Publié in : Vie pédagogique, no. 114 février-mars, pp. 27-30.


 

 

 

 

Coopérer dans les équipes de cycles

 

Monica Gather Thurler

 2000

 


Centration sur les dispositifs d'apprentissages complexes

Une nouvelle manière de gérer le temps et l'espace

Des modalités organisationnelles plus souples

Responsabilité collective et solidarité

La fin relative de la souveraineté

Le regard des autres

De nouveaux rapports de pouvoir

La stérile fuite en avant

Apprendre à coopérer à bon escient

Accepter de se former

Bibliographie

 


L’introduction des cycles d’apprentissage met les écoles et les enseignants qui y travaillent en présence de nouveaux défis. En associant les cycles d'apprentissage à une plus grande autonomie des équipes pédagogiques au regard de l'organisation du travail et du choix des méthodes pour amener les élèves à atteindre les objectifs visés, en contraignant ces équipes à répondre collectivement de l’efficacité de leur action, leurs défenseurs font le pari que ce mode d'organisation de l'école contribue à moyen ou à long terme à assurer une meilleure réussite des élèves.

Cette évolution n’est cependant pas assurée d’avance, dans la mesure où il est tout à fait possible que les enseignants s’adaptent aux cycles d'apprentissage comme ils se sont adaptés, par le passé, aux nombreuses rénovations, en assimilant leurs caractéristiques les plus formelles, mais sans vraiment transformer leurs pratiques. Les expériences des pays pionniers nous montrent en effet combien il est facile de réduire les cycles à de simples mesures structurelles, consistant à prolonger les durées de l'apprentissage de une à deux, voire à trois années, à ajouter quelques retouches aux plans d’études et à moderniser un peu les méthodes et formes d’évaluation pour leur donner une apparence plus formative. Or, s’il est facile de pointer les raisons pour lesquelles les innovations échouent ici et là, il est bien plus difficile de déterminer les facteurs qui leur permettent de produire les effets visés.

Dans le domaine des cycles d’apprentissage, nous manquons encore à l’heure actuelle de récits d’expériences présentant avec des mots et des images simples la manière dont les équipes pédagogiques expérimentées parviennent à mettre en place des dispositifs d’apprentissage à la fois cohérents et efficaces pour mieux gérer la progression des élèves. Les visiteurs externes qui affluent dans les écoles " innovantes " ne percevront d’ailleurs qu’une infime partie des éléments qui composent leur culture professionnelle très particulière. Ils se diront impressionnés par le climat agréable, par la chaleur humaine et l’ouverture d'esprit, l’envie de partager, le rayonnement des membres de l’équipe. Ils admireront sa compétence organisationnelle, ainsi que la sensibilité et l’authenticité avec lesquelles les enseignants parviennent à s’adapter aux besoins des élèves. Ils seront sensibles aux manières insolites de gérer le temps et l’espace, prendront note des divers regroupements des élèves dont la logique profonde leur échappe pourtant. Ils s’attarderont aux classeurs qui font état des grilles et outils divers, produits d’une longue marche faite de négociations et de régulations internes. Ils assisteront à des séances de travail d’équipes bien " huilées ", dépourvues de conflits, qu'elles ont pris l’habitude de régler à l’abri des regards externes. Enfin, ils rencontreront des parents convaincus du bien-fondé des cycles d'apprentissage et heureux de confier leurs enfants à des enseignants aussi innovateurs… Et ils s’en iront en emportant une vision d’un monde parfait, dont les aspérités passées auront été souvent bien trop rapidement oubliées.

De peur de s’afficher comme des " héros " ou d’être traités comme des stakhanovistes, les enseignants travaillant dans l’école dite en innovation afficheront une certaine tendance à banaliser les efforts consentis, hésiteront à effrayer leurs collègues en évoquant les nombreuses heures qu’il a fallu investir pour parvenir à un commun accord et pour construire une culture partagée. Ils tairont enfin avec une grande pudeur les moments de ras-le-bol, l’envie de tout laisser tomber, le découragement devant la désolante lenteur et l’absence de résultats du côté des élèves.

Tout en persistant à croire à la grande utilité des échanges d'idées entre enseignants, il me semble néanmoins important d’analyser plus en détail les aspects de la future coopération professionnelle au sein des équipes de cycles, de manière à faire émerger les conditions et les obstacles conceptuels et structurels qui favorisent, voire rendent difficile, une gestion collective de la progression des élèves.

