Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
17 décembre 2004
Texte paru dans l'Educateur (n°13), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Faire apprendre
à autrui ce qu’il n’a pas demandé : c’est le « métier impossible »
du maître assermenté. Et enseigner aux enseignants ? C’est l’impossible
au carré, forcément !
Pourquoi
l’école est-elle en difficulté ? Parce qu’une société angoissée ne sait
plus comment se renouveler. Nous aspirons à la paix et à la prospérité en
menant « guerres préventives » et course à la « compétitivité ».
Tout le monde rêve d’un monde parfait – parfait selon sa bible, pas
celle du voisin qui est beaucoup moins bien… Un monde sans violence ni
contrainte, sans misère ni impôts. Un fantasme de planète où tout est
dû et rien ne se doit, où j’exige le respect et je ne respecte pas. Pas facile
d’enseigner au temps de l’impatience et de l’égoïsme bien distribués. Vous
n’avez pas ouvert la bouche que le consommateur d’école veut déjà vous
évaluer : « Apprendre, d’accord, mais pour quel profit ? Écouter
le maître, peut-être, mais dans quel intérêt ? » Sur le marché de
l’éducation, plus rien n’est gratuit : ni l’offre ni la demande d’être
instruit.
Du
savoir utile, tout de suite et pas cher : c’est le principe libéral de
la régulation par les prix. Le maître a des réponses ? C’est un serveur.
L’élève a des questions ? C’est un client. Leur relation dure le temps
d’une transaction, d’un « échange de prestations ». Aux guichets
de la Société de crédit instructionnel, prédisait Jules Verne, « les
chiffres diront tout ». « Infusée par des moyens mécaniques »,
la science s’obtiendra sur commande. L’« entreprise commerciale »
attirera les capitaux, « décuplera les actions », « entassera
les candidats ». Un service est bon ? On le prend. Il déçoit ?
On change de marchand. Le bien commun, c’est la main invisible de l’intérêt
bien compris.
« Intéressez-moi,
vous êtes payé pour ça ! » : c’est ce que semble dire aujourd’hui
l’élève-roi. « Soyez intéressant ! » : le rendement optimal
est immédiat. Bien sûr, c’est inquiétant : comment « vivre ensemble »
si chaque mot prononcé doit d’abord être réclamé ? Nous voulons
nous aimer, nous entendre et nous respecter, mais seulement si le savoir de
l’autre est dans l’intérêt que j’ai moi-même défini et que je
poursuis. L’exigence – comme la frappe ! – a fonction préventive. Elle
fixe ses conditions. Elle coupe d’emblée la relation. Comment prétendre former
autrui s’il sait déjà ce qui vaut pour lui ?
Une
jeune collègue vient de nous montrer cette difficulté. « Comment sont
vos élèves ? », lui demande un journaliste plus ou moins mal
intentionné. « Ils sont toujours en train de bouger ; ils sont
indisciplinés, incapables de se concentrer. » Les enfants ne sont
pas motivés, ils sont indifférents : c’est le souci principal des maîtres
débutants. Comment faire pour que la classe daigne s’intéresser à ce que l’école
juge intéressant ? « Vos formateurs ne vous l’ont pas expliqué ? »
relance l’intervieweur à demi inquiet. « Ils sont incompétents,
répond l’ex-étudiante sans se démonter. Ils ont de belles théories, impossibles
à appliquer. Difficile de rester motivé quand il faut tout leur demander ! »
Elle termine en bouclant le raisonnement : « Les étudiants qui
ne sont pas intéressés par leur formation auront de la peine à être compétents
dans leur métier. » Ce qui arrive aux élèves arrive à leurs maîtres :
la leçon les ennuie ; ils contestent l’enseignant. Pourquoi suivre le
formateur si ce qu’il juge important, nous le trouvons inintéressant ?
Finalement,
nous sommes tous ambivalents : tantôt serveur, tantôt client. Notre monde
idéal, ce sont des élèves intéressés, des maîtres intéressants. « J’enseigne,
soyez motivés ! – J’apprends, soyez motivants ! » Nous avons
deux casquettes et la veste réversible du plaignant : nos élèves sont
« incapables », nos formateurs « incompétents ». Nous
voulons que la jeunesse respecte l’autorité et nous nous autorisons
à la critiquer. Demandez-les aux HEP : si enseigner est un « métier
impossible », instruire les maîtres est l’impossible au carré… Comment
faire douter celui qui sait par métier ? Nous le verrons dans notre prochaine
édition : penser notre profession, c’est penser notre formation. Qui
jugeons-nous intéressant ? Par quoi sommes-nous intéressés ? À suivre
si vous trouvez là – c’est la condition – un intérêt…