…école des Champs

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

16 septembre 2005

Texte paru dans l'Educateur (n°9), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

Faire un goûter et inviter les parents : une seule activité, mais deux contextes différents. L’autre fois l’école des Villes, cette fois l’école des Champs : d’un lieu à l’autre, qu’apprennent et que savent déjà les enfants ?

À l’école des Champs, entre village et quartier résidentiel : les petits de quatre ans organisent un goûter. L’enseignante veut rédiger sous leur dictée l’invitation aux familles. « Comment faire pour que vos parents viennent ? » demande-t-elle d’emblée. Comme sa collègue des Villes le mois passé, elle veut poser le problème qui donne son sens et sa finalité au genre de texte travaillé.

« On va envoyer une carte, propose un élève. On peut faire un dessin. Une carte avec le jour qui va ici. » « On peut leur dire qu’on prépare un goûter », ajoute un autre. « Oui, il faut qu’on fasse une carte, quelqu’un sait comment c’est une carte ?... C’est une carte pourquoi ? » « Une carte pour l’invitation, pour le goûter », disent en chœur quelques initiés. Pour que les parents se déplacent, il faut les informer. Et pour les informer, leur écrire un carton, un petit mot avec la date dessus et un dessin de tarte au citron. La coutume est connue, reconnue, elle rappelle celle de la maison : on peut passer à l’application.

Vingt minutes en Ville, une seule aux Champs : c’est le temps qu’il faut aux deux endroits pour entrer dans l’activité. Ce qui en sort ensuite peut aussi différer. Ici, on mobilise des pratiques et des savoirs qu’il faut là-bas produire pour commencer : le travail des maîtres s’en ressent, forcément. Pourquoi écrire (au lieu de téléphoner) ? Et quoi écrire (sur le papier à distribuer) ? « Une in.. ? Une invi… Une invita-quoi ? » Il faut partout le concept d’invitation pour se lancer dans la rédaction. La charge est double là où écrire une lettre n’a rien d’évident et que la tâche visée ne peut émerger que si l’enseignante reconstitue ses présupposés. Comment atteindre les mêmes standards dans des contextes si contrastés ?

En comparant les deux projets, Yann Freymond a par exemple établi :

- que la maîtresse des Villes doit parler plus que sa collègue des Champs (78% contre 53% du temps), ce qui réduit d’autant l’expression des enfants ;

- que le texte final reprend en Ville quelques mots (« manger le goûter… toute la famille… »), aux Champs des phrases entières des élèves (« Chers Parents, on vous invite pour le goûter. ») ;

- que les recettes apportées de la maison sont grosso modo les mêmes dans chaque quartier, mais que leur contenu est connu en Ville par 18% de la classe, 64% aux Champs ;

- que les concepts visés sont deux fois plus étendus aux Champs, sur le plan de la communication (la lettre, l’invitation) comme sur celui de l’alimentation (la recette, les fruits, les boissons).

Que conclure de ces chiffres ? 1. Qu’ils ne concernent que deux écoles, mais confirment ce que bien d’autres recherches ont montré : le contexte social – 23% d’allophones et 5% d’ouvriers aux Champs, 77 et 95% en Ville – conditionne l’apprentissage. 2. Que le profil d’une classe ne dit rien de celui de chaque élève en particulier, mais que le collectif n’est pas l’élément neutre de la scolarité. 3. Que les écarts ne peuvent être imputés ni aux familles ni à l’école, mais au rapport entre ce que les enfants apprennent et/ou doivent apprendre dans chacune des institutions. Un cynique revendiquerait le fossé : les chances sont inégales, vivent les inégalités ! L’hypocrite vous en donne la paternité : les chances sont égales, cessez donc de différencier ! Comment naviguer entre deux formes de renoncement ? Que se dire pour faire son métier, à la Ville comme aux Champs ?

Premièrement, que publier le palmarès des écoles sans tenir compte des contraintes de leur environnement fait outrage au travail des élèves et des maîtres qui ont deux fois plus que les autres à apprendre et à enseigner. Deuxièmement, que ce double travail demande que l’on se fixe des priorités, que l’on instruise d’abord et tout le monde des concepts et des compétences-clefs. Troisièmement, que c’est au croisement des pratiques et des savoirs, des projets et des leçons que l’on devient à la fois plus compétent (comment inviter, écrire, orthographier… ?) et moins ignorant (qu’est-ce qu’une invitation, une texte injonctif, un impératif présent… ?). Comparaison est parfois raison : ce qui s’apprend hors l’école montre ce qui compte au dedans ; ce qui varie fixe ce qu’il faut régler impérativement. Les règles de notre métier : à la Ville comme aux Champs.

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Freymond, Y. (2005). Première école, premières inégalités ? Conduite et analyse comparée d'un projet « goûter » dans deux classes sociologiquement contrastées. Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (mémoire de licence).