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A paru dans les actes du Conseil de l'Europe, mars 1999

Repenser l'enseignement des sciences dans une optique d'éducation à la citoyenneté
(english version)

Par Francine Pellaud, LDES 1999

Avant propos

Le texte suivant est un approfondissement de l'article "Etat de l'enseignement des sciences" proposé dans les documents précédent le Forum, et agrémenté des réflexions issues de ce dernier. Il tente également de répondre à un certain nombre de questions pratiques qui sont restées en suspens. Je tiens à rappeler que ce discours se situe au niveau de la recherche, bien que nous travaillions toujours en étroite collaboration avec des enseignants et que nous nous occupons également de diverses formations continues, allant des degrés préscolaires à l'enseignement supérieur. Notre position ne reflète donc pas forcément la politique scolaire suisse, bien que certaines réformes envisagées actuellement dans divers cantons reprennent nos travaux.

 

Introduction

Si la fin détermine les moyens, il est effectivement primordial de se poser la question de la finalité de l'enseignement scientifique. Néanmoins, si tout le monde s'accorde pour dire qu'il doit préparer les futurs citoyens à affronter un monde qui change, qui évolue, qui se transforme, abandonnant dans son sillage les certitudes et les repères qui ont participé à sa construction, les actions réelles entreprises dans cette nouvelle direction restent encore trop souvent au niveau du volontarisme et de l'implication individuelle de certains enseignants motivés. D'où provient une telle inertie? Quelles sont les difficultés majeures qui empêchent ces "bonnes résolutions" d'être mises sur pied?

Quelques tentatives, telle que l'action "la main à la pâte" en France cherchent à promouvoir des démarches s'éloignant quelque peu de l'enseignement traditionnel, quoique déjà anciennes (Activités d'Eveil, INRP, France; Activités néopiagétiennes, Genève, Suisse ; Fondation Nuffield, Grande Bretagne; etc.). Bien qu'insuffisantes du point de vue de la construction réelle des savoirs, ces mouvements ont le grand mérite de remettre en question l'enseignement tel qu'il se pratique aujourd'hui et de promouvoir des formes plus actives de l'enseignement des sciences.

Comment pourrait-on envisager une généralisation de ces méthodes de travail? Et de quels paramètres ces actions devraient-elles tenir compte pour, non seulement permettre un enseignement plus motivant des sciences, mais également favoriser réellement l'acte d'apprendre?

 

Que se cache-t-il derrière "apprendre"?

Travaillant depuis plus de 20 ans sur les paramètres qui freinent, bloquent, ou au contraire, favorisent l'acte d'apprendre, le LDES (Laboratoire de Didactique et Epistémologie des Sciences de l'Université de Genève) offre quelques pistes pour répondre à cette question.

Si les divers courants pédagogiques en vigueur aujourd'hui s'accordent pour dire que l'enfant n'arrive pas à l'école vierge de toute connaissance, qu'il véhicule déjà un vécu, des expériences, des émotions et même des savoirs factuels appris de manière empirique ou transmis par la famille, les proches ou l'environnement en général, peu s'intéressent vraiment à prendre en compte ces acquis. Pourtant, ces manières tout à fait personnelles de donner un sens à la réalité, que nous nommons "conceptions" dans le jargon didactique, sont la base sur laquelle toute la compréhension des apprentissages proposés à l'apprenant va se construire. Ne pas en tenir compte, c'est écrire dans le sable par marée basse...

Il faut donc, dans un premier temps, débusquer ces conceptions. Mais les mettre à jour n'est pas suffisant. Il faut encore en tenir compte en proposant en classe des activités qui permettent leur transformation, même partielle. Mais pour que cette évolution puisse se faire, l'élève doit en sentir le "besoin". En d'autres termes, il doit être placé dans des situations qui lui montrent les limites de ses conceptions. Ce n'est que dans de tels cas qu'il éprouvera la nécessité d'aller plus loin, en abandonnant certaines façons de raisonner, certaines explications qui, jusque-là lui étaient suffisantes pour appréhender son environnement et lui donner un sens.

