In : Revue française de pédagogie, janvier-mars 2000, nº 130,
pp. 29-42.


 

 

 

L’innovation négociée : une porte étroite

 

Monica Gather Thurler

2000


Abstract

I. Explorer ensemble pour construire une réforme

La dynamique exploratoire dans les écoles en innovation

Le dispositif d'accompagnement

Des consultations aux propositions de réforme

II. L'innovation négociée : une longue marche

Une affaire de confiance

De l'activisme à la méthode

Coopération professionnelle et modalités organisationnelles souples

Une évaluation négociée

De l'incompétence inconsciente à la compétence consciente

Les inévitables jeux de pouvoir

Les résidus de la gestion bureaucratique

Pour conclure

Bibliographie


Abstract

Les systèmes scolaires ne peuvent être ni administrés, ni gérés, ni évalués et encore moins innovés selon le simple principe de la linéarité entre inputs-outputs. Pour assurer des transformations durables, il est primordial qu'ils impliquent les partenaires concernés dans la définition des standards et méthodes de récolte des données, dans l'analyse approfondie des informations et dans les prises de décisions quant aux développements ultérieurs de l'école. L'auteure illustre cette affirmation à travers un bref aperçu de la phase d'exploration de la rénovation de l'enseignement primaire du canton de Genève, un processus qui a réuni différents groupes acteurs dans une démarche collective insolite. A partir de ces expériences, elle formule quelques-uns des problèmes auxquels se trouvent confrontés les acteurs sociaux dès lors qu'ils s'engagent dans la longue et difficile marche vers une innovation négociée.


De nombreuses recherches (A. Hargreaves et Evans, 1997 ; Helsby et Knight, 1997 ; Landert et al., 1998, Woods & al., 1997) ont montré la difficulté que rencontrent les réformes se limitant soit à des mesures d’intensification (Note 1) (production de textes ministériels, centration ciblée sur des offres de formation continue, contrôle strict), soit à des démarches de restructuration (redéfinition des rôles et fonctions des acteurs à tous les niveaux du système, attribuant une plus grande autonomie de gestion aux établissements scolaires, etc.).

Parmi les principales raisons de l'échec, ces mêmes recherches évoquent la difficulté que rencontrent ces réformes à développer chez les enseignants la volonté d'apprendre et le goût du risque qui sont indispensables pour changer. Elles ne parviennent pas à les engager dans un processus collectif et coopératif durable, si bien que le changement visé est réduit à sa plus simple expression, exécuté de manière grossière et/ou rejeté dès lors que les premières difficultés paraissent.

Les militants de la pédagogie nouvelle affirment depuis toujours que seule une approche centrée sur le terrain et amenant les praticiens à construire et à diffuser l’innovation pédagogique, de proche en proche, pourrait permettre de rénover le système éducatif en profondeur. Il s'est cependant avéré que les nouvelles approches pédagogiques étaient fortement dépendantes du contexte et ne pouvaient donner leur pleine mesure dès lors qu'elles étaient appliquées en pièces détachées, au gré du preneur sans remise en question, ni réaménagement global du système éducatif.

S'ajoute à cela une série de conflits de pouvoir entre l'administration et les milieux professionnels, à propos de modes de prise de décision et de la définition des standards de qualité. Tout en adhérant par principe &emdash; ou par obligation &emdash; à l’idée d’un partenariat entre acteurs sociaux, l'autorité se trouve dans une posture difficile, cherchant à se montrer ouverte au changement sans perdre l'adhésion des milieux conservateurs, à jouer le principe de réalité face aux propos certes intéressants et parfois pleins de bons sens, mais en même temps souvent déstabilisateurs venant de l’aile la plus progressiste. Car c’est elle qui devra rendre compte au politique et assumer, face au grand public, la responsabilité des réformes et de la cohérence globale du système.

La principale source d'échec des réformes tient cependant aux résistances que les enseignants manifestent envers toute transformation de leurs pratiques, pas nécessairement pour de mauvaises raisons. Les inviter à abandonner leurs routines relativement efficaces pour une innovation sans doute prometteuse, mais qui n'a pas fait ses preuves, revient à leur demander de prendre des risques sans leur garantir une contrepartie véritablement intéressante. De nombreux auteurs décrivent en outre la capacité des enseignants à interpréter les textes des réformes de manière à les adapter à leurs propres priorités (Oelkers, 1994 ; Bal, 1998). D'autres rendent attentifs aux effets préoccupants de désillusion et de burnout qui s’observent chez les enseignants les plus engagés, mais progressivement anéantis par leur conscience professionnelle (Campbell et Neill, 1994 ; Vandenberghe et Huberman, 1999) : quotidiennement poussés à réaliser des miracles en faisant l'impossible pour mettre en œuvre des réformes peu réalistes, les membres de l’aile la plus militante perdent progressivement leur foi dans la capacité du système à opérer sa transformation.

Qu'il s'agisse de réformes top-down ou bottom-up, dès qu'il est question de transformer les pratiques, les actions tant de l'administration que des militants de base sont, en dernier lieu, dépendantes des réactions du corps enseignant dans son ensemble (Fullan, 1994). Même à supposer que les nouveaux enseignants soient formés de façon radicalement nouvelle et déterminés à s’impliquer dans les expériences innovantes, il faudra encore qu’ils résistent à la contre-socialisation qu’ils subiront au contact de leurs collègues en place, des parents prompts à s'inquiéter, ou encore des cadres, qui restent souvent sceptiques devant la nouveauté, d’où qu’elle vienne…

Grand nombre d’études témoignent en outre de la difficulté à stabiliser les innovations, une fois que la mobilisation et le soutien initial s’atténuent. Malgré les efforts de persuasion des chercheurs, des spécialistes de la didactique ou des autorités, la plupart des innovations qui ont intéressé un temps une partie des enseignants, ne sont tout simplement jamais entrées dans les salles de classe et les pratiques, parce qu’au-delà de l’information initiale et d’un effort de formation, leur mise en œuvre n’a pas fait l’objet d’un investissement et d’un suivi individuel et collectif suffisants.

