de l'établissement aient l'occasion de prendre la mesure des avantages et des enjeux d'un engagement collectif dans la maîtrise des problèmes liés à leur profession, dans le sens qu'on donne en anglais (Olson, Butler et Olson, 1991) à empowerment, grâce à une évaluation sérieuse des fonctionnements et dysfonctionnements, des besoins et des voies prioritaires de développement.
À cette condition, les enseignants professionnels perçoivent leur lieu de travail comme un centre d'initiative et d'action, un " foyer de changement ", au lieu de le vivre comme cible de réformes venues d'en haut ; ils le perçoivent comme un lieu de recherche et de développement, comme un terrain d'expériences et d'observation plutôt qu'un endroit de production à la chaîne.
(NOTE : À noter que le concept de " foyer " est suffisamment large pour comprendre diverses formes de coopération : un établissement entier ; une équipe pédagogique ou un groupe de travail constitués au sein d'un établissement ou par des enseignants appartenant à divers établissements, dans les régions décentralisées, par des enseignants travaillant dans des communes diverses. En effet, l'unité organisationnelle idéale dépendra de divers critères : proximité géographique, volonté et plaisir de coopérer ; grandeur, soutien par les autorités, possibilité de réaliser des résultats concrets en un laps de temps délimité)
Dans ce sens, l'autodétermination des enseignants - là où elle va de pair avec une véritable quête d'amélioration des pratiques et de la qualité de l'enseignement - devient un levier important pour dépasser l'immobilisme et la recherche de confort, mais aussi le risque de " déresponsabilisation " et de prolétarisation (Perrenoud, 1994 a) qui guette le métier d'enseignant dans les systèmes bureaucratiques. Block (1987) écrit :
" Au niveau le plus bas, l'ennemi du système à performance élevée se trouve être le sentiment d'impuissance que tant de personnes ressentent dans les organisations bureaucratiques. L'aspect central du schéma de pensée bureaucratique consiste à ne pas prendre la responsabilité des événements. Le problème, ce sont les autres. Revenir à une attitude d'esprit différente veut dire qu'il faut affronter la signification d'une prise d'autonomie. Mais réaliser son autonomie dans une culture qui favorise la dépendance est une entreprise en soi. "
Il revient dès lors au chef d'établissement de créer les conditions nécessaires pour permettre une telle évolution. Les diverses démarches qui viennent d'être évoquées ci-dessus en font évidemment partie. Mais, il s'ajoute deux éléments importants : premièrement, les chefs d'établissements doivent être intimement convaincus de la valeur de cette orientation, pour ne pas la vivre comme une perte de pouvoir et de statut. Deuxièmement, il est important qu'ils se donnent les instruments pour la mettre en place et pour amener les enseignants à prendre conscience de l'importance de l'opération engagée, de leurs responsabilités et des nouvelles règles de jeu qu'une telle évolution implique.
Chercher et assurer la cohérence
Le modèle traditionnel de la gestion des systèmes scolaires et, par conséquent, des établissements, avait recours à une réglementation relativement serrée, au contrôle externe et formel, voire à une série de rituels institués avec le temps, pour assurer une certaine cohérence de facto. Si ce type de cohérence devenait souvent assez factice, elle avait au moins le mérite de donner une forme de tranquillité aux divers partenaires - qui avaient l'impression que les responsables avaient le système " bien en main ".
Les modèles actuels s'orientent, comme nous l'avons vu ci-dessus, vers la diversité, une forte répartition des tâches et des rôles, des formes de coopération multiples en fonction des objectifs visés, le leadership coopératif et les diverses démarches d'autogestion et d'autodétermination. D'où l'importance que les chefs d'établissements s'efforcent de garantir la cohérence, en coordonnant les efforts investis, en mettant en synergie les tentatives innovatrices des uns et des autres, enfin, en amenant les enseignants à développer une attitude constructive face aux droits et aux obligations qui font partie d'une culture professionnelle.
Il y a quelques années, Perrenoud (1994a) s'interrogeait à savoir si on pourrait se passer de cadres scolaires et, y répondait aussitôt par la négative, en proposant des alternatives :
" ...certainement pas, du moins si les professionnels de l'enseignement restent salariés d'une organisation, et en particulier d'une administration publique. De même que les médecins rattachés à un hôpital dépendent d'une hiérarchie, les enseignants ne seront pas " à leur compte ". Mais on peut imaginer que la nature de l'encadrement changera du tout au tout, allant de plus en plus nettement dans le sens d'une coordination des tâches des uns et des autres, de l'animation circonscriptions et des établissements scolaires dans le sens de linnovation permanente, de la formation continue, de l'auto-évaluation de la régulation, de la capacité d'apprentissage de chacun et de l'organisation elle-même. "
De plus, il mettait en garde, à la fois contre un optimisme démesuré et contre un attentisme tout aussi irréaliste, soulignant qu'il s' d'une formule de transition, voire de transformation, que la professionnalisation fera évoluer vers un partage progressif à la foi du pouvoir et de la responsabilité, essentiellement orienté vers la tr formation du système.
Face aux changements amorcés, on ne peut qu'être sensible au regard des nouveaux rôles qu'auront à assumer les chefs d'établissements, de la nécessité de leur participation active à la dynamique en cours, de leur volonté et capacité à susciter et à accompagner le changement, en somme, il faut aussi le signaler, de l'importance accordée à une formation continue appropriée. Nul doute que bien des défis sont au rendez-vous.