Le fléau du mépris

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

31 mai 2002

Texte paru dans l'Educateur (n°7), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Que fait l’homme lorsqu’il est dans le désarroi ? Comment fait-il pour soulager ses souffrances et rétablir l’ordre du monde ? Il peut s’en prendre à lui-même, et faire acte de contrition. Il peut s’en prendre aux autres, et faire acte d’opposition. Et il peut s’en prendre à un " tiers-objet ", quelque chose ou quelque animal de passage qui pourra expier à sa place. C’est le rite biblique de l’absolution : le jour du Grand Pardon, Aaron prend une bête dans son troupeau, il la charge de tous ses péchés et de toutes ses impuretés, puis il lui tranche la gorge ou il la perd dans le désert. Grandeur et misère du bouc émissaire : sa disparition " écarte les fléaux ".

On sait que l’école a ses fautes, ses souffrances et, pourquoi pas, ses fléaux. La violence, l’arrogance, l’indifférence, la peur d’apprendre : qui ne rêve pas de s’en " écarter " pour mieux enseigner ? Et comme ces fléaux résistent, qui ne rêve pas d’un bouc émissaire à envoyer paître dans le désert ? " L’école n’est pas comme elle devrait être ? Elle n’est ni havre de paix, ni pur savoir ? C’est la faute au pédagogue, dit le prophète. C’est lui le responsable, c’est lui le coupable. Oui, c’est lui le bouc émissaire. "

Si le prophète est libéral (www.avenir-suisse.ch), il dénonce une école enfermée dans son propre discours, élaborant, sous la houlette des experts, des expériences – et des errances – pédagogiques majeures. S’il est républicain radical (www.sauv.net), il pleure un enseignement condamné depuis des décennies à être le champ d'expérimentation des prétendues " sciences de l'éducation " qui ont contribué à la démolition de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Et s’il est national (www.front-national.com), il réclame l’abolition de l’Institut national de la recherche pédagogique, " temple " de cette pédagogie subversive qui a fait des millions de sacrifiés sur le front de l’inculture. Premièrement : charger l’animal. Deuxièmement, et si l’on est vraiment brutal : l’immoler sur la place publique. Plus de pédagogie, plus de sciences de l’éducation, plus d’innovateurs et plus de penseurs. Voilà, paraît-il, comment l’école obtiendra pardon, et comment elle remettra le savoir et la culture au centre de l’institution.

Ce qui est troublant, dans la rhétorique du rétablissement, c’est d’abord un mépris bien partagé. La pédagogie et les sciences de l’éducation ne peuvent pas s’affranchir de la critique, c’est entendu. Elles sont à l’éducation ce que la médecine et la biologie sont à la santé : des tentatives – toujours imparfaites, toujours contestables, toujours modifiables - de " faire au mieux ", en articulant des gestes (pratiques) et des savoirs (théoriques). Les innovateurs et les chercheurs n’ont pas toujours raison, loin s’en faut. Mais faut-il en déduire qu’ils ont toujours tort ? Faut-il les charger de tous les maux, et les éliminer ensuite pour " écarter les fléaux " ?

Nous sommes fondés à nous méfier de la science en général, et des sciences de l’éducation en particulier. Elles ne peuvent nous dire ce que nous devons faire, et nous ne devons pas le leur demander. Mais si nous voulons lutter contre le populisme et l’obscurantisme, nous ne pouvons pas célébrer la culture et les savoirs d’un côté, et les conspuer de l’autre. Médecine, langage, communication, droit, économie, urbanisme, technologie, agriculture, théologie, etc. : aucune activité humaine ne fait l’impasse, aujourd’hui, sur les ressources de la science. Aucune ne se range sans discussion aux arguments des chercheurs, mais aucune ne se paie le luxe de les renvoyer dans le désert méditer sur leurs " errances ", leurs " prétentions ", leurs " subversions ". Que les gardiens du temple scolaire se contredisent eux-mêmes en prétendant que le savoir est toujours libérateur, toujours émancipateur, toujours formateur, sauf s’il porte sur l’éducation, voilà un paradoxe qui en appelle un autre : si nous voulons défendre le savoir, analysons rigoureusement les problèmes, et méfions-nous de tous les simplismes et de tous les racismes, y compris lorsqu’ils prétendent parler " au nom du terrain ". Il n’y a aucun bouc émissaire pour " écarter " le fléau du mépris. Dans une école laïque et démocratique, chercher des boucs émissaires, c’est ça le fléau.