La vérité aux voix

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

5 novembre 2004

Texte paru dans l'Educateur (n°11), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Le pouvoir n’est pas le savoir. Apprendre à penser, c’est apprendre à trier.

Dans une classe des premiers degrés, la maîtresse lit une histoire : les aventures d’Hipollène, bestiole des forêts, découvreuse du monde, chasseuse de démons. Ici, tout est magique : Faîtencime, la dénombreuse d’étoiles ; Front-d’Éson, le chatouilleur de glousses ; Ortic, le dévoreur d’enfants. L’arbre est sans fin, les trous sans fond, une saison dure mille ans. Entrer dans le récit, c’est assumer cette poésie. S’émerveiller sans tout saisir n’est pas donné à tous les élèves. Il y a ceux qui adorent le jeu, qui font « ah ! », « oh ! », « c’est rigolo ! ». Et il y en a qui bloquent un peu, qui demandent sans arrêt « pourquoi la grand-mère elle est morte… pourquoi elle est morte la grand-mère… c’est la grand-mère qui est morte ? » Il est là le défi de l’enseignement : un seul savoir et des enfants tous différents, posant tour à tour leur question. À la maison, on lit ce qu’on veut. Ou plutôt : on vit comme on peut. À qui reprocher la bibliothèque de ses parents ? Si les lumières sont précieuses, c’est que la culture commune ne va jamais de soi et que chaque enfant a le droit d’apprendre à faire ses choix.

Cela ne veut pas dire que tout se vaut. Tous les goûts sont dans la nature, pas dans la culture. Voyez Hipollène, ce drôle d’animal. « C’est quoi comme bête ? » demande Sonia. « Bonne question ! » dit la maîtresse. Poils roux et museau noir, aigrette et queue en panache : le phénotype est ambigu. Il brouille les pistes et met la classe en ébullition. « C’est un rat !... Un écureuil !... Une souris !... Une petite souris… C’est pas un singe ?... Un singe ?... Une sorte de singe… Ouiiii !!! Nonnn !!! Un ours. C’est un petit ours ! » Cela fait bien trop de solutions. Mais pour le coup, tout le monde partage la même question. « Qu’en pensez-vous ? insiste l’enseignante qui se réjouit de la discussion. Prouvez ce que vous dites. Sinon, comment savoir qui a raison ? » L’adulte attend des arguments. Ce n’est pas qu’elle cherche l’arbitrage : muridé, primate, ursidé… Hipollène n’est pas classable puisque tout son charme vient du brassage. L’auteur a triché mais les élèves l’ignorent, c’est justement ce qu’elle veut leur montrer. « Elle a des petites pattes, c’est une souris !... Non, elle saute comme un singe… Et son papa ? C’est pas un ours son papa ?... » Décidément, on n’avance pas. Comment trancher au milieu de tant d’idées ? « On vote ! » lance une graine d’ultralibéral. Voilà, CQFD ! Quand l’accord tarde à venir, on peut toujours compter les voix. Cela ne va pas dire qui a raison ou pas.

Apprendre à penser, ce n’est ni répéter mécaniquement ce que pense l’autorité ni mettre paresseusement la vérité aux voix. C’est chercher l’argument qui nous convainc collectivement. Voter au lieu de raisonner, c’est la meilleure manière de ne pas progresser. Dire qu’Hipollène est un ourson à l’unanimité moins trois oppositions, c’est une erreur doublée d’une démission. Une erreur parce que la poésie n’est pas la zoologie. Une démission parce que l’art et la science sont deux piliers de la formation et qu’il s’agit de comprendre en quoi Tolkien mélange ce que rangeait Buffon. « Le peuple a toujours raison » : c’est le slogan du populisme triomphant. Mais c’est aussi une imposture qui se prévient par l’instruction. En démocratie, le peuple a forcément le pouvoir. Pas fatalement le savoir. Sinon, pourquoi l’école serait-elle publique, laïque et obligatoire ?

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Les aventures d’Hipollène : Ponti, C. (1992). L’Arbre sans fin. Paris : L’école des loisirs.