Entretien publié in F. Cros (dir.) Innovation et réseaux sociaux, Paris : INRP : Recherche et formation pour les professions de l'éducation, pp. 83-100.


 

 

 

Le réseau comme outil
d'apprentissage organisationnel

L'expérience de la rénovation
de l'enseignement primaire au Canton de Genève

 

Monica Gather Thurler

 

2000

 


De multiples façons de changer

La mise en place des synergies

Un réseau vivant entre écoles innovantes

Une volonté d'informer

Une ouverture vers l'extérieur

L'autonomie des établissements

Responsabilisation collective et liberté d'action

Le rendre compte

Modalités organisationnelles souples

Au bout du compte : l'emprise des acteurs sur leur destin

Apprendre au-delà des murs de l'établissement scolaire?!


L'ensemble des systèmes scolaires affirment actuellement de s'orienter vers un moins bureaucratique, un fonctionnements qui soit mieux adapté au fait que les écoles sont des organisations complexes, contradictoires et, des fois, incohérentes, comme tant d’autres.

Les modèles actuels nous invitent à considérer l’école - tant l’école dans sa globalité que l’établissement - comme un système global qui entretien des liens lâches avec une constellation de sous-ensembles ou de partenaires dans le cadre de projets ponctuels. Les sous-ensembles sont organiques, peu structurés, décentralisés, fonctionnant selon des réseaux mobilisateurs et coopératifs et accordant une grande importance au face-à-face et à la négociation. D'où les pratiques souvent incertaines, les objectifs peu clairs, ainsi qu'une cohabitation assez surprenante entre le formel et l'informel, la rationalité et l'indétermination.

Ces modèles nous rappellent que les écoles ne peuvent jamais être perçues de manière purement rationnelle ou mécanique, dans la mesure où le degré d’indétermination est inévitablement lié à leur nature même d’organisations composées d’êtres humains. Ils nous forcent d'admettre que les écoles varieront inévitablement sur le plan de leur niveau de performance, tant qu’elles s’adaptent à leur environnement et explorent de nouvelles voies pour améliorer leur démarche pédagogique, en l’adaptant aux besoins de leurs élèves. La présence de compétences de haut niveau parmi les membres du corps enseignants ne signifie donc pas qu’elles se trouvent au sommet de leurs potentialités, tant qu’elles ne réussissent pas à mettre en synergie ces compétences.

Mais il existe d’autres raisons expliquant le fait que l’incertitude conditionne dans une large mesure la logique organisationnelle des systèmes scolaires. L’une des hypothèses est que le système scolaire se trouve constamment en difficulté pour faire face à la diversité idéologique et pour créer un minimum de cohérence dans un monde où les objectifs, les méthodes et les contenus sont, continuellement, sujets aux conflits de valeurs et, par conséquent, à des débats sans fin.

Cette vision du système scolaire n’exclut aucunement l’idée du changement, au contraire. Mais elle déplace très clairement la responsabilité du changement vers les établissements scolaires : vu le caractère unique de chaque établissement scolaire en regard de son histoire, sa politique interne, sa culture et son environnement, ce sont ses collaborateurs les plus proches - les enseignants - qui sont les mieux placés pour introduire les adaptations nécessaires. D’où la nécessité d’une organisation du travail qui soit suffisamment souple et adaptative pour introduire, progressivement et selon les possibilités de chacun, les changements nécessaires.

Face à l’assouplissement des structures, à la composition et à la recomposition continues de groupes de travail, qui caractérisent les nouvelles logiques de fonctionnement des systèmes, il est important de trouver un nouveau principe organisateur. La gestion par réseaux offre un moyen intéressant, non seulement d’assurer l’information et la confrontation entre les divers groupes d’acteurs, mais également de leur permettre une compréhension systémique des dynamiques impliquées : le sens se construit à travers cette compréhension, au gré des controverses engagées et des expériences que les uns et les autres font en cours de route.