Pour Strittmatter (1998) (Note 2), les raisons suivantes pourraient expliquer cette difficulté réelle à transformer le monde scolaire :

La littérature spécialisée ajoute un grand nombre de raisons à ce bilan plutôt lugubre. Huberman et Miles (1984) insistent sur le fait qu’on accorde en général trop peu de temps aux enseignants pour assimiler les nouvelles pratiques et dénoncent l’absence de mesures de consolidation (follow-up), qui permettraient d’assurer l’institutionnalisation du changement dans la durée. Kruse, Louis et Bryk (1995) accusent le manque de méthode et de cohérence dans la conception et la mise en œuvre des dispositifs d’enseignement-apprentissage.

D’autres encore pensent qu’il faut combiner plusieurs aspects, à savoir : des finalités et procédures de mise en œuvre mieux négociées, des stratégies d’implantation faisant davantage appel à la construction collective et, de fait, à l’appropriation active par les acteurs du terrain.

Plusieurs de ces aspects se retrouvent dans les changements qu’entreprennent actuellement la plupart des systèmes scolaires, en combinant mesures de restructuration et de décentralisation, mise en place d’organes de concertation et définition de nouvelles pratiques d’évaluation. Cette évolution, intéressante en soi, n’est cependant pas une garantie de réussite en soi :

Au vu de ces constats de nombreuses textes et publications de langue française appellent toujours plus explicitement à la responsabilisation collective, visant à encourager une participation active des divers acteurs du terrain (GPR, 1999 ; Perrenoud, 1998b ; Unesco, 1996). Selon divers chercheurs de la communauté scientifique anglo-saxonne et germanophone l’ownership et l’empowerment représentent les facettes centrales de ce processus, le mieux à même d’engager l’école dans la voie d’une organisation apprenante et de pouvoir produire des effets durables (Hargreaves & Evans, 1997 ; Hopkins, 1997 ; Schratz, 1998).

Ownership et empowerment : il est difficile de trouver des expressions françaises qui correspondent directement à ces concepts anglo-saxons qui commencent à être récurrents dans la littérature sur le changement. Fortement complémentaires, l'un et l'autre expriment l'état d'esprit et la posture que développent et adoptent les équipes pédagogiques au fur et à mesure qu'elles font l'expérience, progressivement, qu'elles sont capables de coopérer de manière efficace et cohérente de manière à mieux gérer la progression de leurs élèves. Ils caractérisent les équipes pédagogiques qui se sont donnés les moyens de prendre conscience de leurs limites et qui ont, progressivement, développé une certaine expertise non seulement pour identifier les problèmes, mais également pour les résoudre. En s’appropriant le changement (ownership), ils ont pris le pouvoir (empowerment) sur leur propre devenir.

En un certain sens, tant l'ownership que l'empowerment représentent l'antithèse de la bureaucratie et de la vision hiérarchique des organisations. Ces deux concepts défendent au contraire la valeur de la concertation, de la gestion et du pilotage participatifs et négociés (Perrenoud, 1998b), de l'ouverture et de la flexibilité. Ils partent de l’idée qu’à l’instar des humains, les organisations sont organiques, peu structurées, matricielles, décentralisées, fonctionnent selon des réseaux mobilisateurs et coopératifs et accordent une grande importance au face-à-face et à la négociation. Les règles d’organisation sont ad hoc (Mintzberg, 1990), définies en fonction de la nature des questions à résoudre, tant la structure que la division du travail sont de fait conçues de manière flexible. L’affectation de tâches est variable et modulable selon la quantité et la nature des problèmes à résoudre, la capacité et la volonté des acteurs de se mobiliser pour un projet et selon les ressources locales existantes.

Les systèmes scolaires ne peuvent par conséquent être ni administrés, ni gérés, ni évalués et encore moins innovés selon le simple principe de la linéarité entre inputs-outputs. Pour assurer des transformations durables, ils devront se donner les moyens pour mieux comprendre leur dynamique interne, en soumettant tant les processus, que les résultats à une observation systématique.

Pour ce faire, il est primordial qu’ils impliquent d’autant de partenaires que possible (enseignantes et enseignants, élèves, parents, cadres..) dans la définition des standards et méthodes de récolte des données, dans l’analyse approfondie des informations disponibles (y compris des effets secondaires et inattendus) et dans les prises de décisions quant aux développements ultérieurs de l’école et des pratiques d’enseignement-apprentissage.

Pour illustrer ce qui précède, je donnerai dans la première partie un bref aperçu de la phase d’exploration de la rénovation de l’enseignement primaire genevois que j’ai eu l’occasion de coordonner de 1994-1998, un processus qui a réuni différents groupes acteurs dans une démarche collective insolite. Dans la deuxième partie, j’évoquerai quelques-uns des problèmes auxquels se trouvent confrontés les acteurs sociaux dès lors qu’ils s’engagent dans la longue et difficile marche vers une innovation négociée.

 

I. Explorer ensemble
pour construire une réforme

Traditionnellement, l’enseignement primaire genevois s’inscrit dans une optique de gestion fortement centralisatrice : les 220 écoles primaires (qui accueillent environ 30.000 enfants de 4-12 ans) &emdash; bien qu’en 1999 encore réparties par circonscriptions posées sous la responsabilité d’un inspecteur - dépendent en droite ligne d’une direction générale qui définit les priorités d’action, distribue les ressources et gère le personnel. Au sein des écoles, un maître principal est indemnisé pour assumer les tâches administratives, mais n’a aucune compétence officielle en termes de leadership pédagogique.

L’article 4 de la loi de 1977 sur l’instruction publique genevoise assigne à l’école le but de lutter contre les inégalités de chances de réussite. Dans l’enseignement primaire, cette lutte passe depuis plus de vingt ans par la modernisation des programmes, la création de moyens d’enseignement plus attrayants et mieux conçus, le développement du soutien aux élèves en difficulté, l’abaissement des effectifs, l’apport de maîtres généralistes non titulaires et de spécialistes, les ressources investies dans le développement de la formation continue et, plus récemment, l’universitarisation de la formation initiale des enseignants, le dialogue plus intense avec les parents, la recherche d’une évaluation plus formative. Dans le même temps, les projets d’établissements se multiplient et le travail en équipe pédagogique s’étend. La direction de l’enseignement primaire, ses cadres et ses services, l’association professionnelle, les services de recherche, l’université ont contribué à plusieurs titres à ces progrès. Quelques équipes pédagogiques innovantes et quelques recherches-actions ont ouvert de nouvelles voies.