Mais une telle déstabilisation ne se fait pas sans risque. En effet, l'enfant "s'accroche" à ses conceptions, seuls repères pour comprendre le monde, pour répondre à ses questions. Bousculer ces certitudes, c'est le mettre en face de l'inconnu que représente le savoir. Un climat de confiance doit donc être établi pour que l'apprenant accepte de se lancer dans cette aventure que constitue l'acte d'apprendre.

 

Issus des dernières recherches de notre laboratoire, plusieurs paramètres ont déjà été reconnus comme facilitant, ou favorisant l'appropriation et la construction des savoirs. Regroupés sous la terminologie de "modèle allostérique", ces différents paramètres proposent tout un environnement qui dépasse largement le seul questionnement de l'enseignement proprement dit. Cet "environnement didactique" propose différentes démarches, basées sur des savoirs transversaux visant à développer un certain nombre d'attitudes. Nous y reviendrons ultérieurement lorsque nous aborderons les savoirs, les savoir-être et les savoir-faire, ainsi que le rôle de l'enseignant. Néanmoins, il faut rester conscients que, si ces éléments sont primordiaux, ils sont également insuffisants: l'édition d'un "livre de recettes pédagogiques" n'est pas envisageable, car aucune méthode universelle n'existe en matière d'éducation.

 

Les finalités de l'enseignement... scientifique

Les finalités de l'enseignement scientifique ne peuvent être si catégoriquement séparées des finalités de l'enseignement en général. En effet, cette approche cartésienne ne correspond plus à la complexité des défis que nous avons à affronter aujourd'hui déjà. Qu'il s'agisse du chômage, de l'arrivée de technologies nouvelles, telles que les biotechnologies, des problèmes écologiques dont les causes souvent locales ont des répercussions mondiales, de la recrudescence d'épidémies anciennes ou de l'apparition de nouvelles maladies, tous ces défis font appel à plusieurs domaines en interaction que l'on ne peut plus confiner dans une approche unilatérale.

Le concept de développement durable, qui a pris son essor en 1992 lors de la Conférence des Nations Unies à Rio est un exemple tout à fait parlant de cette nouvelle gestion de la réalité. Ne plus envisager le développement de l'un des domaines sans tenir compte des impacts et des répercussions de celui-ci sur les autres va au-delà de la simple interaction, déjà complexe en elle-même, entre écologie, économie et social. Cela suppose toute une réflexion éthique, remettant en question nos valeurs et la culture dont elles sont issues. Si cette dernière repose autant sur des dogmes religieux, que sur l'évolution des sciences et des techniques, nous ne nous attarderons que sur ces dernières. Que devons-nous tirer de celles-ci? Les plus récentes découvertes de la physique nous montrent un monde paradoxal, duel, aléatoire, où "le hasard pur règne en maître dans le monde des particules1". Les technologies les plus évoluées, tel que le téléphone portable, laissent apparaître des pans entiers de connaissances insuffisamment maîtrisées, puisque leurs concepteurs ne peuvent toujours pas répondre de manière absolue sur certains effets secondaires, tels que celui des ondes sur le cerveau. L'utilisation abusive des antibiotiques a conduit à des résistances bactériologiques qui n'avaient pas été prévues au départ. Qui peut répondre de manière absolue sur les effets des aliments génétiquement modifiés sur l'organisme? etc. Ces quelques exemples nous montrent combien la "maîtrise" des connaissances reste aléatoire.

Or, le message que véhicule encore l'école d'aujourd'hui ne tient absolument pas compte de cette philosophie sous-jacente. Elle continue à promouvoir une logique classique, souvent basée sur la relation simple dune cause à un effet, abordant les sciences dites "dures" comme détentrices de vérités et de certitudes. La vision binaire cherchant à mettre en exergue le juste du faux, le bien du mal se retrouve dans toute l'approche cartésienne des diverses disciplines, considérées encore trop souvent comme indépendantes les unes des autres. Pourtant, l'avenir ne peut se lire qu'a travers le flou, l'incertain et des approches faisant appel à des notions telles que "le moindre mal", remplaçant le "bien" par un "au mieux" approximatif.