Les réseaux (tant à l'intérieur des grands établissements scolaires, qu'entre établissements scolaires) sont des outils intéressants d’apprentissage organisationnel, dans la mesure où ils engagent les acteurs dans une démarche partenariale, collective et basée sur la résolution de problèmes authentiques et communs. Cela leur permet de voir et penser plus loin que la dynamique de leur groupe de référence au sein de l'établissement, voire de celui-ci, de prendre conscience que d’autres collègues, travaillant dans d’autres secteurs ou dans d'autres écoles, rencontrent des problèmes semblables, mais les perçoivent et les résolvent parfois différemment, ce qui peut donner des idées…

Les réseaux peuvent se former autour de processus de changement ponctuels. À ce moment, ils deviennent des lieux d’échange d’expériences, de coordination et de soutien mutuel. D’autres réseaux - les plus durables - se forment autour de thématiques disciplinaires et évoluent parfois vers des lieux d’analyse des pratiques. Au fur et à mesure que les écoles sont équipées de moyens télématiques, émergent toutefois d’autres modalités de fonctionnement en réseau, qui ne se contentent plus de l’échange d’informations, de conseils et d’outils d’enseignement, mais offrent des possibilités de coopération inédites.

L'expérience genevoise de la rénovation de l'enseignement primaire et, plus spécifiquement, les travaux menés durant la phase exploration précédant la mise en œuvre propre dite de la réforme (qui débutera dès 2001) est à mon avis un bon exemple pour montre qu'il est possible de relier volonté du changement et développement professionnel, démarche formelle et informelle, pilotage négocié et construction collective.

 

De multiples façons de changer

Depuis la rentrée 1995, trente et une écoles volontaires ont participé à la phase d’exploration intensive: quinze (et, depuis la rentrée 1998, dix-sept) écoles en innovation ont bénéficié de ressources et franchises spéciales et accepté en contrepartie de travailler en réseau, d’être étroitement accompagnées (par un groupe d'enseignants détachés) et de rendre visible la progression de leurs travaux ; par ailleurs, seize (et depuis 1998, quatorze) écoles en réflexion ont avancé sur les mêmes objets, dans un contrat plus léger et en étant suivies par leurs inspecteurs.

Quatre années plus tard, ce parti pris s’est avéré non seulement réaliste, mais également très mobilisateur, permettant aux diverses écoles de trouver leur propre chemin tout en adaptant les trois axes de la rénovation en fonction de leurs ressources propres. On est en effet frappé, d’une part, par la manière très diverse dont les équipes sont entrées en matière et ont poursuivi leurs objectifs et, d’autre part, par la créativité et la cohérence qu’elles manifestent lors de leur mise en œuvre. Bien que cette diversité ait conduit certaines écoles à réinventer la roue, alors qu’elles auraient pu adopter des solutions élaborées ailleurs, la progression de l’ensemble des écoles est frappante. Elle n’est certes peut-être pas aussi rapide qu’elles-mêmes ou les responsables du dispositif l’auraient souhaité, mais elle se poursuit de manière irréversible et souvent irrésistible, au vu de la manière dont les principaux partenaires (élèves, parents, formateurs, etc.) y adhèrent progressivement.

Or, s’il y a réellement autant de façons de changer qu’il y a d’écoles, la question se posait, évidemment, de savoir comment offrir à ce foisonnement d’idées et de pratiques un fil rouge qui tienne le système ensemble et le fasse aller dans le bon sens. Dans le versant le plus visible, ce sont certainement les trois axes définis par le texte d’orientation qui ont constitué le fil rouge durant les quatre années d’exploration intensive. Le versant plus invisible &emdash; et probablement le plus durable et efficace &emdash; se situe sur un autre plan : il concerne la manière dont ces écoles - et avec elles, leurs divers partenaires &emdash; sont parvenus à adopter progressivement une posture apprenante.

Cette posture leur a permis de faire valoir les mêmes principes de fonctionnement et de gestion à travers les divers niveaux du système, qu’il s’agisse de la classe, de l’école ou du système dans sa globalité, à savoir : accepter l’individualisation des parcours non seulement pour les élèves, mais également pour les équipes pédagogiques ; viser la coopération tant pour les élèves que pour les adultes ; instaurer l’évaluation formative tant pour gérer la progression des élèves que pour suivre et réguler le développement professionnel au sein des équipes pédagogiques et dans le système dans sa globalité ; favoriser la concertation, l’appropriation active et la construction du sens non seulement pour les élèves confrontés aux apprentissages, mais également pour tout acteur confronté aux exigences du changement de ses pratiques.

 

La mise en place des synergies

L’un des objectifs majeurs de la période d’exploration consistait à développer les synergies nécessaires pour construire le lien entre des actions innovatrices ponctuelles et l’évolution du système dans sa globalité. Sur le plan de la méthode, il ne fut pas très difficile d’amener les divers acteurs à admettre l’utilité de définir des priorités, d’établir des calendriers, de procéder régulièrement à des bilans et des synthèses, d’évaluer de manière continue la progression réalisée par les écoles et de recadrer les priorités de l’étape suivante.