La rénovation entamée en 1994 a pris appui sur le rapport Hutmacher (1993), montrant que les efforts investis avaient produit des progrès moins grands qu’espérés, notamment en matière de diminution du redoublement. Ce constat et le débat qu’il a ouvert ont permis une prise de conscience et fondé une rénovation qui ne prétendait pas faire table rase, ignorer ces efforts, ni même leur ajouter des idées entièrement nouvelles. Elle voulait au contraire intégrer et consolider les acquis, aller encore plus loin selon trois axes : 1. Individualiser les parcours de formation, 2. Apprendre à mieux travailler ensemble, 3. Placer les enfants au cœur de l’action pédagogique (Note 3) .

En s’appuyant tant sur divers travaux internationaux sur l’innovation que sur des expériences locales, les autorités ont opté pour une rénovation progressive de l’enseignement primaire, en deux phases, l’une d’exploration intensive, l’autre d’extension progressive des éléments élaborés au cours de la phase d’exploration. L’objectif était d’impliquer un maximum d’acteurs. Non pas seulement en confiant à des commissions le soin de proposer des textes, mais en invitant des écoles volontaires à développer les fragments d’une réforme annoncée, en associant d’entrée les différents acteurs sociaux (cadres, parents, formateurs) au processus en cours…

Les autorités scolaires n’ont pas demandé aux écoles de mettre à l’épreuve un schéma de fonctionnement prédéfini, mais d’aider à le construire, en explorant diverses pistes, en fonctionnant comme des centres de réflexion et de développement. Le but principal toutefois, n’était pas de réaliser des performances spectaculaires dans quelques écoles. L’enjeu était d’infléchir progressivement le fonctionnement de l’ensemble du système, en ancrant une réforme dans les pratiques de près de 600 enseignants. Quinze écoles, puis dix-sept, ont été durant quatre ans " en innovation ", selon les trois axes simultanément, avec quelques ressources supplémentaires, des " franchises " (par exemple le droit de ne plus mettre de notes) et un accompagnement externe. Seize autres écoles, puis quinze ont été, durant les mêmes années, " en réflexion ", en allant un peu moins loin dans l’exploration (Note 4) . Les inspectrices et inspecteurs concernés ont soutenu les travaux, tant au sein des écoles concernées, que par leur participation aux différentes commissions. De même, les services de formation continue ont contribué à la préparation de cette réforme en répondant aux demandes des écoles en exploration, en élaborant des outils didactiques et en participant aux différentes commissions.

Je n’entrerai pas dans les détails de cette opération qui ont été amplement décrits dans d’autres ouvrages (Gather Thurler, 1998; GPR, 1999 ; Perrenoud, 1998b), pour me concentrer sur trois aspects qui, à mon avis, ont largement contribué à la mise en place de pratiques participatives : la dynamique exploratoire dans les écoles en innovation; le dispositif d’accompagnement ; les consultations précédant la rédaction du projet de réforme en vue de l’extension de la rénovation prévue dès 2000.

La dynamique exploratoire dans les écoles en innovation

Trois éléments majeurs ont marqué le début de la phase d’exploration : la rédaction collective et la négociation de projets permettant de devenir une " école en innovation " ; la signature par tous les enseignants et les autorités scolaires d’un contrat définissant les droits et obligations respectives ; enfin, la désignation par l’équipe d’un(e) enseignant(e) chargé(e) de la coordination interne du projet (Note 5) .

A partir de cette entrée en matière, qui a contraint l’ensemble des acteurs à s’impliquer dans des procédures de négociation inhabituelles et souvent délicates, les écoles ont progressivement élargi leurs compétences en matière de gestion collective et participative. Elles ont notamment pu s’aventurer vers l’exploration de nouvelles modalités organisationnelles, mieux à même de gérer et d’assurer la cohérence de l’action pédagogique. Toutes les écoles ont mis en place diverses structures de concertation (conseils de classe, conseils d’école, conseils des maîtres, conseils d’établissement, entretiens d’évaluation avec les parents et les élèves). Toutes les écoles font annuellement le bilan de leur progression et définissent les priorités et méthodes de travail de l’année suivante. Plusieurs d’entre elles ont commencé à s’initier à l’intervision pour se donner les moyens d’un suivi systématique des pratiques des uns et des autres. Dans certaines écoles, les parents ont été étroitement associés à la conception et mise en œuvre des nouvelles pratiques.

L’évolution la plus forte concerne la capacité qu’ont développé ces écoles de se mettre dans une posture d’organisation apprenante : fortement identifiées à leur projet et à leur culture locale, elles sont très conscientes que ce sont les individus qui pensent, agissent et construisent le changement. D’où leur recherche constante d’un fonctionnement qui assure une combinaison optimale entre actions individuelles et collectives.

Au bout de quatre années, il est intéressant de voir combien les écoles ayant bénéficié de cette interaction, certes astreignante et contraignante, sont parvenues à consolider leur identité tout en se considérant comme partie d'un système en évolution. Les changements culturels les plus importants s'observent au niveau d'une démarche plus systématique, sur le plan de l'émergence d'une responsabilité collective et, enfin, d'une posture d’équipes pédagogiques étonnamment émancipées et sûres d'elles, assumant pleinement et avec confiance en elles tant leur autonomie en termes d’organisation interne, que l’obligation de rendre périodiquement compte de l’évolution de leurs pratiques.

Le dispositif d’accompagnement

L’exploration sur le terrain a été encadrée par trois groupes :

Entre ces trois groupes, les liens ont notamment été assurés par une " coordinatrice pour la recherche et l’innovation ". Ce rôle nouveau, que j’ai joué de 1994-1999, incluait une fonction scientifique et une fonction d’organisation. Il a consisté, d’une part, à accompagner les divers acteurs sociaux dans leur apprentissage collectif de la régulation sociale et d’autre part, à assurer la cohérence à tous les niveaux du dispositif. Le statut de " coordinatrice " ne conférait en soi aucun pouvoir gestionnaire, sinon celui de produire, véhiculer et faire évoluer de nouvelles idées et de créer en culture de la confrontation et de l’échange de compétences et d’expériences.