 

L'un des messages que doit véhiculer l'école, et plus particulièrement l'enseignement scientifique, est que les connaissances d'aujourd'hui seront peut-être obsolètes demain et que seul un esprit curieux et attentif à son environnement au sens large sera à même de suivre l'évolution du monde qui l'entoure. Dans cette optique, l'école doit promouvoir l'autonomie et l'autodidaxie en rendant les élèves attentifs au fait qu'apprendre ne s'arrête pas à la fin de la scolarité.

Etre citoyen, c'est être conscient que le monde a besoin de chaque individu. Ceci suppose que ce dernier garde ce que j'appellerais une "conscience ouverte", c'est-à-dire un perpétuel questionnement venant d'un état d'esprit curieux et critique face au monde dans lequel il vit et où les sciences et les techniques jouent un rôle toujours plus important. Cet état d'esprit fait partie d'un savoir-être transversal qui doit être à la base de toute réflexion concernant la finalité de l'enseignement en général et des sciences en particulier.

 

Privilégier un contenu qui "change le regard"

Le contenu, s'il est primordial en soi, doit être pensé pour devenir le moteur même de projets permettant aux élèves de donner un sens, d'abord à l'école en tant que lieu de savoir, mais également aux messages que celle-ci veut transmettre. Car le sens que l'apprenant peut donner à un enseignement est le moteur principal de la motivation. Et sans motivation, l'appropriation d'un savoir a peu de chance de se faire. Or, quel intérêt pour les enfants de recevoir des réponses à des questions qu'ils ne se posent pas? Car il faut bien avouer que les programmes actuels se préoccupent peu de déterminer ce dont l'enfant a besoin pour affronter son présent et son futur. Encore moins ce qui l'intéresse, ce qui aiguise sa curiosité, ce qui va lui donner l'envie d'apprendre, de comprendre, de s'approprier le savoir par lui-même.

Ainsi, les contenus doivent tenir compte de l'ambivalence qui règne entre la nécessité de maîtriser certains concepts de base, nécessaires à la compréhension de notre environnement, et cette ouverture d'esprit qui doit pousser l'apprenant à remettre sans cesse en question ses acquis. Comme il nous est impossible d'anticiper sur le futur, il faut que l'école offre aux enfants assez d'outils pour l'affronter.

 

Si nous nous penchons sur les concepts organisateurs que propose Giordan2 (1998), nous pouvons constater, d'une part, que tous sont intimement liés, et d'autre part, qu'ils peuvent être abordés par différentes approches complémentaires les unes aux autres. Ainsi, pour ne rester que dans les domaines scientifiques dans lesquels j'inclus les mathématiques, on ne peut envisager la structuration de l'espace sans celle du temps, alors que tous deux sont également étroitement liés à la matière: il n'y a qu'à penser aux particules élémentaires qui forment l'univers, aux changements d'états, à la décomposition des matériaux qui, eux-mêmes peuvent devenir énergie, etc. Mais ces notions peuvent être abordées par d'autres champs disciplinaires qui amènent des compléments tout à fait pertinent et permettent une approche beaucoup plus systémique de ces concepts. Ainsi, l'histoire, la géographie, mais également les langues, peuvent s'articuler autour de ces bases, apportant une dimension épistémologique importante pour favoriser la compréhension de ces phénomènes, non seulement dans le message "scientifique" que ceux-ci véhiculent, mais également dans l'aspect philosophique qu'ils sous-tendent. En effet: qu'y a-t-il de plus relatif que le temps? De plus paradoxal que la matière? De plus ambivalent que l'énergie?

Complétés par des notions fortes telles que celles d'identité, de régulation, qui suggère la recherche d'équilibre, de mémoire, etc., nous pouvons traverser toute l'évolution, qui s'articule autour de la notion d'organisation, des particules à la société, en passant par l'écosystème, l'individu, le corps, etc.

