Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
17 février 2006
Texte paru dans l'Educateur (n°2), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
On ne vient pas à lécole pour apprendre un métier, mais on devrait en sortir avec quelques ressources pour sorienter. La « faculté de discernement » est une finalité éducative, surtout quand elle apprend par-dessus le marché à lire, écrire et compter.
Diego est dépité : son apprentissage dinformaticien ne correspond pas à ce quil avait dabord imaginé. Les webcams, les consoles et les sites de téléchargement, cétait génial pour jouer, échanger des fichiers ou bricoler un réseau sans fil à prix cassé. Mais maintenant que tout se passe derrière lécran, il faut étudier des heures durant les systèmes dexploitation, les pilotes de périphériques, les logiciels dinstallation : apprendre à programmer, comprendre les concepts de parallélisme, de modularité, de non linéarité, concevoir des algorithmes, les tester, les implanter, passer deux jours à reconfigurer un serveur défaillant. Finis les voyages virtuels et instantanés. Le travail est cette fois bien réel : plein de codes, de chiffres, déquations ; lent, compliqué, itératif, mathématique à satiété. Une chose est de jouer, une autre décrire les protocoles qui permettront aux autres de samuser.
Gaël aussi découvre un métier : il veut devenir ferblantier. Assez de lécole, des leçons, de la formation en vase clos. Au diable livres et cahiers, problèmes de géométrie, fractions à réduire, courbes à tracer. Gaël veut passer comme Diego de lautre côté du miroir, se lancer dans la vie active et enfin ! cesser détudier. La surprise est la même, mais à fronts renversés. Garnir une cheminée, poser un chéneau, façonner la tôle ne sont que la face émergée du travail « manuel » : comment faire cela sans exécuter des métrés, lire des plans de coupe, calculer sections, volumes, débits à évacuer ? La règle et le compas prennent pratiquement un intérêt nouveau, parce quil faut résoudre de vrais problèmes sur de vrais chantiers, pas faire ses devoirs en chambre en remettant à plus tard la question de leur utilité. La lecture, lécriture, les mathématiques sont indispensables au ferblantier : une chose est de lentendre, lautre de le constater.
Quel est le rapport entre ces deux histoires ? Gaël revit non seulement parce que lécole est finie, mais aussi parce quil trouve passionnant ce qui paraissait dabord éreintant. Diego dépérit parce quil ne se doutait pas de la masse de signes et de fonctions que cachent des machines conviviales et simples dusage en apparence seulement. Lun est ravi, lautre marri, mais les deux tombent de haut : que de savoirs dans le métier dadulte, finalement ; et que de malentendus dans celui délève, par moments.
Faut-il rire de ces quiproquos (« Les erreurs forment la jeunesse, ce nest pas nouveau ! ») ? Sen indigner et prier lécole de mieux préparer chaque enfant à lemploi quil lui faut (« Aux meilleurs les humanités, aux autres lapprentissage anticipé ») ? Cela évite les deux fois de se poser cette question : où quil aille, quelles que soient ses futures occupations, que devrait savoir un jeune de quinze ans des rapports entre la culture quil doit apprendre et ce que lhomme en fait pour entreprendre ?
Cest une injustice, certainement : plus on est en difficulté, plus vite il faut sorienter et moins lécole est proche des coulisses des métiers. Cest un paradoxe, au demeurant : si le savoir scolaire prenait le large de temps en temps, il resterait peut-être moins étranger à certains enfants. À six ans, on va au marché avec la maîtresse pour apprendre à soustraire et additionner. À quinze ans, cest un stage ou loffice dorientation qui nous montre quelles ressources mobilise un boucher, une fleuriste ou un plombier. Et entre-temps ? Avoir un cousin dans la branche peut donner des idées, mais alors, où est légalité ?
Visiter, non seulement les musées et les fermes, mais aussi des usines, des bureaux, des ateliers ; pas seulement rendre visite, mais aussi enquêter pour repérer les savoirs et les manières den user ; faire des liens avec le programme, montrer ce quil advient de lécriture et des mathématiques dans le commerce, le bâtiment ou les soins infirmiers ; monter une exposition pour parler de tous ces métiers avec les habitants du quartier : cela ne ferait pas de lécole lauxiliaire des patrons, ne hiérarchiserait pas a priori les professions. Apprendre à sorienter, ce nest ni courtiser ni ignorer le monde du travail, mais le connaître et pour le connaître apprendre à lire, écrire et compter. Les parents ne pensaient pas que sens critique et savoirs de base pouvaient ainsi se combiner ? Raison de plus pour le montrer. Où dautre que derrière lécran se cachent les secrets de notre métier ?