La période d’exploration s’attaquait toutefois à un problème bien plus complexe : instaurer une communication efficace entre les différents lieux de réflexion et d’action permettant d’impliquer la totalité des partenaires dans une construction collective du changement. A cette fin, le texte d’orientation avait conçu un dispositif à plusieurs étages qui a été mis en place, formellement, dès le début de la Rénovation :

Ce dispositif ne s’est pas mis en place du jour au lendemain, mais a exigé un temps et une énergie considérables. Au bout des quatre années, il a passablement progressé dans la perspective d’engager l’ensemble des acteurs concernés dans un pilotage interactif. L’organigramme s’est ainsi, au fil des années, complexifié, reliant plusieurs lieux et niveaux de débats, d’échanges, de construction d’idées, d’identification et de résolution de problèmes. Comme dans toute organisation complexe, il n’a pas été possible d’éviter qu’aux interfaces les plus sensibles du dispositif, les désaccords conceptuels se transforment en conflits de pouvoir et de personnes, dont les conséquences négatives ne pourront s’évaluer qu’à long terme. Parmi celles-ci, citons :

En dépit de ces difficultés, il convient d’affirmer que l’ensemble des acteurs se sont largement engagés pour négocier des accords et les compromis nécessaires pour mener à terme l’exploration.

 

Un réseau vivant entre écoles innovantes

Le groupe inter-projets

Pendant les quatre années, le GIP s’est réuni régulièrement tous les quinze jours dans un authentique climat de confiance et de solidarité. Selon leurs possibilités, certains inspecteurs et formateurs se sont joints à ce groupe. Durant la dernière année, les déléguées de sept écoles en réflexion y ont également participé de manière très suivie. Contrairement aux préoccupations des " anciens " du groupe, cet élargissement a finalement profité à l’ensemble des parties concernées. Sans bénéficier des ressources et franchises auxquelles avaient accès les écoles en innovation, les écoles en réflexion qui ont rejoint le GIP au cours de la quatrième année d’exploration ont ainsi pu &emdash; et su &emdash; s’insérer à un réseau qui, selon leurs dires, les a fait beaucoup progresser.

Le GIP " restreint " était l’organe par excellence pour préparer, négocier et entériner toute une série de propositions, voire même de décisions que les coordinateurs allaient par la suite relayer auprès de leurs écoles.

Les journées des écoles 

De 1996 à 1998, le réseau a organisé trois journées des écoles en innovation, auxquelles les écoles en réflexion se sont jointes dès 1997. De journées initialement pensées comme lieux informels d’échange exclusivement réservés aux enseignants des écoles en innovation, elles se sont transformées en forums thématiques accueillant de nombreux visiteurs externes. Sur insistance du GRI, la journée, organisée en octobre 1998 et intitulée " Cap sur les cycles ", traduisait la volonté du dispositif de s’orienter vers une réelle transformation structurelle et pédagogique.

Les liens formels et informels entre enseignants 

Pendant la durée de l’exploration, les liens formels et informels entre les enseignants des écoles se sont intensifiés : visites d’enseignants ou de coordinateurs, suivies de séances de travail communes, témoignages de coordinateurs d’autres écoles lors de réunions sur une thématique particulière (évaluation, relation aux familles), formations communes (approche modulaire, différenciation), séances communes pour assurer la continuité d’un cycle à l’autre ou lors d’assemblées de parents. Pour certaines écoles, la mise en réseau, d’abord effective entre coordinateurs, s’est ainsi largement étendue aux autres membres des équipes. L’idée d’aller chercher des conseils et de l’aide dans d’autres écoles est ainsi progressivement entrée dans la culture des écoles en innovation et, depuis 1998, es écoles en réflexion participant au dispositif.

Les liens entre les écoles en innovation et les parents 

Conformément aux exigences du texte d’orientation, les écoles en innovation ont organisé, dès l’acceptation officielle de leur projet et tout au long des années de l’exploration, de nombreuses séances d’information à l’intention des parents. Dans plusieurs écoles, la rénovation a été même l’occasion de création d’associations nouvelles ou de groupes ad hoc, constituées comme lieux de débat et de suivi des transformations en cours.