Le dispositif d’accompagnement a été mis en place en même temps que les écoles en innovation et en réflexion. Il a été conçu dans l’objectif d’obliger l’ensemble des acteurs impliqués à construire un paradigme commun du changement, au sein d’un processus qui devait les amener à identifier et à affronter les obstacles, contradictions et dilemmes, tant conceptuels que matériels, qu’une telle démarche produit inévitablement. Il apparaît qu’aucun de ces obstacles ne peut être levé par la seule bonne volonté, ni par les décisions autoritaires ou unilatérales, mais exige, de la part de tous les partenaires, un patient travail sur les représentations sociales et une concertation constante, une analyse transparente des rapports de pouvoir et un élargissement des champs de compétence respectifs.

Des consultations aux propositions de réforme

Le calendrier de la rénovation avait défini, dès le début, la dernière année de l’exploration (1998-99) comme une année de bilan, dont la fin devait coïncider avec la rédaction d’un texte de propositions pour la future réforme de l’enseignement primaire.

Ce texte a été rédigé à plusieurs mains, à partir d’un ensemble de textes longuement débattus, puis négociés dans les trois groupes décrits plus haut et pour une part dans la trentaine d’écoles appartenant au dispositif d’exploration. Dans un premier temps, une douzaine de textes indépendants, d’une dizaine de pages chacun, ont été rédigés par divers groupes de travail, soumis aux écoles en innovation et en réflexion et discuté de manière détaillée au groupe inter-projets, ensuite remaniés par leurs auteurs et enfin adoptés par le groupe de pilotage. Chacun de ces textes a connu de nombreuses versions, parfois cinq ou six, et a été lu et amendé par des dizaines de personnes. Ils constituent la base du rapport final du groupe de pilotage qui a été transmis aux autorités scolaires. Sur la base de ce rapport ainsi que d’une série d’autres données (Note 6) , celles-ci décideront de l’orientation future de la rénovation de l’enseignement primaire genevois.

Notons à ce sujet qu’indépendamment des décisions qui seront prises sur le plan politique, les consultations en elles-mêmes ont représenté l’un des éléments angulaires du processus d’exploration intensive. Au fil des allers et retours des textes, les divers acteurs ont pu clarifier, à tous les échelons du dispositif, leurs représentations et vérifier la faisabilité des concepts proposés. Le fait d’avoir pu intervenir sur les contenus des textes, suggérer des ajouts ou exiger des reformulations, a produit, chez une grande majorité des acteurs concernés, une forte identification dans le sens de l’ownership et de l’empowerment évoqués plus haut.

Dans les grandes lignes, l’enjeu de la réforme proposée reste dans le prolongement des trois axes de 1994. Le rapport du groupe de pilotage (Note 7) s’oriente résolument vers la création de cycles d’apprentissage regroupant plusieurs groupes-classes en deux cycles de quatre ans chacun (5-8 ans, 9-12 ans). A l’intérieur de chacun, il propose de supprimer le redoublement et d’orienter l’action pédagogique vers des objectifs de fin de cycle. Cette structure permettrait une individualisation plus grande des progressions, favoriserait une pédagogie différenciée et une forte continuité de l’action pédagogique.

Le travail en équipe prend une importance particulière dans la mesure où le texte suggère de confiner à un groupe d’enseignants la coresponsabilité des élèves du même cycle dans un même bâtiment. Une équipe de cycle construirait les dispositifs d’enseignement-apprentissage, assumerait le suivi des progressions et les diverses formes d’évaluation, répartirait les tâches, gèrerait les relations avec les parents et contribuerait à la cohérence de l’ensemble de la scolarité primaire. Chaque équipe compterait au moins quatre personnes, éventuellement le double dans les grandes écoles. Elle se donnerait une coordinatrice ou un coordinateur, pour une période de deux ans. Une coordination s’imposerait en outre à l’échelle d’un établissement, conçu désormais comme une fédération d’équipes de cycles.

Afin de placer les enfants au cœur de l’action pédagogique, le texte propose que les équipes développent une pédagogie différenciée, fondée sur une évaluation formative et un dialogue avec les parents. Cette évolution devrait être notamment facilitée par la construction d’objectifs larges de fin de cycle et de fin de scolarité primaire, les objectifs-noyaux. Ces derniers résulteraient d’une réécriture des programmes qui, sans changer les finalités de l’école, définirait mieux le curriculum et aurait d’autant plus de force qu’elle s’accompagnerait de nombreuses ressources didactiques pointues définissant les attentes en fin de cycle et facilitant la mise en place de situations diversifiées d’apprentissage et d’évaluation.

D’emblée et vue dans la perspective de la mise en place d’une innovation négociée à plusieurs niveaux du système, la période d’exploration de la rénovation de l’enseignement primaire peut être qualifiée comme une réussite : elle a permis de produire une dynamique fortement centrée sur le changement, de créer un réseau vivant et orienté sur la transformation des idées et pratiques pédagogiques et, enfin, de produire des propositions de réforme fondées sur un large consensus parmi les membres du dispositif.

A l’occasion de la collaboration étroite qui a pu être instaurée avec les écoles en innovation et avec certaines écoles en réflexion, il s’est en outre avéré que l’apprentissage collectif de la régulation sociale est assez facile à réaliser avec les acteurs du terrain. L’expérience a été par contre plus difficile dès lors qu’il s’est agi d’impliquer les acteurs aux échelons les plus élevés du système : les rapports que ceux-ci entretenaient avec le pouvoir &emdash; et par conséquent ses principes de contrôle et de l’ordre &emdash; ne leur permirent que difficilement de lâcher prise et de laisser se former une plate-forme plus large pour construire le changement.

