Au trente-septième dessous

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

7 mai 2005

Texte paru dans l'Educateur (n°5), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Depuis le temps que le niveau baisse, il devrait être bien au-dessous de zéro. À 50 ans d’écart, deux députés montrent que le débat, de son côté, ne décolle pas d’un cran…

Monsieur Neirynck fut député vaudois. Monsieur Jaccoud, parlementaire genevois. Par-dessus la Versoix, ils trouvent que l’école romande ne va pas. Ou plutôt : ils trouvent qu’elle ne va plus, que leurs pères y furent instruits, que leurs fils n’y sont plus qu’abrutis. « C’était mieux il y a trente ans ! » se plaignent en chœur les déçus de l’enseignement. Ils jurent, mi-joyeux, mi-anxieux, qu’ils ont connu l’âge d’or et que la décadence vient juste après eux…

Jaccoud n’aime pas les rénovations : « Que faut-il penser de l’enseignement primaire ? Il n’est pas exagéré de dire que l’on se trouve en présence d’un véritable drame. Il y a une trentaine d’années, sous l’influence de psychologues et de théoriciens, un mouvement de rénovation s’est dessiné, une orientation nouvelle s’est créée. On ne s’est plus préoccupé de ce que l’enfant pouvait assimiler à chaque âge sans effort, sans s’inquiéter de ce qu’il doit apprendre s’il veut être armé pour la vie : le minimum de grammaire, d’orthographe, de calcul indispensable même pour les carrières les moins intellectuelles. On est bien obligé de reconnaître que ceux qui ont travaillé, en parfaite conscience, se sont laissé entraîner par des doctrines ; qu’ils ont perdu le contact avec les nécessités de la vie pratique et que le résultat est on ne peut plus décevant. L’enfant en sait moins en sortant de l’école rénovée que son père au même âge. [Des manitous] se sont livrés sur les enfants à des expériences pédagogiques constantes et l’on a perdu de vue la formation de leur caractère. (…) Le travail est organisé de telle façon qu’il doit être mis à la portée des moins éveillés – c’est un travail pour les médiocres. »

Neirynck, quant à lui, déteste les mutations : « [Notre] école est dans le chaos. Pour arriver à ce résultat, il a fallu la collaboration de nombreux complices. (…) Il s’agit d’une secte dont le but était de mettre l’enseignement à la portée de toutes les intelligences, afin de lutter contre les privilèges des élites. (…) [Elle est] coupable d’une mutation perpétuelle de l’école (…), qui n’arrête pas de se réformer dans des projets, dits pédagogiques, dont la prétention n’a d’égal que l’irréalisme. Il y eut la lecture globale, la mathématique moderne, la maîtrise du français. (…) Sans efforts, sans aptitudes, sans enseignement, le dernier de classe allait apprendre aussi mal que le premier. Pas question de contraindre, d’interdire, de forcer. Pas de règles, pas de normes, pas de livrets, pas de dictée. Si les élèves avaient été du bétail, on aurait pu parler d’un élevage en stabulation libre. À chacun de construire son savoir. Lorsque les gamins, non enseignés, n’apprennent rien, c’est tout de même la faute de l’enseignant. Donc pas de notes. »

Pour l’un c’est un « drame », pour l’autre le « chaos ». À l’école, les expériences sont « constantes », l’innovation « perpétuelle ». Les maîtres sont « irréalistes », aveuglés par des « doctrines ». Ils ne sont pas méchants, manipulés seulement par de sournois « manitous ». Cette « secte » a son programme, son complot : tout niveler, tout abaisser ; instruire « sans effort », « sans effort et sans norme ». Les études sont plus longues ? Les métiers plus complexes ? Les jeunes plurilingues et ultra diplômés ? Cela ne vaut rien puisque leurs savoirs sont « à la portée de toutes les intelligences », « à la portée des médiocres ».

Voilà le crime, le sacrilège obstiné de l’école publique : enseigner à tout le monde, pas seulement aux enfants bien nés. Jaccoud s’en indigne au printemps 1951. Neirynck à l’hiver 2005. Le second bénit le monde que le premier vouait aux gémonies. Première conclusion : à ce rythme-ci, quand donc serons-nous au trente-septième dessous, un étage plus bas que le fond du trou ? Et question subsidiaire : le débat, montera-t-il ce jour-là d’un niveau ?