Enfin, ces concepts peuvent être abordés à tout âge, depuis l'école enfantine (maternelle) jusqu'aux écoles supérieures. Pour ne prendre que l'exemple de la matière, reconnaître différents matériaux et certaines de leurs spécificités, par exemple à travers le recyclage et le compostage, est tout à fait envisageable par des enfants de 4 à 5 ans. Entre ces premières découvertes et les quarks, toute une approche adaptée aux besoins, aux intérêts et au questionnement des enfants peut être envisagée.

 

Entre savoirs, savoir-être et savoir-faire

Par ces quelques exemples, nous voyons donc que s'interroger sur les finalités de l'enseignement scientifique ne suffit pas. Si nous nous sommes penchés plus spécifiquement sur les savoirs, il faut également penser aux stratégies pédagogiques à mettre en place, afin de gérer les interactions qui existent non seulement entre les différentes disciplines et les différents domaines, comme nous venons de le voir, mais également entre les attitudes et les compétences à développer chez l'élève, celles-ci étant faites tant de savoir-être, de savoir-faire que de savoirs.

 

Nous voilà en pleine gestion de la complexité. Plutôt que d'envisager cet état de fait comme un frein à l'enseignement scientifique, pourquoi ne pas l'envisager comme un plus pour l'enseignement en général? Pourquoi ne pas utiliser ces "ponts" pour enfin, sinon gommer, du moins transcender les disciplines, décloisonner les horaires et libérer la pensée de l'élève comme celle de l'enseignant de ce carcan cartésien réducteur?

Cela présuppose de définir les attitudes que l'on souhaite voir se développer chez nos élèves. Sur ce point, un certain consensus peut être observé. A travers les différents discours que l'on peut entendre sur le sujet, nous retrouvons quelques grands thèmes tels que l'esprit critique et curieux qui suppose une envie de savoir, de chercher, de connaître, de s'ouvrir au monde, aux autres, et donc d'entrer dans un processus de communication. Mais aussi la confiance en soi, qui suggère l'autonomie et la responsabilisation et facilite l'accès à une imagination créatrice. Mais quelles sont les démarches qui peuvent engendrer de telles attitudes?

 

La démarche expérimentale est souvent mise en avant comme la solution aux problèmes que rencontre l'enseignement des sciences. Or, celle-ci n'est pas nouvelle. Depuis le début du siècle, nombre de pédagogues ont tenté l'expérience. Qu'il s'agisse de Freinet, de Montessori, de Steiner, et de bien d'autres encore, tous ont basé leur enseignement sur la manipulation d'objets, l'observation de la nature, l'expérimentation. Mais aucun n'a prétendu avoir découvert la panacée, pour la simple et bonne raison que celle-ci n'existe pas. La méthode expérimentale a, certes, de grandes qualités en permettant à l'enfant de chercher par lui-même des explications à certains phénomènes, d'émettre des hypothèses et de les vérifier, favorisant ainsi ce qu'Yves Quéré appelle "l'esprit de justesse", de travailler en groupe et d'apprendre à communiquer, à argumenter, à défendre son opinion en la confrontant à celle des autres, mais elle a aussi ses défauts. Notamment, elle ne permet souvent qu'une approche décontextualisée d'un phénomène, où la variation contrôlées des paramètres de l'expérience, si elle met en oeuvre un esprit rigoureux et systématique, enlève une grande partie de la dimension complexe de celui-ci. Enfin, cette approche reste très attachée au domaine des sciences, ce qui ne favorise ni l'approche systémique interdisciplinaire, ni l'approche épistémologique. Si nous nous référons aux savoir-être que nous désirons favoriser chez nos élèves, la méthode expérimentale n'intervient que de manière très modeste dans le développement d'un esprit critique, ainsi que sur un esprit ouvert à son environnement. Si elle reste un élément fort dans l'appropriation de savoir-faire et de savoirs, elle doit être envisagée en complément à d'autres démarches, tout aussi partielles, qui ne prennent leur sens véritable que proposées en complément les unes des autres. Ainsi, il faut envisager la méthode systémique, la plus à même d'approcher la complexité, mais aussi des moments de "réflexion sur" permettant la clarification de situation-problèmes amenant à la recherche des informations nécessaires et à la maîtrise de ces dernières. D'autres moments doivent permettre un réinvestissement du savoir dans le but de le transmettre ou de le mobiliser à bon escient dans d'autres situations. Enfin, toute une réflexion doit être entreprise dans le sens d'un "savoir sur le savoir" ouvrant les portes de l'éthique et par là-même de la citoyenneté.

