(Dé)qualification

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

2 avril 2004

Texte paru dans l'Educateur (n°4), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

" Expertise ", " rendement ", " compétence ", " efficacité " : tout le monde réclame des pratiques de " qualité ". Ce sera moins simple avec des praticiens déqualifiés.

Ce qui fait la qualité de l’école, c’est en dernière analyse le travail des enseignants. En théorie, l’idée fait l’unanimité. À quoi bon modifier les structures, transformer l’évaluation, récrire les programmes ou implanter des technologies nouvelles si les pratiques ne suivent pas ? Décréter le changement, c’est se condamner à un double apitoiement : celui des experts qui ne comprennent pas les " résistances des praticiens " ; celui des praticiens qui ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas les " réalités du terrain ". Quand le conflit s’installe, il tourne à l’indifférence et l’indifférence au faux-semblant. Chacun campe sur son quant-à-soi. Le sommet propose, la base dispose. On débat des réformes, mais le vrai changement avance à son pas. Cahin-caha.

Qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en félicite, le fait est là : c’est l’enseignant qui enseigne pratiquement aux élèves. C’est lui qui leur parle, qui les écoute, qui les observe, qui organise leur travail et conditionne leurs apprentissages. C’est lui qui cherche et qui trouve (ou non) le moyen de dépasser un " obstacle ", un " blocage ", une " difficulté ". La lutte contre l’échec scolaire est une belle ambition ; mais c’est au pied du mur qu’on reconnaît le maçon. À quoi bon un programme de rêve sans personne pour le réaliser ?

Qualité de l’école égale qualité des maîtres : on peut déduire de l’équation trois manières de penser l’enseignement et le développement de notre profession. La manière corporatiste est celle du magister conservateur qui n’aime pas recevoir de leçon : " les praticiens ont de l’expérience et du bon sens ; ils connaissent leur travail et le renouvellent au besoin ; faites confiance à la base au lieu de l’assommer d’innovations et de formations ". La manière technocratique est celle du manager libéral qui veut normaliser les procédures et contrôler le rendement : " il y a des pratiques plus efficaces que d’autres ; trouvons-les et apprenons-les à la masse des enseignants ". Voilà deux logiques qui se réclament du terrain, mais qui se fient bizarrement au jugement du praticien. Dans le premier cas, il n’y a rien à juger : les maîtres sont tous compétents puisqu’ils sont tous expérimentés… Dans le second cas, le juge vient d’une autre vallée : il fixe des standards que nous n’avons qu’à répéter… Chaque extrême renforce l’autre : plus les conservateurs prétendent que nous sommes omniscients, mieux le libéraux vendent les études qui disent le contraire, comparent nos résultats et mettent tout en concurrence – écoles, budgets, pratiques et salaires – sur le marché de la formation. Le repli n’empêche pas la menace : il lui sert d’alibi. D’où l’importance d’une troisième voie : la voie démocratique où les pratiques ne sont ni impénétrables (magister), ni standardisables (manager), mais collectivement discutables.

Il y a deux façons de déqualifier les gens de métier : dire à leur place quelles sont les bonnes pratiques ; dire qu’à leur place on ne discuterait pas des pratiques. Nous n’avons pas à choisir entre ces options. Nous n’avons ni à admettre les injonctions, ni à rejeter les questions. Où est l’expert s’il se laisse commander ? Et comment progresse-t-il s’il refuse d’être questionné ? Entre la défense et le développement de la profession, la troisième voie n’a pas besoin d’hésiter : elle renforce les pratiques parce qu’elle accepte d’en discuter. D’abord, les enseignants débattent entre eux de leurs manières de procéder : ils ne disent pas que l’école est juste et efficace quand chacun fait ce qu’il lui plaît… Ensuite, ils cherchent à se documenter : ils n’affirment pas que la science et le savoir sont utiles aux élèves mais nuisibles à leurs maîtres... Quand une pratique est critiquée, ils évitent l’autosatisfaction (" Nous savons ce que nous faisons ! ") et l’autoflagellation (" Qu’on nous donne une formation ! "). Ils pèsent les arguments pour justifier la tradition (" Voilà nos raisons :… ") ou proposer une innovation (" Voici nos suggestions :… "). Expertise, compétence, autorité : nous pouvons revendiquer ces qualités. Mais pour nous qualifier, mieux vaut encore les pratiquer.