Alors que les premières séances avaient été souvent difficiles à cause de l’inexpérience des enseignants d’une part et, d’autre part, d’une demande pressante de la part des parents angoissés quant à l’avenir de leurs enfants, les écoles en innovation ont pu, par la suite, développer des formules intéressantes et satisfaisantes pour assurer l’information des parents. 

Une volonté d’informer 

Le bulletin de liaison interne (PLI) 

Les divers organes de mise en réseau entre écoles ont trouvé leur prolongement dans un bulletin de liaison (le " PLI "), qui est paru régulièrement pour informer sur les travaux du GIP, pour faire part des expériences faites dans les écoles et pour transmettre les réflexions en cours. 

Les publications 

Tout au long des quatre années de l’exploration, le dispositif a publié de nombreux documents témoignant de la progression du débat et visant à impliquer l’ensemble des acteurs de l’enseignement primaire dans une démarche qui se voulait commune. 

La messagerie et les pages " rénovation " sur Internet 

Progressivement, toutes les écoles en innovation ont été dotées de l’accès à Internet, bénéficiant ainsi à la fois de la messagerie et de la consultation possible des pages " rénovation ", disponibles depuis le site Internet de l’enseignement primaire genevois. Quelques écoles en réflexion, également équipées d’Internet, se sont ainsi trouvées reliées au réseau télématique des écoles en innovation. Les pages " rénovation " disponibles sur Internet depuis juin 1998 offrent un support évolutif qui est constamment mis à jour pour jouer un rôle le plus possible en prise avec la réalité des besoins et des intérêts des écoles. Ces pages présentent différentes rubriques dont certaines sont encore en construction. On trouve par exemple des informations sur les trois axes de la rénovation, sur son dispositif, sur les écoles en innovation et en réflexion. Une page permet également de consulter les dates des principaux événements ou séances de travail à agender. De même, les visiteurs des pages " rénovation " trouvent des textes du PLI, les adresses de sites sélectionnés en fonction de leur intérêt par rapport à différentes thématiques pédagogiques, la liste des travaux en cours et, plus récemment, le rapport final du GPR, ainsi que ses annexes. 

La production d’outils audiovisuels 

Le dispositif a produit plusieurs cassettes vidéo, avec pour objectif de rendre visibles certains aspects de la rénovation : événements marquants de la rénovation  ; " reflets " des journées des écoles en innovation ; le fonctionnement du Conseil d’école ; les modalités de différenciation externes et internes (décloisonnements, modules) dans les écoles en innovation, etc. 

Les journées " portes ouvertes " 

Vers la fin de l'exploration le réseau a également organisé plusieurs journées de " portes ouvertes ", prioritairement réservées aux enseignants des écoles primaires genevoises, mais également ouvertes aux visiteurs d'autres cantons. Soutenues par les inspecteurs et la direction générale de l’enseignement primaire, ces journées ont rencontré un franc succès.

Les relations avec la Société Pédagogique Genevoise (SPG) 

Les relations du dispositif d’exploration intensive avec la SPG se sont modulées en fonction des positions que cette dernière a adoptées face à la rénovation, attitude influencée par différentes tensions propres à l’association syndicale et professionnelle. Celle-ci a ainsi été continuellement contrainte de naviguer à vue entre sa volonté de se positionner en tant qu’acteur favorable au processus de professionnalisation du corps enseignant, l’incertitude quant à une adhésion large de ses membres aux axes de la rénovation et son rôle de négociateur de conditions de travail favorables dans une période très difficile de diminution de ressources.

La relation entre le dispositif d’exploration a évolué dans le bon sens au fil du temps, donnant ainsi aux divers acteurs du terrain le sentiment que l’association professionnelle appréciait mieux leur contribution qu’au début du processus.

Les relations avec l’université 

Les relations avec l’université, et plus spécifiquement la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, se sont considérablement intensifiées pendant les quatre années de l’exploration. Des collaborations avec les représentants de la faculté se sont développées à l’occasion des consultations et d’interventions durant des formations continues au sein des écoles en innovation. Plusieurs membres du réseau insistent aujourd’hui sur la richesse des apports conceptuels de ces personnes et expriment leur crainte que cette collaboration ne se poursuive pas durant la phase d’extension.

Les apports de plusieurs chargés d’enseignement et assistants dans les écoles en innovation (et en réflexion) ont également été vécus comme une aide précieuse pour la mise en œuvre des cycles.

