La pédagogie aux marges

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

10 mars 2006

Texte paru dans l'Educateur (n°3), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


La marge fait la page : c’est aux extrêmes aussi que l’on voit où commence et finit la pédagogie.

Une école-péniche : guides et cartes jonchent la table de navigation... Une leçon de romanche : et pourtant nous ne sommes pas aux Grisons... Des élèves à cheval : ils apprennent les sciences naturelles en soignant les animaux... Une double lecture de la Genèse et des Métamorphoses d’Ovide : l’heure de français ressemble à celle de philosophie... Quel est le point commun entre toutes ces pratiques ? Qui invente – et pour quelles raisons – ces manières d’enseigner un peu exotiques, marginales, semble-t-il réservées à quelques privilégiés ? Non, ce ne sont pas des écoles privées : l’anglais ou l’informatique séduisent davantage les parents inquiets. Ces pratiques viennent des institutions « spécialisées », celles qui regroupent les enfants que le secteur public « ordinaire » ne parvient pas à former. Les élus sont d’abord des exclus : ils apprennent autrement, pas pour se distinguer, mais pour regagner si possible le cercle des savoirs partagés.

Le luxe, ici, est une nécessité. Pourquoi se soucier de Jason et des Argonautes alors qu’il serait plus urgent d’écrire « acheter des carottes » sans oublier le r, le s ni le double t ? Parce que pour écrire, il faut accepter de lire, donc estimer que les textes ont quelque chose à nous dire. Pourquoi étudier le parler des Grisons au lieu d’une lingua franca vous ouvrant le monde et son grand marché ? Parce que les élèves aiment précisément ce paradoxe, et que peu importe le détour s’il redonne à terme le désir d’apprendre l’anglais, le français et le reste des utilités. La vie de marin ou celle d’écuyer sont tous sauf des récréations : elles mettent les jeunes devant des responsabilités – conduire un bateau, élever des chevaux – et font appel à de vrais savoirs – gestation et sevrage, tirant d’eau, centre de gravité – auxquels les réintéresser. C’est le paradoxe de la marge : on dirait qu’on prend la tangente, mais c’est l’essentiel que viennent y trouver ceux qui sont en « rupture » de scolarité.

Serge Boimare témoigne de ce travail aux limites : les élèves en échec n’ont pas besoin de refaire une année ; ils sont pris dans les rets de l’angoisse, de la résignation ou de la révolte contre tout ce qui menace leur identité. Apprendre, c’est accepter d’ignorer, de douter, donc de vaciller : c’est bien difficile dans un monde où dominent la force, la vitesse, le succès, les valeurs viriles de l’infragilité. Lorsqu’un enfant s’enferme dans « l’évitement de penser », il faut l’en sortir, donc aller l’y chercher. Comment rencontrer l’autre tant qu’il juge à tort ou à raison : (1) qu’au jeu du savoir, il a tout perdu et ne veut plus jouer ; (2) qu’il sera moins vulnérable en disant que c’est un choix, que l’école ne vaut pas la chandelle ou que les dés du maître sont pipés…

« Je suis pleinement d’accord quand on me dit que mon rôle d’enseignant consiste à travailler les fondamentaux, à donner des repères de base, à combler les manques, à améliorer les outils de ces enfants pour penser et apprendre, dit Boimare, mais je veux aussi dans le même temps que l’on me précise comment le faire avec ceux qui n’écoutent pas lorsque je leur parle. Je veux savoir quoi faire avec ceux qui ramènent tout ce que je dis à des préoccupations personnelles. Je veux savoir comment tenir mes projets avec ceux qui s’auto-dévalorisent en permanence, avec ceux qui ne supportent pas la relation d’aide. Comment vais-je faire passer mon message à ceux qui ne veulent pas se soumettre à la règle ? Quelle relation vais-je proposer à ceux qui s’enferment dans le mutisme, qu’ils soient violents ou inhibés ? »

On connaît la réponse virile : « Sanctionnez, punissez et au besoin, excluez : apprentissage à quatorze ans pour les moins décidés... » Boimare, lui, veut enseigner : se résigner est un abandon, le contraire d’une relation. Déscolarisez ceux qui refusent de vous écouter : qui au bout du compte a gagné ? La pédagogie des marges montre qu’il est absurde de priver d’instruction ceux qui en sont dégoûtés. Que nous sommes souvent démunis, déboutés, mais que notre déontologie nous enjoint quand même de « tout mettre en œuvre » pour qu’apprenne chaque enfant. C’est trop de scrupule de compassion ? Cela ne rimera jamais avec macho ? C’est vrai : nous sommes en voie de féminisation.

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Boimare, S. (2004). L’enfant et la peur d’apprendre. Paris : Dunod (2e éd.).