 

Centration sur les dispositifs d’apprentissages complexes

Les textes affirment que l’introduction des cycles d’apprentissage oblige les enseignants à assurer collectivement le développement des compétences de haut niveau que définissent les nouveaux programmes de formation. Au lieu d’intervenir de manière ponctuelle pour assurer, à l’image de la chaîne de montage industrielle, une petite partie seulement des apprentissages de leurs élèves, les enseignants travaillant dans les équipes de cycles deviennent collectivement responsables du " produit final ", voire du taux de réussite des élèves relativement aux objectifs de fin de cycle.

Dans cette optique, l’équipe d'un cycle d'apprentissage collabore à l'organisation et à l'animation des activités pédagogiques dont le but prioritaire consiste à assurer aux l’élèves l’acquisition de compétences et de connaissances concrètes, solides et axées sur le transfert des apprentissages (Tardif, 1999). Dans les cycles d’apprentissage, l’élève n’est en outre pas évalué par un seul enseignant, mais par tous les enseignants de l’équipe qui contribuent, d’une manière ou d'une autre, à sa formation. De fait, il est indispensable que les membres de l’équipe développent une vision commune non seulement des objectifs d’apprentissage, mais également des attentes et des critères d’évaluation.

Les cycles modifient ces pratiques dans la mesure où les enseignants enseignent aux mêmes élèves. Ils sont ainsi conduits à discuter de leurs représentations pour mieux déterminer la progression ou les besoins des élèves et pour concevoir ensuite les arrangements didactiques les mieux à même de les faire progresser. Au lieu d’être seuls responsables et comptables de la mise en œuvre du plan d’études et, par conséquent, de la réussite des élèves, ils gèrent collectivement l’ensemble des élèves, élaborent et négocient ensemble des solutions communes pour résoudre les problèmes décelés.

Au lieu d’être responsables d’une seule année et d’une petite classe d’élèves ce qui les incite souvent à s’enfermer dans une vision très morcelée de la réalité scolaire et du curriculum les enseignants sont rattachés à un groupe d’élèves pour toute la durée d’un cycle. Ce changement requiert non seulement qu’ils construisent une connaissance approfondie du curriculum correspondant à un cycle donné, mais également qu’ils maîtrisent, sur plus d’une année, les étapes d'acquisition des savoirs et savoir-faire dans le curriculum en question.

 

Une nouvelle manière de gérer le temps et l’espace

Dans la majorité des écoles actuelles, la grille-horaire hebdomadaire dicte le type d'organisation possible qui, souvent, dépend plus d’éléments externes que de priorités mises au service de l’apprentissage des élèves. La disponibilité des enseignants spécialistes, la difficile combinaison des temps partiels, la répartition des salles de gymnastique, la priorité accordée à certaines disciplines en fonction de divers groupes de pression, l’alternance des cours organisée de manière à éviter l’ennui, le surmenage, la démotivation tant du côté des élèves que du côté des enseignants ont conduit, au fil des ans, à établir des grilles-horaires souvent très éloignées des priorités pédagogiques.

De nombreuses écoles tentent, depuis des années, de ponctuellement abandonner cette grille. Elles s’inspirent des pédagogies nouvelles pour introduire de nouveaux dispositifs, pour familiariser leurs élèves avec les démarches du projet, pour créer des ruptures dans la routine scolaire. Mais ces tentatives demeurent l’exception et sont souvent suivies de longues périodes durant lesquelles les dispositifs d’enseignement et d'apprentissage plus " traditionnels " rappellent aux enseignants et aux élèves que l’école est une institution sérieuse et que l’apprentissage n’est pas une affaire de plaisir, ni de construction de sens.

L’expérience des dix dernières années nous montre que l’organisation de l'école en cycles d’apprentissage peut en apparence faire très bon ménage avec une organisation scolaire traditionnelle. De nombreux systèmes scolaires ont ainsi introduit les cycles d’apprentissage en se contentant d’un minimum de mesures structurelles et pédagogiques. Avec le résultat qu’au bout d’un certain nombre d’années les classes sont toujours des classes et les enseignants, toujours seuls responsables de leurs élèves, sans collaboration aucune et sans transformation des pratiques pédagogiques...