Les collaborateurs du GRI, ainsi que des coordinateurs des écoles en innovation, ont été à plusieurs reprises invités à informer les étudiants de la formation " licence mention enseignement " (LME) au sujet des travaux en cours au sein de l’exploration intensive. A chaque reprise, ils ont pu constater le vif intérêt des étudiants en ce qui concerne la rénovation. Cet avis a été largement partagé par les enseignants des écoles en innovation assumant la fonction de maîtres de stage, d’où la demande souvent insistante des écoles en innovation que les nouveaux enseignants engagés pour collaborer dans leurs équipes soient des enseignants provenant de la formation LME.

La rénovation a également été l’objet de nombreux travaux de recherche, dont l’inventaire complet reste à établir. 

 

Une ouverture vers l’extérieur 

Les relations avec les autres cantons

A plusieurs reprises, les membres du GPR et du GRI, ainsi que les coordinateurs et les enseignants des écoles en innovation ont été sollicités pour informer des enseignants, cadres ou membres d’institutions de recherche et de formation des cantons de Fribourg, Neuchâtel, Vaud, Argovie, Soleure, du Valais et du Tessin, intéressés par les démarches développées par les écoles en innovation.

De nombreuses personnes appartenant à ces cantons ont également participé à des journées " portes ouvertes ", aux journées des écoles en innovation, aux séances du GRI et du GIP, voire rencontré différents groupes d’acteurs à des occasions formelles ou informelles.

Enfin, les documents de la série " bleue et violette ", ainsi que des vidéos ont provoqué de nombreuses sollicitations de la part des autres cantons qui sont, comme nous, en recherche pour développer de nouvelles démarches pédagogiques en lien avec les trois axes de la rénovation. 

Liens avec le réseau INIS-Bertelsman 

En février 1996, le dispositif de la rénovation avait fait l’objet d’une expertise entreprise par la fondation allemande Bertelsmann, visant à faire émerger les critères de qualité d’une série de systèmes innovateurs sur le plan international.

Suite à cette expertise, la fondation a mis en place un réseau pour développer et diffuser les nouvelles connaissances en matière d’innovation scolaire. Le canton de Genève a été invité à y participer et y a délégué deux enseignants de l’école UCE et la coordinatrice pour la recherche et l’innovation. Ces personnes ont participé aux trois rencontres internationales organisées d’avril 1998 à août 1999 en Écosse, au Canada et en Allemagne. Notons comme premier résultat de cette coopération l’adaptation et introduction dans les écoles en innovation d’un outil commun d’auto-évaluation. 

 

L'autonomie des établissements 

La plupart des enseignants faisant partie des écoles en innovation - tout comme par ailleurs ceux des écoles en réflexion, voire de la grande majorité des écoles primaires du canton de Genève - n’étaient pas des néophytes en matière de coopération professionnelle. Un grand nombre parmi eux avaient déjà collaboré dans les équipes pédagogiques des années ‘70, avaient participé à des projets comme Rapsodie ou faisaient partie de réseaux tels que le GGEM.

La nouveauté consistait à pouvoir, dans le cadre d’une exploration collective et officiellement reconnue, disposer d’un espace d’autonomie suffisant pour construire une démarche propre, adaptée au contexte local et correspondant aux priorités des membres de l’équipe. En contrepartie de cette autonomie, les membres de l’équipe s’engageaient collectivement à assumer la responsabilité pour la réussite de tous les élèves, à s’organiser de manière à améliorer constamment l’efficacité de leur fonctionnement interne, et à rendre compte, régulièrement, de l’évolution de leur travail.

Plusieurs bilans constatent que les efforts investis ont porté les fruits espérés, grâce au fait d’avoir pu évoluer au sein d’un réseau, participer à une dynamique collective d’exploration, bénéficier d’un soutien logistique et théorique solide et continu, de manière à progresser sur le plan tant conceptuel que pratique.

(…) La première impression est d’avoir fourni une somme de travail considérable, travail qui nous a permis de faire un grand bond en avant et dont le bilan est positif. En affinant un peu cette première impression, nous constatons que nous n’avons peut-être jamais autant " parlé pédagogie " que durant ces quatre années.

 

Responsabilisation collective et liberté d’action

Actuellement, on peut constater à la lecture bilans rédigés par chacune des écoles, que la responsabilisation des membres des différentes équipes est effective. On observe à peu près partout des références explicites à une meilleure répartition de l'animation, de la prise de parole et des diverses tâches d'organisation, qui montrent que les équipes fonctionnent comme des entités organisationnelles et pédagogiques.

