Le chat, le brontosaure et la couveuse

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

1er mars 2002

Texte paru dans l'Educateur (n°3), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Comment " motiver " les élèves ? Comment les " impliquer " dans les activités scolaires ? Comment les " intéresser " aux savoirs du programme ? Ces questions sont les premières que se posent et que posent les étudiants en formation des enseignants. Sont-elles naïves ? Ou sont-elles le noyau dur de notre questionnement professionnel, un questionnement qui nous poursuit et qui nous poursuivra tout le temps ?

Dans un séminaire de fin d’études, un groupe d’étudiants a imaginé un module d’environnement qu’il présente à ses camarades : " c’est un module de sciences ; on a choisi de travailler le chat ; parce qu’il est proche des enfants ". Les enfants s’intéressent à ce qui leur est proche. Le chat leur est proche. Donc : les enfants s’intéresseront au chat. Voilà un syllogisme pédagogique qui va entraîner une étonnante discussion.

Le chat : n.m. Petit mammifère familier à poils doux. Ce que ses partisans ont en tête, c’est la définition du dictionnaire : le chat est petit ; il est familier ; il est doux. Pourquoi les enfants ne s’intéresseraient-ils pas au chat ? Ce qu’impose le plan d’études, dans le domaine de l'éducation scientifique, c’est d’amener les élèves à " découvrir les caractéristiques du vivant ". Or, le chat est vivant, n’est-ce pas ? Et en plus, il est petit, doux et familier. On peut l’avoir chez soi, l’amener en classe, le tenir dans ses bras : de quoi donner envie de l’étudier et, en l’étudiant, découvrir " les caractéristiques du vivant ".

Il y a, au départ de la discussion, comme une évidence, un a priori : les élèves s’intéresseront au chat. Mais il y a vite une controverse, parce que les auditeurs posent mille questions. Premièrement : " Peut-on dire que tous les enfants s’intéressent au chat ? N’y en a-t-il pas pour préférer les lapins, les poissons rouges ou les serpents ? Postuler que tous les enfants – filles et garçons – aiment mieux la douceur des siamois que la froideur des boas, n’est-ce pas tomber dans le piège de " l’indifférence aux différences " ? " Deuxièmement, et pour s’en tenir aux tendances lourdes : " Disney et Spielberg ont peut-être filmé des chiens et des chats, mais ils n’ont pas oublié les requins, les dinosaures et les dragons. Ces bêtes-là ne sont pas proches des enfants. Ils ne les ont jamais touchées du doigt. Mais n’est-ce pas justement ce qui les attire ? ". Troisièmement, et puisque les maîtres d’école ne sont pas des marchands de rêves : " Le chat ou le brontosaure, le proche ou le lointain, le familier ou l’étrange, le charmant ou l’inquiétant, est-ce vraiment l’enjeu ? Autrement dit : l’école doit-elle d’abord s’intéresser à ce qui intéresse les élèves, ou doit-elle plutôt les intéresser à ce qu’elle estime intéressant ? " Changer la question, c’est changer de discussion.

Si nous voulons enseigner aux élèves ce que nous estimons intéressant - par exemple les savoirs et les compétences qui leur permettront non seulement de " découvrir les caractéristiques du vivant ", mais aussi de " confronter leurs explications à des observations objectives et scientifiques " et de " se discipliner à des démarches rigoureuses et précises " (plan d’études romand) – nous devons les placer en situation de recherche et d’expérimentation. Lire des livres ou consulter Internet pour préparer une conférence sur le chat, le requin ou le dinosaure, c’est important, bien sûr. On travaille ainsi la lecture, l’écriture, l’expression orale. Mais on ne peut faire entrer les élèves dans la " culture scientifique " qu’en leur faisant vivre et analyser le " vrai " travail scientifique, ses " démarches rigoureuses ", ses " observations objectives ". Comment engager ce travail s’il n’y pas, dans la classe, d’objet à observer ?

Nous pourrions demander un Jurassic Parc dans chaque école, pour y étudier " objectivement " et " rigoureusement " les dinosaures. Mais il y a moins virtuel, et moins cher aussi. Une couveuse et quelques œufs ; un vivarium et des vers de terre ; un aquarium et des poissons ; mais aussi une plantation, une station météo, une cabane pour les oiseaux : autant d’observatoires qui permettent justement d’observer la nature, mais aussi d’" objectiver " cette observation en prenant des notes, en effectuant des mesures, en récoltant et en comparant des données, en faisant des hypothèses, en les validant ou en les invalidant, etc. Ce travail n’est pas doux, il n’est pas familier, il n’est pas " proche des enfants ". C’est-à-dire : il est proche de ceux dont papa et maman sont biologistes, médecins ou astronomes. Mais les autres ? Ceux qui n’ont pas trouvé la culture scientifique dans leur berceau ? Ce qui ne leur est pas proche, comment les en rapprocherons-nous ? La solution, évidemment, demande sérieuse réflexion. Mais qui a dit que la pédagogie n’avait pas besoin, elle aussi, de " se discipliner à des démarches rigoureuses et précises " ?