Apprendre ? 1. Géographie instantanée

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

8 octobre 2005

Texte paru dans l'Educateur (n°10), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Si le savoir devient automatique, que restera-t-il à apprendre et à enseigner ? Exemple par la géographie, entre voyage en ligne et monde à arpenter.

Vous partez en vacances ? Tapez « Coppet, Suisse » et « Nazaré, Portugal » sur le site autoroutier www.ma-route.net. Une seconde plus tard, tout est sur l’écran : l’itinéraire conseillé (Lyon-Bordeaux-Valadolid-Coimbra…), la distance cumulée (1829 kilomètres), la durée du voyage (19 heures 40, pauses non comprises). Coût du trajet ? 187,25 Euros, soit 77,5 de péage et 109,75 de carburant. Imprimez le fichier : votre co-pilote n’aura qu’à vous le dicter. « À Clermont, quitter A710W… continuer Boulevard Edgar Quinet sur 1,4 km… continuer sur D941A sur 17km… Avant Bayonne, radar sur N10… Près de Valado, prendre à droite N8-4 sur 5 km, entrer dans Nazaré… » Épatant, non ? Ne manquent que les buvettes et le prénom du péagiste de Burgos. Pour le reste, ne cherchez pas : tout est pensé, mesuré, calculé. Y compris les variantes à comparer.

Vous voulez réduire vos dépenses ? Cliquez sur l’option « éviter les péages » : le coût total tombe à 112 Euros, mais le trajet s’allonge de 46 km et dure 23h55, dont seulement 10 sur voies rapides. Vous vous dites que vous n’êtes pas pressé et que l’argent gagné permettra de manger une daurade quelque part sur le front de mer ? Sélectionnez Biarritz sur la carte interactive ; à l’échelle de la région, du quartier, puis de la rue, trouvez le chemin de la corniche et son restaurant deux étoiles. En une demi-minute, le périple est bouclé : la cartographie s’est automatisée.

Finis l’odomètre, le crayon rouge et la règle à calculer, les voyages à la main et de tête de nos aînés. « Cette année, nous irons au Portugal ! » disait papa aux enfants. Et de déplier sur la table du salon la carte de l’Europe (« On passe par le sud ou par l’ouest ? »), celle de la province de Coimbra (Tu vois la nationale ? – Sous Porto, là. »), le plan du camping et de ses environs (« Où est la plage ? – À 800 mètres. Dix minutes à pied, je crois. »). Temps, distance, échelle, il fallait tout combiner : « 142 cm à 70 km/h… non 120 cm : on peut couper par là… » Maman mesurait, les petits notaient, les grands comptabilisaient. On jonglait avec les chiffres, les rapports, les équations : tel parcours, c’est telle durée ; telle vitesse, telle consommation. Quoi de mieux que la lecture de carte et l’arithmétique pour se montrer – comme on dit – « autonomes », voyager à bon prix et sans s’égarer ? Si l’instruction est devenue obligatoire, c’est que l’apprentissage est un dur travail mais qu’il peut rapporter. Quand l’intelligence devient artificielle, que reste-t-il réellement à étudier ?

Nos parents passaient une soirée à tracer leur route sur le papier. Aujourd’hui, nous cliquons sur un bouton. Nos machines calculent, écrivent et parlent avec de plus en plus d’aplomb. Elles conduisent des trains, opèrent des malades, corrigent l’orthographe et nous battent aux échecs. Que feront-elles demain ? Comment nos petits-enfants deviendront-ils indépendants ? Achèteront-ils au supermarché des prothèses cognitives assistées par GPS, un implant cérébral pour chaque compétence-clef ? « Se repérer sur des cartes », « mesurer pour comparer des grandeurs », « résoudre des problèmes additifs et multiplicatifs » dit le plan cadre romand. Les nanotechnologies pourraient bientôt s’en charger. Plus d’apprentissage, plus de pédagogie : les riches s’achèteraient le savoir de luxe (Parler l’espagnol : la puce, 4'000 francs), les pauvres celui de bas niveau (Réciter les capitales d’Europe : la liste mise à jour, 3 francs). Cela fera des inégalités, mais c’est naturel sur un marché autorégulé... Et les enseignants ? Tous programmeurs, évidemment ! Finis l’élève au centre, le constructivisme, la pédagogie différenciée. Vive le savoir transmis, transplanté, sitôt payé, sitôt téléchargé !

C’est un paradoxe que nous avons tout lieu de méditer : il n’y a qu’aux cyborgs que l’on transmet la pensée, une culture instantanément dupliquée. Nous remettre sur l’estrade ou nous dissoudre dans les réseaux relèvent en somme de la même illusion : croire que suivre le programme – lire le manuel, se fier au logiciel – suffit pour que l’élève trouve un jour tout seul son chemin. Et si apprendre visait un autre usage du monde, d’autres voyages sur d’autres terrains ? C’est à cette croisée que nous scruterons notre pédagogie le mois prochain.