Les écoles, en général, sont donc capables de fonctionner en équipes de manière efficace et satisfaisante à l’échelle de l'établissement. On constate en tout cas qu'un bon fonctionnement d'équipe est une priorité de base pour toutes les écoles et qu'il est une condition certes indispensable à une entrée dans l'autonomie. Au-delà des caractéristiques " formelles " celle-ci se caractérise toutefois par une plus grande volonté des uns et des autres à expliciter les démarches pédagogiques, à partager des difficultés ou doutes ressentis et à négocier des priorités pédagogiques communes, à mieux connaître et reconnaître les compétences et domaines de responsabilité réciproques, tous éléments allant dans le sens de la confiance et de la transparence. Une école mentionne par exemple que :

(...) La confiance entre les partenaires a amené une plus grande autonomie aux commissions de travail et les a rendues plus performantes. Elles se sont réunies régulièrement et ont produit des documents écrits, qui ont servi de base aux réunions pédagogiques de l'équipe.

Deux écoles mentionnent dans leur rapport un bon degré d'autonomie des équipes de cycle, ce qui tend à montrer que le travail en cycles pédagogiques n'est pas là pour créer, au nom de la responsabilité collective et de la collaboration, une dépendance des enseignants trop rigide les uns par rapport aux autres sur tout le cursus scolaire. Au contraire, une bonne répartition des tâches, que ce soit sur le plan structurel ou sur le plan des aspects pédagogiques, permet d'affiner les responsabilités de chacun et de gérer des entités séparées, tout en ayant toujours en vue la cohérence et la continuité du cursus (voir à ce sujet le chapitre 2.4.4).

La répartition des tâches et l'organisation efficace de l'équipe comportant aussi leur revers de médaille. Une école constate ainsi que la constitution de sous-groupes au sein de l'équipe, si elle a été très bénéfique sur le plan du travail effectué à l'intérieur des sous-groupes, a néanmoins porté préjudice à la cohérence de l'équipe.

(...) Cela a eu comme effet une plus grande efficacité au niveau des sous-groupes, mais cela a amené comme effet non-attendu une moins grande cohérence entre tous les enseignants. L'équipe s'est donc affaiblie dans son entité au profit d'une plus grande efficacité dans les sous-groupes. Nous devons faire le bilan de cette organisation pour trouver un moyen de garder cette efficacité des sous-groupes tout en maintenant une forte cohérence entre tous.

Quelques écoles relèvent également la nécessité de faire une distinction précise entre dimensions administratives et pédagogiques en vue d'une répartition des tâches plus claire et plus efficace. Une telle séparation est selon ces écoles une garantie pour un fonctionnement plus efficace et plus autonome.

Une autonomie partielle administrative et pédagogique est souhaitée par plusieurs écoles. Une école toutefois exprime le souci que les conditions d’une autonomie partielle des établissements au sujet des responsabilités respectives au sein d’une équipe (enseignants, maître principal, coordinateur, inspecteur...) soient mieux définies. Tous ces rôles, ainsi que ceux d’autres acteurs éventuellement introduits par le nouveau fonctionnement de l’enseignement primaire, sont encore à clarifier plus précisément.

 

Le rendre compte

Les écoles ont toutes intégré la notion de rendre compte et sont toutes convaincues de la nécessité de cette démarche, tout au moins dans l’optique de " rendre compte", c’est-à-dire de procéder à une auto-évaluation permettant des ajustements et des régulations de leur propre fonctionnement. Outre la procédure de fin d'année, qui abouti à la rédaction d’un rapport d’activité, certaines équipes procèdent également à des bilans intermédiaires, leur permettant de définir des remédiations et d'affiner leurs priorités, immédiates ou pour l'année suivante.

L’ensemble de ces démarches représentent des moments forts et indispensables pour toutes les équipes des écoles en innovation, dans la mesure où elles leur permettent de visualiser leur progression tout en définissant les objectifs qu’elles poursuivront l'année suivante.

Ces démarches se fondent sur une approche commune à toutes les écoles en innovation, mise en route lors de la deuxième année d'exploration et consistant pour les équipes à identifier leurs objectifs prioritaires, à déterminer les moyens à mettre en œuvre pour les atteindre, avec parfois la mise sur pied d'une formation continue en lien avec ces objectifs et, enfin, à isoler les critères ou indicateurs de réussite permettant de prouver de façon concrète l'atteinte ou non des buts fixés.

