Une école juste ?

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

11 mars 2005

Texte paru dans l'Educateur (n°3), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Qu’est-ce qu’une école juste, équitable, démocratiquement souhaitable ? « C’est l’école où chacun a sa chance ! » dit le lieu commun. Peut-être, mais quelle chance exactement ?

Dans son dernier livre, François Dubet veut sortir des slogans. L’école des chances ne peut pas se décréter puisqu’il y a plusieurs principes de justice à sans cesse recombiner. Le sociologue se méfie des hérauts qui promettent un monde sans souci ni conflit. « Je préfère les principes modestes accordés à des politiques possibles plutôt que des principes si parfaits que, nos pratiques ne pouvant que les trahir, il apparaît plus raisonnable de ne rien faire », dit Dubet. On peut exiger à l’envi une humanité qui soit digne de notre pédagogie. Il est plus efficace, donc plus encourageant, de mesurer l’écart entre ce que nous cherchons et ce que nous trouvons effectivement.

Des chances égales, par exemple. D’un côté, la chose est acquise : l’instruction est publique ; les leçons sont données à tous ; il n’y a qu’un examen pour tous. « À chacun selon son mérite ! », c’est le grand principe de l’école de la République. Le problème, c’est qu’il ne suffit pas d’être zélé pour apprendre et que les « chances » d’échouer – à travail constant – sont inégalement partagées. Conditions de vie, ressources culturelles, rapport au savoir, au pouvoir, aux normes héritées : tout peut peser sur une scolarité, surtout si nous faisons mine de l’ignorer. Dire que la pédagogie va tout arranger, c’est la surestimer et programmer à coup sûr son procès (« Tout cet argent dépensé, et encore une inégalité ! »). Dire au contraire qu’il n’y a rien à faire, c’est se résigner d’emblée et corrompre carrément tout le projet (« L’école est neutre, c’est le monde qui est mal fait : est-ce notre faute si les fils d’enseignants sont toujours les premiers ? »). L’école n’est pas hors de la société. Qui voudra la soutenir si elle nie sa part de responsabilité ?

Il ne faut pas renoncer au mérite. C’est une fiction nécessaire, dit Dubet, sans laquelle il est difficile de « croire en ses chances » et de persévérer. Mais le nécessaire ne suffit pas. Offrir à tous les patients le même traitement – qu’ils soient forts ou faibles, éraflés ou brûlés au troisième degré – est-ce donner à chacun son dû ou mettre en danger une partie de la population ? Il y a plusieurs justices. Plusieurs critères d’équité. À l’école comme à l’hôpital, il faut pondérer trois principes non fictifs d’égalité :

  1. L’égalité distributive des chances. Elle tient compte des profils de départ pour cibler les interventions et mener chaque élève vers les savoirs vitaux. C’est le principe de la différenciation : un même objectif pour tous, donc différents parcours, une pédagogie assez souple et interactive pour impliquer chaque enfant et ses parents, y compris ceux qui doutent de la valeur de l’instruction.
  2. L’égalité sociale des chances. Donner à tous un savoir commun, c’est bien. C’est mieux s’il ne profite pas qu’à certains. Quelle doit être la culture visée ? Celle qu’attendent les entreprises, les facultés ou celle qui permet à chaque citoyen – maçon, promoteur, locataire – de faire des choix et de défendre ses droits ? C’est l’enjeu du plan de formation : qui décide – et comment – de ce que doivent apprendre les jeunes générations ?
  3. L’égalité individuelle des chances. Supposons une école ne redistribuant que des savoirs pertinents : tout serait-il juste, pour le coup ? C’est le genre d’idéal à double tranchant. Que se passe-t-il pour l’enfant qui ne s’élève quand même pas, qui trouve à tort ou à raison que rien ne vaut la récréation ? Plus l’école est valorisée, plus il est dangereux, douloureux et même humiliant d’être au dernier rang. Une école juste est prise en étau : elle doit tout faire pour que chaque élève réussisse, sans condamner les mal classés à vivre honteusement.

On peut tenter de faire d’une pierre trois coups : demander à tous les élèves leur avis personnel sur un texte d’Eminem (égalité individuelle) pour entraîner la lecture et l’argumentation (égalité sociale) et tenter d’impliquer pour une fois les mauvais garçons (égalité distributive). On peut aussi essayer Rimbaud, et se rendre compte que le dormeur du val est plus intriguant qu’un rappeur à scandale pour certains enfants.  Moralité : « la légitimité de l’école vient moins des valeurs sacrées qui la couronnent que de la justice qu’elle produit. » Cela demande du travail et beaucoup de modestie. Moins de lyrisme, plus de précision. Que vaut une justice-fiction sans justesse dans l’action ?

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Dubet, F. (2004). L’école des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ? Paris : Seuil. 93 p.