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Les nouveaux modèles sur apprendre :pour dépasser le constructivisme ?

par André Giordan, Perspectives, vol. XXV, n° 1, marzo 1995

version espagnole

 

Quand on observe l'enseignement et la médiation scientifique, on repère trois principales traditions. La première, la plus généralisée et la plus ancienne, prend appui sur l'idée d'une transmission frontale de connaissances. A chaque étape, un contenu particulier, découpé dans un curriculum ou dans un tableau d'objectifs, est présenté. Leur somme constitue le savoir à acquérir. Dans ce type d'enseignement ou de médiation, il s'agit d'une relation très linéaire entre un enseignant, dépositaire d'un savoir qui effectue un exposé, de plus en plus souvent illustré, et un élève qui reçoit. En matière de musée, c'est également l'exposition livresque ou la présentation d'un média. Chaque fois, un supposé "savant" déverse un contenu de connaissances défini a priori à un simple récepteur. A l'école, cette transmission d'informations est renforcée par un effort correspondant de mémorisation.

Développée depuis les années cinquante, la deuxième tradition repose sur un entraînement promu au rang de principe d'apprentissage. De type stimulus-réponse, les propositions retenues misent sur les idées de "conditionnement" et de "renforcement". L'enseignant, ou le plus souvent le concepteur de programme, analyse les comportements dont les enchaînements expriment les compétences à acquérir. Ensuite ce dernier conçoit des questions qui peuvent les faire se manifester et il couple les réponses de l'élève avec des stimulus de renforcement, approbateurs ou décourageants. Sur le plan pratique, cette tradition se présente comme la pédagogie de l'exercice. Dans les musées, la tendance "presse-bouton" a été largement retenue. C'est encore l'enseignement programmé qui a pris un nouvel essor avec le développement de l'informatique

Enfin la troisième tradition, plus récente , correspond à ce qu'il est convenu d'appeler la pédagogie de la découverte ou encore la pédagogie de la construction. Elle suit les besoins spontanés et les intérêts des élèves. Elle prône leur libre expression, leur créativité, leur savoir-être. Elle met en avant la découverte autonome et l'importance des tâtonnements dans un processus de construction initié par l'élève. Sur le plan théorique, on pourrait discuter sur le plan pratique, la construction du savoir s'opère en faisant une grande place à l'action des élèves.

 

1. Les présupposés psychologiques

Il est intéressant de constater que chacune de ces positions renvoie globalement à une théorie psychologique emblématique. Y aurait-il des permanents dans la pensée humaine ? La pédagogie de la transmission s'appuie sur l'empirisme, depuis une longue tradition qui remonte à Locke (1693). La seconde fut fondée par le behaviorisme (Holland et Skinner, 1961; Skinner, 1968). La troisième s'est développée dans le cadre de la psychologie constructiviste. En fait, nous devrions plutôt parler des divers constructivismes, ce courant présentant de nombreuses variantes. Certains mettent l'accent sur les associations (Gagné, 1965, 1976; Bruner, 1966), d'autres sur les "ponts cognitifs" (Ausubel et al., 1968), d'autres encore sur "assimilation et accommodation" (Piaget et Inhelder, 1966; Piaget, 1967), les coactions (Doise 1975, 1985 ; Perret-Clermont 1979, 1980) ou les interactions (Giordan, 1978) .

