Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
12 avril 2002
Texte paru dans l'Educateur (n°5), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Il a onze ans. Il sappelle Selim. Ou Goran. Ou Kevin. Ou Francisco. Il vit dans un quartier du centre-ville, et il passe ses journées à lécole, entre la classe et le préau, le préau et le restaurant scolaire, le restaurant scolaire et les études surveillées. On se dit quil ne doit pas trop aimer ça. Que dautres enfants ne vivent pas dans ces conditions. Quils doivent profiter différemment des maîtres et des leçons.
Vient un jour une étudiante, une stagiaire, une " apprentie enseignante ". Pleine denthousiasme, bien sûr. Mais un peu inquiète, aussi. On dit tant de choses sur les " bas quartiers ". Que les enfants sont livrés à eux-mêmes. Quils ne peuvent pas sintéresser à ce quon essaie de leur enseigner. Quils ont dautres soucis et dautres priorités. Bref, que la pédagogie des villes nest pas la pédagogie des champs. Que " ce nest pas le même métier ". Et pourtant. Une rencontre va venir, une expérience va survenir qui va provoquer un bouleversement. Disons : un renversement.
Première journée de responsabilité : la cloche a sonné, la leçon de grammaire est terminée. La jeune maîtresse sest appliquée, une heure durant, à expliquer pas-à-pas laccord des participes passés. Exercice laborieux, dont elle se dit déjà quil faudra laborder une prochaine fois différemment, en impliquant davantage les enfants. Selim sapproche. Il vient saluer la stagiaire, perdue dans ses pensées. " Au revoir, maîtresse. Et merci pour la leçon. "
Merci pour la leçon ?! La grammairienne rêveuse tombe de ses nues. Elle nen revient pas. Merci à qui ? Merci de quoi ? Comment prendre et comment comprendre ce surprenant remerciement ? Faut-il répondre : " Pas de quoi, Selim, tout le plaisir était pour moi. " Ou alors : " Ravie que cela tait plu, nous continuerons une autre fois. " Ou encore : " Ne me remercie pas, les maîtres sont payés pour ça. " Ces répliques semblent tellement saugrenues quelles laissent sans voix. Mieux vaut se taire et écouter les mots de Selim résonner au fond de soi.
A eux de résonner, et à nous de raisonner. Quy a-t-il en effet de si troublant dans ces remerciements ? On se dit dabord que la didactique de lorthographe grammaticale nest pas bien drôle, et que la leçon nétait pas parfaite. On pense aussi que les élèves nont pas le choix, quils sont contraints dêtre à lécole, et que le " métier délève " na rien dun divertissement. On finit par considérer que chacun fait son travail, lélève en écoutant la leçon, le maître en la donnant. Pourquoi se remercier puisque, dans ces conditions, rien nest spontané ?
Où irait lécole si nous faisions tous comme Selim ? " Merci Monsieur lInspecteur, pour vos dernières instructions ". " Merci, Madame la Direction, pour votre évaluation ". " Merci, chers Parents, pour vos mots dexcuses ". " Merci, chers Enseignants, pour le travail à la maison ". " Merci, cher SER, pour les cotisations ". En effet : où irions-nous ? Nous qui savons si bien attendre, demander, exiger, et qui reprochons à lautre son " manque de reconnaissance ", où irions-nous si nous inversions parfois les obligations, et si nous reconnaissions, comme Sélim, la part du don dans ce qui nous semble dû ? Peut-être résisterions-nous à lindifférence et à légoïsme ambiants, en retrouvant les valeurs humaines sans lesquelles le " lien social " nest quun gadget électoral.
Ces valeurs, nous pouvons les chercher dans des moyens sophistiqués, des commissions paritaires, des plans de communication, des revues sur papier glacé où nous faisons souvent mine de reconnaître les mérites dautrui pour mieux nous en débarrasser. Mais nous les trouverons dabord au détour dun " bonjour ", dun " merci " ou dun " bravo pour la leçon " dont nous pourrions finalement nous étonner quils soient si étonnants. Etonnants dans certains quartiers, en tout cas, et pas forcément ceux que lon pourrait penser. La reconnaissance de lautre et du travail de lautre, cette reconnaissance que nous avons tendance à oublier, cest un élève de onze ans, cherchant le savoir au cur de sa cité, qui nous en a rappelé la portée. Merci, Selim, pour tes remerciements. Oui, merci pour ta leçon.