 

L'élément-clé de tout apprentissage: l'enseignant

Nous arrivons ainsi tout naturellement à la place de l'enseignant dans un tel processus. Si le but "suprême" d'une telle approche est de permettre à chaque élève de devenir "autodidacte", l'enseignant à un rôle capital à jouer. Non plus en tant que transmetteur d'un savoir, mais en tant qu'accompagnateur dans la découverte de ce savoir. Personne ressource par excellence, il est celui qui crée l'environnement permettant à l'enfant cette triple appropriation de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être.

Pour favoriser cette élaboration du savoir, l'enseignant doit diversifier au maximum les approches, provoquant ainsi des redondances bénéfiques, parce qu'abordées sous différents aspects, créant ainsi des liens et permettant à chacun de trouver le moyen le plus adapté à sa manière de travailler, de raisonner, de construire ses connaissances3. Cette optique, qui vise l'interdisciplinarité ou du moins la transdisciplinarité suppose également un travail d'équipe, non seulement entre les enseignants des diverses disciplines, mais, comme le rappelait très justement Danielle Lietaer, également entre les enseignants et les milieux scientifiques, les secteurs privés de l'industrie, les musées, les ONG ou tout autre organe pouvant offrir un accès privilégier, une ouverture au savoir.

 

Mais avant tout cela, l'enseignant doit savoir interpeller, motiver, concerner l'élève à travers, non seulement des situations qui aient du sens pour lui, mais également par des mises en scènes, des jeux, des situations qui provoquent de l'étonnement, des rires, des émotions. L'enseignant doit savoir transmettre sa propre passion face au savoir qu'il aborde, ainsi qu'à travers des démarches qui conviennent à sa propre manière de travailler. Car s'il n'est pas convaincu du bien fondé de ce qu'il propose aux élèves, il y a fort peu de chance que ces derniers le soient! La passion d'apprendre est un virus à transmettre absolument!

Ainsi, repenser la finalité de l'enseignement scientifique passe inévitablement par une reconstruction de la fonction de l'enseignant et donc de son image. Passage angoissant s'il en est, demandant de la part de celui-ci un abandon partiel du pouvoir que procure la détention du savoir au profit d'un professionnalisme allant dans le sens d'une médiation. Car il ne faut pas se leurrer, l'évolution exponentielle des connaissances ne permet plus à l'enseignant de maîtriser l'ensemble de celles-ci. Il en résulte une "désécurisation" qui risque de provoquer un enfermement encore plus hermétique au sein des disciplines, seul repère stable dans ce monde en mutation.

 

Où se situe l'inertie?

Au début de cet article, nous parlions de la difficulté pour l'apprenant de dépasser ses conceptions... Il en va de même chez l'enseignant. La plupart des enseignants sont tout à fait d'accord pour dire que les finalités de l'enseignement en général doivent adopter la ligne directrice que nous décrivons ici. Pourquoi, dès lors, aucun changement notoire ne se fait ressentir dans l'enseignement? Simplement parce que, lorsque l'on écoute les enseignants s'exprimer sur leur travail, ils ont déjà l'impression de faire tout cela! Il ne faut pas oublier que les enseignants font partie des "bons élèves", ceux qui ont réussi à s'adapter à leur système scolaire, qui ont réussi à répondre "juste et au bon moment" aux différentes évaluations qui ont ponctuer leur cursus. Ils ne remettent donc souvent pas en question la manière d'enseigner qu'ils ont eux-mêmes vécues durant leur scolarité, puisque celle-ci leur a permis d'accéder à ce métier généralement choisi en toute bonne conscience. Ainsi, la plupart sont encore convaincus qu'une "bonne" explication est suffisante, surtout lorsqu'elle est accompagnée d'une démonstration, assimilée encore trop souvent à une approche expérimentale. Cette façon d'être persuadé de la qualité de leur enseignement et l'autosatisfaction qui en découle ne favorise pas une remise en question ni de leurs pratiques, ni de l'institution ou des programmes. Si l'on entend souvent des enseignants se plaindre de la lourdeur de ces derniers, il est rare que des propositions concrètes soient véritablement envisagées. Même si "on" le souhaite, des modifications du système actuel paraissent impensables. Et puis, un programme, c'est rassurant, "on" sait ce qu'il faut atteindre à la fin de l'année, d'autant plus que les supports matériels sont souvent prévus en conséquence...