La dynamique construite au cours de la phase d’exploration a ainsi contribué à creuser le clivage avec tous ceux qui, pour une raison ou l’autre, n’ont pas voulu s’impliquer dans ce processus, ni accepter les règles démocratiques qu’il suivait (procédures de négociation, vote majoritaire permettant d’entériner certaines décisions indispensables pour entamer l’étape suivante, etc.). Elle a été en outre fortement révélatrice des rapports de pouvoir qui s’instaurent au sein d’un processus participatif qui contraint les autorités scolaires à abandonner une vision d’elles-mêmes qui les désigne comme seuls bâtisseuses du changement.

 

II. L’innovation négociée :
une longue marche

L’expérience développée dans le cadre de la phase d’exploration de la rénovation de l’enseignement primaire genevois permet avant tout de montrer que l’innovation négociée des systèmes scolaires est possible. Mais elle montre aussi qu’il s’agit avant tout d’un processus lent et complexe, exigeant que l’ensemble des acteurs, à tous les niveaux du système, soient non seulement disposés à mettre en question les structures et les modalités de fonctionnement, mais également à revoir leur posture personnelle et intime face aux visions traditionnelles de l’autorité, du pouvoir, du contrôle, de l’ordre et des processus de prise de décision. Dans cette deuxième partie, j’évoquerai quelques-uns des problèmes rencontrés dans cette longue marche vers l’innovation négociée.

Une affaire de confiance

Les enseignants faisant partie du dispositif d'exploration n'en étaient pas à leur première expérience d'innovation : en effet, la grande majorité d'entre eux avaient déjà participé à d'autres projets ou s'étaient impliqués dans diverses démarches de formation. Ils avaient eu d'amples occasions de faire l'expérience des avantages aussi bien que des obstacles liés aux démarches collectives. Pourtant, il ne leur a pas été facile de faire la part entre l'implication dans une démarche où chaque école innoverait à sa guise et la participation à un processus collectif au sein duquel les divers partenaires étaient censés faire émerger, progressivement, les contenus d'une future réforme applicable à l'ensemble des écoles du canton.

Il existait certes un texte d'orientation qui définissait, dans les grandes lignes, les axes d'exploration ainsi que leur contenu. L'expérience montra toutefois que ce texte avait été reçu, lu et compris de manières très diverses non seulement par les diverses écoles en innovation, mais par les enseignants faisant partie de ces mêmes écoles. Les uns et les autres avaient été amenés à interpréter, volontairement ou involontairement, certains contenus de manière à se trouver confortés dans une orientation déjà prise. Certaines écoles s'en servirent comme prétexte pour affirmer leur méfiance par rapport à des autorités qui les contraignaient à se plier à un changement contre nature (l'injonction à travailler ensemble), voire pour mettre le doigt sur l’incompétence de ces dernières qui érigeaient en axe du changement une réalité quotidienne (mettre l'enfant au centre de l'action pédagogique). Enfin, grand nombre d'écoles - dont également des écoles faisant partie des plus militantes en faveur du changement - hésitaient à entrer en matière dans une période marquée d'insécurités multiples : nouvelle direction générale, nouveau régime politique, diminution de ressources en période de crise budgétaire...

Une partie des enseignants les plus militants s'est trouvée écartelée entre une adhésion à la reprise d’idées qu'ils défendaient depuis longtemps et une méfiance viscérale face à un système politique paraissant récupérer des idées qu'il avait longtemps combattues. Alors que la majorité plus conservatrice s’en donnait à cœur joie pour dénoncer une démarche qui, à son avis, ne pouvait qu'entraîner la perte d'acquis en terme de qualité des pratiques d'enseignement et de coexistence pacifique au sein des écoles et de la profession.

S’ajouta à cela, en toile de fond, une rupture totale par rapport aux habitudes en matière de stratégie innovatrice : vu la tradition centralisatrice du système genevois, les divers groupes d'acteurs n'avaient pas pu développer, ni imaginer les procédures selon lesquelles ils étaient censés s’inscrire dans une logique coopérative pour construire et gérer le changement de manière participative. Il a fallu quatre années de tâtonnements et souvent d'expériences douloureuses pour non seulement développer une vision commune, mais également pour établir les amorces d’une base de confiance et pour définir les règles de jeu qui rendent possible l’innovation négociée. Pour se rendre compte que dans ce domaine rien n'est jamais acquis.

De l'activisme à la méthode

La possibilité qui fut offerte aux écoles d’explorer à l’intérieur des trois axes qui avaient été volontairement définis de manière très large les a précipitées dans une certaine agitation. Les équipes pédagogiques ont rencontré quelque difficulté à s’imposer l’analyse et l’autodiscipline nécessaires qu’exigent la conception et planification d’un processus de transformation des pratiques dans la durée. D’abord, parce qu’il leur était difficile de freiner l’euphorie qu’avait produite la décision des autorités de leur accorder une certaine latitude pour élaborer leurs projets. Ensuite, parce qu’elles ne possédaient pas les outils nécessaires pour analyser les facilitateurs et les obstacles auxquels les confronterait leur mise en œuvre. Et enfin, parce que la majorité d’entre elles ne disposaient pas des règles et procédures de prise de décision internes pour venir à bout de leurs contradictions internes (Gather Thurler, 1996b).

Cette prise de conscience a progressivement apporté l’ensemble des acteurs à entreprendre une définition plus claire les rôles et les tâches tant à l’intérieur des écoles, qu’au sein du dispositif. L'activisme progressivement cédé le pas à une démarche plus systématique et méthodique, une meilleure capitalisation des expériences, la prise de conscience du fait que, pour innover efficacement et durablement, il n’est pas indispensable de tout faire tout de suite.

Coopération professionnelle
et modalités organisationnelles souples

L’orientation vers les cycles entraîne la réflexion sur des modalités organisationnelles plus souples, mieux à même de prendre en compte les besoins des élèves et de mettre en synergie les forces humaines existantes. Face aux deux écueils - en rester à une division connue du travail, en classes et en degrés, au risque de perdre le bénéfice d’une organisation en cycles, ou se lancer dans des fonctionnements si novateurs et si complexes qu’ils deviennent difficiles à décoder et à maîtriser &emdash; la voie de la sagesse consista en effet à ne pas imposer une organisation du travail unique aux écoles.