Woods et autres (1997) insistent sur le fait que ni les mesures de restructuration (autonomie des écoles, équipes de cycles), ni les mesures d’intensification (formation continue, révision des curriculums) ne parviennent seules à opérer chez les enseignants les changements de paradigmes indispensables pour qu’ils parviennent à développer une autre conception de l’apprentissage, plus interactif, constructiviste, mieux à même d’engager les élèves dans une voie de formation qui accorde la priorité à l'acquisition de compétences permettant la résolution de problèmes complexes.

 

Des modalités organisationnelles plus souples

L’orientation de l'école vers les cycles d'apprentissage entraîne la réflexion sur des modalités organisationnelles plus souples, mieux à même de tenir compte des besoins des élèves et de mettre en synergie les forces humaines existantes. Devant les deux écueils qui surgissent en rester à une division traditionnelle du travail, par classes et par échelons, au risque de perdre le bénéfice d’une organisation par cycles d'apprentissage, ou se lancer dans des fonctionnements si novateurs et si complexes qu’ils deviennent difficiles à décoder et à maîtriser la voie de la sagesse consistera en effet à ne pas imposer aux écoles une organisation du travail unique.

Les réalités locales très diverses (nombre d'élèves par cycle, stabilité des volées, compétences et disponibilité des enseignants, histoire de l'équipe, culture de coopération, nature du quartier) conduisent les équipes pédagogiques à concevoir et à faire évoluer une gamme très large de modalités organisationnelles. Certaines écoles vont ainsi aller très loin dans leur conception d’une approche modulaire exigeant une coopération professionnelle poussée, alors que d’autres préfèrent s’en tenir à une organisation plus traditionnelle (regroupant, dans des classes stables, les élèves du même âge) et moins exigeante sur le plan de l’harmonisation des pratiques. Dans toutes ces écoles, l’introduction des cycles d’apprentissage oblige cependant les enseignants à établir une cohérence optimale entre les objectifs collectifs et les dispositifs d'enseignement et d'apprentissage qu’ils proposent aux élèves.

 

Responsabilité collective et solidarité

 Tout en soulageant les enseignants du poids de la responsabilité individuelle par rapport à un grand nombre de problèmes quotidiens, les cycles d'apprentissage ajoutent cependant une difficulté de taille, dès lors qu’il s’agit d’engager des processus de décision, voire de déterminer la responsabilité collective devant l’échec scolaire. Faut-il rallonger ou raccourcir le parcours de formation de tel ou tel élève? Lorsque certains élèves n’atteignent pas les objectifs de fin de cycle, faut-il en tenir responsable l’enseignant titulaire de la dernière année du cycle ou faut-il demander des comptes à toute l’équipe de cycle? Lorsqu’un membre de l’équipe a un passage à vide dans sa carrière et qu'il a de constants démêlés avec les parents de certains élèves, faut-il intervenir, calmer le jeu ou contribuer à occulter le problème? Jusqu’où faut-il être solidaires en cas de désaccord, par exemple en ce qui concerne les punitions, la quantité des devoirs à domicile, etc.?

Les nombreuses interrogations soulevées par la perspective du travail en équipes de cycles ont conduit le groupe de pilotage, à Genève, à distinguer trois niveaux de responsabilités au sein des établissements d'enseignement : la cohérence du cursus scolaire dans l'école assurée par l’ensemble du personnel enseignant; la gestion commune des cycles d’apprentissage par les équipes de cycles; enfin, la prise en charge quotidienne des mêmes élèves par les enseignants dans les salles de classe.

Dans le tableau ci-dessous, ces trois niveaux sont présentés dans un ordre allant du plus grand ensemble au plus petit, parce que chacun ajoute des critères de cohérence à ceux du niveau précédent. Le deuxième et le troisième niveau peuvent être confondus si l’équipe d’un cycle assume la prise en charge pédagogique de tous les élèves du cycle. À l’intérieur de chacun des niveaux, une série de critères présentent la manière dont les établissements d'enseignement pourraient tâcher d’établir la cohérence nécessaire?

 

Niveau de responsabilité

 

Critères de cohérence
(N.B. chaque niveau inclut les critères du niveau précédent)

  

1.