Par exemple, pour Ausubel (1968), tout est affaire de mise en liaison, et cette dernière est facilitée par l'existence de "ponts cognitifs" qui rendent l'information signifiante par rapport à la structure globale préexistante. Pour lui, les nouvelles connaissances ne peuvent être apprises que si trois conditions sont réunies. Premièrement, des concepts plus généraux doivent être disponibles et se différencier progressivement au cours de l'apprentissage. Deuxièmement, une "consolidation" doit être mise en place pour faciliter la maîtrise des leçons en cours : les informations nouvelles ne peuvent être présentées, tant que les informations précédentes ne sont pas maîtrisées. Si cette condition n'est pas remplie, l'apprentissage de toutes les connaissances risque d'être compromis.
Enfin, la troisième condition concerne "la conciliation intégrative", elle consiste à repérer les ressemblances et les différences entre les anciennes connaissances et les nouvelles, à les discriminer, éventuellement à résoudre les contradictions ; de là elle doit conduire obligatoirement à des remodelages.
Piaget (1976) suppose également que le sujet traite l'information nouvelle en fonction des acquis constitués antérieurs : il les assimile. En retour, une accommodation est souvent nécessaire. Il en résulte une transformation des schèmes de pensée en place en fonction des circonstances nouvelles. Pour lui, il s'agit de rattacher la nouvelle information à ce qui est déjà connu, de la greffer sur des notions en prenant en considération les "schèmes" dont dispose le sujet.

Face à ces différentes traditions, une nouvelle direction de recherche s'est constituée. Elle est connue sous le terme de didactique des sciences. Ses travaux renouvellent les idées sur apprendre. Dans le même temps, elle propose des environnements didactiques qui facilitent tout à la fois le comprendre, l'apprendre et la mobilisation du savoir. Il en est ressorti de nouvelles tendances pour améliorer l'enseignement et la médiation scientifiques.
Le point de départ de cette nouvelle direction de recherche fut pourtant un constat très pragmatique. Il s'agissait de comprendre pourquoi l'enseignement habituel, qu'il soit traditionnel ou appelé "pédagogie nouvelle" avait fort peu de résultats. Le rendement didactique c'est-à-dire la quantité de savoir acquis (et mobilisable) par rapport au temps passé apparaissait très faible, voire parfois nul. De plus, un certain nombre d'"erreurs" de raisonnements ou d'idées "erronées" réapparaissaient avec une reproductibilité déconcertante chez les élèves et même après 1, 2, 3 et parfois ...n. situations d'enseignement sur le même contenu.
Pour tenter de réagir à ce constat, un ensemble d'investigations scientifiques ont commencé à décrire les processus utilisés par les apprenants, leurs obstacles et les conditions facilitantes. Des modèles en ont résulté qui interpellent actuellement les sciences cognitives.

 

2. Apports de la didactique des sciences

A travers les modèles constructivistes, apprendre n'apparaît plus comme le résultat d'empreintes que des stimulations sensorielles émanant de l'enseignement laisseraient dans l'esprit de l'élève, un peu à la manière des effets de la lumière sur une pellicule photographique. Un accord spontané entre la structure mentale d'un élève et celle d'un enseignant par une bonne prestation de ce dernier et une bonne écoute du premier est relativement rare, en tout cas elle n'est jamais immédiate. Une telle possibilité opère seulement dans des cas très particuliers, ceux où l'enseignant et l'apprenant se posent le type de question et quand ceux-ci possèdent le même type de références. En fait, cette situation fonctionne principalement entre pairs ou pour des informations très courantes.
L'organisation d'un apprentissage, ou encore la structuration du savoir, procèdent fondamentalement de l'activité du sujet. Apprendre devient ainsi une capacité d'action effective ou symbolique, matérielle ou verbale. Cette capacité est liée à l'existence de schèmes mentaux issus de l'action. Ces derniers naissent alors de la répétition active des conduites. Parmi ces dernières, celles qui consistent à se représenter les réalités (ou les abstractions), à les reconstruire et à les combiner en pensée, ont un rôle fondamental.
Malheureusement dans les pratiques éducatives ou médiatiques, les modèles constructivistes paraissent plutôt frustes. Nos travaux de didactiques montrent qu'apprendre regroupe un ensemble d'activités multiples, polyfonctionnelles et contextualisées. Il y a fort peu de point commun entre apprendre le nombre de sépales et de pétales d'une fleur, acquisition qui relève pratiquement de la seule mise en relation et de la simple mémorisation, apprendre la génétique des populations qui repose principalement sur un traitement déductif très abstrait et le concept de régulation qui impose un changement de paradigme.

