Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
30 novembre 2001
Texte paru dans l'Educateur (n°13), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
6 octobre 1908. La Bulgarie vient de proclamer son indépendance, et lAutriche parle dannexer la Bosnie-Herzégovine. Les Turcs protestent, les Serbes mobilisent, lEurope retient son souffle. Si un conflit éclate dans les Balkans, le jeu des alliances provoquera une réaction en chaîne et, forcément, une guerre continentale. " Journée historique ", affichent les manchettes des journaux : bruits de bottes et panique en bourse. On sait que lhistoire prendra encore quelques années, mais quelle ne décevra pas ceux quelle aura fait attendre. Bilan de la première guerre mondiale : 18 millions de morts. Et un rendez-vous pour dautres barbaries.
6 octobre 1908. A Paris, un instituteur hésite devant sa classe. Il devrait commencer la leçon de calcul, mais les nouvelles du matin lont démonté. Comment enseigner la règle de trois et le triangle isocèle lorsquon sent désormais la vraisemblance dune catastrophe ? Clanricard, est " un homme de bonne volonté ", mais cest précisément pour cela quil se demande, avec angoisse, sil aime son métier. Devant les cinquante-quatre têtes ébouriffées de ses élèves, il ne sait plus sil doit neutraliser ses émotions pour revenir à la sérénité du savoir, ou sil doit au contraire témoigner dun péril qui balayera bientôt toute idée de sérénité.
" Mes enfants " Clanricard, malgré lui, a pris cette voix qui rend la classe attentive et prête à ce quelle va penser, qui ne vient pas delle, qui vient de lhomme debout là-bas entre le tableau noir et la fenêtre dorée de soleil. " Mes enfants. Jai une chose à vous dire. Je ne sais pas si vos pères en parleront devant vous. Lautre jour, nous avons regardé la carte dEurope, celle-ci . " (Il la prend dans le coin de la classe, et laccroche à deux clous qui sont près du tableau noir, face aux enfants.) " Vous vous rappelez : les Balkans sont ici. La Bulgarie, la Serbie, la Turquie, nest-ce pas ? Eh bien, il va probablement éclater une guerre par là, entre la Bulgarie et la Turquie. Et tous les gouvernements dEurope sont liés de telle façon les uns aux autres par des traités dalliance, par des conventions plus ou moins secrètes, par des promesses, quil se peut très bien que la guerre éclate, et quelle gagne toute lEurope. Voilà. Je ne vous dis pas cela pour vous faire peur. Vous êtes de grands garçons. Mais il faut que vous sachiez. Maintenant, je commence la leçon de calcul. "
Plusieurs milliers de leçons de calcul plus tard, Jules Romains pourrait réécrire aujourdhui Les hommes de bonne volonté. Car lorsque le monde est dévoré par la fureur, lorsque la violence économique et idéologique débouche sur la haine et la mort, lorsque les hommes retournent contre eux-mêmes les armes de leur intelligence, que font tous les Clanricard du monde ? Ils hésitent. Si la Terre tremble, faut-il sarranger pour que les élèves " le sachent ", ou faut-il les protéger en privilégiant la " sérénité du savoir " ? Autrement dit : à partir de quand faut-il suspendre la leçon de calcul ? On sait bien que le problème ne se pose pas tellement en ces termes, et que nos élèves nont pas besoin de leurs pères pour " parler " de la guerre biologique, des attaques-suicides ou des bombes à fragmentation. Mais ce nest pas parce quils en parlent avant nous quils ont compris tout ce quils devraient comprendre. Et de toute manière, il nous restera toujours un dilemme : comment réagir si les enfants ne se contentent pas dattendre, mais nous posent eux-mêmes des questions ? Faut-il sen tenir au programme ? Ou faut-il le mettre entre parenthèse, pour dire aux élèves " ce quil faut quils sachent " ? Voilà encore une drôle dalternative.
Dune certaine façon, nous sommes tous des Clanricard. Et nous devons peser aujourdhui comme hier ce que nous disons à nos élèves. Mais si nous voulons quils ne pensent pas seulement " ce qui vient de lhomme debout là-bas " - aussi bonne soit la volonté de cet homme - il faut que nous introduisions, non pas à côté, mais au cur des curriculums et des pratiques scolaires, un travail approfondi dobservation et de compréhension du monde. Lire le journal : voilà une compétence bien ordinaire pour un citoyen éclairé. Mais une compétence de haut niveau, qui suppose un minimum de connaissances en histoire et en géographie, mais aussi en économie, en droit, en philosophie, en psychologie, en biologie, etc. Travailler une telle compétence dès les premiers degrés de lécole, nest-ce pas la seule façon de dépasser aujourdhui le dilemme de Clanricard ?