 

Alors, pratiquement...

Pour dépasser cette inertie, comment créer cette déstabilisation nécessaire à toute transformation des conceptions? Tout d'abord, en ne permettant pas à celles-ci de s'installer. Il faut donc que la formation initiale des enseignants soit revue de manière à favoriser cette nouvelle approche. Le recrutement des futurs enseignants doit se faire sur des bases ne tenant pas forcément compte de notes obtenues à des concours, mais sur une réelle capacité de s'adapter à des situations nouvelles, d'improviser, d'écouter, d'innover, de mettre en place des réseaux, de travailler en équipe et surtout, d'oser remettre en question sa pratique et ses connaissances. Comme le disait très justement Yves Quéré, "oser" avouer son ignorance devant des élèves n'est pas un fait acquis par les enseignants, alors qu'il peut être à la base de tant de découvertes constructives AVEC les élèves. De plus, les enseignants passent encore trop souvent d'un côté du pupitre à l'autre sans avoir aucune expérience leur permettant de prendre du recul face à ce qu'ils ont vécu durant leur propre scolarité.

Partant de telles exigences, diverses pistes peuvent être envisagées. L'une de celles-ci serait d'offrir à ces étudiants désireux de devenir enseignants la possiblité d'entreprendre des stages dans des entreprises, gouvernementales ou privées, des musées, des ONG, etc. avec comme but de créer, d'organiser, de mettre sur pied des activités visant à collaborer avec les enseignants et leurs classes. Une évaluation "sur le terrain" serait alors possible, qui pourrait prendre en compte les attitudes et les compétences réelles favorables à une pratique plus ouverte du métier d'enseignant.

 

Mais la formation initiale ne suffit pas. Il faut également penser à tous les enseignants qui sont actuellement en place. Et c'est à ce niveau-là qu'une déstabilisation est nécessaire afin de provoquer une remise en question de leurs pratiques au sein de la classe. Pour ce faire, pourquoi ne pas proposer aux enseignants d'évaluer, non pas leurs élèves, mais les cours qu'ils donnent... à travers les acquis réels de leurs élèves?. En d'autre terme, une évaluation par pré et post-tests sur la matière enseignée permettrait à l'enseignant de constater comment le ou les message(s) qu'il pensait "avoir fait passer" ont été réellement appréhendés par les élèves. Les résultats risquent de donner quelques frissons...!

 

Comme le relevait Andrew Hunt dans son exposé, il semble que la "machine scolaire" ne soit réellement performante que lorsque les initiatives viennent du "bas" et non lorsqu'elles sont imposées par le "haut". Il faut donc motiver les enseignants à changer leur enseignement. Pour ce faire, la formation continue a un rôle très important à jouer. Envisagée à travers des approches complémentaires, elle pourrait consister, dans un premier temps, en une prise de conscience théorique et pratique de l'efficacité de l'enseignement à travers la mise en place de divers dispositifs d'évaluation comme décrits ci-dessus. Ces résultats permettraient de poser et de clarifier les problèmes rencontrés dans les classes. Dans un deuxième temps, des enseignants ayant déjà expérimentés ces nouvelles approches, pourraient venir présenter leurs travaux, les difficultés rencontrées, les résultats obtenus et montrer ainsi que ce nouveau rôle de l'enseignant n'est pas une mission totalement impossible, comme bon nombre d'entre eux semblent le croire. Enfin, un bilan provisoire devrait être tiré afin d'obtenir des points de comparaison entre les diverses approches mises en place, ainsi que permettre une meilleure adéquation entre les besoins réels au niveau des infrastructures et les moyens mis à disposition.

