Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
1er avril 2005
Texte paru dans l'Educateur (n°4), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Lire,
écrire, compter : b-a-ba ou sommet de l’évolution ? Leçon de préhistoire,
par une jeune enseignante en formation.
« C’est
quoi une ère ? Où c’est l’Ethiopie ? À quoi servent les mandibules ?
Moins 15'000 moins 15'000, ça fait zéro ou moins 30'000 ? » Voilà
d’étranges questions, qui fusent sans interruption. Les élèves ont dix ans,
la maîtresse est en formation et on ne peut pas dire qu’elle ait beaucoup
à faire pour produire de la « motivation ». C’est que pour son
stage de fin d’études, elle travaille la préhistoire douze matinées durant.
Les jeunes sont blasés ? Rien ne peut les intéresser ? Ils refusent
ce qui est abstrait, lointain, compliqué, tout ce qui demande d’« élever
sa pensée » ? La preuve que ce n’est pas vrai. Australopithecus
afarensis, Australopithecus robustus, Homo habilis, Homo
erectus et même Sapiens sapiens qui bégaie son latin : on
se demande ce qui les intrigue le plus, des moeurs du néanderthalien ou
des critères de classement des historiens.
Où
commence l’homme, précisément ? Quelle mouche a piqué le singe pour
qu’il s’érige un jour en hominidé intelligent ? Justement, il
s’est érigé : il s’est mis sur ses deux pieds. « Vous comprenez,
dit l’apprentie-enseignante, en descendant des arbres, les primates se sont
dressés sur leurs pattes pour voir par-dessus les hautes herbes. La bipédie,
c’est ça le critère pour l’anthropologue... » « C’est qui l’anthropologue ?
Et un bipède ? …Un primate ? Et un critère, maîtresse, c’est quoi
un critère ? » Alors là, c’est l’avalanche, la submersion. Que
faire de toutes ces questions ? Où fixer les limites de la leçon ?
La préhistoire, d’accord, mais l’étymologie (« Bi-, c’est deux. »),
la zoologie (« Primate : mammifère à main préhensible. »)
ou les mathématiques (« Moins trente mille, c’est un entier relatif. »),
faut-il s’y mettre sur le champ, ou ailleurs dans le programme, dans l’ordre
mieux réglé d’un enseignement ? Passent encore les réponses vite données.
Mais quand Nedim veut savoir « Comment on sait qu’ils marchaient sur
deux pieds ? » ou « Pourquoi les glaciers avançaient ou reculaient ? »,
il ne sort pas seulement de ce qu’on voudrait enseigner : il excède
ce qu’on sait. Le compromis, c’est d’installer une boîte à questions,
un réservoir qui donne le temps de trier les demandes et de trouver de l’information.
La maîtresse n’a pas réponse à tout, mais elle sait se renseigner et elle
a un bon moteur de recherche sur son PC…
Se
documenter la nuit et combler le lendemain la curiosité des enfants :
c’est gratifiant, mais aussi éprouvant. Gratifiant, parce que nous rêvons
tous d’un public réclamant l’instruction. Éprouvant, parce que nous ne pouvons
pas rassembler à nous seul tout le savoir savant. Comment gérer dix disciplines,
s’il faut récrire dix encyclopédies simultanément ? Et quand travaille
la classe, si le maître est seul à chercher ce que les élèves consomment
passivement de leur côté ? Le plan cadre romand ne dit pas qu’il faut
enseigner la géographie du Rift en quatrième année. Il dit qu’on apprend
l’histoire en « enquêtant », en « sélectionnant
des documents », en « dégageant et comparant des informations »,
en « synthétisant et formalisant le résultat des recherches »
dans des textes, des cartes, des croquis – ces « représentations
graphiques » qui font justement l’écart entre l’homme préhistorique
et l’homme scolarisé, entre l’espèce qui parle et celle qui trace, dessine,
écrit, bref, extériorise et « pense sa pensée ».
La
maîtresse est jeune, mais elle nous donne cette vieille leçon : à quoi
bon captiver l’auditoire si les armes de la raison graphique restent
aux mains de l’orateur ? Plus le professeur professe, moins les élèves
sont eux-mêmes face aux textes : pourquoi crier haro sur les premiers
degrés et reléguer ensuite la lecture aux marges de la scolarité ?
« Les sociétés dans lesquelles l’usage de l’écriture est restreint
à un groupe déterminé ont un point commun, c’est que le contenu de certains
des textes est communiqué par les lettrés aux non-lettrés, quoique bien
sûr le texte lui-même ne se transmette qu’entre lettrés. Le maître expose,
l’auditoire enregistre, sans pour autant être nécessairement lettré. L’enseignement
prend le plus souvent cette forme parce qu’on suppose que c’est ainsi qu’il
faut enseigner. C’est ce genre de situation que certains groupes de prêtres,
de mandarins ou des scribes souhaitent perpétuer même après que les développements
dans les moyens de communication ont rendu techniquement inutile et socialement
dommageable un tel privilège. » Un privilège inutile et dommageable,
mal partagé par les lettrés… L’anthropologue Jack Goody nous l’a dit bien
avant PISA : en descendant de l’estrade, en impliquant nos élèves dans
le travail de recherche, de déchiffrage et de rédaction, nous démocratisons
l’accès à la littératie… et Homo academicus fait un bond dans l’évolution.
Goody, J. (1979). La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage. Paris : Minuit.