De la même manière, ces travaux mettent en évidence qu'apprendre mobilise plusieurs niveaux d'organisation mentale, à première vue disparates, ainsi qu'un nombre considérable de boucles de régulation. Vouloir tout expliquer dans un même cadre théorique tient plutôt de la gageure. Et cela d'autant plus, que les différents modèles constructivistes ont été produits dans des domaines très épurés. Par exemple, dans le cas d'apprentissage des concepts d'énergie, de structure particulaire ou de gène, tout ne dépend pas des structures cognitives au sens où les ont définies Ausubel ou Piaget. Des sujets qui ont atteint des niveaux d'abstraction très développés peuvent raisonner sur des contenus nouveaux à l'égal de jeunes enfants. Ce qui est en cause, ce n'est pas seulement un niveau opératoire, mais ce que nous appelons une conception globale de la situation, c'est-à-dire à la fois un type de questionnement, un cadre de références, des signifiants, des réseaux sémantiques (y compris un méta-savoir sur le contexte et sur l'apprendre), etc. Autant d'éléments qui orientent la façon de penser et d'apprendre et sur lesquels les théories constructivistes restent muettes.
De même, l'appropriation d'un savoir scientifique ne se réalise pas seulement par une abstraction "réfléchissante". Pour des apprentissages comme l'analyse systémique ou la modélisation, l'abstraction peut devenir déformante, le plus souvent elle est mutante. Un nouvel élément s'inscrit rarement dans la ligne des savoirs antérieurs. Au contraire, ceux-ci représentent fréquemment un obstacle à son intégration. Vouloir tout expliquer en termes de "pont cognitif", "d'assimilation" ou "d'accomodation" tient de la gageure. Il faut envisager une déconstruction simultanément à toute nouvelle construction et cette dernière devient prépondérante .

Pour qu'il y ait compréhension d'un modèle nouveau ou mobilisation d'un concept par l'apprenant, l'ensemble de sa structure mentale doit être transformée. Son cadre de questionnement est complètement reformulé, sa grille de références largement réélaborée. Ces mécanismes ne sont jamais immédiats, ils passent par des phases de conflits ou d'interférences.
Enfin, les différents modèles constructivistes ne disent rien ou presque sur le contexte social ou culturel des apprentissages. Ils ne permettent pas d'inférer des situations, des ressources ou des environnements favorisant l'acte d'apprendre. Cela est normal, ce ne sont pas leurs préoccupations initiales. Tout au plus avancent-ils l'idée de "maturation" ou de "régulation", sans préciser les conditions de telles activités dans une pratique. En 1989, Vinh Bang notait avec regret qu'une "psychologie de l'élève faisait encore défaut" . En réalité, c'est toute la psychologie de l'apprendre qui reste à élaborer, mais est-ce encore de la psychologie au sens classique ?..

 

3. Les conceptions des apprenants

Les travaux sur les conceptions des apprenants renouvellent la question des apprentissages cognitifs. Les didacticiens ont d'abord caractérisé les "représentations", comme un écart entre la pensée de l'apprenant et la pensée scientifique. Le terme de "misconception" largement utilisé dans les travaux anglo-saxons (par exemple Novak et al. 1985, 1987) est significatif. Depuis, les études sur ce thème se sont largement développées. Le terme de conceptions a remplacé, chez les didacticiens, celui de représentations (Giordan et de Vecchi, 1987).
Aujourd'hui, les conceptions sont considérées intervenir dans l'identification de la situation, dans la sélection des informations pertinentes, dans leur traitement et dans la production de sens. Selon les auteurs, elles apparaissent comme des "outils", des "registres de fonctionnement", des "stratégies de pensée" ; les seules dont dispose l'apprenant pour appréhender la réalité, les objets d'enseignement ou les contenus informationnels (Novak, 1984, 1985; Host, 1977; Lucas, 1986).