Établissement (bâtiment ou groupe scolaire)

1.1 Information/association des parents.
1.2 Coordination avec l’enseignement spécialisé et les STACC*.
1.3 Aménagement des espaces et horaires scolaires.
1.4 Concertation des choix de formation continue.
1.5 Projet d’établissement.
1.6 Aménagement des passages d’un cycle au suivant.
1.7 Coordination entre les cycles, modules éventuels de transition, modalités de suivi.
1.8 Politique des dérogations à obtenir pour abréger ou allonger le cursus d’un élève à titre exceptionnel.
1.9 Droits, obligations et participation des élèves de l’école.

 

2.

Cycle d’apprentissagede quatre ans

2.1 Principes d'organisation interne du cycle (tranches, modules, division du travail entre enseignants, etc.).
2.2 Interprétation commune des objectifs et des balises.
2.3 Démarches pédagogiques et didactiques dans les disciplines.
2.4 Moyens d'enseignement.
2.5 Conception et modalités de l'évaluation formative.
2.6 Gestion des progressions et de la circulation des élèves entre groupes, modules, tranches ou autres dispositifs.
2.7 Gestion des parcours durant le cycle
 

 3.

Prise en charge quotidienne des mêmes élèves

3.1 Contrat didactique.
3.2 Attitude, relation pédagogique.
3.3 Exigences, règles disciplinaires.
3.4 Mode de régulation des conflits, absences, déviances.
3.5 Fonctionnement en conseil de classe ou son équivalent.
3.6 Mise en place de dispositifs et de situations d’enseignement et d'apprentissage.
3.7 Suivi formatif des élèves et de leurs apprentissages.

* Structure d'accueil pour enfants migrants non francophones

Source : Groupe de pilotage de la rénovation (1998, pp. 44-45)

 

Un tel tableau devrait progressivement se stabiliser. Tout d'abord, il a surtout permis de discuter les notions de responsabilité commune et de cohérence. L'expérience future montrera s'il s'agit d'un outil d'analyse et de planification valable. Théoriquement, il devrait permettre de définir les rôles et les fonctions des uns et des autres, en clarifiant les responsabilités individuelles et collectives.

 

La fin relative de la souveraineté

 Le tableau ci-dessus montre que le travail en équipe de cycle n’exclut point l’idée d’une responsabilité individuelle, que l’enseignant assumera soit durant l’année scolaire pour une cohorte d’élèves donnée (la " classe traditionnelle "), soit plus ponctuellement pour un groupement d’élèves avec lequel il travaillera en vue de l'atteinte d’un objectif ponctuel (décloisonnement) ou pour une durée déterminée (module).

En dehors des co-animations et des activités décloisonnées " à aire ouverte " (plusieurs locaux, plusieurs adultes comme personnes-ressources), il va de soi que les enseignants travailleront assez souvent, pour une plage de temps, seuls avec un groupe (ce qui ne veut pas dire qu’ils travailleront derrière la porte fermée et sans échanges d'idées avec les groupes voisins). À ce propos se pose évidemment la question de savoir jusqu’à quel point ce type de travail doit être conçu au sein de l’équipe, jusqu’où cette dernière pourra s’immiscer dans la conception des activités d’apprentissage et d’évaluation que chaque enseignant proposera aux élèves.

Le principe proposé ici est de chercher un moyen terme entre deux voies extrêmes :

Pour qu'une véritable culture commune s'installe autour d’une vision didactique et pédagogique partagée, pour que chaque enseignant puisse répondre des apprentissages d'élèves ayant travaillé avec ses collègues, pour que, de manière plus générale, les enseignants d'un cycle puissent répondre de la cohérence des apprentissages de tous les élèves de ce même cycle, il est nécessaire que certaines activités soient conçues, voire animées en commun. Un travail collectif, améliore globalement la qualité des propositions didactiques. L'économie maximale consisterait sans doute à se répartir complètement le travail, et à assumer sa part individuellement. On voit bien cependant qu'ainsi on perdrait complètement le bénéfice de la concertation, de l'explicitation et des interactions.

