« Regarde, maîtresse ! »

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

31 mars 2006

Texte paru dans l'Educateur (n°4), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


À l’école, on apprend sous le regard du maître. Il dit quand c’est bien, quand c’est beau, quand c’est vrai ou faux. Mais devenir autonome, n’est-ce pas prendre à son compte une partie de l’évaluation ?

À la piscine : une classe de petits s’initie à la natation. Il faut mettre la tête sous l’eau, brasser avec conviction, caboter au mieux en s’aidant de bouées, de flotteurs ou de ballons. « Regarde, maîtresse… ! » : Alain s’est assis sur une planche et fait la culbute en riant. « T’as vu maîtresse ? On fait un radeau ! » : Anne, Ouraf et Sarah se tiennent par les mains et les pieds en nageant sur le dos. « Maîtresse, maîtresse, je saute à la corde ! » : Ramon fait tourner une frite sur sa tête puis dans l’eau. Les nageurs débordent d’imagination. Ils jouent le jeu de l’enseignante par devoir ou par conviction, mais à condition d’être payés d’une approbation : « Bravo ! dit la maîtresse. C’est bien… Très bien… Ah !... Oh !... Plus vite, plus vite !... Plus haut, plus haut !… » On dirait que la classe ne vit qu’à travers ses exclamations : qu’elle se taise, et que resterait-il de la motivation ?

Notez que l’écriture ou le calcul ne s’enseignent guère autrement. « Maîtresse, c’est juste ? » « C’est bien, maîtresse ? » Quoi que fassent les élèves – tracer des lettres, conjuguer un verbe, mesurer un angle – ils recherchent l’expertise d’autrui pour savoir s’ils ont oui ou non bien compris. L’évaluation commence bien avant les récitations et les portfolios, lorsque nous sommes harcelés de demandes de validation. Comment répondre à bon escient ? Quand dire « Oui, c’est parfait. », « Non, refais ! » ou plutôt « Je ne sais pas… Et vous-mêmes, vous en pensez quoi… » ? Si nous jugeons de tout, les élèves doivent nous croire sur parole. Si nous ne disons rien, on ne voit pas pourquoi ils viendraient à l’école. Le secret du métier, c’est de sanctionner juste assez pour que l’apprenti soit de moins en moins chaperonné, qu’il en vienne à s’« autoévaluer », à connaître les normes, pas seulement à les suivre sous dictée.

C’est pour cela que l’on étudie : pour devenir peu à peu autonome, c’est-à-dire instruit, capable de faire la part de l’erreur et de la vérité, de la justice et de l’inéquité, de ce qui est admissible ou bien discutable du point de vue critique d’un esprit libéré, se méfiant de ce que les maîtres du monde (ou le gourou du quartier) l’autorisent à penser. « Est-ce juste, monsieur le directeur ? » « Suis-je bien, monsieur le curé ? » « C’est vrai, madame TV ? » Où mène le respect de ceux qui savent si nous ne pouvons pas petit à petit agir à notre tour – grâce à eux, donc aussi en nous passant d’eux – de manière raisonnée ?

« Dans toute relation humaine, nous devrions avoir en vue cette évolution, dit Mireille Cifali : dépendance, attachement et prise d’indépendance. C’est ainsi qu’on grandit, à tout âge de la vie. » Le maître tout-puissant se fait plaisir le long du bassin, tant que les élèves s’en remettent de gré ou de force à son examen. Mais qu’arrivera-t-il hors les murs, quand le temps sera venu pour le formé de s’autogouverner, de ne sombrer ni sous le « déluge de l’information » ni dans un « océan de savoir » dont le niveau ne fait que monter ? Le bon nageur ne demande pas en crawlant s’il a 3 ou 6 de battements de pieds : il économise son souffle pour régler son geste et rejoindre la côte avant de tétaniser ; il se sauve tout seul ou secourt son prochain sans attendre d’y être invité. Bref, il est autonome : il n’a pas besoin, pour savoir quoi faire, d’être regardé.