Les conceptions sont moins interprétées comme des éléments d'un stock informatif destiné à des consultations ultérieures, que comme "une sorte de décodeur" permettant à l'apprenant de comprendre le monde qui l'entoure (Simpson et al., 1982; Osborne et al. 1980, 1983, 1985). Dès lors, elles prennent une place considérable dans l'enseignement ou la médiation. Il apparaît que c'est à partir d'elles que peuvent être abordées de nouvelles questions, interprétées les situations, résolus les problèmes, données des réponses explicatives, effectuées des prévisions. C'est à travers elles que l'apprenant va sélectionner des informations, leur donner une signification (éventuellement conforme aux savoirs scientifiques de référence), les comprendre, les intégrer et ainsi ... "comprendre, apprendre" (Giordan et de Vecchi, 1987 ; Driver et al., 1989) et mobiliser les savoirs (Giordan, 1994).

 

3.1. Caractéristiques des conceptions

Le "point d'accrochage" des conceptions correspond toujours à un questionnement. Ces dernières ne semblent exister que par rapport à un problème, même si celui-ci est fréquemment implicite. C'est la conception élaborée qui amène souvent à le reformuler. De plus, quatre autres paramètres en interaction la déterminent : le cadre de référence, les invariants opératoires, le réseau sémantique et les signifiants.

Caractéristiques des conceptions (Giordan, 1987)

 

Le cadre de référence constitue l'ensemble des connaissances antérieures et intégrées qui, activées et rassemblées, donnent une signification et un contour à la conception. A travers lui, l'apprenant est amené directement à se poser des questions : il fournit le contexte (informations, autres conceptions) qui rend significatif la production et la présentation de la conception.
Les invariants opératoires constituent l'ensemble des opérations mentales sous-jacentes. Ils établissent les relations entre les éléments du cadre de référence, ils font fonctionner la conception et éventuellement la transforment à partir des nouvelles informations récupérées. Ce sont également ces derniers, qui en interaction avec le cadre de référence, la régulent.
Les signifiants regroupent l'ensemble des signes, traces, symboles et autres formes de langage (naturel, mathématique, graphique, schématique, modélisé,..) utilisés en vue de produire et d'expliciter la conception.
Enfin, le réseau sémantique constitue le réseau de signification inféré par les éléments précédents. Ses noeuds représentent le cadre de référence et ses liaisons peuvent être assimilées aux opérations mentales. A travers lui émerge la signification de la conception.

 

3.2. Fonctionnement d'une conception

Une conception présente divers aspects : informatifs, opératifs, relationnels, dubitatifs (au sens strict), organisationnels. Une première fonction repérable est la conservation d'une connaissance ou d'un ensemble de savoirs (y compris pratiques). Cette mémorisation n'est pas directe, elle est modelée par intégration à une structure. Une conception organise des informations, elle constitue la trace d'une activité antérieure.
Toutefois, cette fonction n'est pas assimilable à un simple souvenir. L'information structurée et conservée est réutilisée ultérieurement dans des situations nouvelles. Les conceptions sont transformées par la situation qui les active, au point d'être continuellement reformulées pour être "en phase" avec le nouveau contexte.
La conception permet ainsi l'évocation, mais surtout elle intervient dans l'identification de la situation, dans la sélection des informations pertinentes. Les événements, le contexte, les messages perçus, fournissent les éléments externes (les informations nouvelles) et activent les éléments internes (les savoirs mémorisés). On voit leur importance dans les mécanismes d'élaboration du savoir : acquérir une connaissance, c'est passer d'une conception préalable à une autre plus pertinente par rapport à la situation.

