École des Villes…

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

26 août 2005

Texte paru dans l'Educateur (n°8), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Une seule école et des élèves tous différents. Il faudrait en tenir compte pour enseigner – et pour juger le travail des enseignants. Exemple dans les premiers degrés : deux classes ont une même lettre à rédiger, une fois en Ville, la seconde aux Champs. Entre ces projets, qu’y a-t-il à comparer ?

À l’école des Villes, au coeur d’une cité : la classe des tout-petits prépare un goûter pour les parents. Manière de travailler le français (« lisons la recette ! »), les mathématiques (« pesons la farine ! »), l’environnement (« d’où viennent le lait, le sucre, le cacao ? »). Manière aussi de montrer aux familles comment on apprend, dès quatre ans, l’écriture en écrivant.

Sous dictée des enfants, la maîtresse veut rédiger l’invitation : « Il y a une chose dont il faut qu’on parle… Les parents, si l’on veut qu’ils viennent à l’école, qu’est-ce qu’on doit faire ? » « On doit préparer les gâteaux », répond un garçon. « On a parlé de cela, dit l’enseignante. Qu’est-ce qu’on doit faire pour que les parents viennent à l’école ?... On aimerait que les parents viennent. Que doit-on faire ?... Comment on va les avertir les parents ? Comme ça : ‘ohé, les parents, venez !’ ? » On se tortille sur les bancs, mi-joyeux, mi-anxieux de cette « situation de communication ». « Il faut téléphoner » lance une adepte de la ligne directe. Le besoin d’écrire ne tombe pas sous le sens : il va falloir, dans ce contexte, prendre le temps de l’instaurer.

« Téléphoner à chaque parent ? Pourquoi pas, mais ça prend beaucoup de temps. » L’enseignante n’abdique pas : elle veut créer le problème dont le texte sera la solution. « Pensez aux spectacle de marionnettes. Qu’est-ce que j’ai fait pour avertir les parents ?.... » Silence gêné : la questionneuse a quelque chose en tête et on sent qu’elle ne va pas vous lâcher. « Je n’ai pas téléphoné, cela me prenait trop de temps. Je n’ai pas le temps de téléphoner à chacun. Et des fois, les parents ne se sont pas à la maison. » Toujours rien. Elle précise sa pensée : « Qu’est-ce que je vous ai donné pour avertir les parents pour le spectacle ?... Chaque fois je vous donne quelque chose pour avertir les parents, c’est quoi ? » « Des feuilles » : voilà enfin un début d’idée. Mais le mot reste vague, à spécifier : « Une feuille. Et qu’est-ce qu’il y a sur ces feuilles ? Des beaux dessins ? – Non ! – Il  y a quoi ? – Il y avait quelque chose d’écrit. – Alors on ne va pas téléphoner aux parents. On va faire quoi pour les avertir ? – On va donner une feuille. » Une feuille oui, on l’a déjà dit. Quelle sorte de feuille ? Le hic est ici.

Entre ce qu’il faudrait faire pour apprendre (écrire une lettre) et ce qu’il serait bon de savoir pour y penser (l’écrit diffuse l’information), le dialogue tourne en rond, à la recherche du prétexte dont dépend le texte, le projet de rédaction. « Une feuille d’accord. Mais vous savez comment s’appellent les feuilles pour inviter les gens ? » La question souffle la réponse. « Vous en recevez quand vous allez à un anniversaire d’un copain. Qu’est-ce que vous recevez aux anniversaires ? – Un gâteau. » Nouvelle ornière : le culinaire repousse l’épistolaire. « Non, qu’est-ce que tu reçois pour te dire qu’il y a un anniversaire ? Comment on appelle la petite feuille que vous recevez ? – Une petite feuille. » Décidément : la chose bouche l’horizon ; personne n’énonce sa fonction.

Cette fois, il faut trancher : dire le mot-clef ou y passer la journée. « On dit une carte… – Heu… – Vous avez déjà reçu une petite carte. ‘Je t’invite à mon anniversaire’. Ça s’appelle… une carte… une carte… Comment ça se dit. Pensez au mot invité. Une carte… d’in… – Une carte d’anniversaire ! – Une carte d’in-vi… – …tée ! – Une carte d’in-vi-ta… – …tion ! – Bravo ! Une carte d’invitation ! » On se disait bien que la chercheuse avait son idée, celle qu’elle vous ferait, comme Topaze, coûte que coûte prononcer. « Invita-quoi ? – Invitation ! – Bravo, vous avez deviné ! » À la dernière syllabe, le problème est posé, la consigne formulée : « Pour inviter les parents, on va leur écrire une carte d’invitation », résume notre collègue soulagée. En vingt minutes, elle a conduit sa classe au seuil de l’activité. De son travail des Villes à celui des Champs, nous irons le moins prochain comparer les enseignements.