Les réalités locales diverses (nombre d'élèves par cycle, stabilité des volées, compétences et disponibilité des enseignants, histoire de l'équipe, culture de coopération, nature du quartier) ont en effet amené les équipes pédagogiques à concevoir et à faire évoluer une gamme large de modalités organisationnelles. Certaines écoles ont ainsi été très loin dans la conception d’une approche modulaire exigeant une coopération professionnelle poussée, alors que d’autres préféraient s’en tenir à une organisation plus traditionnelle (regroupant, dans des classes stables, les élèves du même âge) et moins exigeante sur le plan de l’harmonisation des pratiques. Dans toutes les écoles, les enseignants se sont par contre fortement impliqués pour assurer une cohérence optimale entre les objectifs collectifs et les dispositifs d'enseignement-apprentissage.

Or, cette manière de concevoir la coopération s’est avérée exigeante, mangeuse de temps et d’énergies. La pression a diminué au fur et à mesure que les enseignants ont appris à mieux cibler leurs enjeux et par conséquent à mieux planifier leur action commune. De même, les conflits de pouvoir ont diminué dès que les tâches et les fonctions des uns et des autres ont pu être clairement définies. Les écoles ont notamment constaté qu’elles s’empêchaient d’être efficaces tant qu’elles n’étaient pas parvenues à accepter qu'un des enseignants de l’équipe assume clairement le leadership. La coopération est restée fragile tant qu’elles ne parvinrent pas à expliciter leurs critères de cohérence et à définir les différents niveaux de responsabilité, tant individuelle que collective. Enfin, la coopération professionnelle a suscité de nombreuses craintes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des écoles en innovation, autour du risque de dissolution des individualités dans le collectif.

Ces différents constats ont conduit à distinguer trois niveaux de responsabilités au sein des établissements scolaires : la cohérence du cursus scolaire au sein de l’établissement scolaire assurée par l’ensemble du corps enseignant ; la gestion commune des cycles d’apprentissage par les équipes de cycles ; enfin, la prise en charge quotidienne des mêmes élèves par les enseignants au sein des salles de classe.

Dans le tableau ci-dessous, ces trois niveaux sont présentés dans un ordre allant du plus grand ensemble au plus petit, parce que chacun ajoute des critères de cohérence à ceux du niveau précédent. Le second et le troisième niveau peuvent être confondus si l’équipe d’un cycle assume comme telle la prise en charge pédagogique de tous les élèves du cycle. A l’intérieur de chacun des niveaux, une série de critères présentent la manière dont les établissements scolaires pourraient tâcher d’organiser la cohérence.

  • Cohérence à trois niveaux
  •  

    Niveau de responsabilité

     

    Critères de cohérence
    (N.B. chaque niveau inclut les critères du niveau précédent)
     

    1. École
    (bâtiment ou groupe scolaire)

    1.1 Information/association des parents.
    1.2 Dispositifs d’évaluation informative et certificative.
    1.3 Aménagement des espaces et horaires scolaires.
    1.4 Concertation des choix de formation continue.
    1.5 Projet d’école.
    1.6 Aménagement des passages d’un cycle au suivant.
    1.7 Coordination entre les cycles, éventuels modules de transition, modalités de suivi.
    1.8 Politique des dérogations à demander pour abréger ou allonger le cursus d’un élève à titre exceptionnel.
    1.9 Droits, obligations et participation des élèves de l’école.
     

    2. Cycle
    d’apprentisse
    de quatre ans

    2.1 Principes d’organisation interne du cycle (tranches, modules, division du travail entre enseignants, etc.).
    2.2 Interprétation commune des objectifs et des balises.
    2.3 Démarches pédagogiques et didactiques dans les disciplines.
    2.4 Moyens d’enseignement.
    2.5 Conception et modalités de l’évaluation formative.
    2.6 Gestion des progressions et de la circulation des élèves entre groupes, modules, tranches ou autres dispositifs.
    2.7 Gestion des parcours durant le cycle.

     

    3. Prise en charge quotidienne des mêmes élèves
    3.1 Contrat didactique.
    3.2 Attitude, relation pédagogique.
    3.3 Exigences, règles disciplinaires.
    3.4 Mode de régulation des conflits, absence, déviances.
    3.5 Fonctionnement en conseil de classe ou son équivalent.
    3.6 Mise en place de dispositifs et de situations d’enseignement-apprentissage.
    3.7 Suivi formatif des élèves et de leurs apprentissages.

    Source : Groupe de pilotage de la rénovation (1998, pp. 44-45.)

     Un tel tableau devrait être progressivement stabilisé. Dans un premier temps, il a surtout permis de discuter les notions de responsabilité commune et de cohérence. L'expérience future montrera s'il s'agit d'un outil d'analyse et de planification valable. Théoriquement, il devrait permettre de définir les rôles et les fonctions des uns et des autres, en clarifiant les responsabilités tant individuelles, que collectives.

    Une évaluation négociée

    Si les systèmes scolaires se contentent, à l’avenir, de ne prescrire que les grandes lignes du travail pédagogique, en laissant une large autonomie aux établissements scolaires pour adopter leur propre organisation du travail, ils devront développer des pratiques d’évaluation externes et internes qui leur permettront d’assurer la qualité des développements en cours.

    En s’inspirant des standards de qualité qui ont été définis par le Joint Committee aux USA, diverses institutions sont actuellement en train de développer des catalogues de référence semblables pour les pays européens. L’expérience montre cependant que ces catalogues de référence ne sont pas utilisables comme de véritables outils d’évaluation tant qu’ils n’ont pas été adaptés aux besoins et priorités des institutions locales.

    En termes d’innovation négociée et dans l’objectif d’une véritable transformation des pratiques, l’expérience genevoise montre que les outils et les démarches doivent être construits avec les principales parties concernées dans le but d’instaurer une véritable culture d’évaluation. Il s’agit notamment de combiner d’une part les exigences du système (rendre compte en ce qui concerne son état de développement afin que celui-ci puisse décider des mesures nécessaires) avec les exigences locales (se rendre compte, en tant qu’école, de ses propres avancées par rapport à une problématique donnée), et d’autre part, de trouver un équilibre entre une démarche très personnelle d’autoévaluation (la question de savoir si les moyens de bord sont suffisants) ou s’il ne conviendrait pas davantage de faire appel à une instance externe qui apporterait une autre perspective (la mise en place de l’intervision entre collègues, le recours ponctuel à des spécialistes ou à des représentants de l’autorité).