Mobilisation des conceptions

 

Une seconde fonction importante est la mise en relation et même la systématisation. L'individu cherche continuellement, du moins quand il est concerné, à regrouper l'ensemble des éléments de savoir qu'il maîtrise sur un domaine ou par rapport à une question. Toutefois, les mises en relation observées sont le plus souvent incomplètes ou diverses par rapport à celles établies dans les cadres scientifiques .
Enfin, les conceptions structurent et organisent le réel. Elles opèrent sur les situations pour permettre à l'apprenant de poser les problèmes, de réaliser des activités différentes, de concevoir de nouveaux algorithmes de conduite, etc. Elles sont les indices d'un modèle, d'un mode de fonctionnement compréhensif, en réponse à un champ de problèmes. Elles sont de véritables stratégies cognitives mises en oeuvre par l'apprenant pour sélectionner les informations pertinentes, pour structurer et organiser le réel. Elles renvoient aux éléments que ce dernier va mobiliser directement pour expliquer, prévoir ou agir, mais également à l'histoire de l'individu jusque dans son idéologie, ses stéréotypes sociaux et même ses fantasmes.

 

Les conceptions ne doivent donc pas être interprétées comme des collections d'informations passées ou comme les éléments d'un stock informatif simplement destiné à des consultations ultérieures. Elles correspondent d'abord à une mobilisation de l'acquis en vue d'une explication, d'un questionnement, d'une prévision, ou encore d'une action simulée ou réelle.
Dans cette mobilisation, l'apprenant, à partir de son expérience (au sens classique), se constitue une "grille d'analyse" de la réalité, une sorte de décodeur qui va lui permettre de comprendre le monde qui l'entoure, d'aborder de nouvelles questions, d'interpréter des situations neuves, de raisonner pour résoudre une difficulté, de donner une réponse qu'il considère comme explicative. C'est également à partir de cet "outil" qu'il va sélectionner les informations extérieures, éventuellement les comprendre et les intégrer.

 

4. Les modèles d'apprentissage

Les conceptions de l'apprenant se situent ainsi au coeur de l'apprendre. Elles participent au jeu des relations existant entre les informations, les opérations, les processus dont dispose un individu et ceux qu'il rencontrera tout au long de son existence. Sur ces éléments, il élabore ses nouveaux savoirs et par-là même ses conduites futures.

La recherche en didactique s'est alors trouvée confrontée à un problème majeur : comment un enseignant peut-il "utiliser" les conceptions des apprenants dans ses pratiques d'enseignement ? Doit-il aider l'apprenant à enrichir ses conceptions, et/ou à les déplacer ? Doit-il commencer impérativement par les réfuter ? Peut-il les transformer ? Eventuellement au travers de quelle stratégie pédagogique, avec quelles aides didactiques ?

 

4.1. Le modèle d'apprentissage allostérique

Devant les insuffisances notables des modèles constructivistes à ce propos, divers modèles didactiques ont été avancés. L'un d'entre eux, connu sous le vocable de modèle d'apprentissage allostérique (allosteric learning model) conçu par Giordan et de Vecchi (1987) et développé par Giordan (1989) connaît un intérêt certain sur le plan international. Il permet d'inférer un ensemble de conditions propres à générer des apprentissages pertinents. C'est d'ailleurs ce dernier plan, appelé environnement didactique, qui est le plus souvent sollicité.

Par rapport à des savoirs particuliers, le modèle d'apprentissage allostérique permet d'abord de décoder les processus regroupés sous les termes habituels de comprendre et d'apprendre sous la forme d'entités de type systémique et multistratifié. Sont mis en avant les boucles d'autorégulation et les niveaux d'intégration. Dans le même temps sont mis à plat et explicités les divers obstacles .

Sur un plan fonctionnel, ce modèle tend à concilier les aspects paradoxaux et contradictoires inhérents à tout apprentissage. En effet, tout savoir maîtrisé se situe tout à la fois dans le prolongement des acquis antérieurs qui fournissent le cadre de questionnement, de référence et de signification, et dans le même temps par rupture avec eux, du moins par détour ou transformation du questionnement. On apprend à la fois "grâce à" comme l'écrit Gagné, "à partir de" (Ausubel) et "avec" (Piaget) et en même temps "contre" (Bachelard) les savoirs fonctionnels dans la "tête" de l'apprenant. Il montre qu'apprendre est affaire d'approximation, de concernation, de confrontation, de décontextualisation, d'interconnexion, de rupture, d'alternance, d'émergence, de palier, de recul et surtout de mobilisation.

