Programmes chargés, maître densifié

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

27 septembre 2002

Texte paru dans l'Educateur (n°10), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Woody Allen aime raconter l’histoire de ces deux vieilles dames, en vacances à la montagne. La première dit : " Mon Dieu, ce qu’on mange mal dans ces auberges ! " L’autre ajoute : " Oui, c’est vrai, et puis ce n’est pas copieux ! " Critiquer le potage, mais en réclamer davantage, l’ambivalence n’est pas seulement gastronomique. Elle est parfois pédagogique. Dans le débat sur l’école aussi, on peut se plaindre de la qualité et demander la quantité.

Le paradoxe est finalement rassurant. L’école publique ne fait pas l’unanimité, elle est soumise à des attentes contradictoires, et lorsqu’elle n’est pas en haut du podium, on l’accuse presque de mettre la nation en danger. Mais rendons cette justice à ceux qui la souhaitent plus " efficace " : ils ne font pas que lui demander mieux ; ils en demandent plus. Comme les vieilles dames de l’auberge, ils aimeraient une autre école et plus d’école. Mais alors : comment enseigner davantage sans charger les programmes et sans épuiser les élèves des derniers rangs ? Il y a deux réponses intéressantes à cette question.

Première réponse : traiter la quantité par la quantité. C’est-à-dire : augmenter le temps d’enseignement ; scolariser tous les enfants dès quatre ans, et pas seulement dès six ans ; dans leur emploi du temps, ajouter des heures de lecture et, s’il le faut, des heures tout court. Bref : éviter de leur " bourrer le crâne ", mais tout faire aussi pour les solliciter pendant qu’il est temps. Parce que la quantité ne fait pas la qualité, certains élèves en difficulté pourraient souffrir encore plus avec un horaire rallongé. Mais rien ne dit que l’enseignement qui leur est offert ne peut pas évoluer.

Car il y a une deuxième réponse, qui surprendrait une vieille dame : traiter la quantité par la qualité. Puisque les programmes ne sont pas extensibles à l’infini, puisque la semaine de l’écolier peut être aménagée mais qu’elle ne comptera jamais plus de sept fois vingt-quatre heures, il y a bien un moment où l’augmentation quantitative doit devenir qualitative. Et la qualité, ce peut être un nouveau programme intégrant les savoirs et les compétences, ce peut être des moyens d’enseignement en partie décloisonnés, abordant simultanément plusieurs disciplines, mais c’est surtout un maître bien formé, qui saura s’approprier ces ressources pour faire plus (quantité) en faisant mieux (qualité).

Comment s’arranger pour " élever le niveau " sans surcharger le programme ni dilater le temps des études ? Puisqu’il n’y a plus de place ailleurs, c’est le travail et les compétences du maître qui doivent se densifier. Olivier Maradan, coordinateur du Plan d’études cadre romand, propose par exemple de renforcer l’enseignement du français en " responsabilisant le corps enseignant pour que le niveau d’expression monte, y compris durant les leçons de maths ". Comme les écoles bilingues enseignent l’histoire ou l’éducation physique en allemand, le maître " densifié " enseignera le français à travers les autres disciplines, tout au long de la journée.

Régis Debray fait partie des philosophes qui n’aiment pas (trop) la pédagogie, mais il dit la même chose dans son récent Rapport sur l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque (Editions Odile Jacob, 2002). En matière spirituelle, il milite ardemment pour que l’école fasse mieux, mais il ne voit pas comment lui demander plus. Programmes encombrés, grille horaire engorgée, activités surchargées : plus un endroit, dit le rapporteur, où ajouter une case nouvelle. Sa solution : que le maître de français fasse lire la " Semaine sainte " d’Aragon ; que le maître de musique fasse entendre le Requiem de Mozart ; que le maître d’histoire enseigne les Guerres de Religion ; que le maître de dessin montre la Cathédrale de Chartres et l’Alhambra de Grenade. Autrement dit : que chacun enseigne ce qu’il doit enseigner, mais qu’il le fasse de manière plus dense, plus compétente, plus intégrée. Debray veut défendre l’Ecole de la République, mais il veut la défendre par une convergence plus raisonnée entre les disciplines et la préparation intellectuelle et professionnelle des enseignants. Quête du sens, transversalité et formation des formateurs : sous la plume du philosophe, la pédagogie est un peu comme la soupe d’alpage. On n’est pas obligé de l’aimer pour en redemander.