L'outil d'auto-évaluation mis à leur disposition depuis 1998 leur a permis, dans la plupart des cas de manière positive, de se situer face à leur projet, mais également face au projet global de rénovation. Toutefois, on a trouvé ici ou là mention d'un certain malaise face à cet outil, dans le sens où quelques-uns l'ont trouvé un peu " préfabriqué ", éloigné des pratiques ou des projets des écoles et correspondant peut-être davantage aux attentes de l'institution qu'aux réelles priorités définies par les équipes. Ce sentiment a pu déboucher, chez certains, sur une attitude quelque peu critique par rapport à l'outil, voire même dans un cas, sur un sentiment de profond découragement, voire de mécontentement de l'équipe.

Ces difficultés mises à part, qu’il faudra prendre en compte pour améliorer les démarches ultérieurs, les avis concordent pour saluer la grande qualité des rapports d’activité déposés en juin 1999, qui reflètent très bien la compétence qu’ont développé les écoles non seulement pour documenter l’évolution de leurs pratiques, mais également pour se donner de véritables outils de planification et de coordination internes.

 

Modalités organisationnelles souples

L’orientation vers les cycles entraîne la réflexion sur des modalités organisationnelles plus souples, mieux à même de prendre en compte les besoins des élèves et de mettre en synergie les forces humaines existantes. Face à des choix antagonistes - en rester à une division connue du travail, en classes et en degrés, au risque de perdre le bénéfice d’une organisation en cycles, ou se lancer dans des fonctionnements si novateurs et si complexes qu’ils deviennent difficiles à décoder et à maîtriser &emdash; la voie de la sagesse a en effet consisté à ne pas imposer une organisation du travail unique aux écoles.

Les réalités locales très diverses (nombre d'élèves par cycle, stabilité des volées, compétences et disponibilité des enseignants, histoire de l'équipe, définition des rôles et fonctions au sein de l’équipe, culture de coopération, nature du quartier) ont amené les équipes pédagogiques à concevoir et à faire évoluer une gamme très large de modalités organisationnelles. Certaines écoles ont passablement avancé dans la conception d’une approche modulaire exigeant une coopération professionnelle performante ainsi qu’une définition souple des rôles respectifs, alors que d’autres préféraient s’en tenir à une organisation plus traditionnelle et moins exigeante sur le plan de l’harmonisation des pratiques. Dans toutes les écoles, les équipes pédagogiques se sont cependant fortement impliquées pour assurer une cohérence optimale entre les objectifs collectifs et les dispositifs d'enseignement-apprentissage que les uns et les autres proposaient aux élèves.

Dans les différents cas de figure, la nouvelle manière de concevoir la coopération s’est avérée exigeante, mangeuse de temps et d’énergie. La pression a diminué au fur et à mesure que les enseignants ont appris à mieux cibler leurs enjeux et par conséquent à mieux planifier leur action commune.

De même, les conflits de pouvoir ont diminué dès lors que les tâches et les fonctions des uns et des autres ont pu être ouvertement négociées et mieux définies et, surtout, gérées avec une certaine souplesse : visiblement la délégation est mieux tolérée lorsqu’il existe une possibilité de redistribuer les cartes, permettant aux uns et aux autres d’accéder à certains rôles et, par conséquent, à certains pouvoirs.

 

Au bout du compte : l’emprise des acteurs sur leur destin

La recherche insiste depuis longtemps déjà sur l’importance, pour les acteurs concernés - les élèves, les enseignants, les parents - d’avoir un sentiment d’emprise sur leur destin. Vue ainsi, l’innovation apparaît donc comme une sorte de " pari ", dont le succès est lié à la capacité collective d’y participer activement. De nombreuses recherches montrent par ailleurs l’importance du lien entre la détermination du système de s’orienter vers le changement et sa capacité et sa volonté d’accorder aux acteurs du terrain une certaine autodétermination pour qu’ils puissent faire leur le projet initialement développé par ceux qui ont conçu la démarche et construire, par et pour eux-mêmes, le sens du changement qu’on leur demande. Sans cette construction de sens, les effets de stress et les impressions subjectives de surcharge augmentent très rapidement et paralysent les démarches entreprises, provoquent des tensions, des résistances et des défections.