Principales idées introduites sur l'apprendre par le modèle allostérique

 

En fait, le modèle allostérique met en évidence que tout apprentissage réussi est une transformation de conceptions. Toute acquisition de connaissances procède d'activités complexes d'élaboration d'un apprenant confrontant les informations nouvelles et ses connaissances mobilisées et produisant de nouvelles significations plus aptes à répondre aux interrogations ou aux enjeux qu'il perçoit. Se constituent alors ce que nous appelons des "sites conceptuels actifs", sorte de structure d'interaction aux rôles prépondérants dans l'organisation des informations nouvelles et dans l'élaboration du nouveau réseau conceptuel.
Un tel processus n'est jamais simple, il n'est pas non plus neutre pour l'apprenant. On peut même dire que c'est un processus désagréable. La conception mobilisée par celui qui apprend donne une signification à celui-ci et tout changement est perçu comme une menace. Il change le sens des expériences passées. La conception intervient à la fois comme un intégrateur et comme une formidable résistance à toute nouvelle donnée qui contredit le système d'explications établi. De plus, l'apprenant doit exercer un contrôle délibéré sur son activité et sur les processus qui la régissent, et cela à différents niveaux qu'il répertorie.

 

4.2. Un environnement didactique

Au delà de la description des stratégies cognitives , les apports du modèle d'apprentissage allostérique sont d'abord d'ordre pédagogique. Ils montrent que seul l'apprenant peut apprendre, et il ne peut le faire que seul au travers de ces propres structures mentales ; cette approche peut être largement favorisée par un ensemble interactif de paramètres regroupés sous ce que nous appelons un environnement didactique mis à la disposition de l'apprenant.
Entre l'apprenant et l'objet de la connaissance, un système d'interrelations multiples doit s'installer. Celui-ci n'est jamais spontané, la probabilité pour qu'un apprenant puisse "découvrir" l'ensemble des éléments pouvant transformer son questionnement ou favorisant les mises en réseaux est pratiquement nulle.
Par exemple, au départ de tout apprentissage, il faut pouvoir introduire une (ou plusieurs) dissonances qui perturbent le réseau cognitif que constituent les conceptions mobilisées. Cette dissonance crée une tension qui rompt ou déplace le fragile équilibre que le cerveau a réalisé. Seule cette dissonance peut faire progresser . Sans celle-ci, l'apprenant n'a aucune raison de changer d'idée ou de façon de faire. De la même façon, il doit pouvoir être motivé ou concerné par la situation pédagogique proposée.
Par la suite, l'apprenant doit se trouver confronté à un certain nombre d'éléments significatifs (documentations, expérimentations, argumentations) qui l'interpellent et qui le conduisent tout à la fois à prendre du recul, à reformuler ses idées ou à les argumenter. De même, un certain nombre de formalismes restreints (symbolismes, graphes, schémas ou modèles), sorte d'aides à penser pouvant être intégrés dans sa démarche sont nécessaires.
On peut ajouter qu'une nouvelle formulation du savoir ne se substitue à l'ancienne que si l'apprenant y trouve un intérêt et apprend à la faire fonctionner. A ces étapes également, de nouvelles confrontations à des situations adaptées, à des informations sélectionnées s'avèrent rentables pour permettre une mobilisation du savoir. Enfin un savoir sur le savoir est également nécessaire. Il permet aux apprenants de situer les démarches, de prendre du recul par rapport à ces dernières ou de clarifier le champ d'application du savoir.

Utilisation du modèle allostérique avec de jeunes élèves

Pour chacune d'elles, le modèle d'apprentissage allostérique fournit des outils pour décoder les contraintes et prévoir les situations, les activités, les interventions ou les ressources favorisant l'apprentissage.

Au travers de l'apprentissage allostérique, un nouveau rapport au savoir et de nouvelles fonctions pour l'enseignant ont été ainsi corroborées. Pour ce dernier son importance ne se situe plus dans son discours ou dans ses démonstrations a priori, l'efficience de son action se place toujours dans un contexte d'interactions avec les stratégies d'apprentissage de l'apprenant. Notamment, les régulations qu'il peut introduire dans l'acte d'apprendre, ses capacités pour concerner, pour fournir des repères ou pour partager des aides à la conceptualisation, s'avèrent premières.