    Au-delà de ces questionnements, la principale difficulté consistait cependant à convaincre les écoles de s’impliquer dans une démarche systématique dont l’objectif premier ne consistait pas seulement à identifier des problèmes locaux de fonctionnement, mais également à en apprendre pour développer des solutions pour le système dans sa globalité. Il a en effet fallu attendre plusieurs années et mener de nombreuses négociations et ajustements pour que les écoles du dispositif d’exploration soient disposées non seulement à prendre en considération un outil commun, mais également à l’adapter à leurs priorités locales et à l’utiliser comme un moyen d’autoévaluation et de planification.

    De l'incompétence inconsciente à la compétence consciente

    La problématique de l’évaluation interne et/ou externe pose notamment la question de savoir comment amener les acteurs sociaux à profiter des interactions possibles pour accroître leur compréhension des processus, de manière à ce qu’ils puissent améliorer leur compétence dans l’action. Traditionnellement, l’école a mis en place un système assez hiérarchique pour détecter les incompétences : les cadres évaluent les enseignants et les enseignants évaluent les élèves. S’ajoutent à cela quelques autres interfaces (de rares séances avec les parents, quelques commissions formelles pour informer les divers partenaires sociaux des décisions prises en haut lieu, les moments de passage des élèves d’une structure à l’autre, etc.) qui sont généralement fortement formalisés, afin d’éviter que les désaccords dégénèrent en tensions et luttes de pouvoir.

    L’innovation négociée &emdash; qu’elle se développe au sein des établissements scolaires ou aux divers échelons du système &emdash; multiplie non seulement les interfaces, mais bouscule également les habitudes en ce qui concerne la définition de qui est habilité à donner un feedback à qui. Au gré des séances de concertation, les divers acteurs sociaux sont ainsi amenés, et souvent encouragés, à exercer un contrôle réciproque. Il serait naïf de croire que le principe &emdash; même négocié &emdash; d’une constante négociation des principes et règles de l’innovation contribue forcément à instaurer une pratique constructive du feedback, à éliminer les non dits et les aveuglements tant individuels que collectifs, voire à aider les divers partenaires à se reconnaître mutuellement certaines compétences et à tracer systématiquement, de manière coopérative et constructive leurs incompétences respectives.

    Lorsqu’elle évolue dans un climat de confiance et de transparence, l’innovation négociée offre néanmoins une chance de plus pour ne pas passer à côté de certains problèmes que les individus seuls auraient tendance à scotomiser. Tout en bousculant certaines habitudes hiérarchiques, elle permet ainsi de multiplier les occasions non seulement d’identifier les dysfonctionnements, mais également de mieux (re)connaître les compétences des uns et des autres.

    Les inévitables jeux de pouvoir

    Malgré sa coloration démocratique, l’innovation négociée n’adopte pas pour autant une attitude neutre face au changement : elle tente d’y contribuer, incitant les systèmes à se donner les moyens de résoudre leurs problèmes. Le changement est essentiellement perçu comme un processus de développement visant à impliquer les uns et les autres dans un projet commun.

    Une telle démarche n’est certainement pas à l’abri de luttes d’influence, ni de conflits. Tout réel processus du changement produit des tensions, contraint à des processus de deuil et bouleverse non seulement les routines, mais également les rôles et les fonctions des différents partenaires du système. Les bénéfices qu’en tireront les uns n’iront pas sans " coûts " pour d’autres. Le changement touchera inévitablement aux privilèges et aux statuts, aux droits acquis et aux compétences reconnues, aux domaines d’influence des uns et des autres. Lorsqu’elle se fixe comme objectif de dépasser l’incompétence collective, l’innovation négociée conduit à prendre en compte tant la précarité des arrangements organisationnels que les enjeux stratégiques et les logiques des divers acteurs.

    Les meilleures intentions ne protégeront pas les acteurs d’être tributaires des problèmes de communication, de se perdre dans les multiples significations que les uns et les autres attribuent aux choses et de leurs effets sur les comportements et les relations collectives.  Si chacun peut rêver de changer l’autre, il doit s’attendre à la réciproque, quand bien même il n’y a pas toujours symétrie. Le pouvoir consiste notamment à imposer à l’autre de changer, sans lui accorder en retour la même influence.

    L’expérience genevoise montre que l’innovation négociée exige une définition très claire et une négociation réitérée des règles de jeu ainsi qu’une autoévaluation constante pour empêcher que le processus ne s’enlise, par abus de pouvoir des uns ou par manque de leadership des autres. A défaut, la créativité des divers partenaires ne pourra que produire des initiatives isolées, qui se neutraliseront mutuellement.

    Les résidus de la gestion bureaucratique

    Suivant le contexte socioculturel, les autorités scolaires construiront des normes très différentes en ce qui concerne par exemple la tolérance face à l’incertitude et au désordre qu’entraînera l’innovation négociée (Alter, 1990; Conner, 1998).

    Au gré des nouvelles théories sur l’innovation scolaire, la grande majorité des systèmes scolaires actuels se vantent d’accorder davantage d’autonomie des établissements scolaires et de créer les prémisses d’une innovation négociée impliquant l’ensemble des acteurs dans les processus de négociation et de décision. L’expérience montre hélas que dans la majorité des cas, cette ouverture est de brève durée et que les autorités rencontrent une grande difficulté à rester partenaires du jeu dès lors qu’elles se sentent en position de perte de contrôle.

    Or, face à l’innovation négociée, le modèle bureaucratique qui caractérise le fonctionnement des hiérarchie scolaires perd son sens : il ne s’agit plus de rapporter le travail à ce qui était prévu, ni de légitimer les actions du passé, mais d’évaluer la légitimité d’actions souvent imprévues, qui ne sont pas codifiées par les programmes, ni par les règlement scolaires. Il existe donc bien une relation, relativement évidente, entre l’organisation du travail et le changement. Plus les acteurs sociaux s’engagent dans des processus participatifs visant à transformer le système, moins ils seront disposés à réglementer leur activité de manière précise : le changement s’oppose forcément à une organisation rigide et centrée sur un ordre unique (Baecker, 1997).

