Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
29 novembre 2002
Texte paru dans l'Educateur (n°13), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Etrange symétrie : en Europe, des parents sont mis à lamende parce que leurs enfants manquent lécole ; et en Amérique latine, ils sont payés pour les scolariser. En France ou en Grande-Bretagne, les lois réprimant le décrochage scolaire sont en train de se durcir. Une mère anglaise est allée en prison parce que ses filles " séchaient " les cours. Le Ministère de lEducation veut " couper le lien entre absentéisme et délinquance ", et il a fixé la peine maximale des mauvais géniteurs, ceux " qui haussent les épaules " (sic), à trois mois demprisonnement et 4000 euros damende. Au Brésil, les parents sont aussi visés, mais lincitation a remplacé la sanction. Le programme Bolsa Escola veut promouvoir léducation et lutter contre la pauvreté. Il fait dune pierre deux coups en indemnisant les familles qui scolarisent leurs enfants. Si son temps de présence est dau moins 85%, chaque garçon et fille de 6 à 15 ans " rapporte " 7 dollars par mois à ses parents (21 dollars maximum par foyer). Un compte épargne et une carte bancaire privilèges jusquici réservés aux plus riches - sont offerts aux mères de famille qui peuvent ainsi parier sur lavenir (léducation de leurs enfants) en assumant le présent (leurs besoins vitaux). Pour les autorités brésiliennes, le programme est un succès. Il devrait concerner bientôt 10 millions de jeunes dans tout le pays, et il est repris ou en passe dêtre repris en Amérique (Mexique, Costa Rica, Honduras, Nicaragua, Jamaïque, République Dominicaine, Colombie, Equateur, Paraguay, Argentine) et ailleurs dans le monde (Mozambique, Turquie).
Le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) pourrait universaliser un principe qui articule sans a priori logique pédagogique et logique économique. Inutile de vanter les mérites de linstruction aux familles les plus démunies, inutile de leur promettre des lendemains qui chantent si chaque jour qui passe suffit à leur peine. Pour promouvoir vraiment le savoir, il faut accepter le détour par le pouvoir dachat. Il faut admettre que lécole est souvent, pour les plus pauvres, un manque à gagner, et quelle devient un investissement pour le futur à condition dêtre immédiatement rémunérée. Un tiens vaut mieux que deux tu lauras, dit la sagesse populaire. Et le rêve, cest davoir les trois.
Un rêve qui vient du Sud, et qui croise le désenchantement du Nord. Comment comprendre en effet quil faille imposer à Londres ce qui est offert à Rio ? Il y a deux réponses (au moins) à cette drôle de question. Première hypothèse : nos enfants sont trop gâtés, ils ne connaissent pas leur chance, ils méprisent le savoir parce quils le considèrent comme un dû. Ils font comme nous lorsque nous refusons de voter : ils oublient quun devoir se cache derrière chaque droit. Seconde hypothèse : lobligation scolaire nest pas quune chance, cest aussi une contrainte et une astreinte plus " payantes " pour les fils denseignants que pour les fils douvriers. Et dans ce cas, il ne faut pas se tromper dindemnité.
Dans une école accessible à tous, quest-ce qui motive le premier de la classe ? Est-ce la carotte (allocation) ? Ou le bâton (contravention) ? Ni lun ni lautre, évidemment. Si léchec, lillettrisme et labsentéisme ne sont pas démocratiquement partagés, cest parce que les gratifications qui font la différence sont beaucoup plus subtiles, parce que les élèves qui réussissent trouvent du sens ici et maintenant, à lintérieur de la classe, au cur même des activités et des savoirs étudiés. On peut lutter contre lécole buissonnière par des mesures financières. Mais si nous en restons là, nous ne changerons ni le sens des apprentissages, ni la répartition des gratifications. Et nous commettrons linjustice qui guette toutes les écoles : sanctionner les " mauvaises familles " sans interroger notre pédagogie.