Quelques exemples:

Différentes conceptions sur la fécondation et la fabrication du bébé (enfants de 10 à 12 ans)

A propos de la fécondation, trois types de réponses peuvent être repérées chez les apprenants.

Type 1. Certains apprenants pensent que le bébé est fabriqué par la maman, soit seule, soit avec l'aide indirecte du papa. Pour eux, l'élément important, celui qui va donner le "bébé avec ses caractéristiques", ou "le germe", est fourni par la mère; il se localise généralement dans son ventre ou au niveau de l'ovule. Le père n'intervient pas, ou seulement de façon indirecte:

- soit en fécondant globalement la mère, celle-ci pouvant ensuite fabriquer les enfants

- soit en fournissant de manière plus précise le sperme (ou le spermatozoïde), ce dernier intervenant seulement comme stimulus déclenchant le "développement" du "bébé déjà formé". Le germe du bébé est dans l'ovaire (confusion fréquente avec l'ovule). .. il est dans une poche. .. le sperme entre dans la poche et lui donne vie.

embryon

non fécondé fécondé

Type 2. Contrairement à l'idée précédente, d'autres apprenants avancent que le bébé est fabriqué par le père qui fournit le sperme ou les spermatozoïdes (on constate l'existence de nombreuses confusions entre sperme et spermatozoïde, ce dernier mot ayant aussi des orthographes très variées).
Le spermatozoïde (ou le sperme) est alors l'élément important. L'ovule, lorsqu'il existe, intervient pour la plupart des élèves comme un lieu de nourriture et de protection qui permet le développement de l'enfant "déjà en graine" ou "en germe" dans le spermatozoïde.

ovule spermatozoïde

non fécondé fécondé

Le père injecte le spermatozoïde qui contient l'enfant; la mère fournit l'ovule... le spermatozoïde va trouver l'ovule pour se nourrir et se développer... l'oeuf va donner le bébé.

Type 3. Pour d'autres encore, le bébé est fabriqué par le père et la mère, chacun fournissant quelque chose. Le père apporte le sperme ou le spermatozoïde (avec les confusions multiples que nous avons déjà citées précédemment). Pour la mère, l'élément déterminant peut être l'ovule (ou l'ovaire) mais aussi une "substance" comme "les règles", "les pertes blanches", "les sécrétions vaginales" (ou "utérines").

L'enfant est formé à l'aide du sperme et du liquide de la femelle. . . les deux liquides se mélangent et donnent le bébé".

Enfin, certains font intervenir spermatozoïde et ovule et avancent même l'idée d'un apport "d'informations" ou de "caractères héréditaires". Dans le cas où spermatozoïde et ovule jouent réellement un rôle complémentaire et sont porteurs des éléments héréditaires, on constate que de nombreux élèves utilisent un vocabulaire spécialisé (chromosomes, ADN...) mais rarement opératoire; ils peuvent même employer les termes "d'hormone" ou de "neurone" comme synonymes des précédents.

non fécondé fécondé

"Le spermatozoïde et l'ovule mettent ensemble leurs caractères héréditaires. Le spermatozoïde s'approche de l'ovule, le pénètre et l'ovule devient un bébé".


L'enseignement du concept de circulation à l'école primaire ou dans le premier cycle du secondaire ne va pas de soi. Faire passer l'idée que le sang circule n'a pas de "sens" en soit, d'autant plus qu'on ne sait trop quelle est la signification du mot circuler. En tout cas, on peut constater actuellement que le message ne passe pas. Les outils fournit par le modèle d'apprentissage allostérique montre que le principal obstacle est lié à l'absence de questionnement. Les informations proposées n'ont alors aucun sens pour l'apprenant.