L’expérience montre cependant que cette division du travail fonctionnera d’autant mieux que les membres de l’équipe d'un cycle renoncent à discuter ensemble de toutes les activités et se limitent à travailler ensemble uniquement sur les problèmes et activités " stratégiques " : définition des priorités de formation, conception et mise en place de situations d’apprentissage prenant en compte tant la progression que les difficultés des élèves; exploration collective de nouvelles démarches d’enseignement-apprentissage, durant lesquels les enseignants ressentent le besoin du regard d’un ami critique; co-évaluation d’élèves présentant de grands problèmes ou pour lesquels les enseignants craignent ne pas être objectifs; gestion de rapports difficiles avec les parents…

 

Le regard des autres

 Traditionnellement, l’école s'est dotée d'un système assez hiérarchique pour qu'elle puisse détecter les incompétences : les cadres évaluent les enseignants et les enseignants évaluent les élèves. S’ajoutent à cela quelques autres interfaces (des rencontres avec les parents, quelques commissions officielles pour informer les divers partenaires sociaux des décisions prises en haut lieu, les moments de passage des élèves d’une structure à une autre, etc.) qui sont généralement fortement structurés, afin d’éviter que les désaccords ne dégénèrent en tensions et en luttes de pouvoir.

Le travail au sein des cycles multiplie non seulement les interfaces, mais bouscule également les habitudes en ce qui concerne la définition de qui est en mesure de donner une rétroaction à qui. Au gré des séances de concertation, les enseignants sont ainsi amenés, et souvent encouragés, à exercer un contrôle réciproque de la qualité du travail. Il serait naïf de croire que le processus &emdash; même négocié &emdash; d’une constante négociation des principes et règles de collaboration et de programmation didactique contribue forcément à instaurer une pratique constructive de la rétroaction, à éliminer les non-dits et les aveuglements tant individuels que collectifs, voire à aider les divers partenaires à se reconnaître mutuellement certaines compétences et à repérer systématiquement, de manière coopérative et constructive, leurs incompétences respectives.

Lorsqu’elle évolue dans un climat de confiance et de transparence, cette démarche commune offre néanmoins une chance supplémentaire de ne pas passer à côté de certains problèmes que les individus seuls auraient tendance à scotomiser. Elle permet ainsi de multiplier les occasions non seulement de détecter les dysfonctionnements, mais également de mieux connaître les compétences des uns et des autres.

 

De nouveaux rapports de pouvoir

Il va de soi que la coopération au sein des équipes de cycles bouleverse l’ordre établi dans les établissements scolaires au sein desquels les enseignants s’étaient engagés à instaurer un modus vivendi fondé sur une certaine convivialité, tout en maintenant très clairement les limites entre les salles de classe. Dans ce contexte, le chef d’établissement, maître principal, inspecteur, incarnent sans doute une certaine autorité, mais ils n’ont que peu d’influence sur la pratique des enseignants et se consacrent généralement aux tâches administratives, voire à la gestion du personnel.

La conception des cycles conduit à imaginer qu’il existera dorénavant dans les établissements d'enseignement des équipes pédagogiques relativement autonomes et composées de pairs solidairement responsables du bon fonctionnement interne. En défendant l’idée du " leadership coopératif ", de nombreux enseignants persistent à penser qu’un tel mode de coopération serait possible, sans aboutir à une paralysie de la décision ou à une dilution des responsabilités. Il existe en effet de fortes craintes que le " leader " interne ne puisse être aussitôt tenté, par les abus de pouvoir, d'entraver le travail de l’équipe et d'enlever le peu de liberté dont disposent les enseignants.

Dans toute organisation humaine, les rapports de pouvoir existent et se redistribuent dès lors que celle-ci se transforme. Dans cette perspective, l’introduction des cycles créera sans doute de nouvelles hiérarchies, au fur et à mesure que le tissu des interdépendances, des relations et des échanges d'idées se transformera et que les équipes des différents cycles trouveront de nouveaux équilibres. Il n’est pas possible d’anticiper l’évolution dans la mesure où l’organisation par cycles n’a été réalisée que par un nombre trop restreint d’écoles, souvent trop occupées à tracer le chemin pour laisser émerger ou pour bien gérer les rapports de pouvoir, voire trop empêtrées dans une définition floue des responsabilités pour véritablement engendrer des conflits de pouvoir.

Il semble néanmoins raisonnable d’imaginer qu’à moyen ou à long terme, la définition formelle d’un rôle de coordonnateur d’équipe pourrait représenter un moyen terme raisonnable entre la création d’un nouvel échelon hiérarchique et l’absence de toute personne assumant le rôle de répondant, qui représente l’équipe à l’extérieur et se porte garant du fonctionnement interne.