Il est important que les divers acteurs au sein de l’établissement aient l’occasion de prendre la mesure des avantages et des enjeux d’un engagement collectif dans la maîtrise des problèmes liés à leur profession, dans le sens d’un processus apparenté à ce que les anglo-saxons appellent " empowerment ", qu’on peut traduire par " prise de pouvoir sur son travail " ou, avec des connotations moins politiques, " gestion appropriative ". Ce processus a lieu grâce à une évaluation sérieuse des fonctionnements et dysfonctionnements, des besoins et des voies prioritaires de développement. Mais il entraîne également une déformation du projet initial, déformation permettant son adaptation aux contraintes concrètes du travail, " contextuelles " et localement définies.

À cette condition, les enseignants professionnels perçoivent leur lieu de travail comme un centre d’initiative et d’action, un " foyer de changement ", au lieu de le vivre comme cible de réformes venues d’en haut ; ils le perçoivent comme un lieu de recherche et de développement, comme un terrain d’expériences et d’observation plutôt qu’un endroit de production à la chaîne. C’est en somme, une des conditions pour assurer la réflexivité qui permet l’évolution des pratiques comme l’une des conditions principales de l’apprentissage organisationnel.

Dans ce sens, l’autodétermination des enseignants - là où elle va de pair avec une quête d’amélioration des pratiques et de la qualité de l’enseignement - devient un levier important pour dépasser l’immobilisme et la recherche de confort, mais aussi le risque de déresponsabilisation et de prolétarisation qui guette le métier d’enseignant dans les systèmes bureaucratiques. 

La confrontation et le débat comme moteurs 

Dans la mesure où la culture de coopération professionnelle est construite sur fond de négociation et de concertation, le désaccord et les affrontements sont bien plus fréquents qu’ailleurs. En effet, les acteurs instaurent - et alimentent - un débat constant à propos des finalités, des valeurs et des interdépendances entre les divers choix pédagogiques et idéologiques et les pratiques. Ils acceptent le fait que la réalité collective n’est pas figée, mais émane d’un processus de construction interactive, qui reste à adapter en permanence. Il nous semble que la collaboration professionnelle à l'intérieur des réseaux renforce cette démarche dans la mesure où elle n’accepte pas seulement l’existence de ce genre de phénomènes, mais les inscrit explicitement et pertinemment dans leur fonctionnement. La confrontation et la réflexion collective deviennent des sources constantes de force et de motivation pour maintenir l’investissement professionnel, pour se préserver du " burn-out " et pour concevoir et mettre en œuvre les régulations et changements qui s’avèrent indispensables.

Cette démarche est rendue possible par la sécurité fondamentale qu’assure l’existence de relations fortes entre les acteurs concernés. Grâce à cette sécurité, il est possible de développer des échanges basés sur l’ouverture et la transparence, de s’attaquer à des problèmes relationnels ou à des dysfonctionnements structurels qui sont habituellement relégués dans les zones d’ombre, voire même dans le registre des tabous.

 

Apprendre au-delà des murs de l'établissement scolaire?!

Les établissements qui prennent une part active dans le développement professionnel sont rapidement conduits à construire des liens, échanges, partenariats et coalitions avec d’autres acteurs collectifs, engagés comme eux dans des démarches exploratoires et à constituer des réseaux régionaux à même de développer et d’alimenter des processus du changement.

Diverses études empiriques dans le domaine social et de la formation ont permis depuis longtemps de confirmer l’importance des réseaux dans la construction collective du sens du changement. Elles montrent notamment la nécessité de penser l’innovation et la recherche comme processus sociaux ; le caractère interactif des rapports innovation/recherche ; le rôle des réseaux dans la production d’innovation, de leur construction et de leur pilotage ; leur rôle majeur dans l’accélération du changement social émergent.

Traditionnellement, les chefs d’établissement, voire quelques enseignants en charge de fonctions spécifiques accèdent en priorité à de tels lieux d’échange. Il est important, pour une évolution positive des parcours professionnels des enseignants, que ceux-ci puissent avoir accès aux réseaux existants, négocier la mise en place de programmes de formation-recherche, participer à l’organisation de journées d’échange d’expériences et de forums centrés sur des sujets d’actualité, échanger leurs outils et leurs expériences sur les réseaux électroniques.

De même, l'expérience genevoise qu’un pilotage attentif et négocié est essentiel pour faire en sorte que les réseaux deviennent et restent des lieux d’apprentissage hors de l’établissement et contribuent, de fait, à penser et à vivre le sens du changement.