1. Une motivation possible pour approcher ce concept peut être la question de la nutrition. Les organes ou les cellules (à discuter suivant le public choisi) ont besoin de se nourrir. Comment le peuvent-ils ? Les élèves se rendent compte aisément qu'ils n'ont pas d'accès direct sur l'extérieur. Un procédé a dû être mis en place par le vivant. A ce moment là, le sang déjà bien connu prend sa place : il devient le liquide de transport.
Ce déséquilibre conceptuel permet d'entrée de concerner les élèves. Toutefois tous les obstacles sont loin d'être encore franchis. Il faut encore que les enfants soient convaincus que la nutrition est l'affaire de toutes les cellules ou de tous les organes et non une fonction globale de l'organisme en général : "on mange pour vivre". Un temps pour argumenter sur ce plan doit avoir sa place à ce niveau.

2. L'excrétion des cellules peut mobiliser ce premier message et renforcer le rôle de sang. Toutefois l'idée d'apport de nourriture et de récupération des déchets n'implique pas automatiquement l'idée de circulation (au premier sens de cercle). Historiquement on a toujours envisagé un mécanisme type : l'arrosage des champs. Cette autre difficulté peut être dépassée si les élèves sont confrontés à une autre question: "le sang est-il sans cesse renouvelé comme l'eau dans les prés? Si non est-ce le même?"

Un petit calcul peut aider :
- "environ 5 litres de sang passent par minute dans le coeur",
- "on ne peut pas fabriquer autant de sang par minute surtout qu'on en a autant en tout".

Cette argumentation ébranle le modèle de l'arrosage mais elle ne suffit pas seule à induire l'idée d'un transport en cercle. Sur ce plan, il est préférable d'introduire le modèle de circuit. La circulation seule, renvoie à l'idée de circulation automobile avec un aller-retour sur la même route. Le maître directement ou indirectement par les situations qu'il crée, doit induire l'idée de circuit. Les schémas habituels sont illisibles ou bloquent cette idée, notamment à cause de la double circulation où nutrition et respiration se superposent. Quelques situations de confrontation possibles :

- film sur un alevin transparent où on peut mettre en évidence, grâce aux globules rouges, le circuit sanguin plus simple des poissons,
- envisager la continuité artères et veines et réflexions sur ce qui se passe dans les organes (travaux sur capillaires),
- réalisation de maquettes dynamiques pour visualiser le parcours du sang, avec pompe, organes et types de tuyaux et matérialiser les fonctions des éléments du système. Dans les expositions, la possibilité de visualiser par des boules se déplaçant avec éclairage différent ou changement de couleur (à cause de la température) peuvent aider à visualiser les transformations du sang dans les organes et les poumons. En classe, cette modélisation peut être entreprise avec du matériel de récupération.
Ce dernier point constitue une première approche pratique de la modélisation. Des modèles papier-crayon peuvent également être fabriqués par les élèves avec succès.

3. L'idée de nourriture peut être reprise et mobilisée à propos de la respiration, autre préoccupation facile à induire chez les élèves. "Il faut apporter de l'oxygène" aux organes ou aux cellules. Dans ce cas toutefois, un obstacle très fort est à franchir pour certains d'entre eux, la respiration n'est pas seulement affaire de poumons. De plus, des mises en relation multiples sont aussi à effectuer par les élèves :

- nourriture + oxygène --->énergie
- les organes ont besoin d'énergie,
- les organes fabriquent cette énergie : utilisation métaphore de la voiture.

Chaque point nécessite des explicitations et des confrontations entre élèves ou entre élève et documentation. Des conceptogrammes peuvent aider les élèves à y parvenir. Autre problème lié à résoudre : que peut-on dire sur l'oxygène pour ne pas en rester à l'idée fréquente de vitamine. Si tous ces éléments sont requis, on obtient dans ce cas un autre renforcement par mobilisation du savoir sur une autre situation.



Pour plus d'informations, exemples et bibliographie, voir l'article paru dans Perspecives, Vol. XXV no1 de mars 1995, UNESCO


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