S’il ne reste aucun doute que le travail en cycles est mangeur de temps et d’énergies, qu'il augmente les zones de friction entre enseignants qui, jusqu’alors, n’étaient que peu habitués à travailler ensemble, à négocier des accords, à discuter pour défendre leur point de vue, enfin, à reconnaître ouvertement leurs compétences respectives, l’expérience montre cependant que la pression diminue au fur et à mesure que les enseignants apprennent à mieux cibler leurs enjeux et, par conséquent, à mieux planifier leur action commune. De même, les conflits de pouvoir diminuent dès lors que les tâches et les fonctions des uns et des autres ont pu être clairement définies et que l’équipe commence à définir les règles du jeu d’un " leadership coopératif " efficace.

 

La stérile fuite en avant

La coopération dans les équipes des différents cycles ne s’instaure pas du jour au lendemain. L’expérience de la rénovation genevoise montre par exemple que les écoles qui ont participé à la phase d’exploration ont éprouvé une certaine difficulté à s’imposer l’analyse et l’autodiscipline nécessaires qu’exigent la conception et la planification d’un processus de transformation des pratiques dans la durée. D’abord, parce qu’il leur était difficile de freiner l’euphorie qu’avait produite la décision des autorités de leur accorder une certaine latitude pour élaborer leurs projets. Ensuite, parce qu’elles ne possédaient pas les outils nécessaires pour analyser les facilitateurs et les obstacles qui surgiraient au cours de la réalisation des projets. Et enfin, parce que la majorité d’entre elles ne disposaient pas des règles ni de la procédure de prise de décision internes nécessaires pour déterminer quelques priorités communes et pour définir ensuite les modalités de leur mise en œuvre (Gather Thurler, 1996a).

L’analyse de différentes démarches d’innovation montre cependant qu’il est difficile de concevoir une stratégie d’innovation qui puisse faire l’économie de ce type d’activisme. L’expérience montre au contraire qu’il s’agit d’un passage obligé auquel succède une phase qui se caractérise par une démarche plus systématique et plus méthodique, une meilleure capitalisation des expériences, la prise de conscience du fait que, pour innover efficacement et durablement, il n’est pas indispensable de tout faire tout de suite.

 

Apprendre à coopérer à bon escient

Savoir travailler efficacement en équipe, c’est peut-être d’abord savoir ne pas travailler en équipe lorsque ce n’est pas nécessaire! Le risque est assez grand pour qu’on tombe d’un extrême dans l’autre et qu’après avoir prôné l’individualisme, les enseignants veuillent travailler en équipe à tout prix. Au point de ne plus oser prendre des décisions ou mettre au point un outil pédagogique sans demander l’avis des collègues, de ne plus se donner le droit d'adopter une aptitude personnelle qui ne corresponde pas nécessairement aux priorités définies et aux options prises par les collègues. Il existe un véritable risque que la persistance à trouver exclusivement des solutions communes paralyse l’équipe devant certains problèmes, que les membres de l’équipe n’osent pas s’affirmer en tant qu’experts, ne demandent ni faveurs ni franchises, parce qu’il faut en toute circonstance mettre le partage des compétences et des ressources au premier plan.

Citons comme exemple l’arrivée de plusieurs enfants migrants dans une classe. Il se peut qu’il soit nécessaire de résoudre ce problème en équipe, parce que l’enseignant touché n’est pas à même d’y faire face, se trouve dépassé et a besoin de conseils mais aussi d’aide, par exemple pour pouvoir envoyer certains de ses élèves dans d’autres classes à certains moments de la semaine, afin de trouver du temps pour travailler plus intensément avec les enfants migrants. Ce n’est qu’un cas de figure : il se peut aussi que l’enseignant obligé de faire face au problème n’ait besoin que d’en parler avec un de ses collègues, pour vérifier si les décisions prises sont les bonnes, pour emprunter du matériel que l’un ou l’autre aurait élaboré lors d’une occasion similaire, pour savoir à quels services il peut s’adresser pour obtenir du soutien didactique ou logistique. Il pourrait également être parfaitement capable de résoudre ce problème tout seul à condition de pouvoir raconter, à un moment précis, les aménagements trouvés et les résultats obtenus. Qu’il s’agisse de ce problème d’enfants migrants ou de problèmes d’évaluation, de relations avec les parents, de lecture, d’agressivité entre garçons et filles, nul enseignant n’échappera à la nécessité de décider de cas en cas si le problème appelle une réponse individuelle ou collective. L’important est de tenir compte de la nature du problème ou de la tâche et de réagir de manière aussi flexible que possible.