    Les multiples réactions d'incompréhension et de déception dont font part tant des autorités scolaires que des acteurs du terrain lors de confrontations diverses, amènent à penser qu'une série des règles du institutionnel n'ont pas été suffisamment clarifiées. Parmi celles-ci, notons : la part d'autonomie dont peuvent et doivent disposer les divers groupes d’acteurs opérant aux différents niveaux du système dans une perspective du changement; la question brûlante de la composition des équipes pédagogiques au sein des établissements scolaires; le rôle des dispositifs de pilotage dont s’entourent, bon gré mal gré, les autorités scolaires.

     

    Pour conclure

    Les dispositifs les mieux pensés n’excluent pas les rapports de pouvoir et les conflits d’intérêt qui s’instaurent dès lors qu’il faut trancher entre les exigences respectives des différents groupes d’acteurs. Dans la mesure où il crée de nouveaux espoirs, redistribue les luttes d’influence et modifie les rapports de pouvoir, tout processus du changement basé sur l’innovation négociée, même timide et extrêmement contrôlée, offre inévitablement de multiples occasions de tensions, malentendus, blessures et conflits.

    La partie reste jouable tant que les divers acteurs sociaux respectent les règles de jeu, consistant à considérer les conflits cognitifs et sociaux comme des occasions à saisir pour faire évoluer le système. Elle devient perverse lorsque l’un ou l’autre des acteurs sociaux décide unilatéralement de modifier les règles du jeu. Lorsque les autorités scolaires affirment par exemple leur volonté d’aller dans le sens d’une innovation négociée, mais s’accordent le droit de prendre les décisions essentielles de manière unilatérale, on ne s’étonnera pas que cette contradiction aura des effets dévastateurs sur les partenaires qui, de toute bonne fois, se croyaient engagés dans un processus de construction collective.

    À ce sujet, d’Iribarne (1998) et Alter (1996) mettent en garde contre une certaine tendance à succomber aux effets de mode, qui amènerait les administrations publiques à adopter certains principes de fonctionnement valables pour certaines cultures locales, mais ne convenant pas nécessairement à toutes. On peut se demander dans quelle mesure les principes de l’innovation négociée, centrés sur la diversité, l’indépendance, l’autonomie, la coopération, l’idée du contrat, la transparence dans l’information, la négociation et la concertation ne s’inscrivent pas dans les traditions des pays anglo-saxons et nord européens, alors qu’ils sont en décalage par rapport à la culture administrative de la plupart des systèmes scolaires tant francophones que germanophones et sud européens, qui restent fortement imprégnés par une vision hiérarchique, respectueuse du rang social et du statut. Lorsqu’ils inspirent la réorganisation des administrations scolaires ou le pilotage des innovations, ces principes sont transposés à des structures et des corps professionnels auxquels ils restent étrangers. Ils ne correspondent pas mieux aux aspirations des enseignants qui, tout en souhaitant conserver une certaine liberté d’action, ne sont pas toujours prêts à en assumer les conséquences en matière de responsabilisation collective et de redevabilité.

    La mise en œuvre de ces modèles manifeste donc souvent une certaine naïveté culturelle. Ceux qui les importent sous-estiment les risques du " retour du refoulé ", par exemple les conduites autoritaires (Shedd et Bacharach, 1991), la monopolisation de l’information (Dejours, 1998), le refus d’un vrai débat ou d’une large consultation et négociation du côté de l’encadrement et du côté des enseignants, le refus de rendre compte, le peu d’implication dans la gestion de l’organisation, la tendance à rejeter toute responsabilité " sur le système ", voire tout simplement l’effort de rendre l’autre fou à travers des injonctions paradoxales qui invitent à fonctionner selon les principes de l’innovation négociée dans un système essentiellement hiérarchique et autoritaire.

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    Notes 

    Note 1. Terme couramment utilisé dans la littérature anglo-saxonne pour résumer l’ensemble des actions entreprises par les autorités pour recentrer les enseignants sur l’enseignement des connaissances de base et pour contrôler l’évolution du système une évaluation systématique des effets produits, en fonction d’indicateurs externes.

    Note 2. Anton Strittmatter est le responsable du dispositif de recherche de l'association professionnelle faÎtière des enseignants de la Suisse alémanique. Avec la création de ce dispositif, l'association a souhaité se donner les moyens de recherche et d'évaluation appropriés pour pouvoir se positionner comme partenaires à part entière face aux autorités politiques cantonales et fédérales..

    Note 3. Direction de l’enseignement primaire (1994) Individualiser les parcours de formation, apprendre à mieux travailler ensemble, placer les enfants au cœur de l’action pédagogique. Trois axes de rénovation de l’école primaire genevoise. Texte d’orientation. Genève, Département de l’instruction publique.

    Note 4. Il s’est avéré que les différents statuts &emdash; qui devaient prendre en compte une volonté diverse d’implication dans le processus du changement &emdash; ont produit un fort décalage entre les deux écoles en innovation et en réflexion. Ces dernières se sont notamment plaintes de ne pas bénéficier des mêmes ressources que les écoles en innovation (temps de concertation et de coordination, accès aux sources d’information et aux outils, etc.).

    Note 5. Les enseignants &emdash; élus par leurs pairs &emdash; bénéficient d’une décharge allant de 25% à 50%, selon la grandeur de l’école. Dans le cadre de leur mandat, ils assument les tâches de coordination des démarches pédagogiques au sein de l’école et assurent les liens avec le dispositif (groupe inter-projets).

    Note 6. D’autres rapports produits par diverses commissions et/ou instances de recherche.

    Note 7. G.P.R. (Groupe de pilotage de la rénovation) (1999) : Vers une réforme de l’enseignement primaire genevois. Propositions pour la phase d’extension de la rénovation entreprise en 1994. Genève : Enseignement primaire.