 

Le rôle de la recherche en didactique

Le rôle de la recherche se situe à tous les niveaux. Dans un premier temps, elle vise à comprendre les mécanismes qui gèrent l'acte d'apprendre. Dans un deuxième temps, elle doit définir quels sont les outils les plus adaptés aux enseignants pour leur permettre de mettre à profit ces connaissances dans leur enseignement. Parallèlement, elle doit orienter celui-ci vers l'autodidaxie des élèves. Enfin, elle doit promouvoir une approche tout à fait nouvelle de l'évaluation, afin que celle-ci participe également aux enjeux de cette éducation citoyenne.

Jusqu'à présent, l'évaluation s'est contentée d'être une sélection par l'échec, axée sur un rendu de savoirs factuels "recrachés" à bon escient par les élèves les plus adaptés au système. Ce rôle qui lui est attribué contribue à créer de l'exclusion et à détourner un grand nombre de jeunes de l'école en général et des sciences en particulier. Les évaluations par QCM (questions à choix multiples) sont les exemples les plus frappants des aberrations que l'on puisse trouver en la matière.

Etapes d'une stratégie de changements pour l'éducation

(Giordan, 1996)

Allant dans le sens d'une évaluation formative, tout le système évaluatif doit être repensé en vue de favoriser l'acte d'apprendre. Cette nouvelle approche devrait permettre, dans un premier temps, de faire ressortir les compétences et les intérêts intrinsèques de chaque individu. Dans un deuxième temps, elle devrait être pensée de manière à mettre en évidence l'évolution de l'élève dans les différents domaines d'apprentissage, non seulement au niveau des savoirs, mais également dans les savoir-faire et les savoir-être. Jusqu'à présent, un certain "niveau de connaissance" devait être atteint à la fin du programme, et ceci sans tenir compte des connaissances préalables de chaque élève. Or, il est reconnu que celles-ci varient fortement en fonction de l'environnement, notamment socioculturel, de chaque apprenant. Notre système actuel avantage donc les enfants qui bénéficient, au départ, de conditions déjà favorables. Il ne fait que peu de cas d'un enfant qui, en rapport à un point de départ très "bas", aurait acquis un grand nombre de connaissances, de démarches ou d'attitudes, sans toutefois parvenir à "rattraper" ce retard initial.

Enfin, et ce troisième temps est peut-être le plus important, ces nouvelles fonctions de l'évaluation devraient permettre des orientations plus adaptées dans les filières scolaires, mais également professionnelles. Elles participeraient donc directement à donner un sens à l'école, condition sine qua non de la motivation à apprendre, en inscrivant celle-ci dans le but suprême de l'accès à un mieux être de chaque individu au sein de la société dont il fait partie.

 

Pour en savoir plus

A. Giordan et G. de Vecchi, Les origines du savoir, Delachaux, Neuchâtel, 1987;
G. DE VECCHI et A. GIORDAN, L'enseignement scientifique, comment faire pour que "ça marche" ? Z'Editions, 1989.
A. Giordan et Y. Girault, Les aspects qualitatifs de l'enseignement des sciences dans les pays francophones, UNESCO, 1994
A. Giordan, Apprendre !, Belin, 1998.

Livres pour la formation des enseignants et des médiateurs

A. Giordan et G. de Vecchi, L'enseignement scientifique, comment faire pour que ça marche ?, Z'éditions, 1989
A. Giordan et S. Souchon, Une éducation pour l'environnement , Z'éditions, 1991
A. Giordan, S. Souchon et ML. Cantor, Evaluer pour innover, Z'Editions, 1994
A Giordan et J et F. Guichard, Des idées pour apprendre, Z'Editions, 1997
A. Giordan et ML. Cantor, Une éducation scientifique à l'école maternelle, Z'Editions 1997


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