La question se pose aussi à l’intérieur d’une démarche collective. Même lorsqu’on se fixe des buts communs, on ne se tient pas constamment la main. Dans une division du travail équilibrée et efficace, chacun est obligé, dans la part qui lui revient, de faire face à des problèmes plus ou moins prévisibles. À lui de savoir quand il doit les soumettre à ses collègues et quand il est capable de les résoudre seul. La formulation d’une charte, la rédaction d’un projet d’école, la négociation d’un changement d’horaires avec les parents, l'élaboration d’un dispositif d’évaluation formative demandent une alternance entre concertation en équipe et tâches individuelles (dont : recherche et documentation, tâtonnement, écriture, etc.), assumées par ceux ou celles qui en ont les aptitudes, la disponibilité, l’envie.

Savoir sauvegarder son autonomie et sa responsabilité individuelles tout en cultivant la responsabilité collective met les membres d’une équipe de cycle devant un dilemme important. Suivant la manière d’y faire face, ils produiront des effets assez contraires à l’efficacité. L’ignorer peut même empêcher l’évolution d’une équipe potentielle vers une équipe véritable, voire la détruire. Le reconnaître, faire avec, le nommer ouvertement, peut contribuer à ce que les divers intérêts et besoins de chaque membre deviennent une ressource de développement et de renforcement pour l’équipe. Le travail d’équipe n’est pas le contraire de la performance individuelle. De véritables équipes trouveront toujours le moyen de faire valoir les contributions individuelles, d’autant plus que celles-ci s’insèrent dans des finalités communes. Bien plus : elles sauront utiliser à bon escient les forces diverses, les intérêts et les besoins des uns et des autres, négocier les modalités de travail optimales.

 

Accepter de se former

La plupart des enseignants pensent qu’ils savent se débrouiller seuls pour coopérer de manière efficace : ils se réfèrent à leur formation de base ou continue, voire au sens commun pour faire une analyse des besoins, pour accélérer les processus de prise de décision, pour planifier les diverses étapes de travail, voire pour analyser leurs pratiques ou pour évaluer les effets obtenus. En fait, ils tentent de transposer leurs expériences vécues dans un domaine dont la complexité leur échappe d’autant plus qu’ils en sont eux-mêmes les principaux acteurs. Et ils ignorent dans la majorité des cas qu’il existe une multitude d’outils et de stratégies souvent bien mieux adaptés et appropriés pour faciliter ces démarches, les systématiser, pour les aider à se décentrer et à se poser les bonnes questions, pour les empêcher de tourner en rond, pour anticiper et, si cela est nécessaire, pour gérer les conflits de groupe.

Il s’agit d’outils et de stratégies de travail qui nous parviennent d’horizons divers et qui, idéalement, constituent une base à partir de laquelle une équipe pourra, dans la durée, construire ses outils propres. Pour y accéder, il existe plusieurs voies : soit s’inscrire à des cours de formation qui sont proposés par les divers organismes, soit faire appel à des personnes-ressources ayant bénéficié d’une formation dans ce domaine.

Beaucoup d’enseignants résistent à l’idée de recourir à de tels outils : d'une part, parce qu’ils ont le sentiment de pouvoir s’en passer et ne voient pas leur utilité; d’autre part, parce qu’ils éprouvent une certaine aversion par rapport à certaines méthodes qui pourraient les obliger à s’exposer… Dans la mesure où ces peurs existent, il est important de les prendre au sérieux, de ne pas faire de " forcing ". Il est aussi très important que ces outils soient amenés par des personnes qui les maîtrisent bien, afin d’éviter tant les dérapages que la sous-exploitation des données récoltées. Rien de pire, en effet, que de remplacer l’absence d’outils par une course aux méthodes miracle qui finirait par fatiguer les uns et les autres et vider de son sens l’action collective, à cause du manque de réflexion.

 

Bibliographie

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