Notre formation, notre profession
3. SpécialisationS

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

18 février 2005

Texte paru dans l'Educateur (n°2), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Notre formation d’enseignant, vous l’aimerions comment : ordinaire ou super ? Simple question de spécialisationS.

Entre théorie et pratique, réflexion et action, hautes écoles et travail quotidien, notre formation évolue en cherchant le bon dosage, la bonne combinaison. Ni trop ni trop peu de sens commun. Enseigner n’est pas simple, former les maîtres est l’impossible au carré. Il faut instruire des professionnels de l’instruction, les guider vers le savoir qui vaut mais qu’ils jugent à l’aune de leurs questions. Pourquoi choisir entre problèmes du terrain et sciences de l’éducation ? Ce sont les deux faces du même métier : un métier complexe, très sollicité, de plus en plus spécialisé.

« Spécialisé » ? C’est ce qui reste à prouver. Nous sommes tous des enseignants, mais sommes-nous tous spécialisés pour autant ? A priori, on dirait que non. Dans le langage de l’institution, il n’y a que l’enseignant spécialisé pour mériter l’épithète. Lui a sa classe spéciale, ses élèves spéciaux, et même sa propre formation. Une formation d’une autre espèce – special education, Heilpädagogik, pédagogie curative – pour une espèce d’autre profession… Nous parlons depuis toujours comme s’il y avait deux corps séparés : les maîtres ordinaires, préposés aux problèmes normaux ; leurs supplétifs spécialisés, en charge des défauts. Quand un élève est trop différent, qu’il ne peut pas apprendre ou qu’il perturbe l’enseignement, il est – et nous avec – en difficulté. On dit qu’il doit passer-dans-le-spécialisé, là où d’autres que son maître sont plus qualifiés. Mais faire du super le contraire de l’ordinaire, n’est-ce pas mettre l’expertise d’un seul côté, compenser l’impuissance par de l’omnipotence et dévaloriser d’un coup tous les enseignants ?

Ne confondons pas les débats. « Pour ou contre l’intégration » n’est pas ici la question. On peut vouloir ou non un secteur dit « spécial » ou « spécialisé », des classes et des institutions réservées à des enfants singuliers. On peut trouver qu’elles protègent les plus faibles, qu’elles cherchent plutôt à nous en protéger ou qu’il y a moins une doctrine à choisir que des solutions différenciées à négocier. Mais quel que soit le raisonnement, il y a pluralité des compétences et complémentarité des fonctions. Ce n’est pas chaque acteur mais tout le secteur qui est spécialisé, parce qu’il regroupe des spécialistes et leurs spécialités. Quel est le point commun entre malvoyance, tétraplégie, autisme et hyperactivité ? Où est l’expert tout-puissant que ne dépasserait aucune situation ? Chaque enfant a des besoins bien à lui. C’est pour cela qu’il nous faut plus d’un spécialiste : de la médecine et de l’enseignement aussi.

Sortons de notre giron. Que serait la formation d’un juriste, d’un journaliste ou d’un médecin spécialisé… un peu dans tout ? Ce serait une aberration. Un urologue n’est ni cancérologue ni pédiatre. Tous sont médecins, mais on ne peut pas les permuter. Même le généraliste a son diplôme et sa formation post-graduée. Être spécialiste de tout, c’est une antilogie : une contradiction dans les termes. De deux choses l’une : soit il y a des, soit il n’y a pas de spécialité(s). Pas de professionnalisation sans spécialisationS.

Notre avenir, c’est une formation de base de haut niveau, commune à tous les enseignants. Puis une palette de perfectionnements, pour nous spécialiser dans toutes sortes de domaines, coopérer avec d’autres experts d’autres professions. Le braille, la langue des signes ? L’aphasie, la trisomie ? Les compléments seront profilés si notre cursus premier nous a appris à différencier. Et puisque chaque Département ne pourra pas tout assumer, il nous faudra dépasser l’esprit de clocher : c’est au croisement de l’expérience de terrain et de modules intercantonaux que nous parferons notre formation. Dans l’école romande d’après-demain, souhaitons-le, il n’y aura plus ni spécialiste de tout, ni spécialiste de rien. Il y aura tous les spécialistes dont l’instruction publique a besoin.